Chamfort/Littérateur/III

(p. 48-80).

CHAPITRE III

SES SUCCÈS À l’ACADÉMIE ET AU THÉÂTRE.

Jusqu’aux approches de la quarantaine, jusque vers 1780, rien dans la vie ou les œuvres de Chamfort ne nous semble annoncer ce que l’on a nommé sa misanthropie et son pessimisme. Nous ne le voyons ni aigri, ni assombri, ni désenchanté, pas même assagi encore ; car le plaisir a beau lui avoir coûté la santé, il l’aime toujours et n’y renonce pas. Il nous paraît seulement plus enclin aux pensées sérieuses et même mélancoliques. La maladie l’oblige fréquemment à faire des retours sur lui-même : le souci des affaires publiques, qu’il sent aussi vivement qu’aucun homme de son temps, l’invite à examiner la société au milieu de laquelle il vit ; ses travaux littéraires enfin le poussent à observer la nature humaine. N’est-ce pas à ce moment qu’il écrit ses dissertations sur Molière et sur La Fontaine, c’est-à-dire sur les deux hommes qui, peut-être, dans l’étude des mœurs, ont apporté le plus de haute clairvoyance et de sincérité ? C’est vraiment l’époque où Chamfort fait son apprentissage de moraliste.

Avant même qu’il eût définitivement renoncé à la poésie, la politique l’attirait déjà. Vers 1766, l’Académie de Marseille mit au concours la question suivante : Combien le génie des grands écrivains influe sur l’esprit de leur siècle. Chamfort concourut, et, en 1767, remporta le prix. Il n’y aurait pas lieu de s’arrêter sur ce discours dont la forme grandiloquente rappelle trop le goût de Thomas, dont les idées sont incertaines et la composition assez flottante, si l’on n’y voyait le jeune auteur bien moins préoccupé de la beauté des œuvres et de leur action sur les âmes, que de leur utilité et de leur influence sur le développement des idées politiques. Dans ces pages, entre les grands écrivains du xviiie siècle, Voltaire n’est pas même nommé ; bien plus, il n’y est pas fait allusion. Au contraire, Chamfort adresse à Montesquieu cette vibrante apostrophe :

« Ô toi ! citoyen législateur des rois, sublime et profond Montesquieu, qui as fait remonter la philosophie vers le trône des souverains et qui fus le Descartes de la civilisation, sera-t-il vrai que l’ouvrage immortel que ton génie mit vingt années à produire ne servira qu’à nourrir la vaine gloire de ta patrie ? Les hommes, toujours aveugles, tiendront-ils dans leurs mains le code sacré de la raison publique sans le concevoir ? et, après l’avoir stérilement admiré, finiront-ils par le déposer, comme un vain ornement, dans le temple des Beaux-Arts, au lieu de le faire servir à leur bonheur ?

« Non… Après avoir été barbares et ignorants, superstitieux et fanatiques, philosophes et frivoles, peut-être finirons-nous par devenir des hommes et des citoyens [1]. »

Et ailleurs, dans une apostrophe aux rois (car les apostrophes abondent dans cette œuvre de jeunesse) :

« Ô rois, s’écrie-t-il, gardez-vous de croire que vous régnez seuls sur les nations et que vos sujets n’obéissent qu’à vous… Vous tenez dans vos mains le gouvernail de l’État ; mais c’est un vaisseau porté sur une mer inconstante et mobile, sur l’esprit national et sur la volonté de l’homme : si vous ne savez vous rendre maîtres de la force et de la direction de ce courant inévitable et insensible, il entraînera le vaisseau loin du but que le pilote se propose. Ce courant agit dans le calme comme dans la tempête ; l’on aperçoit trop tard, près de l’écueil, la grandeur de son effet imperceptible dans chaque instant. Et s’il se meut dans un sens contraire au mouvement que vous imprimez au gouvernail, qui pourra l’arrêter ou le changer[2] ? »

On voit, dans ces lignes, que si Chamfort n’appelle pas encore la Révolution, au moins il la prévoit ; évidemment les questions politiques le préoccupent dès ce temps ; il ne les traita point dans des écrits spéciaux, sans doute parce qu’il vivait à une époque « où l’Almanach de Liège est interdit de temps en temps[3] » ; mais on ne peut douter qu’elles aient tenu une large place dans ses réflexions et ses entretiens ; et à certaines allusions on s’aperçoit même que, dans ses œuvres purement littéraires, il ne les perd point de vue.

En 1768, l’Académie française mit au concours l’éloge de Molière. Depuis 1755, grâce à l’intervention de Duclos, elle avait cessé de proposer aux concurrents pour le prix d’éloquence d’insipides lieux communs, des textes de sermons, des versets de l’Évangile, ou des paraphrases édifiantes. On avait dès lors pris pour sujet de ces discours les grands hommes qui avaient servi et illustré la France. À cette révolution académique on devait déjà les pièces d’éloquence de Thomas sur le maréchal de Saxe (1759), d’Aguesseau (1760), Duguay-Trouin (1761), Sully (1763) et Descartes (1765).

Il était temps qu’après ces guerriers, ces hommes d’État et ce philosophe, l’illustre compagnie songeât enfin à faire louer un littérateur. De plus, en proposant l’éloge de Molière, il semblait que l’Académie fit amende honorable à la mémoire de ce grand poète qu’elle n’avait point accueilli durant sa vie. Les concurrents se trouvaient dans une situation piquante, qui leur permettait de se dire que, s’ils remportaient le prix, leur travail serait en quelque façon le discours de réception posthume de Molière. Ces circonstances, sans parler de l’intérêt qui s’attache à l’œuvre de Molière et à sa vie, offraient de quoi tenter un jeune homme de talent ; Chamfort se mit donc sur les rangs, et eut, dans cette lutte, à se mesurer avec des rivaux de mérite, La Harpe, entre autres, déjà connu au théâtre, et Sylvain Bailly, qui faisait partie de l’Académie des Sciences. Chamfort l’emporta (1769) et la séance où le prix lui fut décerné eut une solennité inaccoutumée.

« Quand Messieurs sont entrés pour se mettre en place, disent les Mémoires de Bachaumont, on a été surpris de voir siéger parmi eux un abbé qu’on ne connaissait pas ; M. Duclos, le secrétaire de l’Académie, a éclairci l’embarras général, en annonçant que M. l’abbé était un Pocquelin, petit neveu de Molière. Tout le monde a applaudi à cette distinction par des battements de mains multipliés. Ensuite, M. l’abbé de Boismont, Directeur, après avoir fait une espèce d’amende honorable à Molière, au nom de l’Académie, qui, le comptant au rang de ses maîtres, le voyait toujours avec une douleur amère omis entre ses membres, a déclaré que, pour réparer cet outrage autant qu’il était en elle, elle avait proposé son éloge au concours des jeunes candidats ; que M. de Chamfort avait obtenu le prix ; que trois autres pièces avaient fait regretter aux juges de n’avoir qu’un prix à donner et qu’une quatrième avait approché de très près celles-ci. Duclos s’était levé ensuite, pour inviter les auteurs qui avaient concouru avec Chamfort, à faire imprimer leurs pièces pour que le public put juger, approuver ou casser l’arrêt de l’Académie, et il avait ajouté : « Nous nous croyons plus forts qu’un particulier, mais le public est plus fort que nous[4]. »

Il est bien vrai que le discours de Chamfort ne reste pas trop indigne de tout cet apparat avec lequel il fut couronné. Pourtant, dans sa Correspondance, Grimm le maltraite fort.

