Chamfort/Littérateur/II

(p. 18-47).

CHAPITRE II

SES DÉBUTS LITTÉRAIRES

Pendant près de vingt ans, Chamfort n’écrivit que des œuvres moyennes ou tout au plus distinguées. Sa vocation ne se décida que tard, ou, du moins, c’est seulement sur le tard qu’il la connut. Il en fut pour lui comme pour ses prédécesseurs dans ce genre : qui devint moraliste avant la trentième année dès longtemps passée ? Théophraste, l’ancêtre, entreprit, nous dit-on, son ouvrage à 99 ans ; Montaigne et La Bruyère ne songèrent pas heureusement à temporiser si fort ; mais enfin la quarantaine avait déjà sonné pour eux quand parurent les Essais et les Caractères. Il y a là une nécessité : on ne saurait juger la vie avant d’avoir eu le temps de vivre, et l’on ne peut connaître que les chemins par où l’on a passé et repassé.

Sa vocation, l’eût-il connue dès le premier jour, Chamfort n’eût pu la suivre. Jamais, et surtout à ses débuts, il ne jouit de cette oisiveté du sage qui permit à La Bruyère, pendant huit années, de « méditer, lire et être tranquille ». Il était pauvre ; il lui fallait produire ce qui lui faisait gagner sa vie et ce qui pouvait le mettre en vue. Avant de devenir un grand écrivain, il dut être un homme de lettres, c’est-à-dire faire un métier. La Bruyère avait eu beau se moquer de Cydias et de sa profession de bel esprit : beaucoup à la suite de Cydias mirent une enseigne, ouvrirent un atelier et un magasin et attendirent les ouvrages de commande. L’écrivain n’eut plus seulement un cabinet, mais aussi une boutique. Chamfort a lui-même parlé quelque part « de son affiche littéraire »[1].

Dans ce qu’il écrivit durant cette période, Chamfort mit donc autre chose que ce qui venait de lui-même : il subit l’influence du métier, de la mode, de la convention ; il ne se déroba pas à l’empire qu’exercent les grands modèles sur les débutants. Nulle part il ne se donna tout entier. Il ne le pouvait pas. C’est son âme, plus encore que son talent, qu’on trouve plus tard dans ses Pensées ; nul ne possède son âme tout entière avant que le temps ne l’ait façonnée. Et pourtant ces vingt années de la vie de Chamfort ne sont pas sans intérêt ; il écrit alors des livres qu’il n’a pas vécus ; mais il vit le livre qu’il écrira. Son talent n’a pas trouvé sa forme, mais chaque jour fournit l’étoffe dont il doit se faire.

Il débuta, comme on débute souvent aujourd’hui, par des articles de journal. La presse politique existait encore à peine, mais la presse littéraire avait déjà pris un notable développement. En 1756, un certain Pierre Rousseau, de Toulouse, fonda à Liège, sous la protection du prince palatin et du prince d’Horion, premier ministre du cardinal de Bavière, prince et évêque de Liège, une feuille périodique, bi-mensuelle, et qui contenait des extraits et analyses des livres français, beaucoup d’études sur les littératures étrangères et quelques nouvelles politiques. C’était le Journal Encyclopédique. Ce recueil, assez soigné, mais très dévoué au parti philosophique et spécialement à Voltaire qui ne dédaigna pas à cette époque, et plus tard, d’y envoyer des communications et des lettres, scandalisa vite les dévots Brabançons. Un mandement du cardinal de Bavière, daté du 27 août 1759, prononça son interdiction. Pierre Rousseau transporta ses presses d’abord à Bruxelles, puis à Bouillon, et le premier numéro de 1760 est dédié au souverain de ce duché[2]. Rappelé souvent à Liège pour y régler ses affaires, il dut y connaître Chamfort qui s’y trouvait cette année même à la suite de Van Eyck. Rousseau fut certainement un habile manufacturier littéraire ; on peut croire qu’il se mettait volontiers en quête de jeunes talents. Sans doute il enrôla Chamfort qui ne demandait qu’à exercer sa plume. Sa collaboration au journal de Rousseau ne nous paraît pas douteuse. Elle dura deux ans environ, nous dit Sélis. Et en effet dans le numéro du 1er mai 1763 nous avons relevé un Avis au sujet de la correspondance littéraire de ce journal, dans lequel le gazetier se plaint que certaines gens, à Paris, en s’intitulant correspondants, se fassent remettre des morceaux destinés à son recueil et qui ne lui parviennent jamais. « C’est, dit-il, pour arrêter le cours de ces interceptions que nous avertissons tous ceux qui veulent bien s’intéresser au succès de cet ouvrage, que nous composons à Bouillon tout ce qui entre dans nos journaux, à l’exception des pièces fugitives ; qu’à Paris surtout personne ne nous aide de ses lumières que M. de C…, notre ami, qui, bien loin de se dire notre collaborateur, ne veut pas même nous permettre de le nommer. » Voilà qui concorde bien avec le témoignage de Sélis nous disant que Chamfort collabora deux ans à peu près[3] à ce recueil, « mais incognito et avec une sorte de honte. Il est impossible, ajoute-t-il, de reconnaître aujourd’hui ses articles ». Et il est vrai qu’en feuilletant cette collection nous n’avons rien trouvé qui ait une marque propre. Cet article sur la Poétique de Marmontel (en trois extraits) est-il de Chamfort ? Il se peut ; et aussi ces comptes rendus des petits actes de Saurin (les Mœurs du temps), de Poinsinet (le Cercle), et encore cette analyse des Lettres de deux amants écrites au pied des Alpes. Mais comment s’en assurer ? Tout cela est clair, correct et sensé. La facture est bonne, mais il n’y a que de la facture. Et voilà justement, je crois, la raison pour laquelle Chamfort, ambitieux comme on l’est à son âge, tenait si fort à ce que ses productions restassent anonymes. Réduit à cette besogne de manouvrier littéraire, il voulait attendre l’heure où il pourrait signer des œuvres.

