Auguste Brancart (p. 225-233).
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Troisième partie



VI


Le lendemain, Lucie dut aller chercher à l’épicerie, Zéphir qui faisait mine de ne plus vouloir rentrer. La scène recommença. Les mêmes récriminations s’échangèrent, et comme la veille, tous deux finirent par accuser la misère. Mais, fermement, ils décidèrent lutter désormais contre la mauvaise chance. Mieux valait manger par jour une seule fois, que recourir encore à un pareil métier.

Et bientôt la misère revint.

Pour la chasser, Lucie, sans en rien dire d’abord, usa des mêmes moyens. Et Zéphir s’en étant aperçu, elle répondit à ses reproches par un invincible argument : « Il faut vivre, se vêtir et manger. » Cependant le gain, facile lui remit en l’esprit ses rêves ambitieux, De nouveau, elle songea aux richesses, à ses projets de bonheur luxueux et ce fut un grand mérite à son sens, vouloir ainsi donner le bien-être à Zéphir, un si brave garçon.

Pour le consoler de ses déboires amoureux, elle lui ménageait une surprise, le dimanche, quand la semaine avait été bonne : une partie de campagne, une excursion en Belgique.

Ils faisaient de folles ripailles, une débauche de charcuterie, arrosée de bière blanche. Très vite l’épicier prit goût à cette existence ; ses réclamations se firent moins vives ; ses derniers scrupules fuyaient dans l’amollissement de cette vie commode.

Alors, Lucie, sûre de n’être pas entravée, ne garda plus de mesure. Et l’argent redevint l’unique objet de ses pensées. Un étranger, presque chaque soir, occupait la chambre de Zéphyr. Lui, derrière la porte, attendait la part du louis payé d’avance, pour aller coucher ailleurs.

Dans les premiers temps, il avait voulu étourdir ses rages jalouses, oublier le mépris de soi qui le poignait, et il s’était mis à faire la noce. Chaque nuit de découchée, les lupanars le recevaient ; il fut bientôt connu des filles, choyé comme une bonne pratique. Et, dans une inconsciente comparaison, il en vint à trouver ennuyeuse Lucie, lui préféra ces femmes, toujours disposées à le satisfaire, et toujours paraissant gaies. Elle, souvent, répondait par une parole dure à ses demandes amoureuses, dans une lassitude de l’homme, dégoûtée, enfin, par la continuelle prostitution de sa chair.

C’est que Lucie sentait décroître son attachement pour Zéphyr. D’abord, dans la reprise de ses vieux projets, elle avait place très haut son amant : pour lui surtout elle rêvait s’enrichir. Mais, déjà, elle s’avouait que cet homme ne lui plaisait plus. Comme les autres, il cherchait à l’exploiter, et puis, franchement, elle s’était fait illusion. Il n’était ni beau, ni spirituel. Tout au plus lui avait-il marqué, un jour, une grande bonté d’âme. Et cette bonté, elle l’avait payée, n’est-ce pas, et d’un juste prix. Peut-être même l’espérance du paiement avait seule poussé le garçon à cette compassion subite. Elle ne pouvait cependant se risquer à le quitter. L’aventure de ses meubles brisés l’avait rendue très craintive, et elle se sentait plus confiante, lorsqu’elle voyait les michés entrant dans sa chambre, ébaucher une grimace d’appréhension dégoûtée a l’adresse de Zéphyr qui rôdait dans le couloir. Elle avait de lui un besoin constant et s’apeurait de ses départs. Mais quelquefois, lorsqu’il demandait de l’argent, élevant sans cesse le tarif de ses exigences, elle s’emportait et l’insultait, dans un grand désir de le voir rompre. Lui, ne se formalisait plus. Bonnassement, avec une inflexion de regrets pleurards, il geignait : « Va, c’est bien malheureux ! Mais aussi, c’est de ta faute ; c’est toi qui m’as rendu comme ça. Avant j’étais honnête. » Ce reproche, souvent répété, faisait naître en Lucie une forte émotion. Elle s’apitoyait aussitôt ; elle se sentit obligée à ne pas abandonner cet homme qu’elle avait perverti, persuadée que son influence seule l’avait changé en souteneur. Et, tout à la fois très fière de cette influence qui avait, croyait-elle, fait une victime, chagrinée de cette puissance mauvaise, elle se reprenait, pour un instant, à aimer Zéphyr d’une affection protectrice. Elle lui donnait son gain largement, pour réparer, pensait-elle.

