Ces petits messieurs (Recueil)/Danaë Male

E. Dentu, éditeur (p. 75-129).


DANAË MALE



I


La généreuse République de février, qui ne commit ni une proscription ni une vengeance, ne put développer les purs et fiers principes sur lesquels elle s’était fondée. On ne lui laissa pas le temps de vivre. Le grand souffle qui l’avait produite ne pénétra pas assez profondément la France pour nettoyer les âmes et relever les caractères. La République eut ses faux frères, corrompus, amollis, imbus des vices de cour ; ses indifférents en morale et en philosophie, pratiquant les ménagements les plus tendres pour toutes les souillures qui dissolvent l’âme d’un peuple.

En violant l’intégrité et l’austérité, ils violaient d’avance la République. Ils la confessaient par leurs paroles et la trahissaient par leurs actes. Sans convictions, sans doctrines arrêtées, ils faisaient bénir par des prêtres les arbres de la liberté et se disaient libres penseurs ! ils continuaient dans la vie privée la profanation de l’amour, les turpitudes des anciennes monarchies, et ils prêchaient aux peuples de mâles vertus ! Avant d’être tribun, il faut se purifier soi-même. La République est en droit de demander à tout citoyen : « Comment et de quoi vis-tu ? »

Paris n’a pas oublié un de ces adeptes compromettants de notre jeune et pure République qui, trop confiante et trop magnanime, accepta tous les cris d’adhésion sans bien savoir de quelles poitrines ils sortaient.

Paul, à trente ans, était resté obscur dans les lettres, quoiqu’il se proclamât poëte et chantât l’amour aux pieds du crucifix, dans les cimetières et dans les catacombes. Il donnait aux femmes, que ses vers célébraient, la forme des anges (il les avait vus apparemment !) et entre ses aspirations célestes et ses convoitises, il faisait toujours intervenir ce Dieu romantique dont on a tant abusé depuis Mme de Krudner, qui se plaisait à l’invoquer dans les moments où les courtisanes d’Italie voilent leur madone.

Paul avait le physique de son emploi : il était frêle, petit et très-pâle ; la pauvreté l’avait réduit dans sa première jeunesse à un régime pythagoricien ; il couvait en secret tous les instincts, forcément refoulés, de luxe, de bonne chère, de sensualité et de paresse. On ne se méfie pas assez de ces chétifs rêveurs. Ses rimes amoureuses ne l’ayant pas tiré de son obscurité ni de sa misère, il tenta les hasards de l’amour pratique. Il savait ce qui lui manquait pour être désirable et entraînant ; mais il savait aussi de quelles vagues chimères les femmes se repaissent dans le tourment du veuvage, ou d’un mariage incompatible, ou d’un long célibat ; il avait observé la largeur sentimentale et les dehors d’idéal trompé dont les femmes revêtent pour la plupart l’inquiétude de leur isolement. Un homme plus beau, plus vivant et plus fort eût effarouché ces aspirations inavouées qu’on doit deviner et satisfaire délicatement, par insinuation et par degrés. Tel est l’amour qui plaît aux femmes, mûries dans une société factice.

L’assaut implique l’énergie dans l’assaillant et dans l’assailli ; la force est de rigueur pour la résistance. Ce qui est faible cède toujours, mais s’ingénie aux formes de la contrainte.

Si vous voulez franchir un mont, vos pieds s’appuient avec résolution. Si vous marchez sur de la glace ou sur une grève, vos pas se font légers et indécis de peur de choir. Paul flairait les femmes maladives qui ne veulent pas être brusquées dans leur défaite.

La nature, fi donc ! respect à l’art des longs préliminaires.

La pacotille lentement amassée de ses vers érotico-chrétiens défraya les premiers aveux : lui aussi avait souffert, gémi, pleuré, sans trouver l’âme sœur de son âme.

La femme oisive d’un homme d’affaires se laissa enivrer par cette musique creuse ; l’époux la délaissait pour des spéculations ; mais le barde amant serait tout à elle. Naples, Sorrente, Ischia, Procida, ces doux rivages où le chantre d’Évire a aimé, deviendraient avec Paul le paradis délectable où s’abriterait leur céleste adultère.

Paul enleva soudain la dame en feignant de se laisser enlever. Leurs pérégrinations commencèrent.

Soit que les ferments du Vésuve et les flammes du ciel de Naples influassent sur la complexion de la Parisienne, soit que la comparaison avec les Italiens, qui sont fort beaux, fit évanouir le prestige du grêle amoureux, il ne tarda pas à mécontenter la dame plus encore que n’avait fait son mari.

Il était trop froid pour ces nuits d’ivresse, pour ces chaudes nuits du golfe étoilé.

Un héros d’intrigues parisiennes est dépaysé en pleine nature ; ce n’est plus qu’une marionnette de l’amour. La grandeur, la beauté, la force des éléments le pulvérisent. Puis la dame, affriandée par cette vie en plein soleil, et embrassant du cœur la liberté pour tout l’avenir de sa jeunesse, fut effrayée par un abîme : seule, elle pouvait vivre opulente et sereine, mais la vie à deux vidait sa bourse ; c’était le tonneau des Danaïdes qu’elle remplissait sans trêve et que Paul mettait à sec. Ce pâle contemplateur avait des avidités de Titan.

Elle lui signifia un matin son congé, après s’être endormie dépitée aux sons d’une barcarolle qu’il chantait sur la terrasse de sa chambre. La chambre fut close à jamais pour cet imprudent langoureux ; ses plaintes et son désespoir n’émurent que les échos de la plage : il dut partir sur l’injonction d’une lettre.

Il revint piteusement à Paris pour y chercher une consolation ; il y trouva un coup d’épée du mari. — Bienfaisante épée ! ce fut l’instrument de sa fortune.




