Oscar Lamberty, éditeur (p. 41-55).


Les Bottines d’Adèle














LES BOTTINES D’ADÈLE


Mademoiselle est sans doute en prison pour de belles choses. Le jour d’aujourd’hui, il y a plus de dames que des comme nous en prison. On aurait ri, n’est-ce-pas, d’être en cellule avec une dame comme Mademoiselle. Maintenant, on est des Belges, c’est tout un. On fait son ménage à deux, on parle, qu’on oublie des moments qu’on n’est pas entre soi. Les dames, on doit dire çà, font des belles choses pendant la guerre, que Bruxelles n’est pas un champ de bataille, mais que c’est comme si elles se battaient quand même, pour faire vivre le pauvre monde, et pour envoyer des garçons au front, et pour faire enrager les Allemands. Elles ne sont pas embarrassées, allez. Après, elles sont en prison comme nous. Mais ce n’est pas la même affaire. On sent ça. Elles marchent sur le pavement comme sur un tapis, et leurs yeux regardent si haut qu’on croirait qu’il n’y a pas de plafond à la cellule.

Moi, Mademoiselle, je suis en prison pour avoir crié après les Allemands.

Mademoiselle croit que mon cas n’est pas grave ? Mais qu’est-ce qu’il faut faire alors, une femme comme moi, c’est difficile, pour rester ici ! Je suis contente de rester ici. Je suis contente d’être sur une chaise, et de rester ici. Je n’ai plus de goût à la vie, Mademoiselle. Que mon commerce reste là, ça m’est égal. Un commerce de boules et de crème à la glace que je tiens. Si je sors d’ici, je ne suis pas pour le reprendre. On est trop tranquille, Mademoiselle. Les cadets qui entrent déposer leur cens sont si petits qu’ils ne vous dérangent pas de penser. C’est les idées dont j’ai peur. Et puis, Mademoiselle, quelquefois un gris passe devant la vitrine, et s’arrête en bouffant sa grosse pipe pour regarder les boules et le caliche. Je ne sais plus voir ça : j’ai peur, Mademoiselle ; on pourrait faire un mauvais coup sans savoir. Et il y en a peut-être là-bas qui ont une mère aussi. Ils m’ont tué mon petit, que je le dise à Mademoiselle. Des voisins m’ont même dit qu’ils l’avaient fait souffrir, avant. Il était aux carabiniers cyclistes. Je l’ai vu au commencement, avant qu’ils entrent chez nous, blessé, dans une ambulance, avec des dames en blanc. On m’a envoyé chercher. Gâté qu’il était ! Y en avait une qui le soignait, on aurait dit sa mère, mais une mère pas comme les vraies, une mère triste, avec des doigts maigres et des yeux qui avaient l’air de prier. On n’aurait pas su être jalouse. Eh bien, mon petit, il trouvait ça tout simple : « mon verre ! » qu’il demandait, ou : « quand qu’on va lire la feuille ? » On aurait dit des camarades. Les dames riaient, elles disaient que c’était vrai, qu’elles étaient aussi des soldats belges. Et elles avaient comme un tremblement dans les yeux, quand elles disaient ça. On aime aussi son pays, nous autres, on ne voudrait pas qu’ils viennent nous prendre nos choses, mais ça n’est pas la même affaire, on ne saurait pas dire.

Eh bien, mon petit était là dans son lit avec son éraflure de shrapnel à l’épaule, comme un prince pour rire, à blaguer les boches, à dire qu’on les aurait, et qu’il ne les raterait pas. Un soleil qu’il y avait alors ! Je ne peux plus voir du soleil maintenant, sans avoir mal au cœur. C’était le commencernent, n’est-ce pas, qu’on était maître chez soi et qu’on avait des drapeaux. Tant qu’il y avait des drapeaux aux fenêtres, on croyait qu’on avait la victoire, c’était fête. Et puis on les a fait filer, tous, les drapeaux et les blessés ; on a mis mon petit dans un train. Il était presque guéri, il criait : Vive la Belgique, il s’en allait comme à un jeu de petite balle ou de vogelpik, et nous autres, on a fermé nos volets, et les Allemands sont venus, et depuis lors, n’est-ce pas, c’est comme si la Belgique avait gardé ses volets fermés ; on ne voit plus clair.