Il semble que Pierre Rousseau fut un assez honnête homme et non pas un de ces âpres spéculateurs comme il y en eut tant alors parmi les entrepreneurs de journaux, et comme Brissot en connut plus tard. Mais il ne payait pas fort cher ses collaborateurs ; ce n’était pas l’usage, et, probablement, il eût été d’ailleurs en peine de se montrer libéral. Tant que Chamfort ne put compter pour vivre que sur ce qu’il gagnait au Journal Encyclopédique, il lui fallut vivre assez mal. C’est le temps dont nous parle Aubin dans son Chamfortiana[4]: « Je l’allais voir (Chamfort), dit-il, presque tous les matins ; nous lisions ensemble l’Arioste et la Pucelle, rapprochant l’imitation de l’original, autour d’un petit poêle où nos livres se desséchaient. » Mais Chamfort avait beau vivre alors à Paris, « ce singulier pays où il faut trente sous pour dîner, quatre francs pour prendre l’air, cent louis pour le superflu dans le nécessaire et quatre cents louis pour n’avoir que le nécessaire dans le superflu[5] », malgré sa gêne, il se tenait pourtant en belle humeur. Il était alors « plein de feu, de gaieté, de passions[6] », et sa jeunesse l’aidait à se passer du nécessaire et même du superflu. Tant qu’il n’eut pas pris rang, la pauvreté semble lui être restée indifférente ; car, si elle lui devint pénible plus tard, ce n’est point qu’il regretta les jouissances matérielles qu’elle interdit, mais parce qu’il souffrit des dédains ou des hauteurs auxquels elle expose. Inconnu, il pouvait manquer de tout et ne désirer rien : « La fortune ni les privations n’ont jamais troublé son indépendance. Sa philosophie à cet égard ne ressemblait à l’insouciance que parce qu’elle tenait peut-être plus à l’habitude de se passer de ce qu’il n’avait pas, qu’au moindre effort pour s’en priver volontairement#1 ». Mais s’il acceptait gaiement la pauvreté, il ne se résignait à l’obscurité qu’avec impatience. Que faire pour en sortir ? quelle voie suivre ? quel genre embrasser, et, puisque tous les débutants se posent cette question, quel modèle imiter ?

Un jeune homme de talent, qui s’interrogeait ainsi entre 1760 et 1762, avait le droit d’être perplexe. Buffon construit alors son monument, mais il vit dans la solitude, ne cherche pas les disciples, n’accepte que des collaborateurs anonymes. L’Encyclopédie, entreprise en 1751, se poursuit jusqu’en 1772 ; mais les écrivains de l’Encyclopédie forment un parti, une secte ; si l’on veut être avec eux, il faut s’enrôler, s’embrigader, subir une discipline étroite, sous peine de passer pour déserteur, bien plus, pour apostat. Des hommes de mérite s’occupent des matières de politique, d’administration ; en 1758 Quesnay a publié ses Maximes ; la Théorie de l’Impôt de Mirabeau, l’Ami des hommes, paraît en 1760. Mais, si l’on parle beaucoup d’eux, l’on ne les lit guère ; et leurs études sont bien arides pour un jeune homme de vingt ans. Il y a [7] toujours une littérature de salon ; Dorat vieillit, on le goûte encore pourtant ; si Crébillon fils n’a plus guère donné de romans depuis le Sofa (1745), beaucoup de romanciers suivent sa manière et Boufflers, avec Aline (1761), rajeunit un moment le genre et obtient un vif succès. Mais ce sont là des bagatelles ; tous les jeunes gens s’y plaisent, tous s’en croient capables, et, partant, se défendent de vouloir les imiter. Restent deux grands hommes : Voltaire et Rousseau, qui, précisément à cette heure, sont dans tout l’éclat de leur gloire. Voltaire a déjà mérité son renom d’universalité ; l’universalité ne s’imite pas ; et Voltaire ne s’est pas élevé assez haut dans chaque genre, pour qu’un esprit ambitieux et fier se résigne à marcher uniquement sur ses traces. D’ailleurs, à ce moment, il vient de publier un livre plein d’ironie et de désenchantement, très propre à choquer et même à blesser les âmes jeunes, avides d’espérance et désireuses d’illusion. C’est précisément ce qu’éprouva Chamfort en lisant Candide et, bien que Voltaire exerçât alors sur les lettrés une sorte de royauté, le débutant ne craignit pas de décocher une épigramme irrévérencieuse contre le vieux maître :


Candide est un petit vaurien
Qui n’a ni pudeur ni cervelle ;
À ses traits on reconnaît bien
Frère cadet de la Pucelle.
Leur vieux papa pour rajeunir
Donnerait une belle somme ;
Sa jeunesse va revenir :
Il fait des œuvres de jeune homme.

Tout n’est pas bien : lisez l’écrit,
La preuve en est à chaque page ;
Vous verrez même en cet ouvrage
Que tout est mal comme il le dit[8].

En cette année 1759, en même temps que Candide, parurent les Lettres de deux amants écrites au pied des Alpes. Le roman de Voltaire est le chef-d’œuvre de cet esprit cynique et sec, de cette méchanceté, qui avait été la maladie du commencement du xviiie siècle. Julie fut, au contraire, suivant le mot de Michelet, « la résurrection du cœur » ; et par là ce livre eut un succès d’enthousiasme. Rousseau avait conquis les jeunes gens et les femmes et, comme le remarque Chamfort, il se forma « une génération nouvelle remplie d’admiration pour Rousseau, nourrie de ses ouvrages, non moins éprise de ses vertus que de ses talents, qui, dans l’enthousiasme de la jeunesse, avait marqué les hommages qu’elle lui rendait de tous les caractères d’un sentiment religieux[9] ». C’est donc Rousseau que Chamfort a pris d’abord pour maître, c’est Rousseau qui, à ses débuts, lui donna le ton.