L’homme, voyant l’efficacité de ses manœuvres, demandait de plus en plus. Et, à mesure qu’il obtenait plus, ses besoins avaient grandi. Il avait renoncé maintenant aux bordels malpropres du quartier Saint-Sauveur. Il fréquentait les lupanars luxueux, vêtu d’un complot très propre, pour que sa mise ne jurât pas avec celle des commis-voyageurs et des étudiants. Il jetait l’argent aux filles, sans compter. Dans son commerce continu avec elles il devint brutal. Il avait des expressions violentes, des grimaces furieuses. Et ce mélange de bonhomie et de violence intimidait Lucie, avait sur elle une grande prise. Elle n’osait plus rien refuser. Depuis longtemps, il avait quitté l’épicerie : le patron, fatigué de ses inexactitudes et de sa paresse, l’avait chassé. Ce fut alors la femme qui paya tout, la mangeaille, les filles, les habits, le tabac. Bientôt même Zéphyr lui prit ses recettes, criant et se fâchant, quand elle hésitait à lui remettre tout l’argent gagné. Chaque jour, au déjeûner, c’étaient des réclamations sans fin, des criailleries. Et, dans le flot de ses injures, Zéphyr aggravait sans cesse le même reproche : il accusait Lucie de l’avoir perverti.

Ce reproche affolait la fille, rendue stupide par une débauche continue. C’était comme un remords qui la lancinait, lui faisait hausser les épaules avec un frisson, quand elle y songeait. Pour échapper à cette obsession torturante, elle devait inventer quelque distraction, s’acharner au gain. Elle se livrait à tous et partout, sans mépris pour les minimes profits. Elle se donnait le soir dans l’encoignure des grandes portes, sur les bancs des boulevards déserts, contre les arbres du rempart. Et, vite, avec une joie avide, elle enfouissait dans sa poche l’argent quémandé, presque volé. Les rêves de richesse étaient abandonnés ; son amour d’elle-même avait décru. Elle ne se frisait plus ; ses cheveux, collés sur le front par une pommade luisante, couvraient la peau jaunie. Ses bottines éculées restaient embouées durant des jours, gardant la glaise des remparts ; et, sous ses vêtements tachés, seul, le jupon blanc à broderies, battait encore, comme une enseigne de sa propreté professionnelle. Elle mettait un chapeau, ne le quittait point ; mais c’était seulement parce qu’il autorisait l’exigence d’un tarif plus élevé. Et, jour comme nuit, elle se vendait pour un louis, pour dix francs, pour quarante sous.

Sortant des bras d’un monsieur, parfois elle courait après un soldat, ajoutait sa pièce blanche au louis, se disant tout bas : « Tiens, comme ça Zéphyr sera content. » Elle courait vite jusqu’à. la rue Malpart, dans l’impatience de procurer une joie à son amant, et ne le trouvant point, mettait sur la table l’argent gagné, dans un bonheur de tout donner, où se mêlait souvent l’espérance de ne plus voir Zéphyr avant le lendemain et d’échapper à ses mauvaises paroles. Puis, lorsque cinq heures sonnaient, elle venait se poster à la porte des casernes, pour se livrer encore.

Maintenant Lucie Thirache vivait dans une torpeur abrutie. Elle marchait somnolente par les rues ; les objets lui apparaissant à travers une buée tremblotante.