« Si, dit-il, le prix de l’Académie est fondé pour des enfants qui babillent bien, elle a bien fait de couronner le discours de M. de Chamfort, et je me persuade aisément que c’était le meilleur de ceux qui ont concouru… Les petites fleurs de rhétorique, les petites vues, les petites réflexions, même celles qui ont encore un air de nouveauté pour bien des gens, ne sauraient se procurer aujourd’hui un succès durable. L’art d’arranger les idées courantes avec un peu d’ordre et une certaine facilité et pureté est le mérite du siècle, de la culture générale, non de l’auteur[5]. »

Quand il écrit ces lignes, Grimm n’est pas en humeur d’indulgence, pas même de justice ; il se peut qu’il ne pardonne pas à Chamfort d’être patronné par Duclos, devenu la bête noire de Mme d’Épinay ; et même je suis assez tenté de croire que Grimm condamne ce qu’il n’a pas lu. N’en fait-il pas à demi l’aveu ? « Quand j’ouvre, dit-il, l’Éloge de M. Chamfort et que je vois, dès la première ligne, l’Académie appelée le sanctuaire des lettres, le ton m’est donné, et je n’ai plus envie de lire. » Et vraiment, il a bien tort. Voltaire n’avait pas de ces dédains. Il écrivait au jeune lauréat une lettre fort obligeante, où l’on peut distinguer, à travers les formes de la politesse, l’estime réelle qu’il fait de son talent[6].

C’est en effet une œuvre de talent, sinon un chef-d’œuvre, que cet Éloge de Molière et qui vaut qu’on l’analyse. — Malgré les habitudes et les conventions académiques, qui réclamaient surtout de l’éloquence, c’est-à-dire de la rhétorique, Chamfort a écrit un morceau de critique exact, solide et agréable. Il commence par marquer rapidement, mais avec netteté, comment, à l’époque où débuta Molière, la société française présentait l’aspect le plus favorable aux tentatives d’un poète comique : au sortir des guerres civiles, il y a, dans les mœurs, une certaine âpreté, une certaine rudesse, qui contraste avec les idées nouvelles que la culture classique a répandues depuis la Renaissance. Tous les travers « se présentaient avec une franchise et une bonne foi très commodes pour le poète comique ; la société n’était point encore une arène où l’on se mesurât des yeux avec une défiance déguisée en politesse [7] ». — Puis nous assistons à l’éducation de Molière, et, avec raison, Chamfort insiste sur tout ce que la liberté de son esprit dut aux leçons de Gassendi : « Il eut l’avantage de voir de près son maître combattre des erreurs accréditées dans l’Europe, et il apprit de bonne heure ce qu’un esprit sage ne sait jamais trop tôt, qu’un seul homme peut quelquefois avoir raison contre tous les peuples et contre tous les siècles[8] ». Enfin Chamfort refait avec Molière les lectures par lesquelles il nourrissait son talent et préparait sa poétique : ce qu’il dut aux théâtres grec, latin, espagnol, italien, ce qu’il emprunta aux dialogues de Platon, aux satires d’Horace et de Lucien, aux contes de Boccace, aux romans de Cervantès, aux nouvelles et joyeux devis de nos conteurs gaulois et même aux Provinciales de Pascal, comment il profita de tant d’éléments divers pour se faire une conception personnelle de son art, tout cela est analysé en quelques pages pleines et précises ; pour qui voudrait faire une étude des sources de Molière, il n’y aurait, en somme, qu’à reprendre ces pages et à les développer. On sent que l’érudition de Chamfort n’est point de seconde main ; mais, enfermé dans les limites d’un discours académique, il n’avait point le loisir de lui donner carrière. Il arrive donc vite à ce qui est son objet propre : « saisir le génie de ce grand homme et le but philosophique de son théâtre[9] ». À son gré, l’originalité de Molière consiste à avoir fait jaillir la source du comique des caractères mêmes de ses personnages. « Le comique ancien, dit-il, naissait d’un tissu d’événements romanesques qui semblaient produits par le hasard, comme le tragique naissait d’une fatalité aveugle. Corneille, par un effort de génie, avait pris l’intérêt dans les passions ; Molière, à son exemple, renversa l’ancien système ; et, tirant le comique du fond des caractères, il mit sur la scène la morale en action et devint le plus aimable précepteur de l’humanité qu’on eût vu depuis Socrate[10]. » Nous ne pensons pas autrement aujourd’hui et nul critique n’a mieux défini la révolution opérée par Molière. Chamfort n’indique pas moins heureusement comment Molière, tout en ayant une haute idée de la dignité de son art, sut ne pas se faire d’illusion sur sa portée et ne point passer les limites au delà desquelles il cesse de pouvoir être utile. « Il conçut qu’il aurait plus d’avantage à combattre le ridicule qu’à s’attaquer au vice. C’est que le ridicule est une forme extérieure qu’il est possible d’anéantir ; mais le vice, plus inhérent à notre âme, est un Protée qui, après avoir pris plusieurs formes, finit toujours par être le vice. Le théâtre devint donc en général une école de bienséance plutôt que de vertu[11]. » Notons aussi que Chamfort témoigne pour la verve déployée dans les farces une admiration que nous trouvons pleinement justifiée, mais qui put bien surprendre les hommes du xviie siècle ; en ce temps, on croyait avoir assez fait pour notre grand comique, en lui pardonnant en faveur du Misanthrope, d’avoir écrit M. de Pourceaugnac. — Après cette étude du talent de Molière, vient celle de son caractère, de son âme, comme dit Chamfort, qui, en quelques pages exactes, pénétrantes et émues, nous montre comment ce poète unique fut aussi un homme supérieur. Enfin le discours s’achève par l’examen des efforts qui ont été tentés par ceux qui ont succédé à Molière. « Tout ce que peut faire l’esprit, venant après le génie, on l’a vu exécuté[12]. » On a même essayé de renouveler la scène en y introduisant la comédie attendrissante et le drame réaliste. Mais, bien que les mœurs offrent une ample matière à la comédie, « rien n’a dédommagé la nation forcée enfin d’apprécier ce grand homme, en voyant sa place vacante pendant un siècle[13]. »