II


Un des amis de Paul, Élie Verdier, avait longtemps lutté et pâti comme lui ; avec plus d’énergie et de talent, un aspect très-noble, il avait en vain cherché jusqu’à quarante ans une issue à sa pauvreté. Ses tentatives infructueuses auprès des femmes n’avaient fait que resserrer le cercle de sa misère.

Faire le siége d’une femme du monde exige pour réussir une mise de fonds préalable. Des riens ruineux, chaque jour indispensables, vident bien vite la poche d’un pauvre diable, où à peine quelques pièces blanches se heurtent à de gros sous. On ne peut arriver en habit râpé chez une élégante qu’on convoite ; il faut des gilets neufs, des cravates fraîches, des bottes et des gants irréprochables.

À l’époque où Élie atteignait la quarantaine, la mode était aux gants paille. Un dandy, fût-il émérite, en portait même en plein jour, ce qui signifiait deux paires de gants quotidiennes : une paire pour les visites de l’après-midi, et une autre paire (au moins) pour le soir. Au prix que coûtaient les gants Jouvin, c’était grave. Aussi personne ne fut étonné qu’Élie, qui caracolait depuis vingt ans dans les salons, dût un compte de trente mille francs au fameux gantier. Cette somme paraît énorme à qui l’additionne légèrement ; mais un calculateur exact l’eût déclarée insuffisante, car il s’agissait d’un total de douze à quatorze mille paires de gants à quatre francs la paire.

Il était évident que le marchand avait fait des remises ou qu’Élie avait eu dans sa vie de fashion des intervalles de misanthropie, de voyages et de labeurs forcés. La facture était donc modérée, mais, hélas ! ce n’était pas la seule : tous les détails que nécessite l’équipement complet d’un coureur de boudoirs avaient été fournis depuis longtemps à crédit à ce pauvre Élie s’essoufflant en vain à pourchasser une heureuse chance. Ses créanciers perdaient patience ; l’échafaudage de son luxe extérieur craquait de toute part, et lui-même, malgré sa contenance assurée, trahissait dans toute sa personne un affaiblissement anticipé, une débilité précoce.

Les privations l’avaient prématurément vieilli et fatalement engourdi : il était blanc et froid comme un glacier suisse. Pourtant, s’efforçant toujours de sourire et de plaire, il dardait les derniers rayons de son œil éteint sous un lorgnon magnétique. Il sentait qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour conjurer un suprême naufrage.

Sa planche de salut fut Béatrix, une fille sèche de trente-huit ans, imbue de romantisme éclectique et de faux bel esprit, héritière en perspective d’une fortune énorme.

Elle avait rêvé, appelé, poursuivi depuis sa majorité un mari d’un nom célèbre. Le plus illustre de nos astronomes, le plus fougueux de nos orateurs, le plus bruyant de nos romanciers, furent tour à tour les fiancés de ses songes. Déçue dans ses espérances d’union éclatante, son désir se rabattit sur les renommées secondaires. Il lui fallait à tout prix un homme en quête de publicité, un aspirant à la gloire. Elle croyait aux génies méconnus, qui n’attendent pour planer que le souffle d’une femme. Elle serait cette impulsion triomphale, ce gaz du ballon qui le soulève vers l’infini.

Aussitôt qu’Élie connut Béatrix, il se dit : Je serai son Dante. Elle me fera sortir des cercles de l’enfer, peuplé par ces diables de créanciers qui me torturent à toute heure et m’épouvantent de la contrainte par corps. Elle m’ouvrira les portes d’un paradis positif dont jusqu’ici je n’ai vu que le mirage.

Il soupira près de Béatrix, il redoubla de gants paille, de vêtements élégants, de parfumerie réparatrice, de langage précieux, de philosophie sentimentale, d’évocations attractives, de dissertations sur les grands hommes toujours niés de leur vivant ; il exhiba des certificats de génie que lui avaient décernés quelques amis ; il parla de son dédain du succès, entremetteur des intelligences vulgaires.

Nerveuse, irritée, alanguie par l’attente, Béatrix, que les gloires rayonnantes avaient dédaignée, s’éprit de cette gloire crépusculaire.

Elle se dit que le monde était aveugle et laissait tomber ses couronnes, non sur le front rêveur des inspirés, mais sur le chef hardi des intrigants. D’une idée juste elle fit une application illusoire ; car Béatrix n’était pas de force à discerner un corps d’une ombre.

Saisissant au vol ses regards émus, ses sourires de vierge éplorée et ses tendres murmures, Élie ne lui donna pas le temps de se reconnaître.

— Vous m’aimez, s’écria-t-il, vous êtes ma muse, ma vraie Béatrix, et moi votre Alighieri.

— Oh ! oui, dit-elle, j’aurai fait un poëte !

Cette prétention quintessenciée tourna le cerveau de la pâle fille.

Élie l’enveloppa des vagues nuées où depuis quinze ans se perdait la raison de la précieuse. Craignant le heurt d’un Chrysale, qui aurait pu crever ces brumes, il lui fit signer leurs fiançailles comme un double pacte d’amour et d’idéal, puis il l’emmena en Amérique, où ils célébrèrent un mariage d’outre mer bien et dûment légalisé, mais ayant cette saveur de mystère et ce parfum frelaté de roman qu’une vierge de trente-huit ans est orgueilleuse de savourer.

Leur lune de miel durait encore, ou plutôt ne s’était pas levée, lorsqu’ils revinrent à Paris ; ils n’avaient en que d’impalpables étreintes, que des enlacements d’âme à âme dont l’Océan fut le chaste témoin.

