Ces petits messieurs (Recueil)/Ces petits messieurs

E. Dentu, éditeur (p. 9-72).


CES
PETITS MESSIEURS




I


On dit : ces Petites Dames ! pourquoi ne dirait-on pas ces Petits Messieurs ! pour désigner ces désœuvrés élégants, raffinés, besogneux, cyniques, que l’on rencontre dans toutes les capitales du monde, et, il faut oser le dire, surtout à Paris. Vrais frères des Petites Dames, ils usent des mêmes moyens qu’elles emploient pour satisfaire les convoitises d’une vie oisive et vaniteuse. Donc tel métier, tel nom, sauf la différence du féminin au masculin.

Chose grave et piquante à constater, les Petits Messieurs ne se recrutent pas, comme les Petites Dames, dans les rangs de la misère ; ils sortent pour la plupart de ce qu’on appelle encore les hautes classes. Si bien qu’on a vu des ducs, voire même des princes, passer par l’état des Petits Messieurs.

Les Petites Dames sont classées à part ; elles ne coudoient que ceux qui les cherchent et les convoitent ; les honnêtes gens ne sont point exposés à s’asseoir auprès d’elles dans un salon et à se heurter à leur toilette voyante où la vénalité s’étale. Il n’en est pas de même des Petits Messieurs ; ils exercent incognito leur joli métier ; ils s’insinuent et se dissimulent.

Leur vie problématique n’est mise à découvert que par la hardiesse des écrivains satiriques, ou par l’éclat que font leurs ruptures avec les femmes qu’ils exploitent et qu’ils abandonnent pour une liaison plus productive ou pour un riche mariage inespéré.

Les femmes sur le retour, même les courtisanes, ont d’abord payé les frais de la mise en scène des Petits Messieurs ; arrivés à la fortune ou à une renommée quelconque, ils voudraient briser le singulier piédestal, on pourrait dire l’escabeau souillé au moyen duquel ils se sont exhaussés. Alors éclatent le désespoir et la fureur de celles qui, après avoir amplement pourvu à leur précaire adolescence, sont délaissées par leur ambitieuse maturité.

Mais, avant d’entrer dans les particularités contemporaines, indiquons la trace des Petits Messieurs à travers les siècles.

Ils ont fleuri de préférence dans les sociétés corrompues et sous les despotismes. En Grèce, ils se produisent au temps de Périclès. À Rome, inconnus jusqu’à la décadence de la République, ils pullulèrent sous les Césars. Les esclaves et les affranchis avaient d’abord exercé cet emploi : bientôt les patriciens le recherchèrent et le remplirent hardiment.

Dans les temps barbares : éclipse totale des Petits Messieurs. Leur évolution recommence avec la Renaissance dans les cours italiennes ; les Médicis les implantent à la cour de France, où, depuis lors, ils ont élu domicile.

Durant les intervalles révolutionnaires, la liberté les épouvante ; elle les dépossède ; il leur faut pour théâtre les intrigues, la paresse et les galantes perversités des cours.

Sous les Valois, la France comptait déjà une foule de Petits Messieurs ; mais, chose étrange, ce n’étaient pas les femmes qui les pourchassaient.

Sous Louis XIV, le duc de Lauzun fut le plus célèbre des Petits Messieurs. Il vécut splendidement aux dépens de la Grande Mademoiselle, laide et déjà vieille.

Sous la Régence et sous Louis XV, la cohorte des Petits Messieurs devint innombrable à la Cour et à la Ville, comme elle l’avait été à Rome sous les empereurs. La fameuse duchesse de Bouillon avait toute une meute de Petits Messieurs à son service, qui absorbait une grande partie de ses revenus ; elle les prenait de préférence dans les coulisses de l’Opéra et de la Comédie-Française. On les désignait alors sous le nom de Greluchons.

L’esprit profond de La Bruyère prit de son temps les Petits Messieurs sur le fait ; il en trace ce croquis de sa plume à la fois exquise et acérée :

« Il y a des femmes déjà flétries qui, par leur complexion ou leur mauvais caractère, sont la ressource des jeunes gens qui n’ont pas assez de biens. Je ne sais qui est le plus à plaindre, ou d’une femme avancée en âge qui a besoin d’un cavalier, ou d’un cavalier qui a besoin d’une vieille. »

C’est encore La Bruyère qui nous a laissé cette esquisse piquante de la tenue et de la toilette des Petits Messieurs de son temps : « Il est recherché dans son ajustement, il sort paré comme une femme ; il n’est pas hors de la maison qu’il a déjà ajusté ses yeux et son visage afin que ce soit une chose faite quand il sera dans le public… Il a la main douce, et il l’entretient avec une pâte de senteur ; il a soin de rire pour montrer ses dents ; il fait la petite bouche, et il n’y a guère de moments où il ne veuille sourire : il regarde ses jambes, il se voit au miroir, l’on ne peut être plus content de personne qu’il l’est de lui-même ; il s’est acquis une voix claire et délicate, et heureusement il parle gras ; il a un mouvement de tête, et je ne sais quel adoucissement dans les yeux, dont il n’oublie pas de s’embellir : il a une démarche molle et le plus joli maintien qu’il est capable de se procurer ; il met du rouge, mais rarement, il n’en fait pas habitude : il est vrai aussi qu’il porte des chausses et un chapeau et qu’il n’a ni boucles d’oreilles ni collier de perles. Aussi ne l’ai-je pas mis dans le chapitre des femmes. »

Les jeunes abbés de cour (et de ville) ne restaient pas étrangers aux fonctions de Petits Messieurs.

« Certains abbés, dit encore La Bruyère, à qui il ne manque rien de l’ajustement, de la mollesse et de la vanité des sexes et des conditions, entrent auprès des femmes en concurrence avec le marquis et le financier, et l’emportent sur tous les deux. »

On voit encore à Rome de ces aimables abbés qui remplissent toujours avec plaisir le même office. Je me trouvai un jour en compagnie d’un Anglais, dans le palais d’une princesse romaine ; la dame énumérait devant nous toutes les charges de sa maison ; elle avait, disait-elle, un nombreux domestique : deux cochers, quatre valets de pied, un cuisinier et ses deux aides, quatre femmes de chambre, etc.

— Sans compter l’abbé, ajouta-t-elle, en nous désignant un jeune homme pâle et maigre, mais d’une fort belle figure, qui accordait un piano. L’abbé du moins m’est fort utile, poursuivit la dame ; il élève mon fils, dit la messe à la campagne, me sert de secrétaire et m’enseigne un peu de musique.

— Je comprends, dit l’Anglais flegmatique avec un sourire de bonhomie : c’est le domestique des sens.