Je restais avec ma fille, Adèle qu’on l’appelait, qui travaillait dans les corsets, et on attendait. Il écrivait, Mademoiselle. C’est une dame du grand monde, qu’ils ont mise en prison pour cela, qui m’envoyait ses lettres. Elle payait tout un tremblement de porteurs qui flûtaient leurs paperasses sous le nez des Allemands. Ça en coûtait de l’argent. Il y a des riches qui mettent leurs sous à acheter des poulets et des bouteilles de champagne. Elle pas, allez. Elle travaillait sur un bureau, pire qu’un employé, pour qu’on ait un bonjour des petits. Bien sûr, on n’aime pas les riches ; mais des comme elle, ce n’est pas des riches, c’est des comme nous si nous étions meilleurs, et qu’on avait de l’argent.

Ça durait, Mademoiselle. On s’habituait. On s’habitue à se manger le cœur. On disait que ça allait, et que ça irait bien, et qu’on les ferait déguerpir. Et puis, le petit a eu des galons. Ce jour-là, j’ai regretté mon homme qui est mort. Il en aurait bu une ! Mais pour ça, je l’aurais eu saoûl avec plaisir. Oui, j’aurais bu avec ! Déjà, de rien, j’étais drôle, comme grise ; je parlais, j’appelais le monde, je donnais dix boules pour une cens aux cadets, et j’allais sur ma porte faire une tête aux Allemands, comme si mon petit les avait tous rossés… Et puis, Mademoiselle, ils me l’ont tué. On vit après ça, bien sûr, mais on a un mauvais goût en bouche, et le manger ne profite pas. Il y a une dame qui est venue me parler de grandes choses, de Dieu et de la Patrie, comme si qu’on devait être honteux de pleurer. Moi, je sais bien que la Sainte Vierge permet que je sois triste, elle connaît ça, elle ne voudrait quasi pas autrement : je ne suis pas une princesse pour m’en aller avec des longues lèvres serrées et comme un mouchoir sur le cœur. Et bien sûr, notre petite Reine qu’on l’appelle, dirait aussi : Pleurez, allez ! Ou alors ce qu’on dit n’est pas vrai. C’est pas pour l’offenser qu’on pleure pour sûr.

Mais je vous le demande, Mademoiselle, est-ce qu’on leur avait fait quelque chose, aux Allemands ? On était si tranquille. Bruxelles, n’est-ce pas, c’était toujours kermesse. Et un jour, voilà qu’ils entrent chez nous, dans notre pays, qui est comme qui dirait notre jardin à nous, avec leurs canons, avec leurs fusils, avec leurs couteaux, avec leur tonnerre d’attirail, et qu’ils se mettent à nous tuer nos hommes qui étaient tous courus leur crier d’arrêter, comme de juste ! Et puis, ils brûlent les maisons, qu’on dit qu’il y a des ruines partout ; on raconte qu’ils tuent les petits enfants, et voilà qu’ils s’installent chez nous comme des maîtres. Il n’y a plus qu’eux qui a des voitures. Et quand ils viennent acheter une crème à la glace, il faut la leur servir, et un oubli avec ! On ne peut même pas sortir le dimanche avec le Roi sur le paletot. Et ils nous prennent le manger, on ne sait plus quoi devenir, c’est tous les jours un peu pire, que des voisins à moi, des gens bien, vous savez, s’en vont avec leur pot à la soupe, comme des pauvres… Eh bien, ils me l’ont tué. Ernest, qu’il s’appelait. Le dimanche, on l’aurait pris pour un monsieur. C’est sûr, je le gâtais, il me coûtait autant qu’il rapportait. Mais sans mon homme pour boire, on était quand même riches. Les boules, on ne peut pas dire comme le commerce va bien. Ça bricole toujours des sous, les gosses ; et des sous, pour eux, c’est des boules tout de suite. Ils me l’ont tué quand même. Je ne pouvais plus les voir, Mademoiselle, je croyais toujours qu’ils riaient de moi. Et leur boum boum, et leurs flûtes qu’ils promènent, est-ce que ça ne tire pas le cœur ? Ça ne devrait pas être permis, ça, Mademoiselle, de se moquer ainsi du monde qu’on assassine, et de jouer la grosse caisse sur les cadavres.

Je restais là, moi, à me faire du mauvais sang, quand un matin, cet hiver, je vois Adèle qui rentre du travail. Elle avait des nouvelles bottines avec un petit bout de cuir sur les doigts de pied, et comme un grand bas de drap boutonné sur ses mollets.

