Auguste Brancart (p. 207-214).
Chapitre V  ►
Troisième partie



IV


Un matin de mars, Lucie Thirache contait dans ce cabaret les péripéties d’une atroce agression qu’elle avait subie la nuit précédente. À prolonger son récit, à user sa douleur en l’avivant sans cesse par d’épouvantables évocations, elle ressentait un intime soulagement ; et, comme Zéphyr venait d’entrer, elle reprit sa narration dans une avidité de rééditer ses souffrances. Deux hommes distingués et riches par l’apparence, l’avaient accompagnée chez elle, puis l’avaient insultée, battue, et elle s’était défendue courageusement.

Devant les clients matineux, ouvriers vêtus de velours brun, commères en jupes sales, fillettes en longs sarraux noirs, à la natte frétillante, Lucie se faisait très brave, se dépeignait une femme forte, ayant su résister vigoureusement à leurs brutalités :

— Je leur en ai lâché de ces injures ; j’en pouvais plus, quoi ! Et puis, ils n’avaient qu’à s’en aller. Ah bien oui ! Quand ils m’ont vu en rage comme ça, ils ont pris les chaises, ma toilette, mon armoire à glace ; ils m’ont tout fichu par terre, avec des coups de poings, des coups de pieds ! Mes pauvres meubles ! Qu’ils étaient encore si beaux, que j’aurais voulu…

Sa phrase s’acheva en un long gémissement. La fille, penchée sur l’épaule de Zéphyr, pleurait verse, tachant son peignoir rouge, trouvant canaille, sans oser le dire, l’indifférence des auditeurs qui, l’un après l’autre, s’en allaient, calant d’un coup d’épaule leurs paquets d’outils sur l’omoplate, modérant de la main le balancement de la musette pendue au coude. Et tous, en partant, lançaient des consolations :

— Voyons, il faut vous calmer ; avec une mine comme la vôtre vous en acheterez bientôt des autres de meubles.

— Moi je serais de vous, j’aurais un revolver.

Lucie sanglotait. Mais une femme ayant insinué qu’elle avait eu tort de recevoir deux hommes à la fois, elle se fâcha, oubliant aussitôt son chagrin.

— Tiens, si vous croyez qu’on fait ce qu’on veut dans cette saloperie de métier-là.

— Fallait pas le prendre, ma fille !

— J’aurais bien voulu vous y voir.

— C’est égal, si t’étais restée honnête, ça ne te serait pas arrivée.

— Honnête ! Et toi tu l’es, honnête ?

— Un peu plus que toi au moins.

— Hé va donc, grand chameau, c’est parce que t’as pas de physique. Bien sûr que tu ne trouverais pas deux hommes pour vouloir monter chez toi.

— Du calme, hein ! Mamzelle du trottoir !

— Attends un peu, toi !

Lucie fut retenue par Zéphyr. Contente d’avoir un prétexte pour ne se pas colleter, elle se débattait, menaçait violemment son adversaire qui battait en retraite, très digne ; puis elle se laissa entraîner dans la rue.

Lentement, ils marchaient côte à côte. Une grande animation grouillait. Des camions roulaient bruyants, éclaboussaient la file des passants affairés qui s’accrochaient aux paniers encombrants traînés au bras des repasseuses.

Cette foule s’agitait impitoyable à côté de Lucie qui s’exaspérait :

— En voilà une putain ! Une femme à cent sous ! Une paillasse à soldats !

Zéphyr très calme raisonnait : « Pour sûr, c’était une rosse, mais Lucie avait déjà bien assez de malheur comme ça sans s’occuper encore d’une pareille grue. » Cette allusion rappela l’aventure de la nuit, et la douleur de la fille, un instant distraite, la ressaisit. Ils étaient arrivés au coin de la rue du Bois-Saint-Étienne. Zéphyr prodiguait des paroles consolantes, semblait très content d’être initié aux petites affaires de Lucie. Elle, toujours pleurante, énumérait les dégâts, s’attardait à une foule de détails, heureuse de la pitié qu’elle inspirait. Instinctivement elle regardait la clef, comme pour une prière.

— Moi non plus, allez, je n’ai jamais eu de chance, conclut Zéphyr.

Il raconta longuement son renvoi de l’épicerie où il avait été victime d’ignobles jalousies.

Lucie fut intéressée par l’histoire. Elle compatit et demanda d’exactes explications. Mais, soudain, la vue de sa fenêtre ressuscita ses récriminations. Et, tandis que l’homme se complaisait à décrire sa misère, tandis qu’il narrait les intrigues de sa patronne, de ses camarades, s’entraînait à les insulter, leur jurant des vengeances, la fille de nouveau sanglotait, à peine attentive. Elle en vint à trouver ennuyeuses les doléances du garçon : cette épopée d’un autre malheur, graduellement l’importunait. Elle n’écouta plus, agacée.

Le temps était couvert. Des nuages gris se mouvaient lentement ; l’atmosphère lourde, chargée de pluie, accrochait une brume laiteuse aux angles des maisons. Et le roulement monotone des voitures attrista encore Lucie honteuse de pleurer dans la rue. Espérant aussi que le spectacle des dégâts apitoierait davantage son compagnon, elle l’invita à visiter l’appartement.