Je trouvai le mot superbe ; il eût fait fortune au théâtre dans la bouche de Figaro.

La princesse l’entendit sans colère, et repartit avec une inflexion tendre : — Je vous assure qu’il est charmant.


II


Les Greluchons du règne de Louis XV se continuèrent sous Louis XVI et furent emportés par la Révolution ; quelques-uns émigrèrent ; ils refleurirent sous le Directoire. Barras avait une sorte de cour (et de cour fort corrompue). C’était un sol propice pour faire repousser les Petits Messieurs ; beaucoup se dissimulèrent sous l’habit des Muscadins.

La Révolution avait ruiné à peu près tout le monde ; ils étaient, eux, plus pauvres que Job, ce qui redoublait leur naturelle avidité ; ils ajoutèrent alors à leurs procédés ordinaires, pour se faire défrayer ou enrichir, certains moyens fort ingénieux : à peine une femme leur avait-elle souri, même sans intention, qu’ils se faisaient présenter chez elle, et que, dégagés de tout scrupule, ils lui dérobaient, dès le premier jour, quelque bijou ou autre objet de prix.

Ils comptaient sur l’impunité, et presque toujours ils calculaient juste. Les femmes qui leur avaient témoigné quelque intérêt se seraient bien gardées de divulguer le vol, de peur du scandale, et celles qui les avaient tenus à distance redoutaient les suppositions malignes du public sur l’intimité qu’attestaient de pareils larcins, dont les Petits Messieurs se vantaient et se paraient impudemment en les qualifiant toujours de tendres souvenirs.

L’un d’eux, vers la fin du Directoire, était passé maître dans ce genre d’expédients. Son père occupait un assez haut emploi. Mme  Récamier m’a raconté un trait inouï d’audace de ce roi des Petits Messieurs. On sait que chaque fois que cette femme, restée justement célèbre par son esprit, sa beauté et son grand cœur, paraissait en public ou dans un salon, elle y était l’objet de l’empressement le plus vif et le plus respectueux. Mme Récamier, parfaite musicienne, avait promis un jour à une de ses amies de se faire entendre chez elle dans une matinée musicale. Tout ce qu’il y avait alors de brillant à Paris devait être réuni à cette fête ; avant de s’y rendre, Mme Récamier passa chez la comtesse R…

La jeune et éblouissante Juliette avait fait une de ces toilettes comme elle seule savait les faire. Sa tête idéale n’était ornée que par ses beaux cheveux massés en nœud sur le sommet et légèrement bouclés sur le front et sur les tempes.

— Vous êtes adorable, lui dit la comtesse, et vous allez, comme toujours, ravir tous les yeux et blesser bien des cœurs dans cette assemblée ; mais j’aurais voulu, pour tempérer votre éclat et faire votre entrée, que vous eussiez sur la tête un voile en point d’Angleterre.

— Il est trop tard, répliqua Mme Récamier ; on m’attend et je n’ai plus le temps de retourner chez moi pour chercher un voile.

— Tenez, prenez le mien, reprit la comtesse ; et en disant ces mots elle groupa sur la tête de son amie un de ces merveilleux tissus de dentelles qui coûtaient alors un prix fou.

À peine arrivée dans le salon où elle était attendue, Mme Récamier se mit au piano pour exécuter quelques morceaux de musique italienne. Elle quitta son voile et le posa sur les cordes du clavecin qui était ouvert. Le roi des Petits Messieurs s’était glissé jusqu’au piano : penché, attentif, il tournait les feuillets du cahier de musique de sa main droite, tandis que sa main gauche s’agitait comme distraite sur le bord de l’instrument.

Après avoir joué avec un sentiment exquis deux mélodies nouvelles, Mme Récamier, acclamée par toute l’assistance, se leva et voulut remettre son voile pour partir ; elle se plaisait à ne faire dans le monde que de courtes apparitions, on a dit par coquetterie, je croirais plutôt par ce goût délicat qu’ont les supériorités en tout genre de ne pas se prodiguer.

Le voile avait disparu.

Mme Récamier comprit en quelles mains il se trouvait, et elle le réclama sans hésiter au beau jeune homme, qui affectait de la suivre et de lui offrir son bras. — Il répondit en riant que sans doute ce voile admirable avait tenté un des domestiques qui faisaient circuler les plateaux, ajoutant, sous forme de compliment galant, que s’il avait eu le bonheur qu’un objet ayant touché une si divine personne arrivât en sa possession, il ne s’en dessaisirait jamais, car ce serait un gage d’espoir auquel il tiendrait plus qu’à la vie, plus qu’à l’honneur ! — il redressa la tête en prononçant ces mots et les accompagna de regards qui avaient l’audace de vouloir faire croire au public à des paroles plus intimes.

Le coup d’œil qui lui répondit dut le faire trembler ; il était froid et acéré comme un glaive.

La jeune femme n’avait pas à redouter les conjectures ; sa pureté rayonnait sur cette société bourbeuse sans jamais s’y ternir.

Rentrée chez elle, elle fit appeler le père du Petit Monsieur, et lui signifia que si, dans une heure, le voile ne lui était pas rendu, elle ferait citer son fils devant les tribunaux.

Une heure après le voile lui fut rapporté.

— J’ai eu bien de la peine à le lui arracher, disait le père, il y tenait par excès d’amour, pardonnez-lui !


III


Malgré la guerre et la gloire, deux dépuratifs puissants, les Petits Messieurs se continuèrent, abrités sous le titre de Muscadins et de Mirliflors, durant le Consulat et l’Empire. Paris était devenu le centre du monde, et partant de toutes les corruptions.

À cette époque, le ministre de la police ***, faisant un jour visite à la princesse ****, un peu souffrante, trouva dans son boudoir un beau jeune homme, à la mise irréprochable, qui s’esquiva en entendant annoncer Son Excellence.

— Votre Altesse connaît le Monsieur qui vient de sortir ? dit le ministre après les compliments d’usage.

— Oui, répliqua la princesse en rougissant légèrement, je vous assure qu’il est du meilleur ton ; il me conte les plus amusantes histoires et me distrait beaucoup.

— Je puis en dire autant, repartit le ministre avec aplomb, car il est aussi de mon service secret.

Pendant la Restauration, les Petits Messieurs se dissimulent sous des dehors bienséants et néo-chrétiens ; ils hantent les églises, écrivent des élégies romantiques où Madeleine intervient ; ils tournent la tête des vieilles marquises qui les intronisent l’hiver dans leurs hôtels, l’été dans leurs châteaux : ils ont un aspect de catéchumènes vraiment édifiant.