— D’où que tu as ça, je demande. Elle fait un conte, bien sûr, et je le crois. Quand on a déjà du chagrin, n’est-ce-pas, on aime mieux croire ce qu’on vous dit, crainte d’en avoir un nouveau. Mais huit jours plus tard, elle revient avec une jupe comme un ballon, qui montrait ses jambes, et un petit chapeau qu’on dirait une buse de poêle sur la tête. Elle avait l’air de jouer sur un théâtre. Moi je ne veux pas ça. On est des ouvriers. Je crie, de suite, pour montrer. Alors elle se fâche, elle cherche sa tirelire, qu’elle avait remplie sou à sou, qu’elle dit, et qu’elle peut bien vider une fois pour être belle. Flavie d’à côté en a un bien plus beau de costume, elle dit, sur ses économies ; et avec ce qu’elle travaille, elle peut bien une fois sortir propre, comme les autres. Je la crois, Mademoiselle ; je la crois toujours parce que j’ai peur de ne pas la croire, et puis, qu’on n’a plus de goût à rien. Je reste là, avec mes coudes sur la table, à ne pas penser, comme quand on a trop de peine et qu’à force de tourner dans la tête, les idées s’arrêtent. Adèle cherchait son souper sur le feu, toute brusque, et réclamait sur tout, en marchant sur la pointe des pieds à cause de ses belles bottines. Il faut vous dire que c’est vrai : je négligeais mon quartier, il y avait haut de poussière par terre, et le manger c’était comme ça venait : du riz, Mademoiselle, du rutabaga qu’on invente maintenant, tout des choses nouvelles, et pas de soin encore, c’était comme trop que ça soit bon. Adèle réclamait, poussait son assiette, qu’elle n’en voulait plus, que c’était du manger de bêtes, et qu’elle en avait assez de la maison. Et voilà qu’elle parlait, qu’elle parlait, avec des mots qui lui remplissaient la bouche, et que c’est comme si ça lui pesait sur l’estomac, et que ça partait en une fois. Elle ne savait plus avoir son haleine. Elle avait ôté son costume, elle restait là en petit jupon, avec sa camisole ouverte, et ses deux bras croisés qui lui gonflaient la poitrine par dessus, et sa figure toute rouge comme si elle avait couru. Elle était jolie à voir, Mademoiselle, avec ses cheveux jaunes tirés aux tempes, et bouffant dessus, qui lui faisaient une figure en porcelaine. Moi, je réponds, n’est-ce pas. Quand on entend crier, on crie aussi, plus fort. On dit des choses qu’on a dû penser, mais qu’on ne savait pas qu’on avait pensées. Alors, Adèle s’en va se coucher, avec de fines lèvres toutes plissées et un front comme s’il était en bois tout-à-coup. Elle avait sa mauvaise tête. Je pense : c’est qu’elle a mal fait. Je saurai bien qui. Et les bottines qui restaient là, avec leur tige penchée et leur petit bout brillant, me tiraient les yeux. Et, en frottant la jupe entre mes doigts : c’était une belle étoffe, qu’on pense ce que ça coûte pendant la guerre. J’ai été jeune, Mademoiselle, je sais comment ça va, à l’atelier. C’est vite venu, allez. Mais c’est plus d’ennui, quand on commence, que de plaisir. Et puis, on a beau dire, sa fille, on ne veut pas : c’est autrement. C’est bien, que je pense, j’irai parler à la patronne. La nuit, Mademoiselle, je ne pouvais pas dormir. Ces bottines me pesaient sur la poitrine. Je ne dis rien, le matin, quand Adèle, en disant toujours des sottises à mi-voix, s’habille et boit son café. J’étais douce, je savais mon affaire. À onze heures, je mets les volets à la boutique, que les voisins me regardent faire ; je prends ma clef en poche, et je m’en vais avec mon filet pour bricoler ce qu’on trouve encore, sur ma route. Il faisait un drôle de temps avec des draches qui vous mouillaient les jambes à rebondir tout autour, et puis du soleil qu’on cuisait dedans. L’atelier d’Adèle c’est une grande maison, tout en haut de la ville, une chic clientèle qu’ils ont. Je traversais la Place Royale, bien à mon aise, puisqu’il n’y a plus d’autos, qu’on les a données au Roi, et qu’on dirait maintenant notre rue avec les ketjes jouant aux billes au milieu. Je regardais que c’était quand même beau avec cette statue sur son cheval, toute