Si brève que soit notre analyse, elle permet pourtant de voir qu’il y a autre chose dans l’Éloge de Molière que ce babil dont parle Grimm. « L’art d’arranger les idées courantes avec un peu d’ordre et une certaine facilité et pureté » ne serait point un mérite à dédaigner ; mais il semble bien, quoi que Grimm puisse en dire, qu’on trouve plus que des idées courantes dans le discours de Chamfort. J’ouvre le cours de littérature de La Harpe ; je lis le chapitre qu’il a consacré à la comédie, au siècle de Louis XIV ; je reconnais sans peine, à certaines formules oratoires, qui paraissent là un peu dépaysées, qu’il y a fondu son Éloge de Molière présenté naguère à l’Académie ; et je ne vois pas qu’il nous dise rien des circonstances heureuses que rencontra le génie de Molière à ses débuts ; rien non plus sur l’élaboration de son talent qui s’assimile, en les transformant, tant d’éléments divers ; rien sur l’heureuse influence qu’exerça sur son esprit l’enseignement de Gassendi. En vain je cherche aussi les vues de Chamfort sur le caractère et la portée philosophique de la comédie de Molière. Et, comme La Harpe, en somme, a été surtout l’interprète des idées et des opinions des lettrés de son temps, je me persuade, malgré Grimm, que « les petites réflexions » de Chamfort sont plus personnelles que l’auteur de la Correspondance ne veut l’avouer. Ce qu’on ne saurait nier en tout cas, c’est que le discours de Chamfort soit animé d’un bout à l’autre par une admiration émue, sincère, sans déclamation. Qu’il ait profité des idées d’autrui pour comprendre Molière, il se peut ; mais il l’a directement et pleinement goûté ; il nous le fait goûter ; et son Éloge reste très digne d’ouvrir la longue liste des travaux qui, depuis lui, ont été écrits sur l’auteur de Tartufe et du Misanthrope.

C’est sans doute ce commerce intime avec Molière qui engagea Chamfort à tenter pour la seconde fois la fortune au théâtre. En 1770, le 16 janvier, la Comédie-Française représenta le Marchand de Smyrne. C’est un acte en prose, très court, mais fort agréable et qui réussit bien, puisqu’il eut treize représentations consécutives. Grimm, qui, à cette heure, a bien décidément de l’humeur contre Chamfort, confesse de mauvaise grâce que c’est « une jolie bagatelle », mais qui, ajoute-t-il, « n’annonce rien du tout, et ne tient pas plus que sa Jeune Indienne ne promettait autrefois[14] ». L’appréciation de Collé, plus sommaire, est encore moins favorable : « Cette pièce, dit-il, est un rien ; il a été accueilli comme tel[15] ». On s’explique mal la dureté de pareils jugements. Il n’y avait point de prétention dans ce petit acte, qui n’est qu’une bluette à scènes épisodiques. Chamfort ne s’était pas même donné la peine de se mettre en quête d’un canevas ; il l’avait emprunté à l’histoire de Topalosman, que Fuzelier avait déjà mise au théâtre dans un des actes de ses Indes galantes. Mais, sur cette donnée d’un romanesque un peu banal, il avait semé d’une main légère de jolis détails, des traits de satire rapides et spirituels, de vives épigrammes contre les médecins, les jurisconsultes, les abbés et les gentilshommes, gens de dure défaite, dit le marchand d’esclaves, qui est le protagoniste, parce qu’ils n’ont d’autre valeur que celle que leur donnent les conventions d’une société artificielle et parce qu’ils sont incapables de tout service utile. L’auteur n’attachait pas lui-même grande importance à son œuvre, puisque, au témoignage de Rœderer[16], il disait, en 1789, que, s’il l’avait encore en portefeuille, il la jetterait au feu. Pourtant ce petit acte doit compter dans l’histoire du talent de Chamfort. C’est là que, pour la première fois, nous le voyons, délivré des exigences et des contraintes du goût académique, manier librement la prose ; et l’on s’aperçoit bien que sa langue est déjà aiguë, si elle n’est pas tranchante encore. Notez aussi que la morale de sa pièce, c’est celle de la fable de La Fontaine : le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils d’un roi : morale révolutionnaire, puisqu’elle découvre la vanité des arts et des institutions de notre civilisation. Chamfort sans doute ne songeait pas alors à ébranler les fondements de la société : rien d’amer, ni de violent dans ses railleries. Il n’en est pas moins vrai que, si les traits qu’il lance ne vibrent pas encore et n’ont point de vigueur, au moins ont-ils trouvé leur cible ; et l’on comprend qu’en 1793 il ait parlé du Marchand de Smyrne comme d’un de ses titres révolutionnaires[17].

Nous devons, au moins en passant, signaler un recueil d’anecdotes publié en 1771 chez Delalain sous le titre de Bibliothèque de société. Ce recueil, achevé par d’Hérissant, avait été entrepris par Chamfort. Il n’y faut voir assurément qu’un travail de librairie. On n’y trouve que de la compilation, et non de l’observation ; car les ana qui composent ce livre (4 vol.  petit in-12) se rapportent au règne de Louis XIV, à la Régence, et non pas à l’époque contemporaine. Mais ne se peut-il pas que ce travail ait donné à Chamfort l’idée de noter les anecdotes qu’il tenait de première main ? N’est-ce pas l’origine de ces petits papiers sur lesquels plus tard il a écrit sa vie, et la vie de son temps ? À ce titre nous ne pouvions omettre d’en parler.

Cette année 1771 mit Chamfort à une dure épreuve.

« Le sieur Chamfort (nous disent les Mémoires secrets de Bachaumont, à la date du 28 janvier 1771), auteur de quelques ouvrages et surtout d’une comédie intitulée la Jeune Indienne, joignait à ses talents littéraires une jolie figure et de la jeunesse ; il cheminait vers la fortune et devait passer avec le baron de Breteuil dans une cour étrangère. Tant de prospérités l’ont amolli : il s’est livré avec tant d’ardeur au plaisir qu’il se trouve aujourd’hui atteint d’une maladie de peau effroyable, qui paraît tenir de la lépre. »

Ce passage est fort intéressant : il nous montre Chamfort sur le point de réaliser ce qui, je crois bien, fut le rêve de toute la première partie de sa vie. D’esprit sérieux, malgré l’apparente frivolité de sa conduite, dévoré du désir d’agir, persuadé par ses succès dans le monde qu’il pourrait exercer une influence sur les hommes, il aurait souhaité être mêlé aux grandes affaires. Vauvenargues n’avait-il pas été tourmenté par l’ambition d’être employé dans la diplomatie ? Et Rulhierre, un ami de Chamfort, n’avait-il pas joué une manière de rôle près du baron de Breteuil, lorsque celui-ci, en 1760, fut envoyé en ambassade en Russie ? Voilà ce qui tentait Chamfort ; Rulhierre lui ayant donné accès près de son patron, et, par lui, près de Choiseul, il se trouvait, comme on voit, tout près d’atteindre son but ; mais sa maladie fit tout manquer. Dure déception ! Ajoutez que Chamfort n’ayant jamais cessé de vivre au jour le jour, se trouva, une fois malade, dans le dénûment le plus complet. Heureusement, il rencontra alors, comme en toutes les occasions semblables, un ami généreux et dévoué ; et c’est peut-être le cas de remarquer que ces actes de dévouement, dont Chamfort fut l’objet, témoignent en faveur de son caractère autant que pour ceux qui les accomplirent : on n’aime pas tant qui ne mérite pas d’être aimé. Un amateur de lettres nommé Chabanon se trouvait avoir sur le Mercure, sans bien savoir à quel titre, une pension de 1200 livres ; comme d’ailleurs il possédait une fortune personnelle, il n’omit aucun effort et aucune adresse pour décider Chamfort à accepter cette pension dont il le jugeait plus digne que lui. Grâce à cet ami généreux, Chamfort échappa à la misère ; il put se soigner, aller aux eaux de Contrexeville, et faire un séjour à la campagne. Il y travailla, nous dit Ginguené, à un commentaire sur Racine ; de ce travail il ne nous reste que des notes assez informes sur Esther. Sans doute il fournissait en même temps de la copie au Grand Vocabulaire et au Journal Encyclopédique. Surtout, dans cette retraite, il se recueillait, jugeait les hommes et les événements, et, dans ces tristes dernières années du règne de Louis XV, commençait à concevoir pour l’institution monarchique ce mépris qui se traduisit plus tard en traits si sanglants. Nous le voyons, quand il fut rétabli, fréquenter à Chanteloup : c’était un foyer de mécontentement, mais là on n’avait affaire qu’au roi et à ses ministres ; Chamfort allait plus loin ; il s’en prenait déjà à la royauté. Au début d’un de ses contes, écrit, à ce qu’il semble, vers ce