L’épouse d’un génie méconnu resta aussi frêle et aussi blême qu’elle l’avait été durant sa longue quête d’un mari célèbre. Ceux qui la revoyaient se demandaient : Elle est heureuse ? Elle l’était apparemment, c’est-à-dire en apparence ; car, ainsi que la chaste Bérénice, Béatrix, transformée en étoile, décrivait ses mièvres évolutions et lançait ses petits rayonnements dans une sphère de beaux esprits. Élie, comme le prophète son patron, était remonté dans son char aux essieux d’or, au timon d’argent. Plus de créanciers implacables, plus de libraires rébarbatifs, plus de directeurs de revues dédaigneux. Les marchands lui offraient un crédit illimité. Élie publiait volume sur volume, son nom retentissait dans toute la presse. Il créait lui-même des journaux où Béatrix essayait ses instincts littéraires. Comme c’était elle qui faisait rouler le char, il était bien juste qu’elle y montât ; sa dot graissait les roues. Dot énorme, qu’alimentait sans cesse la mort de quelque vieux parent.

Elle avait rêvé de ressusciter le salon des Geoffrin et des Du Deffand, voire même de rivaliser avec celui de l’Abbaye au Bois.

Mais, pour former un de ces centres d’esprit, il ne suffit pas de la fortune ; pour être la clef de voûte de ces pierres glissantes et fragiles, les superposer, les joindre et les assimiler sans qu’elles se heurtent et se brisent, il faut réunir la grâce à la bonté et à une imagination toujours en haleine ; avoir pour chacun le mot juste qui charme ; un art exquis, des soins variés, des ménagements infinis, et satisfaire tous les amours-propres rivaux. Mme Récamier excella dans cette gymnastique intelligente.

Béatrix avait un esprit pointu qui blessait quand elle voulait caresser ; les paroles aimables qu’elle s’efforçait de distiller comme une liqueur savoureuse tournaient dans sa bouche en vinaigre. On sentait en elle une humeur persistante de vieille fille, trahissant les mécomptes secrets de son cœur mal assis.

Quoiqu’elle se fût mariée pour épouser une renommée, aider à la glorification d’un nom et lancer un génie incompris, elle avait sans doute rêvé autre chose ; mais lorsqu’après un au de mariage, elle n’eut pas vu poindre le plus petit fœtus d’héritier, son humeur devint agressive. Une femme qui s’est mariée tard ne peut souffrir l’humiliation de paraître stérile. Se plaindre d’Élie était difficile, car il avait de point en point rempli le programme poético-sentimental que Philaminte avait tracé : être une des sphères de rotation des intelligences contemporaines, les susciter, les diriger, avait enflammé dès longtemps le désir éthéré de la dame ; ce désir-là, Élie le combla sans mesure ; un tourbillon de lettrés mécontents remplissait le vide autour de Béatrix.

Le luxe et les dîners aidant, elle eut sa cour, ses flatteurs, ses poètes, dont l’encens la calmait par moment comme une potion opiacée apaise les insomnies. Le plus vieux et le moins séduisant de ses fidèles osa seul deviner ses vagues tourments. C’est dans l’ordre ; l’âge donne l’expérience, et l’expérience pousse à l’audace. Expérimenté et audacieux sont, dans certains cas, synonymes.

C’était un vicomte de vieille souche, une épave du faubourg Saint-Germain, impertinent, tranchant, déterminé ; il creva les brouillards où se retranchait l’éplorée par une décharge de railleries ; il s’était juré de la consoler et de la distraire, et il y réussit à peu près. Élie ne s’en plaignit pas. Il pensait qu’à l’aide de son ami le vicomte, sa sérénité conjugale était assurée. À eux deux, ils faisaient un siècle, chiffre respectable, fortification ardue à renverser. La clairvoyance de l’amant doublait la sécurité de l’époux.





III


Telle était la situation de Béatrix lorsque Paul revint à Paris, où le coup d’épée d’un mari outragé le mit pour huit jours à la mode.

Durant la jeunesse perplexe d’Élie, Paul avait été pour lui une sorte de rapin littéraire ; l’éconduire aux jours de sa prospérité eût paru cruel au placide époux. D’ailleurs de quoi s’effrayer ? Le vicomte faisait bonne garde.

Élie reçut Paul en familier et lui promit de le protéger ; le vicomte fit écho. Double imprudence, double maladresse. La protection ulcère infailliblement celui qui en est l’objet. Paul accepta les deux protecteurs, bien résolu de les jouer ensemble ; il les flattait quand ils étaient seuls, mais, en présence de Béatrix, il était toujours triste et réservé.

Elle le trouvait attrayant et jeune ; effet de contraste.

Les deux protecteurs malavisés plaisantaient Paul devant Béatrix sur sa double blessure : celle de l’amour et celle du fameux coup d’épée. Il prenait alors un air grave et contraint, puis regardait Béatrix comme pour faire appel à sa pitié. Il est peu de femmes qui ne répondent à ces sortes d’appel. Compatir aux douleurs de l’amour leur donne l’espérance de les consoler. Béatrix aurait voulu entendre de la bouche de Paul tous les détails de son aventure.

Chaque fois qu’elle pouvait le voir seul, elle l’interrogeait avec émotion ; Paul était prêt à lui ouvrir son âme et commençait son récit, récit compliqué et longtemps médité, car Paul devait en faire ressortir que toutes les noirceurs d’une rupture venaient de la femme qui l’avait entraîné. Mais à peine en était-il au prologue de son roman, que toujours le vicomte survenait ; l’air goguenard et sûr de lui-même, il s’installait en maître dans le boudoir. Les nerfs de Béatrix, progressivement irrités, se cabrèrent enfin contre cette servitude.

Elle sortit un matin, et fit dire chez elle qu’elle passerait la journée auprès d’une tante malade. Paul lui avait fait promettre qu’ils visiteraient ensemble une collection de tableaux de grands maîtres italiens nouvellement arrivée à Paris. C’était un jour réservé ; le temps était brumeux ; ils ne trouvèrent personne dans les trois salles où ces chefs-d’œuvre étaient réunis. Ils s’assirent en face d’une toile admirable de Pardenone représentant Suzanne au bain.