En entrant, la dévastation de la pièce navra. L’armoire à glace renversée gisait à terre, la corniche au plancher. Partout des paillettes de verre doublé de tain scintillaient. La cuvette était sur le tapis en morceaux ; l’eau s’était épandue du pot brisé, noircissant les rosaces. Au milieu de la pièce s’étalait, arrachée de son cadre, lacérée, une gentille lithographie : deux amoureux s’embrassant sur une escarpolette.

Zéphyr allait d’un meuble à l’autre. Du plat de la main, à grands coups, il rajustait les montures des chaises. Il releva l’armoire et ramassa les débris de la glace.

Cependant, Lucie s’était vautrée sur le canapé, la face tournée au mur, sans souci du désordre de sa toilette, car le peignoir dégraffé opprimait moins sa poitrine soulevée par le halètement des sanglots. Elle était prise d’une rage furieuse contre ces inconnus exempts maintenant de sa juste vengeance. Elle se comprit victime à jamais de la funeste influence des hommes. Dans une inconsciente sollicitation, elle avait pris les mains de Zéphyr et les serrait. Lui répétait sans cesse : « Quelles canailles ! Quelles canailles ! »

— Oh ! tous des cochons, je vous dis, des voyous qui se foutent des femmes, parce qu’ils sont les plus forts. Ainsi, croyez-vous que c’est pas ignoble, ce qu’ils m’ont fait ! Et puis, toujours ça a été la même chose, et il n’y a pas moyen que j’en sorte. Autrefois j’aurais gagné ma vie, mais maintenant je ne sais même plus faire une reprise ; et c’est encore leur faute. Oh ! mais c’est bien fini, j’y renonce, j’aimerais mieux me jeter à l’eau que de coucher encore avec un : ils se valent tous.

— Et moi, insinua Zéphyr, croyez-vous que je ne suis pas un brave garçon, qui vous aime bien.

Tout bas, tendrement, il lui fit l’aveu de son affection. Toujours il l’avait aimée, c’est pour cela qu’il était si malheureux quand elle le méprisait. Oh ! s’il était d’elle, comme il quitterait cette vie-là, comme il enverrait promener ces sales bourgeois qui se croient tout permis à cause de leur argent : « On voit bien que vous ne connaissez pas les hommes de votre rang qui n’ont pas des masses d’argent, mais aussi qui ne sont pas fiers, pas méchants. »

D’abord, dans sa détresse, Lucie Thirache avait oublié le sexe de son ami. À l’entendre parler d’amour, elle ressentit une joie, décidée à repousser toutes ses prières, à le faire payer pour les autres. Mais, comme elle écoutait attentivement, étonnée par ce genre de supplications soumises qu’elle n’avait pas entendues depuis longtemps, elle admira la justesse de ces réflexions ; elle se rappela avoir eu déjà les mêmes idées. Peu à peu sa douleur disparaissait. À la tension de ses nerfs succédait un amollissement. Son oreille distraite trouvait un plaisir à recueillir de tendres paroles.

Lui, toujours très doux, avec des inflexions chantantes, poursuivait l’aveu de sa passion. Il louait les manières de la fille, la bonté que marquait son visage et qui avait dû être la cause de ses infortunes.

Lucie regardait le mur sans voir ; machinalement elle répétait tout bas les phrases de l’homme qui lui semblaient harmonieuses. L’émotion de la nuit, sa rage durant des heures l’avait brisée. Elle ne pensait plus, impuissante à former une idée. Vainement elle essayait résister par le raisonnement aux tentatives du garçon, bientôt elle retombait dans une torpeur avachie, et se laissait bercer par les discours de Zéphyr, qui acquéraient en son esprit une croissante vigueur. Puis, toute à ses réflexions, elle n’écouta plus. Elle songeait à la possibilité d’une vie honnête et calme, qu’elle imaginait charmante. Seulement des lambeaux de phrases lui arrivaient que Zéphyr lançait plus haut. Maintenant il dépeignait la félicité d’un ménage à deux : « C’est pas moi qui vous mépriserais : il faut bien vivre, n’est-ce pas ; je ne vous reprocherais jamais rien, je vous aime trop pour ça…… Il n’y aurait jamais de querelles…… On vivrait si tranquille, qu’on nous prendrait pour des gens mariés…… Les dimanches on irait se promener bras-dessus, bras dessous…… La semaine, tous les matins, on se rendrait ensemble au travail…… Et puis, elle pouvait toujours essayer, ça n’engageait à rien. »

Lucie se sentait enlacée, pressée amoureusement. Une voix chevrotante, bien humble, répétait : « Eh bien, dites, voulez-vous, dites, voulez-vous. »

Elle, toute espérante, enchantée de cet avenir naïvement vertueux et honorable, confiante en une existence heureuse et tranquille, qui l’abriterait des mépris et des brutalités, se jeta dans les bras de Zéphyr brusquement, par reconnaissance pour ses promesses d’amour, les seules entendues ainsi formulées depuis Léon.