temps, il nous dit :

Je fus toujours un peu républicain ;
C’est un travers sous une monarchie.
Vous conclurez, certes, que le destin
Sous Louis XV a mal placé ma vie[18].

Je suis très tenté de croire qu’à ce moment il était parmi les frondeurs. Dans un pamphlet révolutionnaire, le Livre Rouge[19], on dit qu’il est l’auteur d’un roman scandaleux intitulé Leoquenisul roi des Cofirans (c’est-à-dire Louis XV, roi des Français) ; cette attribution est fausse, et ce médiocre libelle appartient, soit à Mme de Vieux-Maisons[20]. soit à La Beaumelle. Il y a là pourtant un indice ; et il semble bien vraisemblable que Chamfort dut jouer son rôle dans cette opposition républicaine, qui existait dès longtemps, et que les hontes de la fin du règne avaient grossie.

Pourtant, la santé une fois de retour, il dissipa « ce fond de mélancolie qui lui revenait trop souvent » alors, comme il dit dans une lettre à Mme Saurin. Les dispositions de son âme devaient être tranquilles et douces, lorsque, vers la fin de 1773, il écrit son aimable Éloge de La Fontaine, mis au concours pour 1774 par l’Académie de Marseille. Ce concours fut accompagné de circonstances assez piquantes :

« L’Académie de Marseille, lit-on dans la Correspondance secrète, politique et littéraire, a proposé pour prix de cette année l’éloge de La Fontaine. M. de La Harpe a composé, sur ce sujet, un ouvrage qu’il a lu dans toutes les sociétés dont il est le coryphée, et principalement chez M. Necker, homme riche, et dont la femme tient chez elle ce qu’on appelle bureau d’esprit. L’ouvrage de M. de La Harpe a été jugé si parfait par tous ses partisans qu’on a décidé en dernier ressort qu’il était impossible qu’il ne remportât pas le prix. En conséquence, M. Necker, voulant faire honnêtement un présent à son protégé, a prié l’Académie de Marseille de joindre une somme de deux mille livres au prix accoutumé. L’Académie a accepté la proposition.

« Le hasard a fait que M. de Chamfort, jeune auteur très estimable et très connu par des contes charmants, s’est mis dans la tête de concourir pour le prix de l’Académie de Marseille… L’Académie a jugé sa pièce victorieuse et lui a décerné le prix de deux mille livres, de manière que le don que M. Necker avait destiné à M. de La Harpe est passé à M. de Chamfort ; et, ce qui rend cette aventure plus risible, c’est que M. Necker est ennemi de M. de Chamfort, pour lequel il a eu les procédés les plus malhonnêtes[21]. »

Fut-ce le hasard seul, comme le prétend la Correspondance secrète, qui engagea Chamfort à concourir ? Ne fut-il pas plutôt tenté par le plaisir de jouer un bon tour à Necker et à La Harpe, qu’il n’aimait guère[22] ? Au reste, n’eût-il eu aucune préméditation malicieuse, l’importance du prix à gagner avait de quoi le décider, et aussi l’éclat exceptionnel qui devait s’attacher à la victoire remportée dans ces circonstances. La libéralité de Necker faisait beaucoup de bruit : il se trouva des poètes pour la célébrer sur le mode lyrique, et François de Neufchâteau termine une ode, qui fut insérée à la suite des Éloges publiés par les soins de l’Académie, par les deux strophes suivantes :


Mais pourquoi te cacher à la France incertaine,
Ô toi, noble étranger, toi, qui de La Fontaine
Par un culte si pur honores les succès !
Pourquoi nous dérober sous d’épaisses ténèbres,
Et NAmant des noms célèbres,
Le nom du bienfaiteur du Parnasse français !

Une divinité dans Athène ignorée,
Dans Athène, dit-on, fut jadis adorée ;
Nous suivrons cet exemple, ô généreux mortel,
Et nos muses qu’enchaîne une loi trop austère,
Et NRespectant ce mystère,
Au Mécène inconnu dresseront un autel[23] !


Ajoutons qu’entre les Académies de province, l’Académie de Marseille tenait, et avec une grande avance, le premier rang. Elle avait pour protecteur François-Joachim de Pierre de Bernis, archevêque d’Albi ; et si ses membres actifs ne lui apportaient que des cotisations et non de l’éclat, en revanche elle comptait parmi ses associés régnicoles des personnages connus, comme Nicolaï, Le Franc de Pompignan, d’Ansse de Villoison, Chabanon, Gaillard, de Rochefort, Elie-Catherine Fréron et même un homme illustre, François-Marie Arouet de Voltaire ! Peut-être aussi Chamfort n’eut-il point d’autre raison pour l’engager à concourir que son goût pour La Fontaine et le plaisir d’en parler. Quoi qu’il en soit, il ne dut pas regretter de s’être mis sur les rangs. Son Éloge est charmant de tout point, et, lorsqu’on en a retranché quelques expressions un peu peinées et obscures, on y goûte un style d’une élégante fluidité et qui semble retenir quelque chose de l’aisance de La Fontaine. Un plan clair, naturel et qui consiste à étudier d’abord la morale du fabuliste, puis la finesse de son goût, enfin « l’accord singulier que l’un et l’autre eurent toujours avec la simplicité de ses mœurs[24] » ; des citations toujours heureusement choisies ; une extrême habileté à fondre dans la prose du discours, pour l’en parer, ce qu’il y a de plus aimable dans la poésie de La Fontaine ; des morceaux éclatants, comme le parallèle de La Fontaine et de Molière, qu’il faudrait citer tout entier, car il « est plein de vues, de justesse et de sagacité » ; toutes ces qualités mettent ces pages entre les meilleures qui aient été écrites sur notre grand fabuliste. Sainte-Beuve, de nos jours, les tenait en haute estime[25] et les critiques du xviiie siècle furent unanimes à applaudir à la décision de l’Académie de Marseille. Grimm, cette fois, a désarmé : « Quoique, dit-il, M. de La Harpe tienne à un parti, et par ses soumissions continuelles aux chefs de ce parti, et par ses empressements à faire le coup de poing avec tous ceux qui osent les attaquer ; quoique M. de Chamfort n’ait pour lui que son talent et quelques amis ; quoiqu’enfin l’on n’eût pas été fâché de trouver à casser le jugement d’une Académie de province, il me semble que, malgré toutes ces considérations, l’on s’accorde assez généralement à donner la préférence à l’ouvrage que Marseille a couronné. D’abord tout le monde convient qu’il y a infiniment plus d’esprit dans l’éloge de M. de Chamfort que dans celui de La Harpe. Tout le monde convient encore que le plan du premier a plus de profondeur et plus d’intérêt. On ne peut guère douter non plus que son admiration pour La Fontaine ne soit plus vive, plus sincère, plus sentie. Et ce litre seul ne devait-il pas lui assurer une grande supériorité sur son rival#1 ? »