Cette influence se marque d’une façon aimable et naïve dans la Jeune Indienne, petit acte en vers joué à la Comédie-Française, le 30 avril 1764. Un jeune Anglais, Belton, pris de la passion des voyages, a quitté sa famille, et, après un naufrage, il a été jeté mourant dans une île où il est soigné et sauvé par un vieillard et sa fille. Le vieillard mort, Belton, las de la solitude, vent revoir Charlestown, sa patrie, et y ramène la jeune sauvage avec laquelle il a vécu quatre ans et dont il est aimé. Mais, à peine dans son pays, il est ressaisi par tous les préjugés sociaux ; il a peur de la pauvreté pour sa compagne, il en rougit pour lui-même, et, pour ne pas être exposé au dédain des puissants et des riches, il est sur le point de trahir Betti, la jeune Indienne, et d’épouser une héritière qui lui était destinée avant ses aventures. Betti apprend tout et reproche à son amant de la trahir ; c’est, comme on pense, une occasion de faire la satire de l’odieux et du ridicule des conventions sociales ; enfin un vertueux quaker, tout justement le père de l’héritière destinée à Belton, et qui vit de la vie civilisée tout en la condamnant, réconcilie les deux amoureux, puis les marie par-devant notaire. — Les critiques ne furent pas tendres pour ce premier essai de Chamfort. Fréron, qui le soupçonnait d’être entaché de philosophisme, lui reprocha de manquer de toute originalité. Collé, dans son Journal[10], déclara que l’auteur n’avait su que gâter en l’altérant l’historiette qu’il avait empruntée au Spectateur Anglais pour en faire le sujet de sa pièce. « C’est, dit Grimm, un ouvrage d’enfant dans lequel il y a de la facilité et du sentiment, ce qui fait concevoir quelque espérance de l’auteur ; mais voilà tout[11] ». Mais le public n’eut point, il s’en faut, tant de sévérité. Collé, peu favorable pourtant, doit avouer que la pièce « a été fort applaudie à la première représentation ». Et il ajoute :

« L’on demanda l’auteur à grands cris, et, pendant vingt minutes au moins, M. Duclos eut à combattre les sentiments des comédiens, de M. le duc de Duras, de M. d’Argental, gens pleins de raison et de délicatesse. Il y eut dans le corridor et dans les foyers de la Comédie une dispute assez vive entre eux et Duclos, qui les poussa et l’emporta. Le petit Chamfort suivit le conseil de l’académicien et le préféra à ceux des histrions, du duc et du conseiller honoraire au Parlement[12].

Collé a beau le prendre sur le ton dédaigneux ; il n’en est pas moins vrai que le succès du petit Chamfort prit l’allure d’un triomphe. Voilà ce que nous nous expliquons mal aujourd’hui en lisant la Jeune Indienne et nous avons peine à concevoir que ce « début innocent[13] », comme dit Sainte-Beuve, ait reçu un accueil si flatteur et si vif. Ajoutons que ce ne fut pas le succès d’un soir ; dans sa nouveauté, la Jeune Indienne eut neuf représentations successives[14], ce qui, pour le temps, est un chiffre fort honorable ; en 1765, le roi la fit représenter devant lui à Versailles[15] ; on la monta sur les théâtres de société, qui florissaient alors ; dix ans plus tard ou environ, elle enchante les exilés de Chanteloup et vaut à Mme de Choiseul un triomphe d’actrice. Elle jouait pour ses invités Marianne du Tartufe, Lucinde du Médecin malgré lui. Mais le rôle de Betti lui convenait surtout, paraît-il. « La grand’maman, écrit l’abbé Barthélemy, était mise à ravir, et quand elle a paru, on l’a trouvée si jeune et si jolie que toute la salle a retenti d’applaudissements. » Enfin la pièce resta au répertoire, et on la voit figurer sur l’affiche jusqu’en 1789. D’où vient cette faveur si vive et si persistante accordée à une bluette que nous jugeons aujourd’hui sans conséquence ? Remarquez d’abord que la coupe en un acte était alors assez goûtée : les Meurs du Temps de Saurin sont de 1760, et aussi l’Amateur de Barthe ; en 1764 on applaudit fort le Cercle de Poinsinet. Le public, qui avait essuyé tant de comédies froides et vides en cinq actes mortels, savait gré aux poètes de se montrer discrets avec lui. Mais ce n’est là qu’une raison accessoire du succès de Chamfort. Ce qui plut dans la Jeune Indienne, c’est que pour la première fois on entendait au théâtre un écho, très affaibli sans doute, distinct pourtant, des éloquentes déclamations de Rousseau contre les misères et les vices de la civilisation ; c’est surtout que l’auteur avait eu l’idée ingénieuse de transformer ces violents anathèmes en traits de naïveté ou en plaintes touchantes et de les placer dans la bouche d’une jeune femme qui avait quelque chose de la tendresse et de la passion de Julie. Rousseau porta bonheur à la première œuvre de Chamfort, qui, lorsqu’il était en quête d’inspirations, aurait pu s’adresser plus mal. La Harpe l’a bien compris, et il loue le rôle de cette Betti qui fait « entendre la plainte de l’amour dans le langage d’une habitante des bois dont l’auteur a très bien saisi la vérité pénétrante et la douce simplicité[16] ». Aujourd’hui que les idées et les héroïnes de Rousseau ne nous passionnent plus, nous pensons, comme Grimm, que la pièce de Chamfort n’est qu’un ouvrage d’enfant, et nous faisons bon marché de son mérite littéraire. Mais, en étudiant la vie et le caractère de Chamfort, nous ne pouvons cependant la négliger tout à fait. Malgré toutes les conventions de genre et de mode, elle trahit son auteur par quelque endroit. Les jeunes écrivains ont cet aimable défaut de se livrer, quoi qu’ils en aient ; et Belton, à bien des égards, parle comme sentait Chamfort. Inconnu, il portait allégrement la pauvreté ; mais, pour faire représenter sa pièce, il dut voir les Gentilshommes de la Chambre, les gens de lettres et les comédiens. Il éprouva, dès qu’il chercha à se mettre en vue, ce que la pauvreté traîne avec elle d’embarras qui déconcerte, quels froissements accompagnent la bienveillance qu’elle excite et qui sait mal se distinguer de la pitié, le sentiment de gêne, d’infériorité et de dépendance qu’elle impose à celui sur qui elle pèse, et combien elle rend lourd à porter le fardeau de la reconnaissance. Ce sentiment de pudeur fière, voilà ce qui fait, comme on disait alors, le nœud de la pièce. Belton ne songerait pas un seul moment à abandonner Betti, s’il ne redoutait


Le mépris, ce tyran de la société,
Cet horrible fléau, ce poids insupportable
Dont l’homme accable l’homme et charge son semblable[17].