Béatrix dit à Paul de profiter de la solitude du lieu pour lui confier ses chagrins.

— Est-ce que je me souviens quand vous êtes là, répliqua-t-il, de la femme qui a trompé ma jeunesse, femme indigne qui a pu me préférer un de ces matérialistes italiens qui procèdent en amour sans préambule ! Une figure supérieure efface la sienne aujourd’hui ; c’est celle de cette Suzanne ; regardez ! elle vous ressemble ; et ces deux vieillards qui la font frissonner figurent pour moi Élie et le vicomte.

Béatrix sourit à cette phrase triplement et habilement combinée : déprécier une femme qu’on n’aime plus flatte celle à qui l’on veut plaire ; comparer à une beauté accomplie, idéalisée par le génie d’un peintre, une beauté mûre et fanée, c’est distiller une douceur alléchante ; traiter de vieillards un mari et surtout un amant, c’est un défi à l’orgueil féminin ; car, attester ce qu’elle vaut par la valeur de ceux qu’elle conquiert, est en amour une des plus vives préoccupations de la femme. Sent-elle qu’elle est amoindrie par son choix, elle est bien près d’être infidèle. Cette sensation, Paul la produisit par la troisième partie de sa phrase.

La vanité de Béatrix tressaillit et elle repartit en riant :

— Il est vrai que ce sont deux gardiens bien insupportables !

Cette réponse était un prélude de réussite que Paul ne laissa pas échapper.

— D’un mot, répliqua-t-il, vous pourriez vous débarrasser du plus irritant des deux vieillards, de cet affreux et exécrable vicomte ; à moins, ajouta-t-il en la regardant ardemment, qu’il n’ait le secret et le bonheur de vous plaire.

— Y pensez-vous ? s’écria-t-elle, un vieillard à l’esprit sec et méchant ! Me croyez-vous si dépourvue de ce qui attire ?

— Je vous juge un ange d’indulgence et de bonté subissant le joug et n’osant pas le briser de peur d’affliger le tyran. Mais la mansuétude a des bornes ; vous ne sauriez y persévérer désormais sans m’éloigner à jamais et navrer mon cœur qui est tout à vous.

Son aveu fut fait sous cette forme.

— Oh ! ne partez pas, lui dit-elle, ne laissez pas la pauvre Suzanne en proie à ces deux vieillards qui la glacent.





IV


Paul apparut triomphant le soir au dîner. Il n’y avait d’autres convives que le mari et le vicomte. Béatrix s’était parée comme aux jours de grandes réceptions ; un léger incarnat colorait ses joues, et je ne sais quoi d’inaccoutumé palpitait sous ses paupières baissées ; Élie restait taciturne ; le vicomte affectait une humeur arrogante. Béatrix en profita pour lui chercher querelle sur ses opinions politiques. Ses folles espérances d’une restauration d’Henri V étaient des rêves d’enfant, lui dit-elle. Il était évident que le grand souffle de la liberté montait et balayerait bientôt toutes les monarchies. Paul l’encourageait dans son speech en touchant doucement son pied du bout de sa botte. Il fallait être, poursuivit-elle, un esprit puéril et sénile, plein des vapeurs malsaines de l’ancien régime, pour ne pas voir la lumière nouvelle.

Le vicomte riposta par une décharge d’épigrammes mordantes contre une pauvre cervelle de femme déraisonnant sur ces matières, et se faisant l’écho de quelque conversation récente. Sans doute Béatrix avait passé la journée avec un fougueux républicain dont elle était devenue l’adepte ?

À cette sortie directe, Béatrix, pourpre de colère, répliqua qu’elle se croyait assez d’esprit pour avoir des doctrines indépendantes ; qu’il n’en était pas de même dans le noble faubourg, où les convictions n’avaient pour base que les intérêts et les vanités de caste.

Les propos se croisaient venimeux et acérés, avec une telle pétulance, que le froid Élie fut pris d’une hilarité subite. Encouragé par son exemple, Paul se permit de rire, ce qui lui valut, de la part du vicomte, les regards les plus vipérins. Jugeant la guerre implacablement engagée et les combattants désormais irréconciliables, Paul, a la suite du dîner, proposa à Élie d’aller fumer dans le jardin.

Le vicomte suivit Béatrix dans son boudoir, où il pensait l’apaiser comme à l’ordinaire. Mais il ne trouva plus qu’une amazone armée, fermement résolue à la bataille. Il prit ses mains pour la calmer et voulut tenter de l’embrasser ; elle cria à l’insulte, si bien que le vicomte, devinant la vérité, en vint à de gros mots qui sentaient la régence : il la traita de pécore effrontée et de bégueule érotique.

La rage donna de la force à Béatrix, qui, les deux poings fermés, le chassa par les épaules. Au bruit des portes violemment fermées par le vicomte en sortant, et à ce cri d’adieu : « Je suis remplacé ! » Élie et Paul accoururent. Ce dernier, comptant sur la tactique de la femme, la laissa s’expliquer seule avec le mari.

— Je viens, lui dit-elle, de faire ce que ma dignité et la vôtre exigeaient depuis longtemps, j’ai chassé le vicomte.

— Quoi ! pour cette querelle politique ? cela me semble un peu trop sévère. C’était un ami ; un homme bien posé dans le monde ; je croyais même qu’il vous distrayait.

— Y pensez-vous ! il avait des familiarités compromettantes que vous auriez déjà dû réfréner ! Puisque vous ne songez pas à me sauvegarder, je dois me sauvegarder moi-même et garantir votre propre réputation. Ce légitimiste impertinent choquait dans notre salon tous vos amis politiques et les faisait mettre en doute vos principes. Si vous voulez être député aux élections prochaines, il faut épurer nos relations, ne voir que des libéraux purs et intègres ; je porte votre nom, j’ai donc le droit de veiller sur votre carrière si vous oubliez d’y veiller vous-même ; je m’y suis associée de cœur et d’esprit, vous le savez bien. Et, sous un flux de paroles et de déductions déliées, elle égara l’époux ébahi dans le labyrinthe des ruses féminines dont les fils conducteurs s’embrouillent toujours dans la main des hommes.