Fréron, dans l’Année littéraire, consacra à l’œuvre de Chamfort un article très élogieux et très motivé. Voltaire enfin ne se contenta plus d’envoyer à l’auteur un billet courtois et banal, mais il lui écrivit une vraie lettre, pleinement élogieuse et presque émue. La mort de Louis XV, l’avènement de Louis XVI purent diminuer un peu le retentissement du succès de Chamfort ; on s’en occupa pourtant dans les salons littéraires. Une lettre de Mlle de Lespinasse (25 octobre) nous apprend qu’on se prépare à lire l’Éloge de La Fontaine dans son cercle, et, deux jours avant, Mme du Deffand écrivait à l’abbé Barthélemy « Vous auriez bien dû prévenir le Chamfort sur le désir que j’ai d’entendre son Éloge. »

Par son esprit, Chamfort était déjà connu dans le monde ; dès lors il passe célèbre. Il avait de la notoriété ; il gagne la considération. Bien accueilli [26] dans la société des Choiseul (Mme la duchesse, nous l’avons vu, lui devait un de ses triomphes d’actrice), il va y prendre pied tout à fait. Pendant l’été de 1774, enrichi par le prix de l’Académie de Marseille, il se rendit aux Pyrénées pour y faire une cure. À Barèges, il rencontra Mme de Choiseul-Gouffier, Mme de Grammont, d’autres encore, et, comme il était plutôt convalescent que malade, il sut plaire beaucoup. Mlle de Lespinasse, sur un ton de douce raillerie, en témoigne très expressément : « Il (Chamfort) revient des eaux en bonne santé, beaucoup plus riche de gloire et de richesse, et en fonds de quatre amies qui l’aiment, chacune d’elles comme quatre ce sont Mmes de Grammont, de Roncé, d’Amblimont et la comtesse de Choiseul. Cet assortiment est presque aussi bigarré que l’habit d’Arlequin ; mais cela n’en est que plus piquant, plus agréable et plus charmant. Aussi je vous réponds que M. de Chamfort est un jeune homme bien content et il fait de son mieux pour être modeste. » (25 octobre 1774.) Et à ce moment en effet Chamfort, après les heures pénibles de maladie et de détresse qu’il venait de passer, éprouvait un contentement véritable. Ses quatre amies y contribuaient sans doute, mais à son âme déjà sérieuse il fallait d’autres motifs. Heureusement ils ne lui manquaient pas.

« J’ai toutes sortes de raisons, écrit-il à Mme Saurin, d’être enchanté de mon voyage de Barèges. Il semble qu’il devait être la fin de toutes les contradictions que j’ai éprouvées, et que toutes les circonstances se sont réunies pour dissiper ce fond de mélancolie qui se reproduisait trop souvent. Le retour de ma santé, les bontés que j’ai éprouvées de tout le monde ; ce bonheur, si indépendant de tout mérite, mais si commode et si doux, d’inspirer de l’intérêt à tous ceux dont je me suis occupé ; quelques avantages réels et positifs, les espérances les mieux fondées et les plus avouées par la raison la plus sévère, le bonheur public et celui de quelques personnes à qui je ne suis ni inconnu ni indifférent, le souvenir de mes anciens amis, le charme d’une amitié nouvelle mais solide avec un des hommes les plus vertueux du royaume, plein d’esprit, de talent et de simplicité, M. Dupaty, que vous connaissez de réputation ; une autre liaison non moins précieuse avec une femme aimable que j’ai trouvée ici, et qui a pour moi tous les sentiments d’une sœur ; des gens dont je devais le plus souhaiter la connaissance, et qui me montrent la crainte obligeante de perdre la mienne ; enfin la réunion des sentiments les plus chers et les plus désirables : voilà ce qui fait, depuis trois mois, mon bonheur ; il me semble que mon mauvais génie ait lâché prise ; et je vis, depuis trois mois, sous la baguette de la fée Bienfaisante[27].  »

On voit par ces lignes que Chamfort se réjouit d’autre chose que de satisfactions d’amour-propre ; il est doucement ému de la sympathie qu’on lui a marquée : les témoignages d’affection qu’il a reçus des amis anciens et nouveaux lui ont été au cœur ; le bonheur public, c’est-à-dire les promesses de réforme du règne de Louis XVI, qui vient d’appeler Turgot au ministère, le remplissent de joie ; et enfin, puisque dans toute joie il entre toujours de l’espérance, il conçoit pour son avenir « les espérances les mieux fondées et les plus avouées par la raison la plus sévère ». Que veut-il faire entendre par là ? Qu’attend-il ? Sans doute il compte que Choiseul reviendra au pouvoir, et que, par lui, il obtiendra enfin cet emploi près d’un de nos ministres à l’étranger qu’il avait manqué en 1771. N’est-ce point ce qu’on peut lire entre les lignes de ce passage de sa lettre à Mme Saurin :

« M. de B. (Breteuil) a trouvé absurde que je négligeasse l’occasion de voir M. de Choiseul. Il prétend que ma connaissance avec M. de Gr. (Grammont) pourrait finir par n’être qu’une connaissance des eaux. C’est ce qui ne peut jamais arriver. Il est actuellement à Chanteloup ; il peut s’en assurer par lui-même ; et, entre nous, je crois qu’il ne laissera pas d’être un peu surpris. »

Au reste, si vives que fussent ses espérances et son ambition, Chamfort ne mit pas de hâte à courir au-devant de la fortune qui, à ce moment, lui souriait. « La fortune, a-t-il dit, pour arriver à moi, passera par les conditions que lui impose mon caractère[28] », et, en fait, il ne voulut être ni empressé, ni obséquieux. À son retour de Barèges, comme il l’avait promis, il se rendit à Chanteloup ; mais loin de s’y imposer, il ne s’y attarda même pas. « De cet Olympe où il passa plusieurs jours, nous dit Sélis, il descendit dans un humble entresol de la rue de Beaune. Là on lui donna de l’ouvrage à tant la feuille[29]. » Il se mit avec courage à cette besogne mercenaire, et, comme l’atteste Sélis, il la fit avec probité. C’était le Dictionnaire dramatique, dont le privilège est de 1774, mais qui parut seulement en 1776, et qu’il s’agissait sans doute de remanier et de refondre. Voici comment La Harpe appréciait cette compilation :

