Oscar Lamberty, éditeur (p. 14-39).

FANTAISIE D’AMBULANCE


LES JOLIES INFIRMIÈRES


Août descend sur la verrière, écrasant d’or fondu la salle pâle où les petits lits s’alignent côte-à-côte. Aux murs, en belles majuscules, on a écrit : Silence ! Dans les lits rangés, les hommes accablés obéissent, se taisent : mais les petites infirmières groupées, si jolies, si blanches, bavardent en chuchotant, cousant vite, le nez baissé sur des morceaux de toile et de flanelle. Cela fait un bruit murmurant, susurrant, de volière chaude à l’heure pâmée de midi.

Ont-elles travaillé à leur ambulance, les belles infirmières ! Que de croix rouges cousues sur des draps blancs, que d’allées et de venues, que d’ordres et de contre-ordres, quel foisonnement d’idées et d’innovations, que de rangements et de dérangements, quel chaos de literie, de vaisselle et de fioles ! Quel équipement aussi, quel luxe de cornettes, de manchettes, de robes vierges, d’escarpins mignons ! Chez elles, dans leurs beaux hôtels à l’abandon, la valetaille agglomérée à l’office glose, terrifiée par l’atmosphère tragique, se remonte le moral à coup de fausses nouvelles et de liqueurs fines ; en haut, les enfants se battent, abandonnés par la martiale fraulein qui a pris le train vers la Germanie ; les maris sont à la gare, croix rouge au bras, chauffeurs et brancardiers improvisés, prenant d’assaut les premiers trains, s’arrachant les blessés débarqués tout effarés de cet écartèlement, de cette bataille nouvelle autour de leurs pauvres membres saignants.

L’hystérie du blessé, murmure le médecin-chef excédé, calmant de son mieux l’indécente effervescence ; et compatissant tout de même, mais clairvoyant, il organise les transports, allouant en souriant à l’ambulance-bibelot un petit lot de fatigués, de clopinants ; même, dans un moment de bousculade, de petits blessés, des vrais, ceux qu’il faut panser…

De quels soins on les martyrisa, les pauvres gas abandonnés à leurs petites mains fiévreuses…

Avant, au début, pendant que s’enrôlaient leurs amis et leurs frères au milieu d’une galopade excitée de jeunes recrues glorieuses, de bandes tristes de chevaux mobilisés, d’une foule en goguette, badaude, piétinante, quand la panique tout d’un coup s’empara de la ville quiète, elles s’étaient affolées aussi, perdant la tête, pâles, à peine coiffées, courant les meuneries, dévalisant les épiceries, mettant au saloir des porcs entiers, faisant craquer leurs greniers sous le poids des provisions entassées, dans leur terreur d’une immédiate famine ; elles couraient, cachant, enterrant, murant, recueillant et semant autour d’elles l’agitation. Et puis, les grandes croix rouges s’étaient montrées aux fenêtres, tendant la ville du signe divin et sanglant de la pitié : elles s’étaient reprises de suite, comme attirées par les grands bras charitables de la croix, éblouies du sang qu’elles allaient étancher, zélées, ardentes, oubliant leurs terreurs, tout à leur rôle neuf, captivées, inconscientes de tout le reste, héroïques et splendidement enfantines.

Et tandis qu’au loin gronde et menace l’ouragan, les petites infirmières, sous la verrière qui les inonde d’or, cousent vite, penchées sur des morceaux de toile et de flanelle…


LES PETITS ÉCLOPÉS


Les petites infirmières ont joué à la poupée toute la matinée, rangé et surveillé leurs nouveaux soldats de plomb, tandis que travaillaient, pansaient, bandaient les religieuses muettes, aux coiffes sévères. À l’heure frétillante du repas, elles ont défilé, l’assiette dans les deux mains, servant la dînette, gracieuses et inutiles ; elles ont apporté des bouquets qui grésillent dans la nappe de soleil, elles ont apporté des fruits rares dans des caissettes de bois, elles ont apporté des images, des journaux et des paroles, beaucoup de paroles… Maintenant, sous les grands placards : Silence ! elles se reposent d’avoir parlé, en bavardant.