Elle prit ensuite, d’une façon câline, le bras de son mari pour rentrer au salon, où Paul attendait en lisant les journaux. Un député survint et raconta les scènes des banquets qui avaient eu lieu la veille dans plusieurs départements du nord. Paul, en tacticien avisé, dit aussitôt à Élie : « Il n’y a que vous, mon cher, qui puissiez écrire une brochure éloquente sur la situation de la France ; mettez-vous à l’œuvre, et je vous promets avant huit jours un succès immense. Défiez le gouvernement de pouvoir se parquer désormais dans le cens restreint électoral ; montrez l’adjonction des capacités comme une puissance nouvelle dont il faut tenir compte sous peine d’être emporté par le flot populaire. Oh ! si j’avais votre plume, je tenterais ce duel sans différer. »

Élie, que l’espérance d’un éclair de gloire quelconque ranimait toujours, se mit la nuit même à écrire le plan de sa brochure.

— Ce petit Paul a du bon, se disait-il ; ce n’est pas le vicomte qui m’aurait donné cette idée-là. Béatrix a peut-être raison ! il ne faut voir que des gens de son bord, sous peine de perdre son influence politique.

Cette réflexion refoula l’image du vicomte, pauvre second sacrifié.

Ils devaient se retrouver plus tard ; ces deux débris étaient destinés à se consoler entre eux.

Paul avait pris la place du vicomte ; il la tint d’abord avec discrétion et un succès prodigieux. Béatrix était aimable, alerte et vive, pleine d’égards pour son mari, soigneuse de sa réputation littéraire, dont Paul multipliait les échos en donnant le ton aux convives les jours de grande réception.

L’amant endormait le mari sur des roses.

Mais un événement public éclata qui fit perdre à Paul toute mesure. La révolution de février triomphante projeta de réintégrer dans le code quelques lois équitables que deux monarchies en avaient éliminées. L’espoir de voir rétablir le divorce produisit sur l’esprit de Paul un choc électrique.

La chance était ouverte, la place d’Élie pouvait être vide. L’occuper en maître tout entière et non plus en intrus qui se fait humble et flatteur pour en avoir sa petite part ; nager dans la fortune de Béatrix ; y puiser pour lui-même les éléments de succès qu’en tirait l’autre, tel fut l’éblouissement qui enflamma sa convoitise.

Dans un de ces moments où la femme n’a plus de volonté, il insinua la sienne à Béatrix. Sûr de son concours, de mielleux il se fit acerbe ; il devint tranchant comme le vicomte, mais seulement envers le mari ; il lui reprochait d’être trop mou dans ses opinions démocratiques ; son courage civique faiblissait, le souffle lui faisait défaut pour fonder les idées nouvelles, les articles qu’il publiait dans les journaux, les déclarations de principes qu’il affichait sur les murs de Paris manquaient de vigueur républicaine.

Il le criblait sous cette forme d’une foule d’allusions qui finirent par faire écumer de rage le passif Élie.

À ces flèches décochées sans trêve, il joignait le harcèlement des coups d’épingle se traduisant par les procédés les plus saugrenus. Élie avait-il à sortir pour affaires et demandait-il son coupé, M. Paul l’avait pris dès le matin et s’en servirait jusqu’au soir.

Voulait-il, par une belle après-midi, aller respirer au bois, justement M. Paul venait de monter son cheval de selle.

Exprimait-il l’intention d’inviter tel jour à dîner ses adhérents politiques, sa table était prise complètement ce jour-là par les conviés de M. Paul. — Réclamait-il des mets et des vins qu’il préférait, M. Paul avait décidé le menu du jour. — Voulait-il se distraire par un peu de musique à l’Opéra ou aux Italiens, Béatrix avait donné dans sa loge deux places à des amies et M. Paul devait occuper la quatrième.

L’usurpateur dépossédait le maître.

La réussite des révolutions et des coups d’État les a propagés en France dans la vie privée. L’exemple venant d’en haut, ou du public, paraît bon à suivre.

Paul mettait au pillage la bibliothèque d’Élie et, sans lui en demander la permission, emportait chez lui les livres qui lui convenaient ; il eût même revêtu ses habits s’il ne les avait dédaignés.

Il était devenu un élégant, un prodigue, un personnage ! Il donnait des déjeuners fins dans son logis particulier, il se faisait des prosélytes, il soutenait les journaux qui se fondaient et étayait ceux qui allaient tomber ; il y publiait de grands articles. Béatrix défrayait toutes ses ambitions, pourvoyait à tous ses caprices ; enfin il fut nommé député, tandis qu’Élie échoua aux élections.

La prépondérance doublée d’arrogance de son ancien rapin rendit Élie furibond. Après une nuit d’insomnie et de méditation, il se détermina imprudemment à user de son droit de mari ; il entra un matin dans la chambre de sa femme, et lui dit sans préambule :

— Il vous a convenu de chasser le vicomte, il me convient à mon tour de chasser Paul ; dès aujourd’hui il sortira d’ici pour n’y rentrer jamais.

L’éthérée Béatrix se souleva menaçante sur son lit et répliqua par le « C’est à vous d’en sortir ! » de Tartuffe. Ce fut le congé définitif donné au pauvre époux inutile. Le soir même Élie quitta la maison, d’où elle le chassait en effet par sa fuite.

Le logis sans elle n’était plus qu’un navire à l’embargo : plus de pilote, plus de matelots, plus de combustible pour alimenter la vapeur. Elle était maîtresse de sa fortune et l’emportait avec elle.


