Imprimerie de « l’Événement » (p. 74-119).

IV

l’apathie générale, immense…


C’est que Jean revenait plus hostile à Lucien Desloges qu’il ne l’était. L’appel d’Yvonne l’incommode, l’agace, et il tergiverse. Il ne peut se dérober : il y aurait malséance et malveillance à le faire. Et l’obligation de feindre une sympathie courtoise, alors qu’il voudrait témoigner son indifférence et même son amertume, lui répugne, retarde sa docilité. Il devrait ne pas faire attendre, il veut obéir, mais une puissance intime l’en dissuade, l’immobilise sur place, et les secondes, à l’intérieur du salon, paraissent longues à vivre.

C’est que Jean revient de la première séance du Congrès de la langue française. Un peu distraitement, sans y mettre la passion d’un vrai cœur de patriote, il a suivi les préparatifs de ce ralliement des âmes françaises américaines autour de leur drapeau de survivance, la langue française. La curiosité, plus qu’un sentiment avide de jaillir, a conduit ses pas vers la salle du « Manège » où la rumeur de la foule enflait toujours. Avec quels sons palpitants d’amour et d’orgueils infiltrés le long des siècles, elle a monté de la gorge haletante des orateurs vers Dieu, la langue d’autrefois, pure et victorieuse, la langue de toujours !… À travers les rangs de ces milliers d’hommes et de femmes recueillis et parfois transfigurés, de poitrine en poitrine elle faisait courir des brises tantôt douces ineffablement, tantôt saturées des parfums enivrants du triomphe, et l’on aurait dit que tous les cœurs, au moment de certains silences grandioses, devenaient un seul cœur, le cœur gonflé de toute une race qui pleure de reconnaissance et de joie ! Comme elle vivait et gardait conscience d’elle-même, comme elle se sentait de la moelle et de l’énergie devant l’avenir, cette race française d’Amérique ! Sans peur et sans menaces, elle affirmait sa gloire et son besoin de vivre !

Et ces flots d’espérance roulaient Jean dans leurs profondeurs. Il ne se reconnut plus, il ignorait qu’une telle puissance d’émotion fut latente aux sources de lui-même. Certaines paroles agitèrent en lui des échos dont la voix inconnue le bouleversait. Quelque chose de mystérieux, aux confins les plus reculés de son être, s’attendrissait, faisait monter à son cœur des larmes nouvelles. Il fut même secoué par ces rares élans de bonté qui ne sont presque plus humains à force d’être immenses. Plus étranges et profonds que ceux dont lui était demeuré le souvenir, ceux-ci laissaient en lui un mélange de douceur et d’effroi. Son esprit ébauchait parfois une explication du phénomène moral qu’il ressentait. Des affinités, dont les circonstances avaient respecté le sommeil, s’éveillaient-elles pour lui révéler combien l’âme des aïeux se prolonge en celle de leurs fils ? Oui, la sève du passé coulait dans ses veines intense…Ou bien, il devait se condamner, jeune homme, de ne pas avoir déjà cultivé les germes de pur enthousiasme que renfermait son être et qui subitement palpitaient au meilleur de sa vie ! Il s’accusa de nonchalance à l’égard de sa race, de ne pas avoir eu la curiosité de son héroïsme, la passion d’en connaître l’histoire, un véritable orgueil de ses traditions. Au collège, il n’avait, qu’effleuré de son cœur les triomphes et les souffrances de la race française au Canada, il n’y avait pas applaudi ou compati de tout son amour. L’inconstance de son esprit, qu’attiraient alors les études les plus diverses et les examens sans cesse à l’horizon, le rendait si peu attentif à l’épopée canadienne, qu’il ne vibrait que superficiellement aux souvenirs. Les grands jours de la Nouvelle-France ne l’avaient guère plus ému qu’Austerlitz ou l’holocauste des Thermopyles. Et depuis le collège, les vagues de patriotisme déchaînées au loin ne lui apportaient qu’une rumeur assourdie. La science l’accaparait, le refroidit toujours plus, l’isola de ce qui n’était pas elle. Sachant de quelles ambitions, de quels égoïsmes bouillonnaient les âmes de plusieurs de ses confrères, il discernait trop bien, sous les diatribes irritées qu’ils hurlaient sur les tréteaux, les jours de campagne électorale, une exaltation mensongère parce qu’elle était calculatrice. Sans doute, il exagérait la laideur, et surtout, l’instinct du lucre chez eux : il oubliait principalement que tous ses camarades n’avaient pas une bourse paternelle où se fournir et que plusieurs flammes du cœur jaillissaient de leurs poitrines salariées. Mais ne fallait-il pas qu’il étranglât, si peu souvent qu’il vînt, le remords de ne se soucier qu’indolemment des destinées nationales ? Il avait mobilisé toutes ses forces d’intelligence et de courage pour la conquête de la science aimée. Les hommes pouvaient-ils exiger plus de lui que la consécration de lui-même à leur bien, à leur soulagement, à leur patrimoine d’honneur ? Un idéal trouble d’humanitarisme le dominait seul, réduisait à néant les quelques blâmes fugitifs de la conscience…