Les cinq lits de Nine. Elle les a rangés, tapotés, bordés, vingt fois déjà aujourd’hui. Elle a, chaque fois, tapoté, tiraillé de même les cinq occupants ; grosses faces timides de laboureurs, museaux méfiants de citadins où, quand elle approche, s’allume un œil gouailleur qui cligne du côté des voisins. Ils sont très polis, encore un peu impressionnés de cet attirail d’hôpital et regardent, béants, ces gonzesses qui frictionnent leurs pieds gonflés.

— Tantôt, dit un Wallon, j’vas me faire moucher, à c’t’heure !

Bientôt, ils se mettent à l’aise, s’étalent, reniflent la nourriture surfine avec des mines dégoûtées, bâillent, se plaignent, se donnent des airs intéressants de malades. Puis, ils déclament. Ils se racontent, citent des histoires terribles dont ils furent les héros, et où ces bougres de poltrons-là en ont vu de raides… Nine, enflammée, écoute, et quand on les embroche, pan, pan, ses dents blanches se serrent, elle frappe aussi dans ces chairs imaginées, elle se fouette de rage, elle adore la nouveauté de haïr, le luxe des invectives défendues.

Nine, le corps strictement épousé de blanc, gracile et fine, les cheveux blonds en auréole sous le cap empesé, se penche sur les petits lits, sur les faces noiraudes et rudes, tapote, tiraille, lisse, caresse…


LE BLESSÉ


Dans le cinquième lit de Nine, repose sa gloire, la lumière de ses yeux : un vrai blessé. Elle enrage un peu quand la religieuse le panse ; elle voudrait y mettre la main, ses ongles brillants se tendent, s’agitent, elle reste hypnotisée par ce trou noir perçant la jambe très blanche étendue sur le lit. Du reste, la petite plaie ronde, cautérisée par la rapidité de la balle, et qu’une compresse d’eau boriquée suffirait à guérir, se remet bellement. Nine est atterrée quand le médecin beau garçon y jette des yeux distraits, au cours de sa ronde quotidienne. Cependant son blessé ne parle pas, ne demande rien. Elle a beau le questionner, le supplier, l’admonester, il ne réclame aucun soin, il reste coi, à la suivre du regard. Nine est belle : un front et les yeux d’une vierge, au beau fixe, bleu et blanc comme le ciel ; et, sous le petit nez frondeur, une bouche de sang et de réalité. Le blessé la regarde. C’est un volontaire de quarante ans, un solitaire, un lettré, rat de bibliothèque, professant dans une chaire de province. Les femmes ne l’ont guère occupé, après une courte jeunesse d’orage vite calmée par d’autres soucis : une mère veuve, des frères à placer, une charge sérieuse pesant aux épaules ; puis, tout casé, établi, les études l’avaient accaparé, il avait perdu l’habitude du reste. Et tout d’un coup, un ressaut terrible de vie l’avait enlevé à lui-même, jeté à l’action, à la violence, devant son pays éventré ; il en était demeuré ivre, pendant ces courtes journées de tumulte et de férocité ; puis, aussi brusquement, il était retombé au calme, porté dans la salle blanche, dans cette quiétude, dans ce vide, dans ce monde irréel, îlot de douceur menteuse et courte…

Il restait là stupéfié, les membres surpris de la douceur des matelas, la tête en feu, les oreilles encore tonnantes du fracas de la tuerie. Et de ces fumées de cauchemar se levait la figure ravissante de Nine penchée à son chevet. Il la subit sans conscience d’abord, lentement apaisé, substituant à l’image féroce cette image de douceur. Le cadre austère de l’infirmerie lui semblait un vitrail dont elle se détachait, encadrée de ses attributs de charité, couronnée d’or comme une sainte. Il s’absorbait dans cette contemplation, inactif, retombé aux sensations simplifiées. La tête dans l’oreiller, il regardait l’image, sans un battement de cils, avec la fixité tranquille du visionnaire.