Sous Louis-Philippe, ils furent en baisse ; l’élément bourgeois leur faisait tort. La bourgeoisie est trop laborieuse, trop honnête et trop peu prodigue pour se permettre le luxe des Petits Messieurs. Cependant la graine n’en pouvait périr sous une liberté mitigée par une foule d’accommodements peu moraux ; il faut, pour l’écraser, la pulvériser et la dissoudre à jamais, les grands coups de battoirs d’une liberté complète et triomphante. Les Petits Messieurs, à cette époque, revêtirent une livrée politique, une tenue de diplomates qui déjouèrent les plus clairvoyants.

Ils se sentirent enhardis et comme protégés, le jour où la fameuse phrase : — « Vous sentez-vous corrompus ? » retentit à la tribune.

— Parbleu non ! répliquèrent in petto les plus déterminés de l’espèce qui, cumulant l’emploi de secrétaires d’ambassade et de Petits Messieurs voyageurs, exploitaient de capitale en capitale des blondes fougueuses qu’attristaient quarante-cinq hivers, voire même celles que la cinquantaine désespérait.

S’élevant par degrés sur cette échelle qui n’est pas celle de Jacob, mais qui mène très-haut, une fois huchés sur l’échelon politique, le plus ostensible des échelons sociaux, les Petits Messieurs font peau neuve. Ils aspirent aux charges publiques : il n’en est pas de trop éclatante, pour l’ardeur de ces zélés convertis ; ils s’imposent au pouvoir par leur importunité, leur souplesse et par les services secrets de tout genre qu’imperturbablement ils sont prêts à rendre ; ils violent au besoin l’Occasion (cette bonne déesse) et la conjurent de les rasseoir dans le monde ; l’Occasion, soumise, offre pour récompense à leur régénération quelque riche héritière ; ils la charment, la conquièrent et l’épousent, sans prendre haleine.

À peine mariés, ils sollicitent l’estime publique, je veux dire officielle, ils ouvrent leur maison opulente, pleine de décorum et de luxe décent ; ils visent à la considération et l’obtiennent ; les consciences s’interrogent et les absolvent sans scrupule ! « Qu’est-ce que la conscience ? a dit Shakespeare, par la bouche d’un hardi viveur ; c’est un cor au pied que l’on coupe et que l’on ne sent plus après. »

Dans leur situation nouvelle, les Petits Messieurs ont d’ailleurs si bien dépouillé le vieil homme, qu’il s’est évanoui comme un fantôme impalpable. Qui donc peut prouver la première existence des ombres ? Qui donc se souvient de la larve d’où a surgi le papillon qui voltige ? Péchés de jeunesse ! incertains, problématiques !… murmurent à peine quelques-uns. D’ailleurs, était-ce bien vrai ? disent quelques autres. — Pures calomnies ! s’écrie le grand nombre.

Sûr du pardon et de l’oubli, l’essor se poursuit et s’avive ; le passé n’est plus qu’une brume ; on plane au-dessus, léger, superbe, d’un vol olympien.

Le jeu est hardi, périlleux, plein de péripéties effrayantes. Les femmes qui ont servi de marche-pied à des fortunes aussi fabuleuses sont les Euménides qui tentent parfois de les renverser !

On n’a pas oublié le drame curieux de ce Petit Monsieur d’un pays voisin, qui, aidé par l’amitié d’un landgrave, aujourd’hui détrôné, rejeta soudain sa chrysalide ; ses ailes avaient poussé, il les sentait frémir à tous les vents d’une ambition sans limites ; mais un fil d’or fatal et tenace le rivait encore aux mains d’une bienfaitrice obstinée. « Rompons le lien, dit l’audacieux, elle n’osera pas protester, se plaindre et affirmer publiquement ses faiblesses. » Elle osa, car en face de sa beauté ternie se dressait, pour la provoquer au défi, la fraîche beauté d’une fiancée qui prenait sa place. La vengeance au cœur, la parole brève, elle alla droit au protecteur de son greluchon envolé.

— Il me doit plusieurs millions, lui dit-elle, mes comptes sont en règle, les voici ; qu’il les paie ou je les publie.

Le prince paya pour éviter le scandale et se dit : Ce sont mes sujets qui payeront.

Le péril franchi, sur ce pont jeté entre lui et l’abîme d’une existence antérieure, l’heureux libéré ne connut plus d’obstacles. Sa vie eut un épanouissement prodigieux, comme ces belles fleurs aquatiques dont les racines plongent dans la vase bourbeuse et dont les larges corolles s’ouvrent au soleil et aux brises caressantes.

Son existence fut un éblouissement ; sa mort, une édification.

La bonne ville où il est né lui a décerné une statue.




IV


Ce grand coup du sort qui les avait couronnés dans l’un d’eux affola tous les Petits Messieurs ; mais dans cette fallacieuse carrière il y a beaucoup d’appelés, et peu d’élus. Comme les Petites Dames, leurs sœurs, la plupart des Petits Messieurs vivotent ; un très-petit nombre vit largement et parvient à toutes les transformations que la richesse procure. Les plus prudents, repus d’aventures et n’espérant plus rien des hasards, épousent de vieilles amours ; de protégés, ils deviennent alors protecteurs et maîtres. Consentir à cette mutation est la dernière et la plus lugubre folie que puisse commettre une femme.

La Bruyère peint en moraliste ému la situation :

« Ce n’est pas une honte, ni une faute à un jeune homme que d’épouser une femme avancée en âge ; c’est quelquefois prudence, c’est précaution. L’infamie est de se jouer de sa bienfaitrice, par des traitements indignes et qui lui découvrent qu’elle est la dupe d’un hypocrite et d’un ingrat. Si la fiction est excusable, c’est où il faut feindre l’amitié ; s’il est permis de tromper, c’est dans une occasion où il y aurait de la dureté à être sincère. Mais elle vit longtemps ? Aviez-vous stipulé qu’elle mourût après avoir signé votre fortune et l’acquit de toutes vos dettes ? N’a-t-elle plus, après ce grand ouvrage, qu’à retenir son haleine, qu’à prendre de l’opium ou de la aiguë ? A-t-elle tort de vivre ? Si même vous mourez avant celle dont vous aviez déjà réglé les funérailles, à qui vous destiniez la grosse sonnerie et les beaux ornements, en est-elle responsable ? »

Pour les femmes qui ont de la fierté, de la raison et de la pudeur, les Petits Messieurs sont sans péril ; elles savent renoncer à l’amour avant que l’amour ne les quitte : en vieillissant, l’amour maternel, l’affection de quelques amis, restés fidèles, suffisent à remplir leur cœur. Leurs petits enfants poussent et s’épanouissent comme des fleurs autour d’elles ; ils y répandent des gazouillements d’oiseaux. Aussi n’est-ce jamais aux mères de famille que s’adressent ces pourchasseurs d’intrigues vénales. La femme veuve ou divorcée, à qui la joie de la maternité a manqué, et qui, sans sauvegarde et sans contrôle, dispose de sa fortune ; voilà leur pâture : l’idéal des Petits Messieurs ambitieux sont les princesses russes qui, à l’exemple de leur souveraine bien-aimée et respectée, Catherine la Grande, gardent jusqu’à la tombe leur avidité de sensations printanières.

