Oscar Lamberty, éditeur (p. 57-71).


La Lettre à André














LA LETTRE À ANDRÉ


André, si cette lettre te parvient, ayant franchi l’épouvantable frontière, si tu la prends enfin dans tes mains durcies de soldat, je t’en prie, tiens-la bien doucement, touche-la avec pitié, avec respect, comme on doit toucher un cœur très malade qui palpite de ses dernières douleurs avant de mourir. Ne ris pas ! Tu as toujours, comme moi, ri de tout ce qui sentait, de tout ce qui souffrait, et qui n’était pas nous : maintenant, quand les autres souffrent, ils me heurtent le cœur comme si d’invisibles liens me liaient à leurs peines. Mais toi, tu tues et tu te réjouis ; toutes tes lettres sont pleines de cette joie et de cette tuerie ; tu tues des amants et des fils, c’est ton devoir, et tu te réjouis. Tu ris, tu chantes, tu es brave et heureux. Et c’est pour cela, André, que je t’écris. Parce que je ne veux pas, à ton retour que tu me tues, comme tu les tues là-bas. Je veux faire mourir mon cœur toute seule, avec fierté, sans ton aide ; et quand tu reviendras, tu pourras me regarder de ton insolent regard adoré : il n’aura plus un spasme, il sera mort. Je viens te dire adieu. Ce ne sera plus moi que tu trouveras ici, dans la sombre Belgique encore pantelante de son martyre : moi, c’était un rayon de cheveux et d’âme blonde, l’éclat de la chair et de la joie instinctive ; moi, c’était la femme à qui tu avais fait signe et qui était venue ; moi, c’était ton plaisir, la moitié de ta vie frivole, une petite chose de gaieté et de rire, trois pieds de dentelle et de tulle, une bouche rose à baiser, oubliée aussitôt, reprise par habitude de chair, par mince frisson de désir… Oh ! je le sais, tu ne m’as jamais offert ni promis autre chose, tes yeux n’ont jamais glissé jusqu’à mon âme, c’est mon corps seul que tu convoitais, l’ivresse de boire dans mes yeux, sur mes dents, la lumière de mon rire flambant. Tu te rappelles, le jour où tu as commencé de m’aimer ? C’était à la campagne, chez Dine, dans le tapage vide de cette bande de ménages équivoques et narquois où Patrice m’avait lancée pour trouver là les femmes expertes en correction et savantes en perversité qui convenaient à son palais fatigué, à ses papilles tiédies, à son vieux regard tout flétri de souvenirs. Ma jeunesse éclatante, après l’avoir un instant ranimé, lui faisait horreur, comme un clair soleil sur sa peau ridée. J’étais, près de ce mari blanchi, aux ongles carminés, poudré aux joues comme une femme, la bouffée de vent du large que craint le grabataire frissonnant dans son artificielle chaleur. Et, tu sais, éblouie un instant par le prestige de son nom, l’élégance de ses froides prunelles et de son corps efféminé aux vêtements magnifiques, il ne m’en restait bientôt plus rien, pas même de l’aversion, rien qu’un grand rire à me l’imaginer rebâti chaque matin par Arthur, l’ingénieux et fourbe valet de chambre. Sa vieillesse aiguisait l’insolence de ma jeunesse ; il m’avait à peine dérangée de me regarder vivre : je me regardais vivre gaiement, comme on écoute, en dansant, une musique de fête ; mon âme vierge, mon corps souple suffisaient à ma joie. Et puis, tu t’es mis à m’aimer. Nous avons tous les deux dansé, en écoutant bruire et chanter nos vies. Nous avons joué ensemble, et couru ensemble, et crié ensemble, dans le besoin animal d’aller d’avoir chaud, de gaspiller nos forces et notre joie et de les mêler ensuite, de les toucher, de nous émerveiller de la richesse de notre sang, de nos cheveux, de nos yeux, de notre peau éclatante. Tiens, en fermant les yeux, je vois ta figure ardente, si jeune toujours, tes yeux noirs impatients et les grimaces énervées qui relevaient sur tes dents les coins de ta bouche sensuelle ; et ton corps d’acrobate, aux pieds trépidants, aux mains déliées, pressé de ce besoin de se dépenser, de se détendre, de s’allonger en courses, en sauts, qui te faisait appeler d’un petit nom puéril, un petit nom ridicule à ta grande taille, qui pourtant seyait divinement à ton âme de gosse… tu te rappelles ? Trotty… Trotty, le petit trotteur…