« Le libraire Lacombe a mis en vente le Dictionnaire dramatique en 3 volumes. Nous avons déjà plusieurs nomenclatures de cette espèce ; ce qui peut donner quelque prix à celle-ci, c’est que les principes de l’art y sont traités par ordre alphabétique. C’est une petite encyclopédie théâtrale, et ces articles-là sont faits par un homme d’esprit et de mérite, M. de Chamfort. Ils sont dictés par le bon goût et la saine critique ; mais on n’en peut dire autant des jugements sur les pièces de théâtre aussi cette partie n’est-elle pas du même auteur [30]. »

Et il est vrai que, si les articles de Chamfort ne nous le révèlent point comme un théoricien dramatique original, au moins y voyons-nous que sa culture littéraire était assez étendue ; qu’il avait sur le théâtre ancien des idées plus exactes et plus complètes que la plupart des hommes de son temps ; qu’il portait sur notre théâtre classique des jugements, non pas neufs sans doute, mais personnels pourtant et qu’il faisait valoir par des exemples très heureusement choisis ; que son goût enfin manque de hardiesse, car il ne veut admettre ni la tragédie en prose de Lamothe, ni la tragédie bourgeoise de Diderot, ni le drame réaliste de Beaumarchais, mais qu’il n’est pourtant ni timoré, ni retardataire, puisque la Comédie larmoyante lui paraît avoir cause gagnée et que, sans superstition, il déclare seule indispensable l’unité d’intérêt.

Chamfort, cependant, se tenait un peu à l’écart ; il s’était retiré à Sèvres près de Mme Helvétius, cette femme si distinguée et si bonne, qui eut toujours de l’affection pour lui, même quand son humeur la déconcertait un peu. Qu’il n’y eût point quelque coquetterie dans cette retraite, on n’oserait l’affirmer. Il est possible qu’il ait voulu, par sa réserve même, stimuler le zèle de ses amis ; lui-même a indiqué qu’il croyait cette tactique permise et utile. « La considération de l’homme le plus célèbre, écrit-il dans une de ses lettres, tient au soin qu’il a de ne pas se prodiguer. Ayez donc cette coquetterie décente qui n’est indigne de personne[31]. » Avec son caractère, il n’eût pas su sans doute faire jouer d’autres ressorts. Et il est vrai que, cette fois au moins, en se dérobant, il engagea ses amis puissants et ses belles amies à s’occuper de lui. La coterie des Choiseul avait, comme on sait, l’oreille de la reine ; il semble qu’elle ait songé à faire de Chamfort l’auteur du nouveau règne. Une cruelle disette de talents sévissait à ce moment ; personne pour remplacer les illustres qui finissaient ou, tout au moins, vieillissaient. Or ce jeune écrivain de trente-cinq ans, qui avait, au su de tout le monde, un esprit si brillant, qui venait d’écrire cet Éloge de La Fontaine qu’une approbation unanime avait accueilli, semblait désigné pour parcourir une belle carrière littéraire. Soutenu, porté par la faveur de la cour, il ne manquerait pas de prendre son essor. Chamfort avait en portefeuille une tragédie à laquelle il travaillait depuis quinze ans, disaient les uns, depuis dix ans, disaient les autres, depuis fort longtemps en tout cas. Ce pouvait être le chef-d’œuvre qui inaugurerait le règne de Louis XVI. Mmes de Choiseul, de Grammont, d’Amblimont, s’employèrent donc de leur mieux pour que la pièce fût jouée en grande solennité. Elle le fut en effet. On la donna pour la première fois à Fontainebleau le 7 novembre 1776, au milieu de grandes fêtes qui eurent un éclat exceptionnel. « On ne se souvient pas, dit Grimm, d’avoir vu un voyage si brillant que l’a été celui-ci… Une affluence de monde prodigieuse, des fêtes, des parties de jeu, des courses de chevaux, l’élégance et la variété des toilettes en ont fait presque tous les frais. » Presque tous les frais, oui, — car, ajoute Grimm, « les lettres… quoique très accueillies par notre jeune souveraine… ont encore assez peu contribué aux plaisirs de la cour[32] ». Sur une douzaine de pièces qu’on représenta devant Leurs Majestés, il y en eut beaucoup de mauvaises, quelques-unes à peine de passables. La tragédie de Chamfort, Mustapha et Zéangir, triompha facilement, trop facilement. Du moins, ce succès d’une heure fut un succès très vif. Si l’on en croit La Harpe, la pièce avait eu par avance l’approbation royale. « Il avait eu l’honneur de lire sa tragédie au roi et à la reine qui en avaient témoigné leur satisfaction et qui l’avaient honorée de leurs suffrages[33]. » On conte que Louis XVI fut très ému par ce tableau de l’amitié fraternelle et les courtisans, pour bien montrer qu’ils comprenaient et goûtaient cette allusion à l’union de la famille royale, portèrent aux nues l’œuvre nouvelle. La reine, d’ailleurs, fit connaître la faveur de Chamfort de la façon la plus déclarée. « On fait courir dans Paris les propres paroles de cette princesse aimable dont l’affabilité ajoute encore un nouveau prix à ses bienfaits ; elles méritent d’être conservées, et je vais les rapporter telles qu’on me les a envoyées : M. de Chamfort, au plaisir que m’a procuré la représentation de votre pièce, j’ai voulu joindre celui de vous annoncer que le Roi, pour encourager vos talents et récompenser vos succès, vous a fait une pension de 1,200 livres sur les Menus. — Et, au remerciment de M. de Chamfort, la reine a ajouté : Je vous demande pour remercîment de faire représenter vos pièces à Versailles[34]. » Ces paroles, quoi qu’en dise le rédacteur de l’Année littéraire, ne méritent peut-être pas d’être conservées : mais il est certain qu’elles sont gracieuses, et l’on comprend que Chamfort ait répondu à celui qui lui demandait de redire les choses flatteuses qu’il avait entendues de la bouche de la reine : « Je ne pourrai jamais ni les oublier, ni les répéter ». Chamfort était passé poète de cour. Il recevait plus que de douces paroles ; le roi lui donnait une pension extraordinaire de 1,200 livres sur les Menus Plaisirs, et le prince de Condé l’appointait à cent louis pour qu’il devint secrétaire de ses commandements. Les courtisans, à l’ordinaire, se mirent à renchérir sur les applaudissements et les éloges que Chamfort avait reçus des souverains. « Les courtisans, dit Collé, l’exaltèrent, que c’était une bénédiction ! Corneille et Racine devaient faire place à Chamfort. On criait de partout : gare ! gare[35] ! »