C’est dégradant et ignoble ! d’accord ; mais les Gérontes auprès des Petites Dames sont tout aussi dégradés et méprisables ; ils n’ont pas même l’excuse des illusions. Sachant tout d’abord à qui ils ont affaire, le marché est conclu, les gages réglés, dès la première entrevue.

Les Petits Messieurs, ne portant pas d’étiquette, n’affirmant jamais leur spéculation, soigneux d’en cacher et d’en nier la honte, s’insinuent doux et plaintifs comme des colombes auprès de celles dont ils veulent faire leur proie. Ils les séduisent par les côtés délicats.

Sortis des classes bien nées, ils savent comment il faut s’y prendre auprès des impures de haut rang ; ils leur soupirent leurs flatteries délurées sous forme de convictions morales et d’affinités attractives. Ce qu’ils cherchent auprès d’elles, disent-ils, c’est une amie, presque une mère, dont l’amour leur a manqué ; puis ils s’avouent invinciblement enlacés par les séductions imprévues d’un esprit expérimenté, d’un cœur qui a la science de la tendresse et du dévouement ; enfin, ils en viennent à proclamer l’attrait sans pareil d’une beauté expressive survivant à l’âge et le dominant. Leur passion éclate sous toutes les formes : elle est persuasive, éloquente, entraînante, car elle est réelle… oui, elle est réelle.

Chose inouïe ! La convoitise de la fortune leur prête les entraînements d’un véritable amour : une somme d’argent, un cheval, un bijou à obtenir aiguillonnent leur désir et le fait renaître comme s’ils étaient véritablement émus, séduits, subjugués ; ils ont des câlineries charmantes, et tout à fait naturelles, à tromper les princesses russes les plus exercées. Certes, les Gérontes n’ont jamais été à pareille fête auprès des Petites Dames ; elles n’y mettent pas tant de façon.

Une fois maîtres du terrain, c’est-à-dire maîtres de la personne, des secrets, de la considération, et surtout des revenus des grandes imprudentes qu’enivrent ces désastreux regains de l’amour, ils restent aimables, caressants, attentifs, mais à la condition tacite que les craintives dépossédées ne tenteront jamais de contrôler leurs caprices et leurs prodigalités, et certes, il n’est pas de Petites Dames qui en aient autant qu’eux ; ils en remontrent à celles-ci en fait de raffinements sensuels et d’appétits ruineux. Un de leurs vices est la passion du jeu ; leur soif naturelle de l’or les y excite. Cette émotion âpre et poignante met un hasard de plus dans leur vie d’aventures ; les coups rapides du lansquenet et du baccarat les enfièvrent ; tandis que celle dont ils vivent repose alanguie, ils courent les maisons de jeux clandestines, n’importe lesquelles ; experts en cartes bizeautées, ils préfèrent les tripots secrets aux cercles du grand monde. Gagnent-ils, leur Providence, sous forme de femme, l’ignore toujours ; perdent-ils, ils l’invoquent et la déterminent à les sauver du désespoir en payant pour eux.

Aux Eaux, ils l’entraînent à la roulette, ils la donnent en spectacle avec eux et la poussent d’un degré de plus dans l’avilissement.

Continuons la série des dîmes que prélèvent sans trêve les Petits Messieurs : il leur faut le plus beau cheval de selle pour leur promenade au bois, un poney-chaise pour leurs jours de lassitude au printemps, un coupé pour les temps pluvieux, des loges à tous les spectacles nouveaux, des invitations aux plus grandes fêtes, aux ambassades, à la cour ; ils exigent une chère exquise, des primeurs, des vins authentiques, les cigares que fument les rois. Leur chemisier, leur bottier, leur parfumeur sont les plus renommés de Paris.

La Bruyère a esquissé la toilette d’un Greluchon de son temps ; celle des Petits Messieurs la dépasse en recherches savantes, en art nuancé. Deux heures suffisent à peine pour ce pénible et fervent exercice. « Deux heures perdues ! deux heures frivoles ! » diront les travailleurs. Deux heures très-productives et très-sérieuses, pensent ces spéculateurs de leur être qui voient dans la durée de leur prestige une prospérité ascendante et certaine.

C’est d’abord un bain parfumé qui repose leur corps de la fatigue des nuits. Ils bouclent eux-mêmes leurs cheveux de crainte qu’une main maladroite ne les altère ; à les voir blanchir ou tomber, ils préféreraient la mort de leur mère ; à perdre leurs dents (chaque jour limées et épurées), l’incendie de Paris tout entier ; ils ne mettent pas de rouge, comme au temps de La Bruyère, mais un rose tendre presque invisible qui se fond sous la poudre de riz ; un pinceau enduit de fard indien arque leurs sourcils et allonge leurs cils ; un soupçon de vermillon fait refleurir leurs lèvres flétries.

Leur taille se cambre sous un gilet sanglé ; tous leurs vêtements moulent leur corps ; leur cou s’élance flexible d’un col et d’une cravate juvéniles ; leurs boutons de manchettes, leur chaîne, leur lorgnon et leur montre sont des chefs-d’œuvre d’orfévrerie ; une ou deux bagues, très-rares, brillent à leurs doigts blancs aux ongles effilés.

En Italie, depuis le robuste courrier Bergami qui fut publiquement le Greluchon d’une reine d’Angleterre, les Petits Messieurs ont abusé des bijoux et des breloques ; ils ont des anneaux plein les mains et trois rangs d’énormes chaînes dorées font un cliquetis sur leur poitrine. En France, ils sont plus sobres de clinquant ; mais ce qu’il leur faut absolument, à tout prix ! c’est un bout de ruban à leur boutonnière ; la Perse et l’Espagne y pourvoient, et même la principauté de Monaco. Une décoration implique des armes, un titre quelconque, une particule ; ils se font baron, quelquefois marquis ; ils s’octroient une généalogie imaginaire ; ils s’improvisent un blason, ils le couronnent d’une devise.