Madame Sentis subissait ce regard implacable, habituée à cet hommage des yeux, distraite surtout, jouant sérieusement son personnage d’infirmière, les yeux fixés sur ces héroïnes lointaines, sur ces femmes qu’on citait là-bas, au front, éclaboussées du sang des mourants. Et quand elle se penchait sur le lit, elle se voyait avec son blessé dans un nimbe de chromo romantique. Mais l’homme, immobile, les sens éveillés, sentait lentement s’humaniser sa vision, la sainte descendre du vitrail, devenir près de lui une femme très belle…


LA TISANE


Nine est partie réclamer la tisane. En route, elle croise d’autres infirmières, s’arrête pour de courts conciliabules, puis repart, diligente : telles les fourmis actives prennent contact du bout de l’antenne, et s’encourent à mille petits pas affairés. Francis Watts s’est accoudé à l’oreiller, le cou tendu, la regardant partir. C’est la fin du jour : entre les murs blancs, tous les blancs divers deviennent mauves, d’une douceur d’estampe. Il la suit des yeux, inquiet déjà du moment où il ne la verra plus, où le seuil obscur de la porte l’aura engloutie. Puis, quand sa robe claire a disparu, il retombe dans ses draps, et ferme les yeux. Autour de lui, dans le bruit sec de dominos remués, une grosse voix flamande ânonne les télégrammes officiels : « Mardi soir. La situation. » Pour la première fois il ne se dresse pas, le sang ne monte pas à ses joues maigres, il entend sans écouter, immobile. Puis, brusquement, ses paupières se relèvent d’une secousse, il tourne la tête : Nine est rentrée. Elle lui sourit, petite d’abord dans le lointain de la salle, grandissant de seconde en seconde, preste, la tasse à la main. Et tandis qu’elle vient, une chaleur monte en lui, grandit, grandit, l’éblouit ; c’est comme un soleil qui se lève, qui l’inonde ; il reste là, les yeux grands, hypnotisé. Nine, vive, secoue, replace sous lui l’oreiller, tapote et lisse les draps. La tasse odorante enveloppe d’une même fumée d’encens le visage rose de l’infirmière et l’ovale aigu de son malade. Il boit lentement, les narines dilatées. Il ne la remercie pas, il ne lui sourit pas. Il reste blotti dans le rayon de son regard. Quand elle détourne les yeux pour reposer la tasse vide, il a froid, il semble à l’ombre.

Nine a bordé ses cinq petits lits ; elle s’en va, bavarde, le bras à la taille d’une amie, criant des bonsoirs gais. Alors, il se retourne sur le côté, muet, et ferme les yeux. La nuit est tombée.


LE JOURNAL


Il est levé. Une canne lui a suffi pour gagner la terrasse qui surplombe le coquet jardin de ville, ratissé, semé de gravier et de fleurs serrées. Il fait chaud. Le ciel enferme le court horizon d’un dur couvercle bleu. Sur les plantes en pot dont on a garni le pavement mosaïqué repose la fine poussière des villes ; des bruits confus roulent dans l’air immobile. Francis Watts s’est assis. Dans le vêtement de molleton gris, le cou sorti de la chemise molle, il a quitté l’anonymat du malade, il est redevenu homme. Il a de longues mains d’étude, une grâce sévère du corps voûté, très maigre, une figure mince ; il a repris son rang, la finesse un peu sèche de l’intellectuel. Nine le regarde à la dérobée, curieuse, les deux mains dans les poches de son tablier empesé. Elle lui a déplié, empressée et officieuse, la liasse des journaux du jour. Il lit d’un air soucieux les manchettes brillantes et menteuses, parcourt le texte officiel.