Au cours de la dernière année, cette oisiveté de la fibre patriotique s’approfondit encore. Le doctorat la hantait, le prenait tout entier… Des amis, pendant la dernière semaine, l’appelèrent en souriant Monsieur le docteur Fontaine. Quelques envieux lui firent l’aumône de félicitations grimaçantes. L’ivresse du succès ne tarda pas à tomber, était presque morte en lui, cet après-midi même, alors que son ambition avait interrogé l’avenir. Au son des mots qui éclatent et triomphent ce soir, il comprend la minute bizarre, entraînante qu’il a vécue devant les plaines d’Abraham. Des forces obscures l’avaient remué dont l’impulsion devient plus énergique, activée par la circonstance, les drapeaux, la multitude, les discours, les hosannahs vers le ciel, la clameur des bravos, le frémissement des espoirs. Comme jadis, aux bords du Saint-Laurent rêveur sous le crépuscule, l’âme traditionnelle des villages flambait dans les feux de la Saint-Jean qui fraternisaient au loin de colline en colline, les Français d’Amérique, à travers la pénombre des siècles, des monts de la Louisiane aux sommets de l’Acadie, des pics du Maine aux cimes des Laurentides, allument des brasiers de joie intenses et fraternels. C’est la résurrection des ancêtres par l’amour de leurs fils…

Quand il s’arrache au magnétisme de tout cela, Jean revient à l’analyse de ce qui s’agite aux profondeurs de lui-même. Quelles perspectives, dès lors, s’élargissent en sa mémoire ! Les aïeux, fantômes jusque-là vagues pour lui, s’animent d’une forme plus tangible, d’une présence plus chère. Il ne les revoit plus seulement immortels dans leur sacrifice, comme aux champs d’Abraham, ils revivent en lui humblement et noblement. Avant le grand-père, race de travailleurs acharnés if la besogne du sol, quelque part dans les plaines de la Beauce, et depuis ce grand-père, détaché de la ferme par le sortilège de la ville, race d’ouvriers tenaces au labeur, la race des Fontaine a de vigoureuses racines en patrie canadienne. On n’a pas transmis les traditions de sa famille à Jean, mais il devine ce qu’on ne lui a pas dit, tout un passé de vaillance, de robustesse et de foi. À la façon dont le sang lui frappe au cœur, il n’a pas besoin qu’on lui fasse des récits ou narre des légendes, il sait que roule dans ses veines un torrent de choses fortes et saines. Et cependant, a-t-il eu jamais le culte des ancêtres, furent-elles même un souvenir, les visions où leur ombre fuyante revenait à sa pensée, n’était-il pas insensible devant elles ? Comment est-ce la première fois qu’un lien se noue entre elles et lui, qu’une tendresse en lui monte vers des êtres presque réels, presque souriants, vers les anciens, les pionniers, les colons, les femmes héroïques, les amants de la terre, les croyants, les honnêtes, le grand-père travaillant comme un galérien pour que les siens toujours plus nombreux n’eussent pas honte de lui ?

Une dernière acclamation ébranle cette foule et les voûtes. L’unanimité cesse, il n’y a plus que des individus qui bientôt se bousculent à la sortie. Des mots banals se prononcent, amoindrissent les grandes choses qui ont été dites. Quelqu’un s’écrie : « Qu’il faisait chaud ! On fondait ! » Plus loin, un autre gémit : « Si ce n’était pas si loin, la maison ! » À coup sûr, l’enchantement s’émiette, on redevient bourgeois, content de soi-même. Au foyer, ne retrouvera-t-on pas l’insouciance au-dessus de laquelle ont plané les âmes quelques heures ? À quoi bon des soubresauts de patriotisme, s’il ne s’infiltre pas dans la vie canadienne-française pour y couler, l’enrichir et l’élever ? Après que des paroles flamboyantes l’ont traversée comme des éclairs, l’apathie revient sereine. Jean ne l’ignore pas, il en éprouve beaucoup d’amertume. Aux quelques amis qui se détendent le cerveau par un bavardage sur les jeunes filles ou des saillies à la québécoise, il ne donne que des réponses à demi conscientes, presque des monosyllabes.