J’entrai un jour chez un graveur sur pierres dures pour y choisir un cachet ; j’y fus salué par un jeune homme élégant à qui le marchand remettait une bague armoriée : en quittant son gant pour essayer la bague, le jeune homme laissa voir un énorme diamant à son petit doigt. J’avais déjà vu quelque part ce monsieur-là, mais je ne me rappelais ni son nom ni où je l’avais rencontré. Lorsqu’il fut sorti, le graveur me dit :

M. le baron Bloutard de Merville vient de me commander plusieurs objets d’art avec ses armes.

Ce nom de Bloutard réveilla mes souvenirs : j’avais trouvé un jour ce personnage chez lady *** qui le protégeait, il y avait de cela six mois ; il s’appelait alors Bloutard tout court. Je le remarquai durant ma visite à cause d’un petit colloque qui me révéla son genre de vie.

Suivant l’habitude de beaucoup de femmes anglaises, lady *** portait un grand nombre de bagues : elle avait ce jour-là à l’index un diamant de la plus belle eau. Le néophyte Bloutard en contemplait le rayon avec une fixité de regard qui me frappa.

« — J’ai eu en ma possession, dit-il tout à coup, d’un ton parfaitement naturel, un brillant aussi radieux que celui qui éclaire votre belle main, milady.

» — Oh ! répliqua la dame, celui-ci vaut trois cent livres[1].

» — Le mien en valait autant, repartit Bloutard ; ce souvenir me venait d’une femme aimée. J’ai dû le vendre dans un moment de détresse. »

À ces paroles du Petit Monsieur, je ne pus me défendre d’un mouvement de surprise méprisante. Il lut ma pensée sur mon visage ; il parut étonné de mon étonnement et reprit avec un aplomb enjoué : « Comme une des choses que les femmes aiment le plus au monde sont leurs bijoux, nous devons être très-flattés lorsqu’elles nous les donnent. C’est une preuve irrécusable de leur amour pour nous. »

Lady *** s’écria en riant : Il n’y a que les Français pour tourner si bien les choses délicates.

J’étais tentée de répliquer : Oui, les Français qui ont le cynisme des courtisanes.

Je sortis, laissant Bloutard avec milady. J’ignore si c’est ce jour-là qu’il obtint le diamant que je venais de revoir à son doigt. Le souvenir de cet incident me rendit curieuse de savoir quel blason le sieur Bloutard s’était composé : le graveur me le montra. Sur un fond d’azur, un vaisseau, toutes voiles déployées, cinglait au port, et pour exergue : Virtus omnia vincit. —

— Pourquoi ce navire ? demandai-je gaîment ?

— Je crois, répondit le graveur, que M. le baron Bloutard de Merville compte un amiral parmi ses ancêtres.




V


Chaque jour, sitôt qu’un Petit Monsieur a parfait sa toilette, il se hâte de sortir et de se montrer partout où il y a des femmes, des femmes riches s’entend, titrées ou non, mais désœuvrées, indolentes, ennuyées, étalant un luxe provoquant dans leur voiture ouverte ou dans une loge en évidence aux théâtres. Le Petit Monsieur est surtout à la piste des étrangères nouvellement arrivées dans une capitale. Lorgnon à l’œil, sourire aux lèvres, il interroge leur physionomie, soupçonne leurs sensations, et, par un fluide magnétique dont il se croit doué et qu’il exerce souvent, il finit par attirer leurs regards.

Même en présence de sa bienfaitrice du moment qui seule soutient son fragile édifice, il use de ce manège irréfrénable. Assis près d’elle à la promenade ou au spectacle, tandis qu’elle s’alarme de son air distrait, il est en quête de femmes qu’il ne connaît point. Non qu’il soit dégoûté de sa servitude actuelle, mais il rêve une livrée plus brillante, une domesticité ascendante. C’est un chien coureur toujours en haleine. S’il est tenu en laisse par une bourgeoise, il prétend au joug d’une marquise ; si la marquise se l’attache, il aspire aux chaînes d’une princesse ; l’Altesse le pousse vers les Majestés ; au temps de l’Olympe, il aurait pourchassé les déesses.

Tant qu’il cherche et qu’il n’a pas trouvé, il ménage le lien qu’il veut rompre ; mais, sitôt que son rêve nouveau prend un corps, qu’il est certain tain du succès, qu’il l’étreint de ses mains rapaces, oh ! alors sa férocité éclate. Il se rit des larmes et de la colère, de la douleur et des anathèmes ; tout appel à des souvenirs émus l’importune ; dût-il broyer sous ses pieds le sein qui l’abrita, il ira de l’avant. Il surpassera en cruauté froide et en ardeur calculée de toutes les jouissances de la matière les Césars antiques.

Je l’ai dit, il est peu de triomphateurs dans cette carrière fangeuse ; la plupart des Petits Messieurs ne le sont qu’à demi ; ce n’est pas la vocation qui leur manque pour l’être complètement. Notre temps est fort corrompu, mais il est tout aussi incertain. Chacun a peur des éventualités de l’agio. Les passions ont pour correctif les intérêts. Les femmes elles-mêmes calculent ; elles additionnent leurs dividendes, redoutent de se ruiner, réglementent leurs faiblesses, les satisfont sans prodigalité et s’en tiennent à un taux fixe. Les Petits Messieurs, pingres et frileux, louvoient tristement dans ces eaux stagnantes qui ne se répandent jamais à flots ; l’impossibilité d’atteindre à des sources meilleures et plus abondantes, mâte les récalcitrants ; la nécessité les rend fidèles.




VI


Marthise est la veuve d’un pair de France ; sa fortune est considérable ; elle tient ce qu’on appelle un grand train de maison. Elle aime depuis dix ans Aurélien, un orphelin, un déclassé ; elle a voulu qu’il fût écrivain et qu’il gagnât (dans quelques journaux où elle l’a introduit), assez d’argent pour payer son tailleur et son logis fort coquet qu’elle a meublé elle-même ; elle lui donne des livres et des gravures. Elle lui offre, comme ferait une mère, un bijou ou un objet d’art pour sa fête et pour le premier de l’an ; elle l’a conduit tour à tour en Italie, en Suisse et sur les bords du Rhin ; elle verse ces douceurs sur sa vie en doses régulières, rares et restreintes. On sent en elle la ménagère économe et rangée. Aurélien se soumet à cette discipline qu’il a tenté vainement d’enfreindre ; il est à l’affût des circonstances pour faire des brèches au mur chinois qui l’enserre, il compte sur l’âge sénile et peut-être sur l’héritage. Il sait gré à Marthise de sauvegarder ce qu’il nomme sa dignité ; il n’est pas sa chose ; il est libre, il vit de son travail, il est honoré ! Son amour est sans alliage, indépendant, désintéressé ; s’il aime Marthise, c’est qu’elle lui plaît et qu’elle est préférable à toute autre.