V


Béatrix confia ses peines à ses amis, qui y compatirent en riant. Élie l’avait déçue dès le premier jour ; il n’avait été qu’un fantôme. Le droit au divorce était incontestable, elle l’obtiendrait d’un mot ; elle consacrerait l’amour de Paul, amour permis, car d’avance elle était veuve et libre.

Le monde, trouvant l’histoire plaisante, se divertissait à la lui entendre raconter dans les termes les plus pudibonds : « Ce n’était pas la chair qui l’enchaînait à Paul, mais un enlacement idéal. » Une femme très-nette dans ses propos lui répliqua gaiement :

— Si vous ne tenez qu’à l’amour métaphysique, eh ! ma chère, gardez donc votre mari, et cessez de geindre dans tout Paris comme Héloïse au Paraclet.

— Horreur ! s’écria Béatrix effarouchée, vous n’entendez rien à l’attraction des âmes !

Elle trouva des approbateurs mêlés de rieurs et d’indifférents qui firent cercle autour d’elle. Dans les amis mêmes d’Élie, plusieurs, endoctrinés par Paul, passèrent au camp de Béatrix. Paul, se disaient-ils, devient une puissance ; c’est un publiciste, un orateur en herbe, un libre penseur sérieux.

Ils pensaient tous au nerf vigoureux des promptes réussites ; à ces deux ou trois millions dont Paul allait disposer.

Paris est pour les riches le plus accommodant applaudisseur, le plus empressé, le plus facile des dilettanti ; fort insouciant, très-peu puritain, nullement scrutateur, toujours alléché par les surfaces attrayantes, il ne s’informe guère de ce qui grouille au-dessous ; il veut qu’on l’amuse et qu’on repaisse à toute heure ses vanités et ses appétits. La pauvreté l’ennuie, l’austérité le glace ; ce sont deux négations sociales qui lui font horreur, deux maladies dont il se tient à distance, deux duperies dont se moque son esprit ; il ne s’enquiert jamais de la moralité de ceux qui le divertissent. Cette belle parole de Mme de Lambert : « Je ne souhaite pas pour vous, mon fils, une grande fortune, il y a si peu de grandes fortunes innocentes ! » lui semble une maxime pédante ; il lui préfère ce mot de Vespasien : « L’argent n’a pas d’odeur. »

Paul recruta donc, sans trop de difficulté, des spectateurs au nouveau théâtre où s’exerçaient les prétentions de Béatrix. Les dîners servant d’intermèdes, beaucoup furent attirés.

Il est vrai que Paul déployait un zèle incessant, une activité fébrile et les expédients les plus raffinés pour que le salon de celle qu’il appelait sa muse ne fût jamais désert. Il importait à la durée et à la sécurité de son règne de faire sanctionner sa situation et de persuader à la fantasque Béatrix que, en se séparant d’Élie, elle n’avait rien perdu de son chaste prestige ; que même, grâce au mérite de l’amant, le contingent des parasites s’était glorieusement illuminé de quelques personnalités éclatantes.

— Paul quêtait ces importantes recrues à la Chambre, parmi les rédacteurs de journaux et dans tout le monde littéraire.

Comment résister à un si aimable garçon qui le matin a publié votre éloge ; qui vous applaudit quand vous montez à la tribune ; qui achète vos œuvres, fait écho à votre gloire, partage vos mécomptes, s’attendrit de vos chagrins et ouvre en magnifique la bourse de la femme qu’il aime à toutes les détresses du génie ?

Un poëte aux abois mettait-il ses vers en commandite, aussitôt Paul souscrivait, au nom de Béatrix, une centaine d’actions. — Un de ses confrères de la presse ne pouvait-il payer son cautionnement, il offrait la somme.

— L’âme forte de Béatrix, disait-il, voulait être une des colonnes de la République.

Quelque haut placé et quelque renommé qu’on soit, comment se garer de ces faiblesses, et, lorsqu’on y cède, comment refuser, sans paraître ingrat, un peu de condescendance ? On va chez la dame pour la remercier ; on ne s’y montrera qu’une fois, dit-on ; mais on y retourne, tant la glu de la fortune est haute.

Aux talents récalcitrants et misanthropes qui, vivant de peu dans leur coin, attendent la gloire sans bruit, Paul opposait des sollicitations caressantes, des câlineries pleines de piéges. Béatrix ouvrait l’assaut par des lettres délirantes : — Elle avait passé bien des nuits, disait-elle, à lire le savant (ou le philosophe) qu’elle voulait attirer ; elle s’était imbue de ses systèmes, elle en rêvait, elle en raffolait, mais quelques ténèbres et quelques arcanes obstruaient encore son faible esprit ; elle implorait les clartés souveraines du créateur de ces œuvres profondes, qui ne pouvait se refuser de guider un adepte. « La femme est avide de lumière, ajoutait-elle ; il appartient à tout astre qui plane de la lui verser ! » Elle terminait en conviant l’astre à une agape littéraire, en compagnie seulement de quelques rares esprits dignes de comprendre le génie initiateur. Qu’il vienne donc ! un refus désespérerait son adoration. — La science est la religion du siècle ! — Qu’il vienne vers son humble prêtresse, ce doux savant, comme le Christ allait avec simplicité aux petits enfants ; qu’il vienne en redingote, en pantoufles, en déshabillé de travail, mais qu’il vienne !…

Paul porte lui-même cette épître (dont nous avons la copie), il en admire le style ; il dit à Béatrix qu’il embrasse : Vous êtes une Sévigné, moins les crudités qu’elle se permet et dont vous avez la pudeur de vous garder.

Cependant le savant ou le philosophe résiste à cette bordée épistolaire ; il est tout ahuri et marmotte : Cette femme aurait diverti Molière ! Puis, lançant la lettre dans la corbeille à papiers, il se remet au travail. — Mais Paul ne s’est pas tenu pour battu par le silence qu’a gardé l’astre. Un quart d’heure avant le dîner, il court le relancer dans son nuage. Il arrive dans la voiture de Béatrix ; il surprend l’astre en bonnet grec et les pieds sur les chenets, méditant ou lisant.