Mustapha eût-il été une œuvre de génie, un zèle si intempérant et si indiscret pouvait lui faire courir bien des risques. Or Mustapha n’était qu’un ouvrage correct, recommandable par des sentiments honnêtes, par une composition régulière et par un style d’une élégance et d’une pureté assez soutenues. Quand Chamfort fut joué à la ville, il lui fallut payer ce qu’il y avait eu d’excessif dans son succès à la cour. Et l’on ne peut pourtant l’accuser d’avoir cédé à l’infatuation des auteurs heureux. Très patiemment il avait écouté les critiques, très docilement il avait remanié sa pièce ; très modestement il la recommandait à l’intérêt de MM. les Comédiens français. À la première représentation (15 décembre 1777), comme les gens de la cour remplissaient les loges, il put croire que son succès de Fontainebleau serait ratifié par Paris. De même qu’à la première représentation de la Jeune Indienne, le public le couvrit d’applaudissements et voulut qu’il parût sur la scène. « Toutes les voix, dit le Journal des Théâtres, se sont réunies en faveur de M. de Chamfort, et il a été demandé avec les instances les plus vives ; il n’a point voulu paraître il a bien fait[36]. » Mais, ce soir-là, il n’avait pas affaire au grand public. Les jours suivants, il fallut rabattre des espérances qu’il avait pu concevoir. Les représentations de Mustapha, dit La Harpe, sont très peu suivies et très peu applaudies. Les samedis, le grand jour de nos spectacles pendant l’hiver, se soutiennent assez par l’avantage de la saison et l’ascendant de la mode ; mais, les lundis et les mercredis, où l’on ne pourrait aller au spectacle que pour la pièce, il n’y a personne. Rien ne prouve mieux que toute la protection et toute la faveur possibles ne peuvent pas faire réussir un ouvrage dont le fond est mauvais[37]. » Mustapha eut quinze représentations qui rapportèrent 44,770 livres avec le produit des petites loges à l’année[38].

Assurément la pièce de Chamfort n’a rien qui puisse nous faire paraître étonnante cette indifférence du public. Il était arrivé pourtant que bien des œuvres qui ne valaient pas mieux se fussent plus longtemps soutenues. On ne peut guère douter que cette tragédie, trop louée par les uns, n’ait été trop dépréciée par les autres, et que des préoccupations, qui n’avaient rien de littéraire, n’aient nui à sa fortune. La preuve en est dans cette curieuse anecdote :

« C’est une chose cruelle que l’esprit de parti. J’étais à la dernière représentation de Mustapha et Zéangir, tragédie que je n’estime pas plus qu’il ne faut, malgré la cabale qui la porte aux nues, mais où il y a sans doute quelques beautés. Un abbé vint avec une dame se placer près de moi. Je vis que c’était l’abbé M. (Morellet), l’un des coryphées de la secte encyclopédique, et sa nièce qui vient d’épouser M. de M. (Marmontel). La jeune dame paraît avoir un cœur sensible ; ses larmes aux endroits touchants faisaient un contraste parfait avec le sourire dédaigneux dont l’abbé accompagnait les applaudissements outrés du public. Il n’y peut pas tenir : « Madame, lui dit-il avec aigreur, n’avez-vous pas de honte de vous laisser attendrir par un ouvrage d’un homme qui n’est pas des nôtres ? Oubliez-vous que vous êtes ma nièce et la femme de M. de M… ? C’est un scandale affreux. » Il faut que vous sachiez que M. de Chamfort, auteur de cette tragédie, a refusé de se faire incorporer dans l’encyclopédisme, et l’intolérance des philosophes par état est plus féroce que celle tant reprochée des gens d’église[39] ».

Linguet, dans ses Annales[40], conte la même aventure, qui a bien la mine d’être vraie ; en tout cas, elle semble fort vraisemblable. La Harpe, qui portait la parole pour le parti encyclopédique, qui, suivant un mot de Chamfort, était « son exécuteur des hautes œuvres », ne perdit aucune occasion de maltraiter d’autant plus l’œuvre d’un rival que, par elle-même, elle ne se défendait guère. C’est sans doute alors que, harcelé par le critique hargneux, Chamfort lui lança cette furieuse épigramme, ce mot cruel que Tacite, dit Grimm, eût pu ne pas désavouer : « M. de La Harpe ! C’est un homme qui se sert de ses défauts pour cacher ses vices.[41] »

À ce demi-succès Chamfort trouva certainement la cruauté d’un insuccès. Il avait fondé tant d’espérances sur « sa tant belle tragédie », comme dit Collé. « Vous voyez là ma fortune », avait-il déclaré naguère à Aubin, en lui montrant un manuscrit sur la table où il écrivait. C’était Mustapha et Zéangir. Sa déconvenue ne pouvait manquer de lui causer un vif dépit. Et il l’exhalait sans doute quand il écrivait ce jugement sommaire : « Le public de ce moment-ci est, comme la tragédie moderne, absurde, atroce et plat[42] ». Mais que cette blessure d’amour-propre l’ait atteint à fond, que son humeur noire date de ce jour, qu’il n’ait point pardonné au siècle, comme l’ont prétendu quelques-uns, d’avoir trop peu prisé Mustapha et Zéangir, c’est ce que nous nous refusons à admettre[43].

Où voit-on donc, en effet, qu’il ait, à cette heure, rompu avec le monde ? S’il donna sa démission de secrétaire des commandements du prince de Condé vers cette époque (à la fin de 1777 ou au commencement de 1778), Mustapha et Zéangir ne fut pour rien dans l’affaire. Il trouvait la charge dépendante et fatigante ; il s’excusa en bons termes de ne la pouvoir remplir, et en abandonna généreusement les appointements d’abord, puis le titre à Grouvelle[44]. Mais il conserva ses relations avec le prince, qui, comme nous le verrons, assistait avec toute sa famille à sa réception académique. Il était aussi de la société de Monsieur avec Condorcet, Suard, Ducis, M. de Montesquiou, Moreau, l’historiographe, etc. Monsieur avait aussi fondé une Société des Echecs, véritable club, où l’on ne manquait pas de voir Chamfort qui avait la passion de ce jeu. Les questions qui intéressent les gens de lettres ne le laissent pas alors indifférent ; il s’enrôle sous la bannière de Beaumarchais, quand celui-ci, par sa circulaire du 27 juin 1777, fonda en fait la Société des auteurs dramatiques, et il donne son adhésion, non par manière d’acquit, mais dans les termes les plus chauds et les plus vifs[45].

Enfin, c’est vers ce moment que commencent les relations de Talleyrand et de Chamfort. Chamfort, dans les fameux Mémoires, ne fait pas la mine d’un poète aigri par un échec, ni d’un mauvais compagnon.