Il disait un jour à un poète satirique de sa connaissance : « Balzac l’avait pressenti et d’autres l’ont proclamé ; il n’y a de désirable que les femmes de cinquante ans ! pour moi, je ne saurais les aimer plus jeunes.

» — En ce cas-là, aimez-les pauvres, si vous voulez qu’on croie à la vérité de votre amour, répliqua ironiquement le poëte. »

Malheur à la bourgeoise ou à la femme artiste, vivant de peu ou de son labeur, qui se permet d’imiter Marthise. Ne pouvant, comme elle, donner le superflu, elle est contrainte de donner le nécessaire à celui auquel elle rive sa vie. Si c’est une humble bourgeoise, son épargne y passe, et bientôt elle est sur la paille. Si c’est une femme artiste, elle est forcée à un double travail pour nourrir son Petit Monsieur. Elle doit se refuser une robe pour qu’il ait un habit, se priver d’un chapeau pour qu’il aille en voiture, boire de l’eau pour lui fournir des vins fins et des liqueurs.

Tandis qu’elle court le cachet par les matinées glaciales, il reste endormi et dorlote sa paresse. À l’heure où elle prépare elle-même le dîner qu’il viendra partager, il se promène en fumant, puis savoure au café le verre d’absinthe qui le mettra en appétit.

Quelques mois après la Révolution de février, j’allai un jour d’été faire une visite à Auteuil à une maîtresse de musique. C’était une courageuse femme à qui j’avais procuré quelques leçons.

Je la trouvai toute en larmes dans l’étroit jardin du petit chalet qu’elle avait loué pour la saison. Je savais sa faiblesse pour un joueur de violon sans emploi ; je devinai qu’il était la cause de son chagrin ; elle me fit l’aveu d’une action infâme qu’il avait commise ; trois jours s’étaient passés depuis qu’il était venu pour la dernière fois déjeuner avec elle. La veille, elle avait reçu un billet de cinq cents francs, prix d’un mois de leçons données à deux jeunes Anglaises : c’était tout ce qu’elle possédait, car, le jour précédent, son dernier écu avait été emporté par le violoniste.

Lorsqu’elle voulut, ce matin-là, payer les dépenses de la journée avec son billet, elle ne put le changer à Auteuil.

On sait la dépréciation des billets de banque qui se produisit à cette époque ; il était impossible dans toute la banlieue d’échanger un billet contre de l’argent. Tandis qu’il déjeunait, elle dit son embarras au drôle qu’elle défrayait ; il s’offrit d’aller à Paris changer le billet ; il devait revenir deux heures après avec l’argent. — Il ne revint pas.

Comme elle se lamentait en me racontant ce fait avilissant, l’enfant de son jardinier, une petite fille déguenillée de quatre à cinq ans, vint lui offrir un bouquet de roses.

— Croyez-moi, dis-je à la pauvre artiste qui pleurait d’humiliation, peut-être d’amour, tout en caressant l’enfant, si vous avez besoin d’aimer et de protéger quelqu’un, adoptez cette petite fille et élevez-la vous-même ; elle occupera vos heures de solitude et remplira le vide de votre bon cœur. Mais, par respect de vous-même, ne revoyez jamais ce Petit Monsieur et tenez à distance ses pareils.

Une autre femme artiste m’a raconté gaiement comment elle fut sauvée à temps des griffes d’un Petit Monsieur. Celui-ci était un Polonais affectant de porter le deuil de sa fière et malheureuse patrie, mais n’étalant en réalité que les souffrances de sa vanité qu’humiliaient les privations de l’exil. Au lieu d’imiter ses courageux compagnons de proscription qui, par un travail sans trêve, ennoblissaient encore leur noble infortune et payaient à la France son hospitalité en lui donnant l’exemple des vertus privées et d’un patriotisme énergique, base des vertus publiques, notre Polonais Petit Monsieur, demandait à l’intrigue et à des amours frelatées de quoi soutenir le rang de ses ancêtres dont il parlait toujours.

Toutes les longues émigrations ont eu de ces écumes-là ; si on écrivait l’histoire des émigrés français, on trouverait parmi eux, à côté de vrais chevaliers, plus d’un chevalier d’industrie. Avant l’indépendance italienne, on a vu, mêlés à ses plus nobles enfants, qui erraient dans toutes les parties du monde, des traîtres et des infâmes ; chaque gloire a son ombre, chaque malheur a son ironie.

Le Polonais en question était comme un froissement perpétuel pour ses irréprochables compatriotes : il se croyait un grand génie, et comme tous ceux qui affirment si résolûment leur génie, il n’avait pas même du talent.

Sa prétention était de ressembler aux artistes de la Renaissance et d’être à la fois peintre, musicien et poëte ; il rimait en vers français des élégies pour toutes les femmes ; leur roucoulait des romances, réminiscences des opéras nouveaux, et esquissait leurs portraits où elles ne se reconnaissaient jamais. Coureur de coulisses, il ne put y réussir parce qu’il était pauvre ; il se retrancha dans les salons et dans les ateliers ; il se faisait entendre dans les concerts privés et, sous prétexte de faire des copies, qui n’arrivaient pas même à l’état d’ébauche, il s’installait ou plutôt se promenait chaque jour dans les galeries du Louvre.

Sa mise attirait les regards ; il portait en toute saison un gilet blanc, des cravates de couleurs tendres, et une fleur à sa boutonnière. C’était en somme ce qu’on appelle un bellâtre ; sa tête régulière n’avait aucune physionomie.

Deux femmes artistes venaient chaque jour peindre au Louvre à l’époque où il s’y pavanait. Leur distinction et leur maintien décent les faisaient remarquer ; elles étaient encore belles, mais d’une beauté touchant à sa fin. L’une, veuve et sans enfants, avait quarante ans ; l’autre, qui n’avait jamais été mariée, dépassait de cinq ans la trentaine.

Assidues, laborieuses, possédant un pinceau vigoureux, elles étaient arrivées à force de zèle à reproduire les chefs-d’œuvre des maîtres d’une façon assez remarquable. Elles devaient à ce labeur une sorte de bien-être ; leur toilette était toujours fraîche et seyante, leur intérieur élégant mais vide d’émotions ; elles y rêvaient un de ces tourmenteurs de la femme, être toujours désiré, attendu et choyé par elle, bien qu’il leur apporte la douleur.