— C’est trop de labeur ! s’écrie, l’homme aimable, dérobez une heure à la gloire pour rendre une femme heureuse. Sa voiture est en bas, et d’un peu plus elle y montait pour venir vous chercher elle-même. Nous aurons Siméon, votre confrère de l’Institut, et Rubald, qui va publier dans la Revue une appréciation enthousiaste de votre dernier livre ; ne résistez pas : vous serez dorloté par une femme qui est un ange.

— Mais y pensez-vous ? répond le travailleur, c’est tout une toilette à faire.

— À quoi bon ! venez comme vous êtes : votre génie vous pare suffisamment.

— J’avais pourtant juré de ne pas bouger d’aujourd’hui, riposte le savant indécis.

— L’air vous ravivera, vous êtes pâle. Allons, c’est dit, vous avez consenti.

— Il faut me chausser, quelle fatigue ! Et mon domestique qui est sorti.

— Je vous aiderai, réplique Paul.

Le savant se décide, en maugréant tout bas, met ses bottes et passe un habit. Paul s’empresse autour de lui et lui offre de nouer sa cravate.

On part, le pas est franchi. Béatrix s’épuise en chatteries ; elle donne le ton à des concerts de louanges. Le dîner est exquis, les vins égayants, on se sent dans une atmosphère assez douce. On se dit au retour que quelques heures de halte ne nuisent pas aux travaux de l’esprit, qu’après tout, ce salon en vaut bien un autre.

On est sauvage, mais on est poli ; rendre une visite est de rigueur ; on ne revient qu’à de rares intervalles : mais cela suffit ; on est désormais de la maison. L’astre est conquis. Paul dit partout : C’est un des nôtres !

D’autres ainsi sont attirés, le nombre augmente, le salon s’affirme et prend de l’importance. — C’est un centre d’hommes célèbres. — Béatrix a vraiment de l’esprit. Paul a peut-être un génie qu’on ignore ; il se révélera tôt ou tard par des œuvres qui se font attendre. On l’encourage à les mettre au jour. Il sourit modeste et laisse sous-entendre des pensées profondes. Quelques compères révèlent alors que Paul leur a communiqué des pages superbes d’un traité sur la législation universelle, qui fera oublier l’Esprit des lois. Paul se récuse humblement. Béatrix confirme les indiscrets ; elle n’en saurait douter depuis qu’elle a lu des fragments de cette œuvre, Paul aura sa place parmi les hommes illustres.

Il l’avait déjà, c’est-à-dire qu’il la prenait lui-même ; il traitait en familiers les plus glorieux, en tutoyait quelques-uns, et appelait les autres par leur nom tout court ; il les prenait par la taille ou leur frappait sémillant sur l’épaule en leur offrant des cigares divins. Comment se gendarmer contre des gens chez lesquels on dîne et on fume si bien ? Puis Béatrix gardait un décorum parfait ; ce n’était pas sa faute si la loi sur le divorce avait été repoussée. D’ailleurs on disait que Paul et Béatrix s’étaient mariés secrètement en Belgique, et, dans tous les cas, leur liaison avait droit au respect, tant elle ressemblait à une amitié modèle.

Ainsi pensaient les plus scrupuleux, qui, par une pente insensible, en étaient arrivés à traiter en ami ce Petit Monsieur triomphant. Le monde vit de mensonge. Béatrix parvint à imposer aux railleurs par sa pruderie audacieuse ; elle taxait d’œuvres perverses les romans de Mme ***, et se montrait sans pitié envers la marquise de B…, qui, après avoir pris la fuite avec un artiste, élevait en bonne mère les enfants qu’elle avait eus de lui. « C’était, prétendait Béatrix, par trop braver l’opinion publique ! » Lorsqu’elle parlait de Lamennais et de Béranger, elle disait, en clignant les yeux : « Ce sont deux hommes immoraux ! »

Un jour, Mme L… qui dînait chez elle, raconte une très-plaisante anecdote sur une reine de vieille race qui a l’habitude de donner à chacun de ses amants un riche reliquaire renfermant une petite partie du saint dont le bien-aimé du moment porte le nom. Mme L… ajouta que l’avorton d’époux de la reine prenait sa revanche en s’amusant plus en Valois qu’en Bourbon.

Béatrix effarouchée rougit jusqu’aux oreilles et dit sèchement que de pareils propos tenus devant ses domestiques pourraient les pousser à lui manquer de respect.

— Eh ! ma chère, riposta Mme L…, vous enseignez donc l’histoire de France à vos laquais ?

Et depuis ce jour elle ne remit plus les pieds chez cette Arsinoé incorrigible.



VI


Tandis que Béatrix se transfigurait dans les nuées, le pauvre Élie aurait sombré dans la misère et l’obscurité sans son ami le vicomte, qu’il vit paraître au moment même où il faisait ses paquets pour quitter le vaste logis conjugal, dont il ne pouvait plus payer les termes. Il fut attendri en retrouvant un cœur qui lui restait fidèle. La vengeance était pour moitié dans la sympathie de l’incisif vicomte.

— Pas de tristesse, mon cher, s’écria-t-il ; montrez-vous raffermi, c’est le moment d’être un homme ! Ceci est un duel devant l’opinion, je serai votre second et je vous jure que vous triompherez. Mais, d’abord, il faut vous armer de pied en cap ; exigez sur l’heure et par huissier une forte pension de cette pimbèche. Restez bien logé, bien nourri, bien vêtu ; écrivez des romans qui plaisent aux femmes. Je vous lancerai dans le faubourg Saint-Germain, et, avant un mois, vingt duchesses et autant de marquises à la langue acérée deviendront vos défenseurs redoutables. La république meurt, une monarchie va renaître ; Paul sera aplati comme un cloporte ; si nous restaurons nos anciens rois, j’obtiendrai contre lui une lettre de cachet…

Élie sourit à cette dernière phrase d’un ultra visionnaire, tout en acquiesçant au reste du programme, dont la réalisation fut complète.