— Depuis que tu es Monsieur le Docteur Fontaine, insinue même l’un d’eux, crois-tu le badinage au-dessous de ta dignité ?

— Pourquoi cette taquinerie ? Tu me connais pourtant, Jules, répond-il. Je regarde la foule, comme vous tous, chers amis, mieux que vous, puisque je parle moins.

— Tiens ! nous parlons trop ? Nous ne voyons rien, nous qui ne songeons qu’à voir ! dit un autre.

— Il est des choses que vous ne voyez pas.

— Quoi donc ?

— Pourquoi ternir votre joie si claire ? dit Jean, avec une gravité douce. Ce que j’aurais à dire n’est pas gai, voilà tout… C’est une impression confuse. Je ne saurais préciser d’elle qu’une chose, c’est qu’elle me possède. Je regrette de ne pouvoir rire comme vous…

Jean ne cherche plus de causes à cette peine, il s’y abandonne servilement. Autour de lui, les gens s’appellent, se crient des riens, souvent des niaiseries, se mêlent, se piétinent, s’excusent ou se chatouillent l’épiderme d’invectives, commencent à oublier… La Grande Allée fourmille d’une cohue babélique. Les cochers, le visage en contorsions, le geste furibond, glapissent, tonnent, anathématisent, se servant de leurs vocables tranchants comme les archers de leurs lances pour frayer jadis un passage au carrosse des rois. Les tramways écrasent sous le poids des êtres humains. Les lampes électriques clignotent d’un œil narquois. Tout ce tumulte n’empêche pas les arbres d’être silencieux dans l’ombre. Il descend du ciel et des étoiles une mélancolie douce comme une rosée d’amour…

Jean remonte la Grande Allée. Il cause avec Paul Garneau, un ingénieur forestier, très-intelligent, presque son ami. Ils vivaient trop peu dans l’intimité l’un de l’autre pour s’aimer comme des frères, mais leurs âmes s’attiraient, devinaient qu’elles auraient pu se rejoindre plus profondément en elles-mêmes, si la vie leur eût prodigué l’occasion de vibrer ensemble. Des causeries espacées, un frisson d’art qu’ils avaient partagé quelquefois au concert, une émotion plus fine qu’ils n’avaient pas craint de s’avouer, maints silences dont le prolongement n’eut, rien de pénible, n’était-ce pas assez pour que se fussent nouées quelques attaches entre eux ?

— Je n’aime pas la foule, disait Paul. Elle me gêne, elle m’étouffe…

— Je sais, elle te donne la nostalgie des grands bois… Ils épouvantent, quand nous ne les connaissons pas ; nous les aimons, quand ils nous ont initiés à leur solitude, à leur mystère.

— Je crois que c’est cela. J’y suis tellement heureux… Il n’arrive pas que j’en revienne, toutefois, sang espérer que la ville ne me ressaisisse, ne me les fasse oublier quelque temps. Ah, ils me tiennent bien ! je t’assure. Deux ou trois jours de griserie, de poignées de mains qui réchauffent, de sourires qui font du bien, de vieille routine, de vues animées, de promenades, de gazoline… Me voilà rassasié, déjà triste… Il me faut l’espace, la montagne, les arômes de la forêt, les lacs, tu sais, le matin, quand tout recommence à vivre… Ils me tiennent bien, va !…

— Tes parents, qu’en disent-ils ?

— Ils s’aperçoivent bien que ma gaîté diminue chaque jour… Ils préfèrent me savoir joyeux là-bas. Je ne me fatigue pas d’eux, mon âme est ailleurs… Je veux réagir, c’est impossible. Quelque chose m’appelle, j’écoute…

— Ravi ?

— Ennuyé de ne plus l’être.

— Et ils pardonnent, parce que tu leur dois ton intelligence et ton cœur…

— Mais tu ne les connais pas, Jean !