Le Polonais s’était renseigné sur la situation des deux gracieuses artistes ; il les trouva de bonne prise et dressa aussitôt ses batteries. Faire coup double lui parut une idée magistrale. Les deux femmes ne travaillaient pas dans la même salle. La veuve copiait un Murillo, la vieille fille un Raphaël. Il lia connaissance avec elles en leur inspirant à chacune une secourable pitié. Pâle, souffrant de ses vanités rentrées, il toussait beaucoup un jour d’hiver ; la veuve, dont il admirait en ce moment la copie, lui offrit des pastilles ; il lui fit visite le lendemain. Il lui parla de son dépérissement, de sa mort prochaine loin de son pays, sans famille, sans possibilité de soutenir ses jours défaillants ; elle s’attendrit, et, comme elle était vraiment bonne, elle voulut lui faire un peu de bien. Les femmes, en pareil cas, deviennent volontiers sœurs de charité. La veuve envoya au pauvre exilé des gilets de flanelle, un grand fauteuil moëlleux, un tapis bien chaud, et donna ordre qu’on lui portât du lait d’ânesse tous les matins. Bientôt elle lui prêta de l’argent afin qu’il suspendît ses travaux et ne songeât plus qu’à guérir. Ils n’en étaient pourtant ensemble qu’aux préliminaires de l’intimité ; chaque jour il lui faisait visite, à six heures dînait avec elle, et la quittait à huit heures pour aller se reposer, disait-il, et la revoir en songe.

Il payait en stances amoureuses et en dédicaces de fades mélodies, les dons plus positifs qu’il recevait d’elle. Elle ne trouvait pas ses vers très bons ; elle jugeait sa musique un peu faible, mais l’amour qui s’y révélait la rendait indulgente.

Quoiqu’elles se fussent souvent rencontrées dans les salles et dans l’escalier du Louvre, la veuve et la vieille fille n’avaient pas lié connaissance ; elles se saluaient en passant, mais sans se parler.

Un jour, par un très-grand froid, tandis que la veuve peignait, elle vit paraître le Polonais ; elle eut un petit mouvement de surprise ; car il ne venait plus dans les galeries depuis qu’elle le dorlotait ; elle le gronda tendrement d’être sorti par un temps rigoureux.

Il répliqua qu’il préférait gagner une bronchite que de passer un seul jour sans la voir. Un de ses amis d’enfance venait d’arriver de Cracovie, il lui avait demandé à dîner, il lui prendrait toute sa soirée, il lui volerait ses heures de bonheur. Désespéré de ce contre-temps, ajouta-t-il, il avait voulu la prévenir et la contempler un moment ; ceci dit, sans lui donner le temps de répondre, il lui adressa les éloges les plus exagérés sur une tête d’ange qu’elle venait de terminer, baisa sa main et s’éloigna.

La veuve, mécontente de ce brusque départ, attristée à l’avance du dîner solitaire qu’elle ferait, ne se sentant plus disposée à travailler, rangea vivement ses pinceaux et son chevalet et sortit derrière le fugitif. Comme elle allait traverser la salle où peignait la vieille fille, elle vit auprès d’elle le Polonais ; il baisait en ce moment sa main avec autant de ferveur qu’il venait de baiser la main de l’autre. — À ce soir six heures, j’ai la loge, dit-il assez haut pour être entendu de la veuve, qui s’était approchée sans qu’il l’aperçût ; puis il disparut dans l’enfilade des salles.

La veuve, en personne intelligente et résolue, alla droit à la vieille fille radieuse ; elle la salua sans colère, d’une façon tout amicale et lui dit en souriant :

— Vous connaissez le comte G…ki ?

— Mais, madame, répliqua l’autre qui devint toute rouge, vous le savez bien, puisque sans doute vous venez de voir qu’il me parlait.

— J’ai même vu, répliqua la veuve, qu’il a baisé votre main comme il a baisé la mienne il y a dix minutes.

La pauvre fille effarée regardait la veuve qui riait.

— Prenez donc confiance, continua celle-ci, je n’ai pas l’air d’une rivale irritée ; voilà près de deux ans que nous nous voyons presque chaque jour travaillant à l’envi et luttant de fatigue et de courage. Nous prêter mutuellement assistance dans un moment de péril m’a semblé tout naturel.

— Quel péril ? murmura l’autre, indécise.

— Comme vous hésiteriez à me faire des aveux, reprit la veuve, c’est moi qui commencerai. Montons en voiture et venez chez moi, nous causerons en route.

— Mais il va m’attendre, répliqua la vieille fille attristée ; il m’a donné rendez-vous pour six heures, nous devions dîner ensemble.

— Je le sais bien, continua la veuve, vous être le Cracovien qui l’empêchait de dîner aujourd’hui chez moi.

— Oh ! madame, est-ce possible ? quelle découverte… Mais, ne devrais-je pas le prévenir ?

— Vous serez libre de le rejoindre après m’avoir entendue ; et la veuve, prenant sous son bras la pauvre amoureuse toute frissonnante, l’entraîna hors du Louvre.

Lorsqu’elles furent en voiture, la veuve reprit :

— Voilà six mois qu’il m’a fait sa première déclaration dans une pièce de vers.

— Voilà six mois également, s’écria la vieille fille, qu’il m’avoua qu’il m’aimait en m’envoyant une élégie et un camélia.

— J’oubliais la fleur, riposta la veuve ; mais un œillet accompagnait aussi sa poésie. Depuis cette déclaration galante, il dînait chaque jour chez moi, et il y restait jusqu’à huit heures.

— À huit heures un quart, repartit l’autre, qui commençait à sourire, il venait chez moi ; nous soupions à dix et il ne s’en allait qu’à minuit.

— Le croyant malade, reprit la veuve, je lui envoyais du lait d’ânesse, des vêtements chauds, des gâteries maternelles.

— Tremblante pour sa poitrine, poursuivit la tendre fille égayée, je faisais porter chez lui des bouteilles d’Eaux Bonnes, du vin de bordeaux et des sirops ; j’ai donné l’ordre à mon tapissier de capitonner sa chambre.

— Et moi, répondit la veuve, d’y poser un tapis et des portières.

— Je n’ai pas voulu qu’il se fatiguât à travailler, reprit l’autre ; plus forte et plus vaillante que lui, j’ai travaillé pour deux.

— J’ai partagé avec notre adoré en partie double, le prix de mon dernier tableau, dit la veuve.

— Ah ! ah ! ma chère, exclama la vieille fille, ceci dépasse toute prévision.