Et ce sentiment impatient et ombrageux, cette préoccupation inquiète de préserver sa dignité contre toute atteinte est justement le point résistant autour duquel, pour ainsi parler, devait se former le caractère de Chamfort.

Quelques mois après la représentation de la Jeune Indienne, l’Académie lui décerna un prix de poésie pour son Épître d’un père à son fils sur la naissance d’un petit-fils. Ici encore nous retrouvons la marque de l’influence de Rousseau ; ce n’est plus du Discours sur l’inégalité et de la Nouvelle Héloïse que s’inspire le poète ; l’Émile a paru en 1762 ; le grand-père que fait parler Chamfort n’a pas négligé de le lire. Il a même, semble-t-il, devancé quelques-uns des conseils de Rousseau. « Au jour de ta naissance, dit-il à son fils,


Je te pris dans mes bras ; un serment solennel
Promit de l’élever dans le sein paternel. »

Rousseau pourtant n’avait pas encore pu écrire la phrase fameuse : « Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père ». Nous reconnaissons dans l’épître académique l’anathème que Rousseau avait lancé contre « ces risibles établissements qu’on appelle collèges ».


Loin de lui ces prisons où le hasard rassemble
Des esprits inégaux qu’on fait ramper ensemble,
Où le vil préjugé vend d’obscures erreurs
Que la jeunesse achète aux dépens de ses mœurs.

Sophie même, tant ce grand-père voit loin dans l’avenir, figure dans ces vers :


Qu’un seul objet, mon fils, t’enchaînant sous sa loi
Te dérobe à son sexe anéanti pour toi[18].

Il est clair que cette seconde imitation de Rousseau réussit moins bien à Chamfort que la première, et Grimm a bien raison de dire « Vous ne serez peut-être pas content de la totalité de ce morceau ; vous n’y trouverez point ce langage touchant et grave qui convient à un père dans la circonstance où le poète l’a placé[19] ». Mais aussi quel étrange sujet à proposer à des jeunes gens que cette lettre d’un aïeul ! Si faible d’ailleurs que fût l’œuvre de Chamfort, elle avait réussi. Le théâtre et les concours académiques étaient alors les deux grandes portes qui donnaient accès à la réputation, elles s’étaient ouvertes pour lui. Dès lors il prend rang parmi les gens de lettres connus. Voltaire qui, sans doute, ne sut pas quel était l’auteur de l’épigramme sur Candide, lui avait écrit, au début de 1764, qu’il attendait avec impatience la Jeune Indienne, et, dans une seconde lettre, datée du 25 mai : « Je suis persuadé, lui disait-il, que vous irez très loin. » Bien que Voltaire ne fût pas chiche de compliments pour les jeunes auteurs, de pareilles lettres valaient pourtant un brevet de talent. Aussi, d’Alembert lut-il lui-même en séance publique de l’Académie la pièce couronnée de Chamfort[20] ; et certaines anecdotes font croire qu’il y eut entre eux, vers ce temps, des relations assez fréquentes. Chamfort voyait aussi Marmontel, qui, bien qu’il eût perdu récemment le privilège du Mercure, n’en était pas moins un des mieux accrédités et des mieux rentés entre les beaux esprits. Duclos surtout semble avoir été le grand introducteur littéraire de Chamfort. « Duclos, dit Aubin, s’aperçut d’une ressemblance frappante entre la tournure d’esprit du jeune Chamfort et la sienne ; il s’empressa d’autant plus volontiers à l’introduire dans le monde »[21] ; et Duclos, en effet, avec sa verve un peu âpre, avec ses brusqueries de langage et la rudesse, au moins apparente, de son caractère, pouvait bien plaire à celui que, dès ce temps-là, Sophie Arnould nommait Dom Brusquin d’Algarade.

Dans le monde des lettres, Chamfort n’avait pas seulement des protecteurs, mais aussi des amis : c’était Delille, son compatriote, peu connu encore, mais déjà goûté de ceux qui le connaissaient ; c’était Sélis, un jeune professeur de rhétorique, plein d’esprit et de bonnes lettres ; c’était Saurin, déjà vieux, mais bienveillant, aimable, vivant heureux et souriant près de sa charmante femme ; c’était encore Thomas et Ducis dont Chamfort admirait la fraternelle amitié ; tous hommes d’un caractère estimable, de mœurs simples, et qui, quelle que fût leur doctrine morale, vécurent avec dignité, en stoïciens pratiques. Nul doute que ces relations n’aient été profitables à Chamfort ; elles furent sa sauvegarde aux heures de la jeunesse ; grâce à elles, au milieu même de ses dissipations, il sut toujours défendre son honnêteté et sa générosité natives.