« Mon temps, dit Talleyrand, se passait d’une manière fort douce et n’était point trop perdu ; mes relations augmentaient. Celles qu’il fallait avoir avec les beaux esprits d’alors me venaient d’une bonne femme nommée Mme d’Héricourt, dont le mari avait occupé la place d’intendant de la marine à Marseille. Elle aimait l’esprit, les jeunes gens et la bonne chère. Nous faisions chez elle toutes les semaines un dîner fort agréable. Il était composé de M. de Choiseul, de M. de Narboune, de l’abbé Delille, de Chamfort, de Rullière, de Marmontel… La gaîté contenait les prétentions, et je dois remarquer que, dans une réunion où il y avait tant d’amours-propres en présence, il n’est sorti, dans l’espace de cinq aunées, ni un bavardage, ni une tracasserie. Le comte de Creutz, ministre de Suède, qui croyait plaire à son maître, en se plaçant en France sur le rang du bel esprit, se donna beaucoup de soins pour que les mêmes personnes qui composaient le dîner de Mme d’Héricourt se réunissent un jour de la semaine chez lui[46]. »

Creutz ayant été rappelé à Stockholm en 1783. c’est donc vers 1778 et 1779 qu’il faut placer ces réceptions aimables où Chamfort tenait sa place. — Et d’ailleurs, si sa vanité d’homme de lettres eût été profondément atteinte, elle aurait cherché certainement l’occasion, sinon de prendre une revanche, au moins d’exercer des représailles. Cette occasion, loin qu’il l’ait cherchée, Chamfort l’écarta quand elle s’offrait à lui. En 1778, le libraire Lacombe, qui avait le privilège du Mercure, vint à faire faillite. Panckoucke, ce grand entrepreneur de publicité au xviiie siècle, prit cette feuille à son compte et fusionna avec elle le Journal de Politique et de Littérature (Linguet), le Journal français (Clément et Palissot), le Journal des Dames (Dorat)[47]. Le Mercure devenait ainsi, ou pouvait devenir, une grosse machine de guerre. Panckoucke, qui connaissait Chamfort dès longtemps, lui proposa de faire partie de la rédaction et de traiter la partie des spectacles. Il reçut un refus très poli, mais très net. Chamfort s’excusait en disant que, dans un journal, il n’y avait point de place pour la vraie critique et qu’il ne voulait ni discréditer son jugement par l’indulgence extrême qui plaît aux auteurs, ni compromettre son caractère par la malignité qui, seule, agrée au public.[48] Il s’en faut donc que l’échec de Mustapha lui ait donné l’impatience de devenir agressif, et après cela l’on devra reconnaître qu’il n’en avait pas été atteint jusqu’à l’âme.

  1. Ed. Auguis, 1, 216.
  2. Ed. Auguis, II, 218.
  3. Ed. Auguis, II, 108.
  4. Mémoires secrets de Bachaumont réunis et publiés par P.-L. Jacob. (Paris, 1859, in-18, p. 360-361.)
  5. Correspondance de Grimm, VIII, 448 sqq.
  6. Voltaire, Correspondance. Lettre du 27 septembre 1769.
  7. Ed. Auguis, I, 4.
  8. Ed. Auguis, I, 5.
  9. Ed. Auguis, I, 12.
  10. Ed. Auguis, I, 12.
  11. Ed. Auguis, I, 14.
  12. Ed. Auguis, I, 26.
  13. Ed. Auguis, I, 27.
  14. Correspondance de Grimm, VIII, 448 sq.
  15. Journal et Mémoires de Charles Collé, III, 245.
  16. Œuvres du comte Rœderer. tome IV.
  17. Ed. Auguis, V, 323.
  18. Ed. Auguis, V, 144.
  19. Bibl. nationale (Lb39 3187).
  20. V. Mémoires de Mme du Hausset (Paris, Baudoin, 1824), à la page 222 (en note).
  21. Correspondance secrète, politique et littéraire (tome I, p. 89. Bibl. nationale, Lc3 77 a).
  22. Un passage de Grimm (Correspondance, XI, 223) montre qu’il y eut toujours un peu plus que de la froideur dans les rapports de Necker et de Chamfort. Grimm rapporte que celui-ci, après la mort de Thomas, qui passait pour composer les ouvrages de Necker, aurait lancé l’épigramme suivante :

    Vous jugez bien qu’à la mort de Thomas.
    À Saint-Ouen ce fut un grand fracas,
    Et NEt Necker désolé fit, sans être en délire,
    Un serment d’un genre nouveau :
    « Puisqu’un ami si cher, dit-il, est au tombeau,
    Et NJe jure de ne plus écrire. »

  23. Recueil de l’Académie des Belles-Lettres, Sciences et Arts de Marseille pour 1774 (Marseille, Ant. Favet, 1774).
  24. V. l’article de Fréron dans l’Année littéraire, 1774, tome VIII, p. 145 sqq.
  25. Châteaubriand et son groupe littéraire, I, 120 (en note).
  26. Correspondance de Grimm. X. 511 sq.
  27. Ed. Auguis, V, 262 sq.
  28. Ed. Auguis, I, 408.
  29. La Décade philosophique, tome VII.
  30. Correspondance littéraire de La Harpe, I. 409 (Paris, an XI).
  31. Ed. Auguis. V. 262.
  32. Correspondance de Grimm, XI, 360.
  33. Correspondance littéraire de La Harpe, II. 15.
  34. Année littéraire, 1766, tome V.
  35. Journal et Mémoires de Charles Collé, III, 245 sq. (en note).
  36. Lettre aux auteurs du Journal des Théâtres, Paris, 15 décembre 1777 (tome IV, Bib. nationale. (Z 2284 Zqyr 3-4).
  37. Correspondance littéraire de La harpe (II. 193).
  38. Archives de la Comédie-Française. Ces quinze représentations rapportèrent à Chamfort 3489 livres 19 sols 6 deniers. Beaumarchais fut chargé par l’auteur de les toucher en son lieu et place, comme le prouve ce reçu : J’ai reçu pour M. de Chamfort, en vertu du pouvoir que je joins ici, la somme de…, etc., pour les honoraires de Mustapha et Zéangir échus jusqu’à ce jour, sans préjudice de l’avenir.

    À Paris, ce 21 décembre 1780.

    Caron de Beaumarchais,
  39. Correspondance littéraire secrète, tome V. p. 366.
  40. Annales politiques, tome III, p. 154.
  41. Correspondance, tome XII, p. 248.
  42. Ed. Auguis. I, 389.
  43. C’est l’opinion d’Auger (Mélanges philosophiques et littéraires. — Paris, Ladvocat. 1828).
  44. Nous donnons, à l’appendice, la correspondance echangée entre Chamfort et le prince de Condé à cette occasion.
  45. Dans la collection des autographes reunis par M. de Loménie et vendus le 14 décembre 1883, se trouve une lettre de Chamfort où il dit à Beaumarchais ; « Je souhaite, Monsieur, que les États-Généraux de l’art dramatique qui doivent se tenir demain chez vous, n’éprouvent pas la destinée des autres États-Généraux, celle de voir tous nos maux, sans en soulager un. » L’existence de cet autographe m’a été signalée par M. Henri Stein, le distingué archiviste.
  46. Mémoires de Talleyrand (I, 45-46).
  47. Correspondance littéraire de La harpe (Lettre 88, 1778).
  48. Ed. Auguis, V, 302.