L’époux berné fut bientôt justifié et vengé par toutes les voix du noble faubourg. Quelques douairières affirmèrent, avec une pétillante ardeur, que tous les griefs impudiques qu’avait murmurés contre son mari la femme émancipée étaient d’abominables calomnies. La défense d’Élie devint pour elles une question de principe. Béatrix représentait la femme libre sans frein religieux, sans joug moral ; produit effrayant de l’exécrable république. Ceux qui l’entouraient et la sauvegardaient étaient eux-mêmes des mécréants endurcis dont l’esprit et la science sapaient les lois divines et humaines. Le salon de Béatrix était un lieu de perdition, qu’il faudrait fermer comme un club révolutionnaire le jour où l’ordre serait rétabli.

Le camp rival de Paul et de Béatrix riposta que Élie était un renégat, qu’il avait déserté le libéralisme pour passer à la légitimité. La vérité, c’est qu’il était très indifférent aux doctrines du vieux faubourg, mais que la réhabilitation qu’il y obtint le flattait.

De telles proportions données à cette comédie intime en agrandirent le bruit ; l’écho s’en répercuta durant quelques mois dans le beau monde parisien.

La surprise du coup d’État de l’empire étouffa instantanément ces puériles rumeurs.

Paul ne fut pas un des martyrs du Deux décembre ; il ne subit ni l’exil, ni Mazas (la nouvelle Bastille), comme le vicomte l’avait espéré ; il se mura dans une autre prison plus riante et plus douce, dans l’affaissement du far niente, dans la mollesse du luxe, dans la volupté de la bonne chère. Pour justifier son inaction de sybarite, il l’imputait à la rigueur des temps.

Les travaux de la Chambre avaient absorbé son esprit sous la république, et maintenant qu’il désirait publier des œuvres hardies, lentement méditées, tous les éditeurs refusaient lâchement de les mettre en lumière ! Puis, disait-il, Béatrix s’affaiblissait ; ses langueurs le remplissaient d’épouvante ; il devait veiller comme un frère sur cette vie si fragile et si chère.

Il disait vrai, Béatrix se mourait.

Le déclin se transforme en soudaine vieillesse dans ces liaisons malsaines où l’intéressé n’assure son empire que par des agitations délétères qui tuent à l’âge où l’apaisement doit régner. Malheur à la femme qui n’ayant pas aimé à vingt ans commence à goûter à l’amour à quarante ! elle y détraque sa raison et y alanguit tout son être.

L’amour est une liqueur capiteuse qui exige, pour n’être pas mortelle, toute la vigueur de la jeunesse.

Béatrix mourut de son insalubre et tardif amour. On lui fit des obsèques magnifiques, et, lorsqu’on ouvrit son testament, Paul se trouva l’héritier unique de près de trois millions. Pas un ami, pas un comparse bienveillant de ce théâtre où scintilla Béatrix, n’eut un souvenir d’elle.

Paul se hâta de lui faire construire un tombeau poétique, et enjoignit à un statuaire de symboliser la morte incomparable. Or, les mièvreries de l’esprit ne pouvant être reproduites par le marbre, l’artiste prêta à la défunte une vertu qu’elle n’avait point pratiquée : il la représente en Charité versant une pluie d’or sur des pauvres qui lui tendaient les bras. Le hasard, qui a ses malices, voulut que parmi ces figures d’indigents, la plus apparente du bas-relief ressemblât fatalement à Paul. Tous ceux qui virent le monument furent frappés de cette ressemblance et se prirent à rire. L’un d’eux s’écria plaisamment : « Voilà cet heureux Paul transformé en Danaë mâle ! »

Ce nom de Danaë lui resta.

On le voit, Paris qui s’ennuie rit partout, même dans les cimetières ; il s’y promène en jasant gaiement ; parfois il a l’imprudence d’aller y parler politique. Ce n’est pas qu’il manque de respect pour les morts, mais il les envie ; il les trouve moins comprimés que les vivants, partant plus heureux ; car la liberté c’est l’allégresse.

Ce fut là sans doute l’opinion d’Élie ; lassé et dégoûté des douairières, il suivit de près Béatrix. Un matin on le trouva mort tout sanglant dans son lit : il s’était brûlé la cervelle. Ses détracteurs dirent : — Par désespoir des trois millions ; ses amis : Par désespoir de la mort de sa femme, qu’il avait toujours adorée in partibus.

Paul eut promptement palpé l’énorme héritage et disparut de l’horizon de Paris. Où s’éclipsa-t-il ? On l’ignore. Quelques-uns prétendent qu’il vit à Badgad et que, regaillardi par cette tiède atmosphère, il se plaît à faire danser des bayadères.

Ce grand parleur de liberté et de république n’a pas même saisi l’occasion de laver sa fortune d’alcôve. Ses trois millions envoyés à Garibaldi auraient fourni des armes à ce héros : fusils à aiguille contre fusils Chassepot, et, les âmes patriotiques aidant, ces millions auraient fait merveille ! Concourir à la chute du donjon papal d’où monte la nuit, et où toutes nos chaînes se forgent, n’a pas tenté cette âme énervée par la honte. L’efféminé a manqué l’heure de redevenir un homme, il n’a été qu’un Marfori au petit pied.

Soyons justes, même envers les reines, ces grandes désœuvrées qui n’ont que la peine de naître : la pudeur de la prude Béatrix vaut la pudeur de la dévote Isabelle.


FIN.



Périgueux. - Dupont et Ce.