— Oui, Paul, ils t’ont compris, n’est-ce pas assez ? Te comprendre, n’est-ce pas être un peu digne de toi ? As-tu des objections, mon ami ?

— Je proteste ! Je ne mérite pas qu’on soit digne de moi.

— S’il fallait attendre que tu l’admettes pour savoir ce que tu vaux, tu aurais le temps…

— De ne plus rien valoir du tout ! railla Paul Garneau, pour faire dévier la conversation.

— Mais nous sommes là, nous savons !…

— Qui, nous ?

— Les amis ! Cela doit être bon à quelque chose, les amis, à dresser un bouclier contre les flèches venimeuses de l’opinion publique, au moins !

— L’opinion ! que c’est urbain, ce mot-là, que c’est étroit ! Tu me parles d’une chose qui, vraiment, ne m’est plus familière…

— L’autre jour, encore, on t’attaquait devant moi !

— Vite, dis-moi cela.

— Paul Garneau, c’est un poseur, affirmait-on !

— Par tous les petits diables ! comme disait le guide à mon dernier voyage, c’est intéressant !

— Cela t’amuse ?

— Tu ne t’es pas donné le trouble de répondre, j’espère ?

— Si, il y avait de la malice, il y avait là plusieurs jeunes gens qui ne te connaissaient pas.

— Mais c’est idiot ! Je suis toujours moi-même ! Devant qui ai-je étalé des connaissances, de l’orgueil, de la supériorité ? Quand je discute, je me bats, tout simplement, pour une idée, pour une conviction. Il faut dans la bataille que la fusillade crépite : on n’attaque pas avec des sourires vaincus… Violent, j’ai pu l’être : poser à l’esprit supérieur, cela, jamais !

— Tu n’y es pas du tout, cher ami, tu poses à l’excentrique. On ne te pardonnait pas cet amour de la forêt ; tu en auras fait la confidence, avec ta franchise la plus loyale, à l’un de ces faussaires d’amitié qui dénaturent les effusions dont on les croit dignes et qui les salissent. Être indépendant, c’est une infamie ! Un excentrique, c’est-à-dire, un maniaque, un déséquilibré ! Ah, celui qui t’a trahi savait ce qu’il faisait ! L’opinion te marquera d’un fer rouge, t’inscrira sur ses tablettes d’exil.

— Il est vrai que je suis expansif, quelqu’un en a abusé… Qu’as-tu répondu ?

— Ce qu’il fallait répondre, que c’était faux, qui tu étais sincère, que tu ne méprisais pas ta vie ancienne, parce que ta vie nouvelle t’enchantait, que…

— Je te remercie de l’avoir fait, j’en suis touché, Jean. Ne t’offense pas, si j’ajoute : à quoi bon ? Peut-on me ravir cette liberté dont on me flagelle comme d’une honte ? Il y a des gens qui, ce soir, au nom de liberté sonnant comme une fanfare, déliraient qui demain railleront leur voisin, parce qu’il ne fait pas comme eux, disons, parce qu’il ne se rend jamais au spectacle des vues animées. Il y vont, eux : donc, c’est un imbécile ! On leur apprendrait, le lendemain, qu’il a été écroué à Beauport, qu’ils n’en seraient pas étonnés. Ne pas faire comme eux et l’asile, c’est presque la même chose !

— Au fait, Paul, quelles conclusions dégages-tu de cette première séance du Congrès ?

— Et quelles sont les tiennes, Jean ?

— Nous sommes d’assez vieilles connaissances pour nous parler franc et net. Avoue-moi ce que tu penses, je ne te dissimulerai rien moi-même…

— De fortes paroles nous ont secoués, de véritables élans d’enthousiasme m’ont soulevé… et puis…

— Et puis ? ce n’est pas tout ?

— Pour moi, c’est tout…

— Si c’est tout pour toi, comment peut-il en être davantage pour tant d’autres, presque tous les autres ?

— Que veux-tu dire, Jean ?

— Que je suis triste…

— Allons ! tu badines, et pourtant, c’est vrai ! Ton visage trahit une souffrance… et pour ce que j’ai dit…

— Comment t’expliquer ?

— Tu étais bien taciturne tout à l’heure : est-ce la même chose qui pèse ?

