Auguste Brancart (p. 215-223).
Troisième partie



V


L’averse s’épanchait à grand bruit, striait le noir, effaçait les angles des maisons basses où de maigres lueurs s’irradiaient derrière des rideaux trop diaphanes.

Lucie Thirache inspectait la rue Malpart, à peine éclairée par les coups de lumière que dardaient les rares boutiques ouvertes. Seules, quelques flaques boueuses miroitaient. Elle s’arrêta, tendant aux baisers humides d’un miché ses lèvres indifférentes. Elle releva son parapluie, tâcha à couvrir le chapeau du monsieur très ivre, qui l’enlaçait ; elle scruta l’obscur pour s’assurer si son amant était en vue.

Elle réfléchit : « Tant pis ; il l’ennuyait à la fin avec ses jalousies bêtes ! Si on ne pouvait plus rien faire ! Et puis, pour ce qu’il gagnait ! Elle ne pouvait pourtant pas aller quêter de l’ouvrage de boutique en boutique, ah non, par exemple ! » Une crainte cependant la tenait anxieuse : il lui fallait conduire l’homme raccroché dans la chambre commune, au-dessus du magasin où travaillait Zéphyr, et si on était aperçus, ce serait une jolie scène. Elle restait au bord du trottoir, indécise, très embarrassée.

Mais l’apparition brusque de l’amant au seuil de l’épicerie, lui donna comme un coup et dissipa son incertitude. Avec une crânerie moqueuse elle emmena le miché jusque-là, le poussa dans un étroit couloir, recommandant : « Monte, mon chéri, c’est la première porte en haut ; la clef est dessus ; il y a une bougie et des allumettes sur la table ; je te rejoins. »

Et, dissimulant ses appréhensions sous un air d’autorité câline, elle s’appuya au bras de Zéphyr, sérieusement résolue à imposer sa volonté :

— Tu sais, mon petit homme, tu serais bien gentil de ne pas venir ce soir ; non, vrai, il n’y a pas moyen que tu viennes.

Lui se taisait. À sa face le sang affluait ; il semblait figé par une stupeur. La femme devina quelle colère l’avait saisi ; elle craignit un éclat brusque et, pour le prévenir, dans un flot de paroles dolentes, elle plaida sans fin :

— Ne te fâche pas, je t’en prie, faut pas m’en vouloir, tu sais. Je t’aime bien, tu sais, car sans cela je serais riche à présent. Peux-tu bien croire que je pourrais te lâcher, après avoir fait tout ça pour toi ? Crois-tu que je pourrais te faire des queues, pour le plaisir, avec des types que j’ai jamais tant vus, et puis laids… Oh ! tu ne sais pas quelle tête il a, celui-ci… Mais nous avons des dettes…

Elle les énuméra nombreuses, très lourdes, et elle reprit :

— Ah ! si nous étions plus riches ! c’est là que je les enverrais paître, un bon coup, les michés ! Dis, tu le sais bien, tu ne m’en veux pas ? Dis ? D’un seul trait, sans une pause, Lucie avait précipité les mots, enfilé les phrases. Puis elle s’arrêta, fit un pas en arrière pour feindre un départ. Elle sentait bien la querelle interminée, mais elle voulait marquer à son amant la fermeté de sa résolution.

Lui, se tenait toujours adossé à la porte, immobile.

— Allons, c’est entendu, n’est-ce pas ? dit Lucie, qui recula, apeurée par ce silence.

Alors Zéphyr éclata :

— Tu vas rester ici, tu entends ! Ah ! il ne faut pas te foutre de moi comme ça ; je sais bien ce qu’il en est, va… Avec ça que je t’ai pas vue entrer, l’autre jour, avec des hommes chez Merlin, aux Trois Pigeons, dans tous ces garnis, des vrais bordels !

Et sa voix montait ; il criait, levant les poings.

Elle fut vexée de se voir découverte ; mais, comprenant que ces reproches permettaient une diversion, elle s’attarda à s’excuser avec de faciles mensonges : on l’espionnait, c’était du propre, et en se trompait encore. Aux Trois Pigeons, c’était Louise qui y demeurait avec Angèle, et les hommes c’étaient leurs amants. Bien vrai, conclut-elle, si on ne peut plus parler à un homme, maintenant !

— Oh ! oui, comme c’est malin ! Si tu crois que je coupe là-dedans. Marche toujours ; je sais bien ce qui en est ; tu veux refaire la noce, voilà tout. Tu en as plein le dos de t’être mise avec moi, voilà tout. Tu veux encore te faire éreinter la carcasse par ces cochons de bourgeois ! Et puis, Zéphyr, c’est bon quand il n’y en a pas d’autre…

— Tiens, tu me fais suer !

Lucie, qui jusqu’alors avait fixé sur son amant des yeux férocement attentifs, haussa les épaules, comme excédée par l’insanité de ces réclamations. Elle se détourna, se mit à contempler la vitrine de l’épicerie, à compter les yeux d’un gruyère qui embrassait, dans une entaille triangulaire, un bocal de cornichons et des boîtes de fil puis son regard se reporta sur les images d’Épinal qui tapissaient le fond, accrochées à une ficelle par des pinces de bois. Elle s’intéressa presque à ces colorations enfantines, jusqu’au moment où Zéphyr, qui s’était d’abord épandu en lamentations sur son malheur, finit par lui défendre de ramener cet homme dans sa chambre.