Comme nous avons ri ! La vie des autres ne semblait exister que pour dessiner à nos yeux de mouvantes caricatures, un gai théâtre d’ombres chinoises : Arthur, passant dédaigneux et pressé, la boîte aux fards sous le bras ; Dine, notre hôtesse aux troubles yeux baissés ; le gros Panfleur, suant et grotesque ; la pâle Toinon, rôdant la nuit dans les couloirs ; Patrice surtout, plus maquillé d’heure en heure, perdu dans les charmilles avec Paula, ou, le soir, appuyé à la cheminée, monocle au doigt, grand seigneur délicat et conteur… Tout nous prêtait à rire, excitait notre verve ; les lentes tablées de bridge, les siestes accablées, le bavardage flirteur à ripostes de jeux de balle, les divines soirées de terrasse sous la lune dans le friselis des feuilles remuées, les boissons traîtresses qui tordent l’estomac comme un poison glacé ; même nos regards rencontrés, ou nos mains, se touchant brusquement dans le hasard d’un jeu… Nous étions l’insouciance, la jeunesse, l’été hilare et palpitant…

Et puis, brusquement, tu t’es penché sur mon rire, tout pâle de détresse, et tu m’as dit : donne-le moi… Je t’ai regardé, essayant de comprendre pourquoi tu l’exigeais, pourquoi je te le devais ; j’ai eu peur, un moment, comme si tu allais prendre mon rire précieux, et t’encourir avec. Et puis, tu t’es mis à me dire des mots merveilleux, mes premiers mots d’amour, tu te souviens, tout bas, en les mordant, en les retenant, en les glissant comme des caresses sous mes mains protectrices, jusqu’à mon cœur. Je ne sais à quel moment tes lèvres sont venues à la place de tes mots, ni lesquels ont écarté mes mains…

Et alors, dans le vide clair de mon esprit, il est entré une chose énorme, comme un éblouissement : j’ai été aimée. Oui, déjà alors, un pressentiment de gravité m’a effleurée ; une solennité immobilisait un instant ma pensée et mon regard. Mais je la chassais vite, car je savais que c’était le rire seul de mes yeux qui te charmait, qui te grisait, qui t’arrachait ces mots miraculeux, ces mots neufs à mes oreilles, ces mots meilleurs que des baisers, ces mots bêtes qui m’ont ouvert l’âme comme des mots de science éternelle…

C’est qu’il est bon, vois-tu, il est surnaturel et doux d’être aimée… Peut-être, si maman avait baisé mes joues d’enfant je n’aurais pas été ainsi l’esclave de tes premières caresses : mais je n’étais pour elle qu’un bibelot joli, un peu gênant, vite remisé, et j’ai vécu sans savoir, comme l’aveugle ignore le soleil. C’est toi, André, qui m’a fait doucement trembler et palpiter l’âme, qui m’a enseigné l’extase, et l’humilité, et le farouche orgueil d’être aimée.

Alors j’ai vécu pour cela, pour ces douces paroles ardentes, toute haletante de soif ; je me suis embellie pour elles, je me suis faite plus aimable, plus fine, plus attrayante, pour que tu m’aimes et que tu me gardes contre ton cœur. J’étais jolie, n’est-ce pas ? Tu te souviens de cette robe d’argent qui tenait si peu à mes épaules ? Et mes lèvres fardées dont tu aimais le goût de sucre ; et aussi cette vivacité de sève neuve qui colorait mon visage, comme une fleur vibrante, une fleur de chair et de sang frais. Toi, tu lui souriais, tu applaudissais à son effort d’être toujours plus jeune, plus vive, plus belle ; tu prenais entre tes mains cette tête exténuée de te plaire, tu baisais en triangle pressé ces yeux et cette bouche suppliantes, et tu leur disais : bravo !