— C’est excellent, dit Nine, debout derrière lui. Puis, bravache : une poignée d’hommes suffit à les arrêter !

Ils se penchent en silence sur la même feuille que frappe le soleil. Nine, enfiévrée, suit d’un ongle rose, ligne par ligne, le petit texte enivrant. Elle se penche bien fort, et l’épaule de molleton gris reçoit presque entière la charge de son corps frêle, parfumé d’héliotrope. Il ne bouge pas. Il reste dans une immobilité convulsée d’hypnose.

— Mais vous ne lisez pas ! crie Nine.

Il dit la voix altérée :

— Je ne vois plus.

Elle le regarde vivement, penchée davantage, pour s’expliquer sa brusque défaillance : leurs deux visages sont très rapprochés, l’un riant, l’autre pâle. Il lève les yeux sans hâte, ils se regardent, droit. Et puis, Nine se retire. Elle va s’asseoir en face de lui, les mains sur les genoux ; ses paupières battent ; elle ne rit plus. Un changement subtil et sûr s’opère en elle, l’enveloppant de mystère comme d’un voile voluptueux. La précise infirmière s’est évanouie : elle semble une petite sphynge hiératique et redoutable. Il a laissé glisser le journal qui choit dans un froissement doux. Son front est tombé dans sa main serrée. Il reste accablé de son aveu.

Les bruits confus de la ville grondent dans l’air immobile.


À LA TABLE


Un grand branle-bas, des courreries, des appels ; maintenant, le silence. Les quatre petits éclopés sont repartis, guéris, rejoindre le feu, l’un blaguant haut, l’autre pleurant de petits pleurs d’enfants :

— Il va tonner à c’t’heure.

De nouveaux gas sont arrivés, hébétés. Leurs yeux luisent dans la pénombre. Il sent l’iodoforme et la fièvre… On ne parle plus. Les jolies infirmières sont là, atterrées et maladroites. Un petit soldat râle, rouge, étouffé par la pneumonie. Un autre répète deux mots, entre deux souffles : « Eux venaient… Eux venaient… Eux venaient… » Une atmosphère tragique enveloppe l’infirmerie coquette, si amateur, faite en joujou, et l’écrase de solennité. « Eux venaient… Eux venaient… » Il y a des vides, déjà, parmi le personnel : la petite Davilla manque, elle est veuve depuis tantôt… Les deux Trènes sont parties en coup de vent, affolées, elles font leurs malles…

— Cela ne va pas, là-bas.

On se le répète tout bas, on le dit par le mouvement des lèvres, par la fixité des yeux, tandis que traînent ironiquement les journaux aux manchettes mirifiques : « La situation reste excellente… » La panique torture déjà quelques masques tandis que d’autres s’ennoblissent de sérénité. Nine est arrêtée près de la table où s’accoude son blessé. Il lève le front, et elle se laisse prendre par son regard comme par une étreinte, les yeux baissés, serrée dans son mystérieux voile de volupté. L’approche terrible de l’ouragan, le vent de terreur et de désolation l’effleurent à peine : elle est distraite, perdue dans cette adoration des femmes pour l’amour qu’elles inspirent, attirée par lui, rôdant dans sa zone brûlante.

Il dit de sa voix basse :

— On me dirige sur Gand demain. Je rejoindrai le front bientôt. C’est fini. Je ne vous verrai plus.

Un frémissement lui vient aux lèvres, monté tout pantelant de sa détresse ; pour le dompter, il les serre étroitement et cesse de parler.