Jeune, beau, spirituel, il fut en effet, après son succès de la Jeune Indienne, très fêté et très recherché dans le monde des théâtres ; son prix académique lui avait ouvert aussi les salons ; et, à ce moment, les salons n’étaient pas beaucoup plus sévères que les coulisses. Chamfort, d’ailleurs, l’a déclaré ne songea pas à vaincre ses passions ; avec elles il ne sut faire rien autre que les détruire… en les satisfaisant. Autant qu’homme du siècle, il eut ce qu’on a appelé depuis une éducation sentimentale. Si l’on en croit les Actes des Apôtres, Mlle Guimard fut une des premières femmes qu’il aima : « Mlle Guimard, dit le malin journal, qui imagine des confidences de Chamfort, était[22] alors une des plus agréables danseuses de la nation ; je me fis une des colombes du char de cette Vénus ». Et ni l’âge, ni les mœurs de la danseuse et du poète ne rendent cette indiscrétion invraisemblable. Ajoutons que, dès 1763, Guimard, déjà riche, avait à Pantin un théâtre de société ; on y représentait des parades de Collé et des vaudevilles de Carmontelle ; n’y put on pas jouer aussi la Jeune Indienne, si fort à la mode, et encore cette Fanni qui, d’après le Dictionnaire dramatique[23], fut donnée sur un théâtre de salon et dont nous n’avons retrouvé aucune trace ? Cette liaison ressembla, selon toute apparence, à celles de ce genre : orageuse et brève, Chamfort lui fit succéder d’autres amours plus faciles et moins relevées : « Il succomba volontairement, dit Aubin, à toutes les tentations[24] ». Sans calcul (il n’avait pas encore tant d’expérience), il gagnait ainsi l’attention des grandes dames. N’a-t-il pas conté lui-même cette anecdote significative ? « M………, qui avait vécu avec des princesses, me disait : Croyez-vous que M. de L… ait Mlle de S… ? ― Je lui répondis : il n’en a pas même la prétention ; il se donne pour un libertin, un homme qui aime les filles par-dessus tout. ― Jeune homme, me répondit-il, n’en soyez pas la dupe ; c’est avec cela qu’on a des reines[25]. » Homme de plaisir, cela eut suffi à Chamfort, sans son esprit, pour devenir un homme à la mode. Vers ce temps, Mme de Genlis le rencontra chez Mme de Roncé, où il était, ce semble, très en faveur et où il triomphait peu discrètement : « J’allais quelquefois chez Mme de Roncé, ancienne dame de feu Mme la princesse de Condé ; elle recevait du monde tous les samedis ; on y causait, on y faisait de la musique ; j’y jouai quelquefois de la harpe. Je vis chez elle M. de Chamfort qui avait déjà donné la Jeune Indienne ; il avait une jolie figure et beaucoup de fatuité[26] ». Un mot de douairière lui avait d’ailleurs fait, dans le monde, la réputation la plus avantageuse. La vieille Mme de Craon, mère de cette marquise de Boufflers, qui fut la dame de volupté du roi Stanislas Leckzinski, avait dit de lui un jour dans un cercle de jeunes femmes : « Vous le prenez pour un Adonis, c’est un Hercule ».

Il attirait en même temps l’attention des grands seigneurs et des hommes en place. Nous avons vu le duc de Duras, un des quatre Gentilshommes de la Chambre, et d’Argental, l’homme d’affaires littéraire de Voltaire, s’occuper très fort de lui lors de la première représentation de la Jeune Indienne. Mais le duc de La Vallière surtout semble avoir été son premier patron. Grand amateur de livres, très riche et très prodigue, s’entourant volontiers de gens de lettres, le duc de La Vallière fréquentait aussi les déesses d’Opéra. C’est lui qui, voyant un jour la petite Lacour sans diamants, « s’approche d’elle et lui demande comment cela se fait : « C’est, lui dit-elle[27], que les diamants sont la croix de Saint-Louis de notre état ». Et, comme il aimait l’esprit, sur ce mot, il devint d’elle amoureux fou. Par surcroît, il était métromane ; ou plutôt, suivant la tradition de Richelieu, il composait des livrets de ballet, des divertissements pour les spectacles de la cour, et les faisait versifier par des auteurs à ses gages. C’est ainsi que Chamfort, qu’il avait dû rencontrer à l’Opéra, lui servit de teinturier littéraire, comme dit Papillon de la Ferté, pour les deux ballets héroïques de Palmire, et Zénis et Almasie, joués devant le roi en 1765[28]. Chamfort, comme il convient, disait très haut qu’il n’était pour rien dans ces ouvrages. « M. de Chamfort, écrit Grimm, s’en défend comme d’un meurtre : il prétend qu’on a assez de ses propres péchés sans se charger des péchés d’autrui[29]. » Mais il avait beau dire ; on parlait beaucoup de lui à cette heure on annonçait qu’il préparait une tragédie de Polyxène et un Pharamond ; ses relations avec le duc de La Vallière engageaient tout le monde à croire qu’il avait pour lui tenu la plume ; et la maligne Sophie Arnould ne l’appelait plus que le « manteau ducal ».

Ces rapides succès dans le monde et dans les lettres grisèrent Chamfort. Assez peu disposé à la modestie, il ne se garda pas de l’infatuation. Plus tard il l’a confessé lui-même : « M*** avait montré beaucoup d’insolence et de vanité après une espèce de succès au théâtre (c’était son premier ouvrage). Un de ses amis lui dit : Mon ami, tu sèmes les ronces devant toi ; tu les retrouveras en repassant[30] ». De même ses bonnes fortunes aisées lui firent perdre toute prudence. Très épris du plaisir, il s’y livra avec la fougue de son tempérament et de son âge ; et, durant ces années où, comme il dit, « on se sert de son estomac pour s’amuser et de sa personne pour tuer le temps »[31], il usa et abusa de sa santé. Il finit par la compromettre, ou plutôt par la perdre pour toujours. Tombé gravement malade, « ses nerfs, dit Ginguené, restèrent affectés et des humeurs âcres se jetèrent sur ses yeux ».

À cette heure il éprouva vraiment une extrême détresse. Les quelques louis de son prix académique, les 524 livres qu’il avait retirées des représentations de la Jeune Indienne, la maigre rétribution qu’il touchait au Journal Encyclopédique, sans doute aussi quelques largesses du duc de La Vallière, lui avaient permis de vivre au jour le jour ; mais, la maladie arrivée, que devenir ? Heureusement Saurin et sa femme lui vinrent en aide ; son rétablissement fut lent et incomplet ; mais enfin, après quelques mois, tout travail ne lui était plus interdit. Le bon abbé de La Roche, un ami des Saurin, aurait voulu le préserver à tout jamais contre le retour d’heures si pénibles. Il s’entremit pour lui, et, si Chamfort y eût consenti, il eût pu devenir le gouverneur de deux jeunes Anglais, qu’il aurait eu pour mission de guider dans un voyage en Italie ; le voyage achevé, il eût reçu une rétribution de 40,000 livres. Mais l’argent ne le tentait pas ; quand on lui proposa cette place lucrative : « Je sais, dit-il, qu’on vit avec de l’argent ; mais je sais aussi qu’il ne faut pas vivre pour de l’argent[32] ». Le monde, où il avait eu des triomphes d’amour-propre, l’attire et le retiendra longtemps encore ; il n’est point désabusé, tant s’en faut, des joies que donne la réputation littéraire ; et il se peut bien aussi qu’il se fasse illusion sur sa vocation poétique.