Alors, tu es parti te battre. Quelle fête ! Saigner ces bandits-là, chasser un gibier neuf : c’était pour toi un sport nouveau, grisant de violence et de danger ! Tu avais, je l’ai si bien senti, les mêmes yeux qu’au temps où tu commençais de m’aimer. Tu l’as désirée comme une autre femme, la guerre !

Tu te rappelles, notre adieu ? Tu es venu chez nous ; c’était le soir, la veille du premier départ de volontaires. Tout le jour, je t’avais attendu, tremblant de froid dans l’ombre brûlante de mon salon. Le soir me tombait sur le cœur, un soir fermé et chaud comme une agonie. Il y avait du monde chez nous, comme toujours ; Patrice dorlotait une goutte élégante de chaise-longue ; il tenait assemblée de femmes, des femmes très affairées, qui bavardaient haut de patriotisme et d’ambulances. C’était, dans ce cadre magnifique de vieux patricien surraffiné, un envol de mots creux, de parfums, d’artificialité frivole et froide. Et durant ce temps, la Belgique s’arc-boutait, prête à être éventrée. Il y avait, sur une table entre toi et moi, un gros bouquet de bluets, des bluets de chez nous, cueillis dans des champs qui peut-être demain seraient piétines, semés de coquelicots de sang.

Toi, tu trépignais d’allégresse et de hâte. Tu étais Trotty, tu faisais le clown, tu mimais l’Empereur, tu étais ridicule et charmant, et je riais avec toi, très haut, parce que mes dents claquaient et que j’avais dans la gorge des hoquets de sanglots.

Quand tu es sorti je t’ai suivi doucement sur le palier. Il y avait une tête de larbin correct en faction au pied de l’escalier. Tu descendais, tu enjambais trois marches à la fois. J’ai appelé tout bas : André… Tu gagnais le vestiaire. Je me suis penchée sur la rampe, j’ai appelé plus fort, malgré le larbin qui, la lèvre longue et l’œil louche, faisait dextrement son service. Je t’appelais, je t’appelais, je mourais de t’appeler : ton nom devenait en s’exhalant le nœud de mains qui se tordent, le râle de gorges qui meurent. Tu ne tournais pas la tête, on te passait ton manteau, et tu sifflais. J’ai crié. Alors, tu as levé la tête, tu es remonté quatre à quatre, un bras hors du paletot, le chapeau de paille à la nuque. Tu t’es penché, et j’ai baisé tes lèvres.

Et puis, tu es parti, et moi, je suis rentrée au salon, tandis que, très respectueux, le valet revenait m’en ouvrir la porte.

Et alors, André, je suis restée seule au monde. Tu sais, la vie, c’était comme un caveau qui s’ouvre. Les jours n’étaient que d’autres nuits plus claires… J’ai pleuré. Mais personne ne m’a entendue… Quand j’ai été lasse, je me suis tue, parce que mes yeux saignaient. J’ai posé ma tête sur le dossier de ma chaise, et je me suis tue. Le temps a passé. Je suis restée là, les mains aux genoux, à écouter le temps passer. Je ne savais rien, je ne lisais rien, je ne pensais à rien ; je ne pensais même pas à toi, ma pensée s’était arrêtée sur ton nom et s’y était épuisée. Un jour, sous ma fenêtre, des soldats allemands, tout gris, le casque sous housse, déambulèrent tranquillement : Bruxelles était occupé. La ville est devenue morte ; les gros marronniers du boulevard ont tourné au roux, puis leurs feuilles sont tombées ; l’hiver venait. Et j’étais toujours à ma fenêtre, et je pensais ton nom. Mes paupières, et mes lèvres, et mon cœur n’étaient plus baisés, ils avaient froid…

Patrice, très patriote, très gentilhomme, son nom en tête des œuvres charitables du pays, passait à leurs comités plusieurs heures par jour, correct et ponctuel ; après, il disparaissait jusqu’au matin. Je n’ai jamais demandé où il allait : qu’est-ce que cela fait ? Personne ne l’aime. Et moi, il m’a laissée toute seule dans la vie.