Les brancardiers, au fond de la salle, apportent d’autres blessés déshabillés, pansés sommairement ; des têtes rasées se lèvent des lits, suivent la petite caravane ; le râle du petit soldat scande le délire du fiévreux : « Eux venaient… »

Au milieu de ce drame, l’homme, inconscient du reste, regardait la femme de toutes ses forces, de tout son instinct. Cette image d’amour serrée contre la petite table, ce groupe étroit et éternel semblait, dans cette tristesse, dans ces ruines, une plante féconde surgissant, entêtée, d’une terre morte. Déjà, les vieux mots neufs de la passion lui montaient aux lèvres d’une poussée furieuse ; il luttait encore contre leur violence, à demi-submergé dans un frisson profond qui l’étouffait. Nine, pourtant, les entendait ; elle écoutait leur tumulte muet, debout tout près de lui, les paupières baissées, deux doigts raides posés au bord de la table : son visage fermé semblait tout éclairé par l’éclat des yeux levés de l’homme. Elle attendait. Enfin, elle inclina la tête, lui sourit de son immobile demi-sourire, interrogatif comme des mots. Il ne parlait toujours pas, elle se décida, un peu haletante :

— Vous n’avez rien à me dire ?

Il fit non, de la tête, terrassé de l’effort, incapable de parler.

Elle attendit encore, surprise, un peu déconcertée, ne comprenant rien à cette réserve inconnue.

Il se calmait. Il dit doucement, comme une pensée parlée :

— Les mots vous saliraient. Vous êtes trop blanche.

Nine ouvrit ses grands yeux d’incompréhension, ses yeux de ciel serein.

Il ajouta :

— Je vous prierai, là-bas.

Il la regarda encore, dans une ferveur absolue, trait par trait, la racine de ses cheveux blonds, sa petite oreille, ses joues délicates, et pendant qu’il s’attardait à sa bouche rouge, elle ferma un instant les yeux…


LA PERMISSION


La directrice d’ambulance : rose, ronde, de grosses perles aux oreilles sous la coiffe blanche flottante ; des mains de princesse, des ongles ras d’infirmière ; beaucoup de mots, un gras sourire dans les bajoues, un œil perçant et fin. Dans sa jeunesse, on dit… Mais c’est si loin ! Elle parle, elle sourit, et l’œil perçant pénètre :

— Par permission spéciale… On ne refuse rien à Mme Sentis. Un ange, cette petite ! La visite d’adieu de son blessé ! C’est gentil, çà… Elle est fière de vous. Mais prisonnier sur parole, n’est-ce-pas ? J’ai répondu de mon permissionnaire… De huit à dix. Rompez !


NINE


Il a suivi la rue morte, la rue oppressée que des passants rares traversent, accablés… La nuit d’août, royale, commence à descendre avec sa grande paix ironique. Le cri d’un vendeur de journaux, plaintif d’abord dans le lointain, grandit, s’approche, devient une clameur. Et de l’artère voisine, populeuse, une rumeur monte ; les voix de la foule venue s’entre-regarder, aérer ses craintes, parler…

Francis Watts marche lentement. Un étourdissement l’a pris, encore affaibli, affadi par la convalescence. Il sonne. La grandeur du porche, où se dresse l’imposant valet de pied, l’étonne un peu ; puis la montée somptueuse de l’escalier, dans la douceur fauve des tapis ; enfin, du palier où l’attend un maître d’hôtel dédaigneux, un battant clair de porte s’ouvre : il s’avance machinalement. Une tiédeur, un parfum l’accueillent. Encadré de dentelles, le couchant d’or meurt dans les croisées ouvertes, tramant de la lumière aux angles des meubles précieux.

— Madame est encore à table. Si Monsieur veut s’asseoir un instant, elle ne tardera pas à venir…