Au commencement de sa liaison avec Zéphyr, elle avait repris la vie de noce, autant pour satisfaire ses appétits érotiques, que pour échapper à la misère. Mais, peu à peu, l’abus des plaisirs avait émoussé son éréthisme ; l’apaisement de ses ardeurs lui était venu ; et les pratiques lascives lui avaient semblé à la longue des corvées à exécuter nécessairement. Impuissante, dès lors, à éprouver une jouissance amoureuse, grondée sans cesse par Zéphyr, qu’enhardissait sa veulerie, elle s’habitua à dormir continuellement pour esquiver ses chagrins. Dans ses moments de loisir., enfin sans dégoûts et sans craintes, elle s’anéantissait en un sommeil lourd, jusque l’instant où un ordre de son souteneur l’éveillait brutalement, la poussait dehors, titubante, les yeux clignotants à la lumière.

Cependant, elle n’aimait pas Zéphyr. Elle lui restait attachée par un remords vague, une molle habitude qui lui défendait toute résistance et l’empêchait d’échapper à sa sujétion.

Alors la maladie l’attaqua.

Elle ressentait d’étranges douleurs. Sa tête s’alourdissait, envahie de continuelles migraines ; et lorsqu’elle faisait sa raie, elle remarquait à l’occiput une tache qui chaque jour devenait plus foncée. Sa marche s’embarrassait. Souvent, dans ses vadrouilles, elle devait s’asseoir. Elle avait la sensation d’un poids dans les aines, et lentement, son ventre s’enflait. Mais, pressée de suffire au gain exigé, elle restait debout, allait toujours sans se préoccuper du mal en croissance. La nuit, toutes ses douleurs s’éveillaient plus vives, rendues atroces par une continuelle insomnie.

L’hydropisie du ventre devint telle, que Lucie dut interrompre son métier. Elle se coucha, croyant à une grande fatigue que le repos devait dissiper.

Dès lors, Zéphyr ne fit plus dans la chambre que de courtes apparitions, la consolant d’un geste avant de repartir. Il ne formulait plus de reproches et lui conseillait même quelques remèdes. Comme elle n’avait plus d’argent pour les acheter, il lui proposa mettre lui-même ses robes au Mont-de-Piété. Elle, dans sa fièvre, fut émue de cette bonne attention. Elle accepta, et d’une voix très douce, lui demanda :

— Dis, si ça te dérange, je peux bien y aller encore moi-même, chez ma tante. Je ne suis pas si malade.

— Tu plaisantes, je ne veux pas que tu te lèves. Ne bouge pas, je reviens tout de suite avec ce qu’il faut.

Les souliers neufs de Zéphyr, des souliers vernis, craquèrent sur les marches de l’escalier. À l’église de Saint-Sauveur, huit heures sonnaient. Lucie entendait la pluie tomber, lugubre, et de sa fenêtre, elle voyait le mur énorme de l’hôpital Gantois, que l’eau striait de noir.

Jusque trois heures, elle attendit le retour de son amant. Une voisine l’étant venue voir, elle la pria d’aller chercher Zéphyr. La femme raconta l’avoir trouvé au cabaret, chantant. Il avait répondu : « Ah ! elle m’assomme, cette vieille peau-là ! » puis, il s’était remis à chanter. Et la voisine déblatérait contre cette canaille, un homme qui devait tout à Lucie.

— Allez, dit la fille, il ne pas lui en vouloir : c’est moi qui l’ai rendu comme ça.

Et toujours dans ses longues explications, elle répétait :

— Que voulez-vous, c’est moi qui l’ai rendu comme ça ; il m’aime bien tout de même.

À neuf heures, le soir, Zéphyr rentra dans la chambre, très ivre. Il eut une crise de larmes à la vue de Lucie, s’agenouilla près elle, épancha un flot d’excuses repentantes. Et la fille, dans une joie de le voir si humble, lui pardonna, prête à s’accuser elle-même.

Un repos continu, l’arrêt momentané des fatigues charnelles la remirent sur pied. L’enflure de l’abdomen disparut complètement. Mais au sommet de l’occiput, Lucie devait ramener ses cheveux en haut chignon, suivant la mode, pour dissimuler la tache brune, qui chaque jour grandissait.

Lorsqu’elle put sortir, elle recommença se vendre à tous, entretenir son amant.