Le libraire Panckoucke lançait alors une grande entreprise de librairie ; il recrutait des collaborateurs pour la publication de son Grand Vocabulaire français, destiné à remplacer tous les dictionnaires en usage, toutes les encyclopédies connues. Le tome I de cette compilation, qui n’en compte pas moins de trente, parut en 1767. Panckoucke enrôla Chamfort, qui, d’après Sélis, serait l’auteur de plusieurs volumes de ce Grand Vocabulaire. Sélis veut dire sans doute qu’il composa la valeur de plusieurs volumes ; il est certain, en tout cas, qu’il fut chargé de rédiger les articles de dramaturgie ; car dans les in-octavo massifs du Grand Vocabulaire nous avons retrouvé des pages entières que Chamfort inséra plus tard, presque sans y retoucher, dans le Dictionnaire dramatique paru en 1776. Probablement aussi certains articles de critique littéraire, de grammaire peut-être, sont de sa main ; et, si ce travail n’a rien de brillant, il atteste au moins que Chamfort, quoi qu’on en ait pu dire, sut, quand il le fallait, être laborieux.

En ces années 1766 et 1767, tandis qu’il portait courageusement le poids de cette lourde besogne, il s’essaya encore à des compositions poétiques. Un Discours philosophique en vers sur l’Homme de Lettres (1766) ne fut point couronné par l’Académie ; c’est La Harpe qui emporta le prix. Des odes sur la Grandeur de l’Homme (1767), sur les Volcans, sur la Vérité (1768), passèrent à peu près inaperçues ; et c’est en vérité ce qui pouvait leur arriver de mieux. La Harpe n’a été ni injuste ni trop dur pour ces vers, lorsqu’il dit à ce sujet : « Elles (ces odes) sont écrites avec assez de correction et de pureté, comme le sont d’ordinaire les productions de cet écrivain ; mais elles sont aussi frappées de froideur et de langueur, comme tout ce qu’il a composé en poésie noble »[33]. Chamfort, heureusement, ne récidiva plus : il était assez avisé pour comprendre qu’il se trompait de voie. À dater de ce moment, sauf sa tragédie de Mustapha, ses épigrammes et ses contes, simples jeux de société, il n’écrivit plus rien qu’en prose.

Toutes ces œuvres de début ne laissent point pressentir ce que Chamfort sera un jour, et ne permettent presque jamais de deviner ce qu’il était alors ; sa personnalité ne s’y marque point ; tout au plus s’y trahit-elle en quelques rares rencontres que nous avons signalées. Et pourtant il y aurait intérêt à savoir au juste quelle opinion l’on doit se faire de son caractère à ce moment de sa vie. « L’idée qu’il a imprimée de lui, dit Sainte-Beuve[34], est celle… d’une sorte de méchanceté envieuse ! » Nous pensons que c’est trop dire ; mais on ne peut, en tout cas, nier son amertume et sa causticité. Si l’on veut le juger en toute justice, n’importe-t-il pas de se demander si cette causticité et cette amertume étaient en germe dans son âme, s’il les tenait de son propre fond, ou si c’est, au contraire, à l’école de la vie qu’il prit des leçons de désenchantement ?

Cette question ne saurait se résoudre très aisément. Les mémoires et les correspondances parlent peu alors de Chamfort dont la notoriété est toute fraîche et encore assez restreinte ; les confidences qu’il a faites plus tard ne se rapportent guère qu’à l’époque où il avait atteint la quarantaine. Il nous faut pourtant essayer, en ajoutant quelques traits à ceux que nous avons notés au passage, de saisir ce qu’aux heures de la jeunesse il y eut d’essentiel dans sa conduite et dans sa physionomie morale.

Homme de plaisir, à une époque d’extrême livence, il eut du moins cette excuse à son dérèglement, qu’il s’y livra avec une sorte de bonne foi. Plus tard, une femme lui dit, un jour, ce mot curieux : « Je n’aime pas les gens d’esprit en amour : ils se regardent passer[35] ». Elle entendait qu’ils ne perdent jamais la tête, qu’ils ne s’oublient pas. Lui, s’oubliait à cette heure. Il payait de sa personne sans ménagement et sans calcul. Point de calcul de bas intérêt ; et des calculs de ce genre étaient trop peu rares ; point de calcul d’ambition, et ceux-là étaient plus communs encore. Ne sait-on pas tout ce que Marmontel et Rulhierre, pour n’en point citer d’autres, durent à leurs belles amies ? Chez Chamfort nous ne voyons pas non plus trace de cette rouerie, de ces perfidies méchantes avec les femmes, que la mode autorisa et recommanda même vers ce temps. « Je n’ai pas toujours été aussi Céladon que vous me voyez, dit-il quelque part. Si je vous comptais trois ou quatre traits de ma jeunesse, vous verriez que cela n’est pas trop honnête, et que cela appartient à la meilleure compagnie[36]. » Mais ne prenons point cela pour un aveu ; il a voulu seulement, en parlant ainsi, se donner une occasion de lancer une épigramme contre les gens du bel air. « Dans ma jeunesse, dit-il, ailleurs, j’aimais à intéresser, j’aimais peu à séduire, et j’ai toujours détesté de corrompre »[37]. C’est ici qu’il est sincère. Emporté par l’ardeur de ses sens, il se peut qu’il n’eût pas grand respect pour les femmes et ne trouvât de bon en elles que ce qu’elles ont de meilleur. Mais pourtant il n’avait de mépris ni pour les femmes, ni pour l’amour. Le libertinage, qui ruina sa santé, ne le rendit pas incapable de tendresse. « Un jeune homme sensible et portant l’honnêteté dans l’amour était bafoué par des libertins qui se moquaient de sa tournure sentimentale. Il leur répondit avec naïveté : Est-ce ma faute à moi si j’aime mieux les femmes que j’aime que les femmes que je n’aime pas »[38] ? Chamfort nous a la mine d’avoir été le héros de cette anecdote.