noire dans le soleil, et les maisons qui ont l’air de rire autour, quand, Mademoiselle, je vois Adèle dans ses jupons courts, qui attend sur le trottoir dans un des coins qui renfoncent. Oui, que je pense, voilà Adèle. Et je m’arrête. Elle attend, que je pense. On va bien voir qui, je pense. J’étais en colère, mais contente, comme quand on a cru quelque chose et qu’on est fière de savoir que c’est quand même vrai. C’était comme si j’avais gagné une course. Attends un peu, je me disais, attends un peu ! Et je laissais monter ma colère que c’est une des meilleures sensations qui soient, comme de boire du vin après qu’on en a déjà trop, et qu’on le sait et qu’on le fait pourtant. Adèle marchait avec de petits pas comme si elle dansait, à cause de ses hauts talons, et puis elle se retournait, tout d’un coup, comme une poupée, et elle recommençait. Ça doit être un monsieur, je pense, elle se tortille assez pour ça. Ma main me démangeait déjà. Je restais là, avec mon filet et mon parapluie, et le soleil qui me tapait sur ma tête nue. Et voilà, Mademoiselle, qu’il sort de la Pass qu’on l’appelle, où ils donnent des billets pour voyager, un grand Allemand en paletot gris, un long, avec une bande rouge à sa casquette, et une peau comme une dame, toute blanche, et une badine dans la main. Et puis, Mademoiselle, ils sont partis ensemble, Adèle et l’Allemand. Adèle s’est mise à marcher en sautant près de ses longues jambes, et ils sont partis. Mademoiselle, je suis restée là, avec mon filet et mon parapluie. Et Adèle s’en allait avec l’Allemand. Alors, tout-à-coup, j’ai pensé que je ne saurais plus les voir tantôt, et je me suis mise à courir après eux. Je suis lourde, n’est-ce pas, et mes varices sont là, et puis c’est comme si j’avais reçu quelque chose sur la tête : je courais, mais je ne savais pas courir. Je voyais la jupe d’Adèle qui bouffait près des jambes de l’Allemand. Adèle ! que je crie, mais je ne savais pas crier. Monsieur ! que je crie, Monsieur ! Alors ils ont tourné un coin. Et juste, leur musique venait sur moi, comme un opéra, avec un gaillard par devant avec un grand bâton, une espèce de fier ; et bram, bram, leurs bottes qui tombaient comme une seule sur le pavé par derrière lui, et une grosse caisse qui tapait sur mes oreilles et sur mon cœur. Crapules ! que je crie. Il y en avait juste un petit raide qui passait sur le trottoir, avec une tête comme un radis, et des gants blancs. Crapule ! que je lui dis. Voleur ! que je dis, assassin ! que je dis, mon fils ! que je dis, et je me mets à crier qu’il me rende le petit, qu’il me l’a tué, et qu’il a pris Adèle avec, et tout avec, les choses et les maisons, et les gens, et la terre avec, qu’il n’y a plus rien, et qu’on n’a plus rien, et qu’on a volé Adèle, qu’elle est partie, que je l’ai vue couchée dans son tombeau. Et je voyais tous des yeux autour de moi, et j’entendais des voix qui disaient : Malheureuse, taisez-vous ! Et que deux sales mains prenaient mes bras et que je marchais entre deux sales corps gris qui puaient, et que je n’avais plus de voix, qu’un petit bruit de scie dans la gorge, et que je disais que c’était vrai, et qu’ils étaient des voleurs, et des voleurs, et des voleurs.

On m’a mise ici, Mademoiselle. Et je ne sais pas manger leur soupe : je pense tout le temps comment c’est possible qu’Adèle est partie avec celui-là qui a tué son frère. Et qu’il lui a donné ses belles bottines, et qu’il la touche avec ses mains qui ont tué le petit. Que c’était un long avec une peau de dame et une petite baguette. Et qu’Adèle marchait tout contre lui, en sautant comme ça, et qu’ils ont tourné le coin…

Si Mademoiselle avait quelquefois des influences, ça me ferait bien plaisir qu’ils tirent un coup de fusil sur moi comme on dit qu’ils font sur les Belges, là, dans la cour. Maintenant que je n’ai plus de courage pour vendre des boules, qu’est-ce que Mademoiselle veut que je devienne, sinon ? J’aime mieux être morte avec le petit, et avec Adèle qui est plus morte que lui, n’est-ce pas ?