— Oui, tous avaient applaudi : combien de ceux-là feront quelque chose pour leur langue, pour la race canadienne-française ? Tous retournaient à leur confort, à leurs égoïsmes…

— Et bien ! j’y retourne, moi ! Quel dommage !… Les ingénieurs forestiers sont-ils supposés faire œuvre de patriotes, d’orateurs ? Nous avons tellement d’orateurs que notre ciel en est obscurci ! De linguistes ? La société du Parler français est prodigieuse : que ferait-elle de moi ? Je parle ma langue, j’en suis fier !… Je veille au salut de la forêt canadienne, ne suis-je pas un patriote ?… Et les excentriques ont un cœur, n’en déplaise à ceux qui me font l’honneur d’un sarcasme : une femme viendra… Tu souris ? Très-bien, chasse-moi cette peine trop subtile.

— Je ne le puis. Est-ce du sentimentalisme patriotique, une réaction nerveuse ? Au sortir de la salle, un mot de réflexions m’a envahi subitement : on était venu comme au théâtre, pour voir, pour se distraire de la monotonie quotidienne. On a vibré comme on vibre à la tirade brûlante d’un acteur qui est oubliée le lendemain. Il y avait un peu de carnaval en tout cela, très peu, sans doute, mais assez pour que la démarche fût moins noble, l’élan moins pur : il s’y mêlait tellement de curiosité superficielle… Eh bien, j’ai eu l’intuition de tout cela, comme si le poids de toutes les indifférences me fût tombé dans l’âme. Car, au fond, c’est de l’indifférence !

— C’est qu’il y a du vrai, énormément de vrai dans ce que tu viens de dire, murmura Paul Garneau, pensif, le regard fixe. Je me suis presque reconnu. Mais oui, « on », c’est presque moi. Je suis parti de chez nous, le plus tranquillement du monde. Mon cœur ne battait pas autrement qu’à l’ordinaire. Tu as raison, je t’admire d’être plus profond, d’avoir…

— Ne m’admire pas, je ne suis pas plus admirable que toi, va !… Je suis allé là en dilettante, avec l’espoir d’entendre quelques merveilleux discours. Je désirais enrichir mon album de souvenirs d’une photographie nouvelle, d’un spectacle rare. Rien du soldat ne palpitait sous ma chemise de luxe…

— Et là ?

— J’ai été pris !

— Moi aussi, Jean !

— J’ai pleuré…

— Vraiment ?

— Tu me trouves ridicule ?

— Non, je voudrais avoir pleuré aussi…

— Et demain, nous n’y penserons peut-être plus…

— Comme la foule…

— Pourquoi cela, mon ami ?

— Pourquoi, Jean ?… Ah ! tu m’as fait entrevoir que nous ne sommes patriotes que vaguement, sans conviction…

— Pourquoi ? Quelles sont les causes profondes, génératrices ?

— Monsieur le Docteur ! salua courtoisement Paul, avec un sourire.

— Hélas ! monsieur le Docteur ignore le remède, parce qu’il ne connaît guère le mal. Le diagnostic est difficile : y aurait-il, du reste, un curatif sauveur ?

— Et nous ne réfléchissons jamais à cela…

— L’égoïsme !…

— Moi ! moi toujours ! N’ai-je pas un avenir ? Qu’importe la race ?

— Oui, Paul, je serai médecin, tu seras ingénieur… Ne sens-tu pas que nous ne serons jamais autre chose pour notre race ?

— Excellons, alors ! Sois un médecin qui vaille !… Oui, devenons des « valeurs » : une race n’a jamais trop d’individus qui dominent.

— Sans fatuité, j’y songeais cet après-midi… C’est beaucoup, mais il y a autre chose… de l’amour, par exemple. Nous n’aimons pas notre race, parce que nous ne la connaissons pas. Son histoire t’a-t-elle passionné, conquis, gardé ? Que t’en reste-t-il ?

— Presque rien…

— Nos frères de l’Ontario sont menacés d’une loi qui ouvre un abîme : sommes-nous touchés ? Leurs angoisses ont-elles franchi l’Outaouais pour pénétrer dans nos cœurs ? Qu’importe la race et qu’elle meure, pourvu que tu sois un ingénieur forestier brillant, que je sois médecin ?…

— Nous n’aimons pas notre race, nous ne nous aimons pas les uns les autres ! L’union canadienne-française est un mythe ! Des préjugés nous affaiblissent, des mesquineries nous séparent… Une pensée m’arrive : épouserions-nous la jeune fille d’un vaillant ouvrier des nôtres ?