Francis Watts reste là. L’entrée subite, la rapide montée, ce silence, cette solitude, après cette progression de décors, lui donnent une impression confuse, irréelle. Il reste étourdi, attendant, les yeux fixés sur le battant refermé de la porte. Puis, insidieusement, les choses autour de lui l’appellent : les choses de Nine, choisies, touchées, aimées par elle. Il regarde. L’ensemble, le cadre magnifique d’abord le frappe ; puis le détail surgit : la grâce savante d’un coin de tête à tête, d’une douceur de nid dans la protection du paravent au petit point. À l’angle de la fenêtre, inondée d’un dernier jet de soleil, une bergère garde dans ses plumes l’impression d’un corps indolent. Auprès, quelques bibelots familiers, une glace à main, la houppette d’une boîte à poudre soulevant le couvercle d’or, des cigarettes à peine consumées dont la cendre poudre le guéridon brillant. Point d’ouvrage ; deux livres jaunes, brochés. Watts s’approche, les titres surgissent : Le Baiser Mort… Zut ! la Vie… Il reste absorbé, à relire les majuscules noires. Le Baiser Mort… Zut ! la Vie… Il tâche un moment de se représenter le pur visage de Nine penché sur cette glose puante. Et, jeté d’un froissement de main après lecture, un billet recroquevillé montre un lambeau de phrase sabré d’une grosse écriture d’homme : Chère Madame, je vous ai attendue hier à la sortie de l’ambulance… La signature apparaît, négligente : Votre Fred…

Watts, agacé de sa curiosité machinale, se redresse : il regarde les façades blanches où se trouent en sombre les fenêtres ouvertes. Puis, malgré lui, il se retourne ; la phrase de nouveau surgit : Chère Madame, je vous ai attendue hier… Il détourne les yeux, brusquement, pour ne plus voir. Et voilà qu’une grande table chargée de portraits vient à eux, les frappe. Dans l’amas joyeux des instantanés, Nine surgit, remuante, grouillante, entourée d’hommes et de chiens, en jupon court, en culotte, en maillot, en chasse, en pêche, à l’eau, à terre, à cheval ; Nine, gracile, les cheveux en auréole, avec ses yeux de sainte et sa bouche mûre et riante. Tout auprès, un grand portrait signé d’une grosse écriture, l’écriture du billet, une écriture d’homme élégant : Fred Chabras. Votre Fred… Une figure fine, blonde, un peu usée aux yeux, des yeux souriants, ironiques et tendres, de ces yeux charmants et roués d’ami professionnel des femmes ; Watts, immobile, contemplait ce regard, la sensualité des lèvres rasées, la force cachée du corps nonchalant. Fred Chabras. Un des intimes de Nine. « Chère Madame, je vous ai attendue… » Et puis, là, dans un cadre ciselé, un groupe encore, posé celui-là chez le photographe, dans la gaieté de l’escapade à deux ; Nine, en bayadère, vêtue d’une gaze, renversée dans l’étude d’un pas que guide et complète un jeune fellah souriant, l’homme du portrait, l’homme du billet, l’ami de Nine… En marge, d’une écriture longue de femme : Souvenir de la fête du 17 février. Danse hindoue.

Francis Watts s’écarte. Une douleur lui crispe le diaphragme, serrant la poitrine, la gorge, lui coupant l’haleine. Il murmure :

— Qu’est-ce-que j’ai…

L’affreuse sensation de pâlir lui glace le cœur. Il le tâte, du poing serré. Et puis, en gros bonds lourds, le sang lui monte au cou, aux tempes, aux oreilles. Il s’appuie au mur, il ferme les yeux. Quand il les rouvre, le soleil est mort brusquement derrière les façades obscurcies ; l’ombre, autour de lui, monte en rampant, noyant les choses d’une fumée de rêve. Et le sang lui bat toujours aux artères, de brefs frissons le glacent. Il sait : un accès de fièvre, la faiblesse, l’étourdissement, l’air de cette chambre après l’aseptique infirmerie… cela passera… il faut attendre…