— On ne peut prévoir, répondit la veuve sous forme de sentence, la profondeur de l’astuce et l’ampleur de la tromperie ; en amour la perversité n’a pas de limite.

Tout en se faisant l’une à l’autre ces étourdissantes révélations, elles étaient arrivées au logis de la veuve. En traversant la salle à manger, la vieille fille vit deux couverts à la table dressée.

— Vous prendrez sa place, lui dit la veuve, nous dînerons ensemble, ma chère, et nous boirons à notre délivrance.

— Volontiers, repartit l’autre, je ne veux jamais le revoir.

— Après le dîner nous lui donnerons son congé, si vous m’en croyez, par deux lettres identiques comme les tendresses qu’il nous adressait, ajouta la veuve. Puis ouvrant un tiroir-elle en tira une foule de petits papiers roses et vert-céladon, où des stances étaient alignées.

— Ce sont les mêmes ! les mêmes ! s’écria la vieille fille ébahie, mot pour mot ! les mêmes qu’il m’a dédiées ; sauf la variante en tête du titre de Mademoiselle au lieu de Madame.

— Ce soir je vous accompagnerai chez vous et vous me montrerez vos duplicata, repartit la veuve. En disant ces mots elle froissait les élégies et les jetait au feu.

L’ironie ayant aiguisé leur appétit, les deux nouvelles amies dînèrent copieusement et gaîment ; puis, tout à fait raffermies, elles écrivirent en termes très-nets deux billets semblables qui signifiaient un double congé au Petit Monsieur.

Transpercé dans sa vanité, celui-ci ne sut comment se débattre ; soupçonnant l’entente cordiale des deux femmes, il ne tenta pas une explication ; mais il eut la malheureuse idée d’essayer de les dérouter une dernière fois par un simulacre de désintéressement théâtral.

Leur renvoyer leurs souvenirs d’amour, il n’y songea pas un moment ; c’étaient des gages de leur tendre faiblesse qui attestaient son irrésistible attraction et dont elles n’oseraient pas parler ; mais les sommes d’argent qu’il avait toujours feint de n’accepter qu’à titre de prêt amical, troublaient la sécurité de sa honte. Une rencontre fortuite pouvait le mettre face à face avec ses deux bienfaitrices, et il suffisait d’un mot dit par elles devant témoins pour anéantir l’échafaudage de sa factice dignité. Espérant conjurer ce péril par un expédient inouï, il écrivit le même jour aux deux femmes que :

« Connaissant leur, profonde sympathie pour la Pologne et craignant de les offenser en leur remboursant l’argent qu’elles lui avaient prêté comme à un fils malheureux, il avait versé intégralement cet argent dans la caisse de secours de l’émigration polonaise, destinée à assister ses frères d’exil plus pauvres que lui. »

La lettre existe ; la veuve me l’a montrée, en me racontant cette histoire.

Les deux femmes n’y répondirent qu’un mot :

— Publiez ce don dans les journaux.

Comment sortir de ce dilemme ? Il n’en sortit pas.




VII


Lorsque les Petits Messieurs n’ont pas prospéré à quarante ans et n’ont pas pris rang parmi les absous du monde officiel, c’en est fait d’eux ; la société les repousse. Flétris, malsains, l’âme gangrenée, ils s’enfoncent dans les régions souterraines. Ces brillants oiseaux de passage, devenus méconnaissables et déplumés, vont s’abattre dans tous les lieux ténébreux ; ils se chargent de la corruption et de la vente des vierges pauvres à tant par tête ; ils deviennent les croupiers et les grecs émérites des plus vils tripots clandestins, ils fourmillent dans les polices secrètes où on les emploie de préférence pour les guets-apens, les secrets à violer, les lettres à soustraire ; tous les espionnages obséquieux.

Ceux d’entre eux qui ont une pointe d’esprit osent tenter la littérature ; ils y échouent immanquablement ; ils se font commis de la Censure ou croassent obscurs et méprisés dans le bourbier des folliculaires. Si une vie pure est diffamée, soyez certains que c’est par leur plume putride et crottée ; ils frappent à tant la ligne comme autre fois les bravi tant le coup de poignard.

Comment balayer ces immondices et en rendre le retour impossible ? C’est l’œuvre des institutions, mais c’est aussi l’œuvre des mères.

Lorsqu’une liberté et une égalité véritables auront mis au rang qui lui est dû la démocratie qui travaille, aucun des labeurs de Partisan et du cultivateur ne sera plus dédaigné par les esprits éclairés. Des hommes de cœur naîtront qui s’étonneront de nos fausses délicatesses ; ils prêteront, souriants et résolus, leurs mains à la charrue, à la lime, à la truelle, plutôt que de les souiller dans les boues sociales qui nous éclaboussent.

C’est aux mères à former leurs fils aux austères doctrines, seules garanties d’une intègre et saine morale dans la famille et dans l’État.

Une duchesse ayant un jour, en présence d’un vieux serviteur, réprimandé son fils qui vivait aux dépens d’une danseuse, le Petit Monsieur s’indigna de l’humiliation qu’il venait de subir devant un inférieur.

— J’atteste Dieu, lui dit sa mère, que j’aimerais mieux vous voir faire le métier de ce brave homme que le métier que vous faites.

Oui, oui, un métier honnête, laborieux, courbant le corps s’il le faut, mais laissant l’âme droite et haute ! Les mains calleuses, mais nettes d’infamie ! La tête fléchissant sous les fardeaux, mais ne s’abaissant pas sous la honte ! Plus d’oripeaux, plus de clinquant, plus de blason, de titres et de décorations d’emprunt, plus de travestissements imposteurs, mais toutes les distinctions réelles d’une probité et d’une vertu évidentes ! Le jeûne du corps, mais la nourriture incessante de l’âme !

Voilà ce que nous devons prêcher dès l’enfance à nos fils, en veillant attentives sur l’éclosion de leur conscience. Pas de défaillance, pas de compromis avec les mollesses du temps ; le mal est flagrant, la contagion se propage et semble alourdir toute une génération inactive. Pense ! agis ! travaille ! aime ! doivent lui crier toutes les voix des mères vaillantes ; sois utile, libre, fière et courageuse ! tu te purifieras et tu deviendras féconde : comme les marais s’assainissent sous la pompe qui absorbe leur bourbe, comme les terres se fertilisent sous la herse qui les défonce.

En terminant cette esquisse, dont l’histoire qui suit est le développement, qu’on me permette une réflexion : Peut-être est-il bien que la satire des Petits Messieurs ait été tracée par une plume de femme ; elle y a couru plus émue et en même temps plus dégagée de ces ménagements infinis que les hommes observent un peu trop les uns envers les autres.



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