Épris de la réputation autant que des femmes, il la rechercha avec vivacité, ; mais il ne mit point d’âpreté à la poursuivre. N’est-ce pas un fait digne de remarque qu’il n’essaya point de faire violence à la gloire, qu’il ne songea point à la conquérir en dépit de Minerve, aux dépens de son naturel ? Malgré ses succès, il comprit vite qu’il n’était pas né pour la poésie et y renonça. C’est, dira-t-on, de la paresse ; il se peut. Mais un renoncement si facile et si prompt se concilie-t-il bien avec cette énergie ardente, qui, au gré de Sainte-Beuve, aurait trop tôt brûlé son âme et tari en lui toute sensibilité ? Dans ses démarches pour se faire valoir, pour faire valoir ses œuvres, trouve-t-on rien qui trahisse la jalousie, l’envie, le désir de se pousser à l’exclusion de ses rivaux ? Tout ce que l’on sait au contraire de ses rapports avec les gens de lettres indique qu’il y apporta beaucoup de réserve, de loyauté et une humeur pacifique peu commune chez les jeunes littérateurs de l’époque. Voltaire reçoit en hommage les œuvres de Chamfort ; mais c’est là une marque de déférence à laquelle nul ne se soustrait alors ; Chamfort est respectueux avec le patriarche, il ne lui fait point sa cour. Quand il brigue les couronnes académiques, il voit Marmontel, Duclos, d’Alembert : ce sont démarches que l’usage impose. Chamfort est poli avec ses juges ; dans ses œuvres, on ne trouve pas un mot de flatterie à leur adresse. Les coteries s’ouvrent sans peine aux gens pressés d’arriver ; grâce à elles, on travaille commodément à détruire ses rivaux ; Chamfort fuit les coteries, au lieu de s’y engager. Après le succès de la Jeune Indienne, il est, nous dit Sélis, recherché « par ce qu’on appelait alors le parti philosophique ». Il se dérobe. Serait-ce qu’il compte sur des appuis dans le parti adverse ? Point. Car Fréron, c’est toujours Sélis qui l’atteste, « l’honora de ses mépris ». Avec sa verve de vingt-cinq ans, il est, à coup sûr, de ceux dont on peut dire qu’ils sont en état perpétuel d’épigramme contre leur prochain ; voit-on, lorsque son carquois est si bien garni, qu’il ait lancé quelques traits contre ses émules ? En aucune façon ; il n’est mêlé à aucune polémique. La Harpe est, dès ce temps, redouté et honni. « Je ne connais pas ce jeune homme, dit Grimm, pas même de figure. Il a du talent ; on dit généralement qu’il a encore plus de fatuité, et il faut qu’il en soit quelque chose, car il a une foule d’ennemis, et son talent n’est ni assez décidé, ni assez éminent pour lui en avoir attiré un si grand nombre[39]. » À ce moment on ne connaît pas d’ennemi littéraire à Chamfort.

Déjà son ambition, je crois bien, ne s’enfermait pas dans le domaine de la littérature. Depuis la mission de Voltaire près de Frédéric, beaucoup de gens de lettres espéraient être mêlés aux grandes affaires. Bernis n’était-il point arrivé au ministère ? et l’on savait qu’il devait sa fortune, non pas à sa mince noblesse, mais à ses vers qui n’étaient pourtant que de bien petits vers. Pourquoi se fût-on interdit les vastes espoirs ? Grands seigneurs et monarques étrangers faisaient des avances flatteuses aux poètes et aux philosophes de la France ; ne semblait-il pas qu’en France leur heure fût tout près de venir ? Chamfort chercha donc à s’ouvrir un accès dans le monde, et il est vrai qu’il réussit à y plaire, sinon sans le vouloir, au moins sans s’y efforcer. Vers 1770, Grimm a tracé un portrait du Chamfort qu’on voyait alors dans les salons :

« M. de Chamfort, dit-il, est jeune, d’une jolie figure, ayant l’élégance recherchée de son âge et de son métier. Je ne le connais pas, mais s’il fallait deviner son caractère d’après sa petite comédie (le Marchand de Smyrne), je parierais qu’il est petit maître ; bon enfant au fond, mais vain, pétri de petits airs, de petites manières, … en un mot, de cette pâte mêlée dont il résulte des enfants de vingt à vingt-cinq ans, assez déplaisants, mais qui mûrissent cependant et qui deviennent, à l’âge de trente à quarante ans, des hommes de mérite[40]. »

Grimm, il est vrai, dit qu’il ne connaît point Chamfort ; mais soyez sûr que ce portrait n’est pas de pure invention : Grimm est de ceux qui se renseignent. Or ce petit maître, bon enfant, qu’il nous peint, ressemble-t-il en aucune façon à un ambitieux inquiet et morose ?

Orgueilleux ? Ah ! certes, il ne manqua pas d’orgueil, si, par orgueil, on entend qu’il eut le souci de ne rien laisser entreprendre sur son indépendance et sur sa dignité. Très jeune, avant d’être devenu méfiant, il sentit que, dans la société de son temps, c’étaient là des biens sur lesquels il fallait toujours veiller. Le monde lui plaisait, mais à la condition d’y être traité sur le pied d’égalité. Il était pauvre et plébéien ; il se gardait de l’oublier, mais n’eût pas toléré qu’on le lui rappelât, si l’on eût ainsi voulu lui faire entendre qu’il était inférieur. « Un homme de lettres, à qui un grand seigneur faisait sentir la supériorité de son rang, lui dit : « Monsieur le duc, je n’ignore pas ce que je dois savoir ; mais je sais aussi qu’il est plus aisé d’être au-dessus de moi qu’à côté [41]. » Voilà une réplique de Chamfort dans le monde et quelle attitude il y prenait. Attitude honorable, mais pas toujours aisée. « On s’apercevait à ses manières, nous dit Aubin, qu’il n’était pas né dans le grand monde ; il y était gauche, et crut remplacer ce défaut d’aisance en s’y mettant trop à son aise[42]. » Assurément c’est dans des sentiments de fierté qu’il puisait les principes de sa conduite « L’homme le plus modeste, en vivant dans le monde, doit, s’il est pauvre, avoir un maintien très assuré et une certaine aisance qui empêchent qu’on ne prenne quelque avantage sur lui. Il faut, dans ce cas, parer sa modestie de sa fierté[43] ». Mais, dans la pratique, il dut arriver que sa fierté dégénéra en orgueil.