— De quoi, de quoi, ta chambre ? Mais v’la de beaux jours que c’est moi qui la paie cette cambuse ! Tu pourrais bien dire notre chambre, au moins ; et puis, nous verrons un peu si tu oses lui secouer la paillasse, t’es trop feignant pour ça.

Sans cesse la voix de l’amant s’élevait avec des intonations furieuses, éveillant la rue de son silence mort. Le rideau d’une fenêtre en face, s’était soulevé, et une tête avait apparu, le front collé à la vitre. Lucie l’aperçut, et gênée de cet espionnage, elle répondit tout bas :

— Bon ! tu seras encore bien content de venir déjeûner avec moi, demain.

— Ah ça ! pour qui me prends-tu, sale putain ! hurla Zéphyr. Non tu sais, j’en suis pas encore là.

Il avait empoigné le bras de la fille et le serrait avec des secousses brutales si bien que Lucie d’abord contente d’avoir excité cette colère, se fâcha tout à fait.

— Ah ! Monsieur n’en est pas encore là ! Elle est bonne celle-là ! Mais mon pauvre ami, voilà trois mois que tu en es là, trois mois que je t’entretiens comme un joli petit macq que tu es.

Elle s’emporta, furieuse, déballant les raisons qui lui faisaient juger son amant un souteneur. Et il n’avouait pas ! Il protestait ! Ce manque de bonne foi l’indignait. Elle lui reprochait rageusement la modicité de sa paye, son égoïsme, sa tenue propre, la manière infâme dont il avait profité d’une minute d’égarement pour s’attacher à elle « comme une sangsue, » et l’exploiter. Ensuite, quand elle fut à bout d’injures, elle s’attendrit sur elle-même, afin de trouver un thème à récriminations ;

— Toujours faut que ces cochons d’hommes me fassent périr de misère ! Qu’est—ce que j’ai donc fait pour être malheureuse comme ça.

Elle pleurait.

Un flot d’idées tristes l’envahissait, elle rappelait son luxe perdu, sa vie de noce enterrée.

— Tant pis pour toi ! Fallait pas venir !

Le ton très dur de Zéphyr fit comprendre à Lucie qu’elle avait été trop loin. Elle craignit que l’épicier ne s’en fût pour toujours ; et, dans une vague terreur de l’inconnu, empoignée aussi par un amour-propre à la pensée d’être lâchée, elle se fit aimante et douce, transigea : « Elle n’avait pu faire autrement que le suivre ; elle savait bien ; il l’avait conquise tout entière. Et cependant, aujourd’hui, il méritait bien qu’elle le quittât. Mais ce lui était impossible. » Elle continua longtemps, larmoyante, d’une voix triste, avec des regards tendres. Elle avait poussé Zéphyr dans l’intérieur de l’épicerie et lui, semblait s’intéresser peu à peu à. son discours, refouler sa colère. Il hochait des doutes qu’elle sentait être tout d’apparence. Alors, elle reprit son idée première, peignit les créanciers en courroux, démontra la nécessité d’un prompt paiement.

— Et puis, tu sais (oh ! ça je te le jure !), après ce coup là, ce sera tout ; je ne recommencerai plus jamais ce métier-là. Pour sûr, ce sera la dernière fois. Oh ! ça, je te le jure.

— Non, non, non, il arrivera ce qu’il arrivera, mais je ne veux pas.

— Non, mon chéri, je t’assure que personne n’en saura rien.

Et laissant cette affirmation, elle étala un amour exagéré pour son amant, une sollicitude de sa santé et de son bien-être : sans argent il n’aurait plus ni tabac, ni linge, ni monnaie de cabaret, et cela lui faisait de la peine.

Elle amassait les raisons, pressée d’en finir, craignant que l’ivrogne, en haut, ne s’impatientât. Et elle finissait par croire à ses paroles, se trouvant très bonne, très dévouée, jugeant Zéphyr bien méchant de résister si longtemps à de pareilles supplications.

— Tiens, c’est demain dimanche. Si tu veux, nous irons à Roubaix par le tramway à vapeur ; ce sera gentil, hein ?

Elle espérait cette promesse concluante et la brutale réponse de Zéphyr la désespéra :

— Hé je m’en fous pas mal !

— Oh ! ne dis pas cela, mon petit homme ! Et en revenant donc, en revenant, dis, Zéphyr, qu’est-ce qu’on fera ? Réponds-moi, voyons, au lieu de faire une vilaine figure comme ça.

Lucie, se levant sur la pointe des pieds, voulut atteindre de ses lèvres la bouche de son amant.

— Fous moi la paix, nom de Dieu ! c’est dégoûtant à la fin.

— Oh ! ne sois pas méchant comme ça ! Faut pas m’en vouloir, tu sais bien que je t’aime bien.

— Je ne dis pas. Mais c’est rudement infect tout de même. Et dire que si j’avais de l’argent ces saletés n’arriveraient pas. Oh ! du reste, je ne veux pas ; si tu y tiens, tu n’as qu’à débarrasser le plancher.

Lucie, sûre maintenant de vaincre, enfila ses excuses en suivant ce nouvel ordre d’idées :

— Qu’est-ce que tu veux, mon chéri, faut prendre la vie comme elle vient ; et puis nous avons toujours notre amour, ça console de tout.

— Oh, si encore c’était sûr, ça !

La fille l’enlaça, échauffa dans une longue étreinte le corps de son amant, sans parler, mais soupirante ; et comme Zéphyr observait involontairement :

— Tiens v’là le type qui s’en va, elle le serra plus fort puis se dégagea rapidement, contente, victorieuse.