Mais, en silhouettes de vapeur, autour de lui la pièce se peuple lentement… oui, Nine est assise, là, dans sa bergère vide : un groupe de spectres en habits noirs lui font un collier d’où fusent, comme des diamants, ses rires légers… d’autres Nine, délurées, fument, glissent, jettent leurs yeux hardis dans des yeux rôdeurs de proie ; Nine avec des hommes, Nine entourée d’hommes, des Nine frôlées, regardées, discutées ; des Nine satisfaites, irritantes et effrontées… Et dans le coin de tête à tête d’une douceur de nid, un couple est assis à l’ombre du paravent : une robe de femme distinctement se détache, et l’épaule du cavalier penché, l’œil ardent derrière le sourire ; et la main blanche qu’il saisit et baise lentement, sous les dentelles du coussin bienveillant… la main de Nine… Cette fois, l’hallucination semble si réelle, si criblée de détails terrestres que l’homme qui la subit se jette les mains au front, l’écrase, le griffe de ses ongles fous. Oui, là, c’est bien cette femme-ange qu’il a vénérée d’un culte d’idole ; là, c’est sa main chaste ; là c’est son doux regard fuyant, c’est son murmure roucoulé, et là, là, ce grand garçon qu’occupe la nuque rousse de sa voisine, c’est son mari peut-être, un mari absorbé, distrait et complice… Car il monte de ces fantômes attifés une odeur de galanterie, de frénésie hypocrite, de vice élégant, toléré, fêté. On sourit, on détourne des yeux discrets. Oui, elle rit, il rit, tout le monde rit, c’est un rire léger, gracieux, facile, épouvantable… un rire qui monte, qui les entraîne, qui les jette, enlacés, dans un tango fantastique, une ronde équivoque de fantômes grisés. Et Nine danse, danse, avance, recule, à petits pas mièvres et irritants, et ploie, et se renverse, et ses gazes, les gazes du portrait, l’épousent comme un tanagra moderne.

— Nine, ma petite sainte Nine…

Francis Watts a dans la gorge comme la révolte d’un naufragé.

Elle danse, la bayadère, elle lui sourit, elle le regarde de ses yeux d’ombre, dressée devant lui comme une déesse païenne du luxe et du plaisir…

— Où est-il donc ? On n’y voit rien !

Dans la lumière jaillie brusquement, aveuglante, l’ombre a pris corps, tout à coup. De ces diaphanes vapeurs, des chairs sont nées, réelles, épanouies sous l’étoffe traîtresse : Nine est là, véritable, dans le cadre éclatant de ses richesses, avec ses cheveux et ses lèvres de vie, dans sa féminité redoutable et royale. Le rêve est devenu femme, si vite qu’il n’en semble qu’une phase nouvelle, saisissante comme un mirage.

— Pardonnez-moi, voulez-vous ? Je me suis dépêchée… J’ai passé tous les plats…

Elle est venue à lui presqu’en courant, comme une petite fille. Elle a pris ses deux mains et s’écarte un peu pour le mieux voir ; en même temps, elle se fait voir, sa tête ravissante offerte à son regard, dans une fierté juvénile et hardie.

— C’est moi !

Il reste foudroyé. Il ne parle pas. C’est elle, c’est le fantôme pervers au savant sourire. C’est la femme du portrait, de la danse lascive, l’amie de l’homme, là, aux yeux de tendresse et de rouerie…

— Venez.

Elle l’entraîne. Et c’est droit vers le coin de la chaise longue, dans l’ombre du petit paravent. Elle s’assied, et il s’assied près d’elle. Elle refait mollement tous les gestes qu’il a vu faire, tantôt, au spectre. Et il lui semble que lui aussi les répète, qu’il a les yeux ardents de l’autre… La main blanche de Nine est là, déjà, cachée par les dentelles des coussins… Et une angoisse terrible lui vient de continuer la scène, de tomber, en brutal, sur cette main innocente…

Cependant, Nine déploie ses grâces, heureuse de montrer enfin à cet homme qui l’admire, ses cheveux, ses épaules, la souplesse de sa taille, le décousu brillant de ses phrases. Elle le taquine, l’aiguillonne, le harcèle, amusée et énervée du jeu, guettant la lueur monter aux yeux farouches.