Et d’ailleurs, reconnaissons-le sans difficulté, il ne fut pas exempt d’orgueil tout pur et tout simple, sans équivoque possible. Lui même n’a pas dissimulé sa fatuité après son premier succès littéraire. Mme de Genlis nous dit qu’il lui a paru très fat chez Mme de Roncé, et Diderot, si bienveillant pour les jeunes, témoigne dans le même sens : « C’est, dit-il (en 1767), un petit ballon dont une piqûre d’épingle fait sortir un vent violent[44]. » Mais l’orgueil qui fait de pareils éclats peut être désagréable ; il n’indique point une nature sèche, froide et mauvaise.

Au reste, des témoignages positifs assurent qu’il y avait dans l’âme de Chamfort des sentiments puisés aux sources les plus vives et les plus pures de la sensibilité. En passant, nous avons parlé des soins qu’il prit de sa mère. Il faut y insister, et dire qu’au milieu de ses désordres, au milieu de ses succès, ni ses secours ni sa tendresse ne manquèrent jamais à l’humble Thérèse Croiset. « J’applaudissais à sa piété vraiment filiale pour sa mère qu’il soulageait. Elle vieillit assez pour jouir des bienfaits d’un fils qui venait la chercher dans l’ombre, où il ne rentrait plus que pour elle [45]. » Les bons fils ne sont pas rares heureusement ; les bons camarades sont moins communs, et Chamfort fut bon camarade. Sa camaraderie allait volontiers jusqu’à l’amitié. Lié, dans sa jeunesse, avec Bret, qui collaborait au Journal Encyclopédique, il eut toute sorte d’égards pour ce compagnon plus âgé que lui, qu’il soigna dans sa dernière maladie et à qui il ferma les yeux. Au risque de se compromettre, il épousait chaleureusement la cause de ceux qu’il croyait devoir lui être chers. C’est pour Rulhierre qu’il eut avec Marmontel cette algarade qu’a contée Diderot[46] ; à la veille de concourir pour un prix académique, il attaquait un jugement de l’Académie parce qu’il lui paraissait léser un ami.

Rien, en somme, dans la jeunesse de Chamfort, ne permet de prendre mauvaise idée de son caractère. Ne pardonne-t-on pas aux jeunes gens du libertinage, quelque ambition et un peu d’orgueil, surtout lorsque ces défauts sont compensés par du désintéressement, par le goût de l’indépendance, le respect des devoirs de famille et par ce que La Fontaine appelait « le don d’être ami » ? D’Argenson dit dans ses Mémoires que le siècle fut atteint à un moment d’une paralysie du cœur ; c’est une maladie que Chamfort jeune ne connut pas.

  1. Ed. Auguis, I, 336.
  2. Voir Eugene Hatin, Histoire de la Presse, tome III.
  3. Il est probable que la collaboration anonyme de Chamfort se prolongea au delà de ce délai de deux ans.
  4. Paris, an IX, chez les marchands de nouveautés.
  5. Ed. Auguis, I, 439.
  6. Sélis dans ses articles de la Décade philosophique.
  7. Chamfortiana, XII.
  8. Éd. Auguis, V, 222.
  9. Éd. Auguis. III. 386.
  10. Journal et Mémoires de Charles Collé publies par Honoré Bonhomme (tome II, p. 364 sq.).
  11. Correspondance littéraire de Grimm, éditée par Maurice Tourneux, tome V.
  12. Journal de Collé, II, 361 sq.
  13. Causeries du Lundi, IV, 543.
  14. Les neuf représentations de la Jeune Indienne rapportèrent 10271 livres 5 sols, sur quoi Chamfort toucha 324 francs qui lui furent payés le 15 juin 1764. Nous devons à l’obligeance de M. G. Monval, d’avoir pu consulter le dossier dramatique de Chamfort aux archives de la Comédie-Française.
  15. Journal de Papillon de la Ferté. publie par Ernest Boysse (Paris, Ollendorf, 1887, in-8o).
  16. La Harpe. Cours de Littérature, tome XI, p. 428 (Paris, an VIII, in-8o).
  17. Ed. Auguis, IV, p. 322.
  18. Éd. Auguis V, 103 sqq.
  19. Correspondance de Grimm. VI. 73.
  20. Nous trouvons ce détail dans un petit écrit paru à Paris en 1791 sous ce titre Petite lettre a M. de Chamfort sur sa longue adresse contre les Académies, — par un académicien de province. (À la Bibl. nationale, sous la cote Lb39 4938.)
  21. Chamfortiana, V.
  22. Actes des Apôtres, tome XX. p. 112.
  23. Dictionnaire dramatique (Paris, Lacombe. MDCCLXXVI, tome III, p. 526).
  24. Chamfortiana, IX.
  25. Éd. Auguis, II. 31.
  26. Mémoires de Mme de Genlis (Paris, chez Ladvocat, tome 1, p. 291).
  27. Éd. Auguis, II, 28.
  28. Journal de Papillon de la ferté (a la date du 30 juin et du 31 juillet 1765).
  29. Correspondance de Grimm, VI. 398.
  30. Éd. Auguis. II, 98.
  31. Éd Auguis, I. 374.
  32. Éd. Auguis, II. 120.
  33. Cours de littérature, tome IX, p. 423 sqq.
  34. Causeries du Lundi, IV. 539.
  35. J’emprunte ce mot à quelques pensées inédites de Chamfort qui m’ont été gracieusement communiquées par M. Charavay.
  36. Éd. Auguis, I, 411.
  37. Éd. Auguis, II, 95.
  38. Éd. Auguis, II, 7.
  39. Correspondance de Grimm, VIII, 48-49.
  40. Correspondance de Grimm. VIII, 448.
  41. Éd. Auguis, II, 116.
  42. Chamfortiana, X et XI.
  43. Éd. Auguis, I, 396.
  44. Diderot, Ed. Assezat, XI, 375.
  45. Chamfortiana, VII.
  46. Diderot, Ed. Assezat. XI, 375.