L’hôtel, les grands salons abandonnés, se couvraient lentement de poussière ; la domesticité, engraissée, baillait dans tous les coins. Et les jours passaient. Après les ronflements de fête de notre vie, après ce va-et-vient, ce luxe, cette trépidation, après cette extase de te voir, et cette violence de te voir, et cette ardeur de vivre, la tranquillité, brusquement, était tombée, le néant pâle élargissait son cercle, envasant les gestes, la volonté, les désirs. L’été a passé, puis l’hiver, et de nouveau les étés, et de nouveau les hivers. Il y a eu du soleil et de la pluie, de la gelée et du vent. Et par dessus les saisons, nos ennemis ont étendu le silence, comme le grand vélum de notre prison. Ils ne nous ont permis ni plaintes, ni protestations, ni lettres, ni appels. Ils ont bâti autour de nous un mur épais, sans briques ni mortier. Nous sommes seuls, enfermés dans notre pays comme dans une trappe. Et les jours passent, et les semaines, et les mois, et les années…

C’est cette atmosphère de cave, je crois, qui a commencé le mal : on ne respire plus ; et puis, toute cette douleur enfermée, douleur de corps et d’âme, répandue comme des miasmes. Elle est partout : on entend son gémissement, la nuit, quand on ne dort pas. Oui, c’est dans l’air lourd un murmure, un grondement sourd d’entrailles affamées, d’âmes en révolte, qui forme la basse oppressante de l’horrible silence… partout, dans tous les yeux, dans toutes les faces, dans chaque passant croisé, dans toutes les rues muettes, la douleur est là, comme un fleuve montant qui m’inonde, qui laisse sur moi ses traces de sueur et de larmes… Car tu ne sais pas, toi, ce que nos ennemis ont fait. Ils ont brûlé nos maisons et ruiné nos familles, ils nous ont pris nos hommes, ils ont torturé nos fils, ils ont fusillé nos femmes. Et puis, ils nous ont pris nos vivres et notre pain, notre lumière et notre charbon ; ils nous ont pris nos droits, ils nous ont pris notre langue. Ils nous ont tout pris, même nos cris.

Et mon cœur était trop malade, vois-tu, trop pauvre, il saignait trop de toi pour pouvoir porter et partager ces douleurs. Il étouffe. Il en meurt.

Me comprends-tu ? Je n’ai pu l’empêcher… La grande tristesse de la Belgique est montée à mon visage, André…

Alors, voilà, je viens te dire. J’ai trop pleuré ; j’ai eu trop de peine. Tu ne m’aimerais plus…

Je n’étais qu’un petit être de joie dont le grand souffle de la douleur a terni l’éclat. Toute ma beauté, elle l’a volée. Ma grâce ne peut pas être sérieuse, tu l’as dit bien souvent. Je me suis fanée, j’ai eu trop soif. Et puis, je ne pourrais plus me parer, ni courir, ni jouer, ni rire sous ton baiser. J’ai oublié le rire. Tu sais, maintenant, on ne voit plus briller mes dents, et mes joues sont creusées ; c’est comme si l’horrible feu de ces batailles lointaines avait poudré mon visage de cendre fine.

Regarde. Je viens doucement te dire un tendre adieu, de mes yeux, de mes lèvres, de mes mains jointes pour t’étreindre. Et quand tu te souviendras, tu me verras ainsi, te souriant, t’implorant, haussée à travers les espaces, atteignant ta chère bouche, et te disant : merci !

Tu m’as été fidèle, chéri ; tu me le serais encore, j’en suis bien sûre. Ce n’est pas toi qui m’abandonnes. C’est moi qui suis partie…

J’ai essayé pourtant de soigner mon visage précieux quand la peur m’est venue de te perdre. Je me suis fatiguée. Je ne peux plus maintenir pour toi ma figure : je l’ai laissée tomber, comme une actrice fourbue qui ne veut plus affronter la rampe. Laisse-moi me reposer.

Et toi, André, tu ne seras pas triste ; il y a beaucoup de femmes plus jolies et plus gaies ; tu détestes tant, aussi, de voir pleurer ; et, bien sûr, je pleurerais si je voyais tes yeux surpris. Je t’ai aimé très fort, vois-tu.

Mon petit Trotty, j’étais bien dans tes bras, à m’amuser à croire que tu m’aimais… Mais tu sais, maintenant que j’ai perdu l’éclat de ma chair, il ne me reste plus rien que mon âme, et elle, tu ne l’aimais pas…