— Voyons, dites-le, vous ne me reconnaissez plus… vous aimez mieux l’autre, celle en cornette…

Il répond. Le dédoublement continue, fait virer son cerveau, et pourtant il parle, prenant refuge dans la banalité qu’appellent ces banales agaceries. Car elle l’agace, par habitude, comme elle doit agacer tous les hommes. Et il la pousse au jeu, par âpre besoin de se crucifier. Nine se raconte, jouissant de se givrer de perversité, de se substituer à sa figure d’énigme troublante et insalubre. Elle silhouette son milieu, milieu de plaisir et d’élégance ; ses amies, oisives, capricieuses ; elle sous-entend des poursuites d’hommes affolés, une meute derrière ses petits pas traqués ; elle fait palpiter l’atmosphère de toute cette galanterie latente, laissant en question effacée et angoissante son attitude, ses réponses ; elle nomme son mari, d’un petit serrement de lèvres, voile son regard assombri, s’indique libre et affranchie, par un rire bref :

— Il est très occupé : il s’amuse.

Elle se dessine et s’ombre, banale figure de salons, professionnelle des flirts, si loin de la pure image en cornette…

— Je sais. Je vous vois. Je vous connais.

Il parle, d’un aboiement pressé, la gorge sèche. Il écoute à peine. Il la regarde rire, d’un rire irritant et appris. L’autre la regarde rire ainsi. La main de Nine est toujours là, à la même place où l’autre l’a saisie. Il craint de la saisir… Peut-être, pourtant, elle se dresserait, offensée, la lèvre troussée de colère… peut-être, alors, le rêve s’effacerait, et la présence de l’autre, et ce baiser de lente promesse… peut-être que les fantômes ont menti, que Nine est belle et sage, l’image du vitrail…

Et il regarde toujours cette main jouant dans les dentelles. Et il allonge la sienne. Et il l’étend sur cette main. Et il la saisit brusquement.

Nine n’a pas bougé. Elle a son battement blond de cils.

Alors, il se penche, et il la baise aux lèvres, cruellement, d’un élan forcené de haine. Il pense férocement :

— Comme les autres ! Comme les autres !

Et parce qu’il a peur d’éclater en cris, en affreuses larmes, en violences, il baise encore ses lèvres, pour s’étouffer.

Nine proteste des deux mains :

— Il ne faut pas… Il ne faut pas…

Il se laisse repousser.

— Mais voyons… voyons donc… Mon ami…

Sa défense même, si molle, si complaisamment conventionnelle, achève l’écroulement. Il balbutie :

— Pardon. Pardon, Madame.

Il sent qu’il va gémir. L’abjection de la scène l’emplit de nausée. Il est secoué d’un tremblement qu’elle remarque, attendrie.

— Je suis un goujat. Je vais partir.

Il n’écoute plus les mots de reproche ou de pardon qu’elle murmure. Ses paroles, son attitude lui sont indifférentes, il n’en a pas de curiosité. Il ne la regarde plus, il ne la touche plus. Il se sent déjà loin d’elle, il la laisse là, à l’autre, aux autres, à ceux qui en veulent.

Et tout d’un coup, éclatante, la gloire des combats qu’il a quittés, oubliés pour cette chair de poupée, l’éblouit. Le grand nimbe éclairant la patrie en détresse, fait de toutes ces bravoures, de toutes ces vies données, l’appelle à nouveau, de son robuste cri d’amour.

— Je viens…

Il murmure son adieu dans un trouble qu’elle s’explique et il part, vite, en boitant, mince silhouette grise égarée dans les ors doux de la salle.

Nine, restée seule, se sourit dans la douceur des coussins. Elle frissonne de l’ardeur triste des yeux, de la force du baiser. Elle pleure d’une larme le départ de cet homme qui l’aimait.

Elle ne devinera jamais, car les Nine sont des simples, que dès le baiser permis, il ne l’a plus aimée…