— Le jeune fille d’un ouvrier ? Quelle idée ! balbutie Jean, interloqué, les yeux élargis de surprise.

Le visage de Lucile Bertrand se dessine avec une netteté captivante. Une douceur amollit le cœur du jeune médecin. Il ne s’était rappelé la jeune fille que deux ou trois fois, avec une tendre pitié, depuis leur rencontre de l’après-midi. Sur le point de communiquer à son père le message qu’elle lui avait confié, Jean ne put le faire, déjoué par un caprice brusque de la conversation. Il a honte de ne plus s’en être soucié. Paul, sans le vouloir, l’accuse et l’afflige : il a suffi de cette pensée-là mystérieusement associée par le hasard à d’autres pour que, dans l’âme intuitive de son compagnon, s’illuminât ce qui était vague, devînt plus près de l’intelligence ce qui fuyait devant elle. À travers ce regard d’une ouvrière qu’il contemple et dont la détresse entre en lui comme une clarté d’aube, il aperçoit des horizons plus larges… Quelques secondes plus tôt, il prononçait lui-même : « Nous n’aimons pas notre race ! » niais sans aller jusqu’aux profondeurs de cette parole. Aime-t-il sa race, l’homme qui la méprise dans le sang de l’ouvrier ? Est-il nécessaire d’outrager pour que l’on dédaigne ? L’indifférence qui ignore n’est-elle pas un déni d’amour ? C’est comme, si le poids des indifférences écrasait Jean de sa lourdeur : il en a la certitude en soi, l’apathie circule entre la classe des travailleurs, paysans ou manœuvres, et celles qui en sortent. Les organismes de la race canadienne-française vivent isolément, sans l’amour qui les nouerait ensemble. Et les haines intimes débilitent, même chacun des organismes… Une multitude de faits révélateurs, que des larmes d’ouvrière ont tout à coup réunis en lui-même, assiègent l’esprit de Jean, démasquent une vérité poignante…

Paul Carneau eut comme une divination de ce que son compagnon ne disait pas.

— Tu n’as pas répondu, Jean ! Tout est là, peut-être…

— Tout est là, Paul, j’en suis convaincu !

— Comme tu es étrange ! Ne te laisse pas déprimer ainsi : grâce à Dieu, nous ne sommes pas coupables.

— C’est vrai, et pourtant…

— Qu’y pouvons-nous faire, Jean ? L’apathie est générale, immense…

— Secouons du moins celle qui nous possède !

— Comment ? Elle nous tient si bien !  !

— Le sais-je, moi ?

— Tu affirmais, il y a un instant.

— J’affirme de nouveau, Paul. Je sens que nous pouvons être des patriotes ! Soyons-le, veux-tu ? Si nous ne pouvons l’être d’une façon militante, soyons-le en nous-mêmes, ayons le souci des questions nationales, intéressons-nous à l’avenir de notre race. Quelques vaillants combattent, admirons-les. Ouvrons en notre cœur un sanctuaire pour le culte de la race comme nous en avons un pour le culte de Dieu ! Les paroles de ce soir étaient belles, nous ont grandis : qu’elles ne se perdent pas en nous comme des nuages, mais qu’elles demeurent comme des raisons supérieures de vivre ! Respectons notre race dans l’inférieur, le domestique… l’ouvrier. Respectons notre langue, sa pureté, sa noblesse, parlons-la avec piété, avec bonheur. Apprenons à lire notre histoire pour qu’elle nous donne l’orgueil de relever la tête, quand on nous insulte… Tu le disais toi-même : soyons des individus qui ajoutent un peu d’auréole à leur race !

— Et nous insufflerons à nos fils, à nos filles, Jean, l’âme de notre race, nous leur transmettrons ce culte ! Qui sait ? L’un de nos fils, plus puissant, mieux préparé que nous, fera peut-être ce que nous voudrions tant faire, battra en brèche l’apathie générale, lourde comme une forteresse…

— Tu as raison. Un de mes amis, par l’entraînement au foyer, est devenu un politicien du plus merveilleux avenir. Ah ! c’est de l’éducation familiale que se lèverait l’union canadienne-française !

— Quelles possibilités !

— Quels espoirs !

— Chimériques, hélas, mon Jean !

— Parce qu’on ne sait pas, ou parce que l’on ne veut pas… Nous n’ignorons plus, mon ami, c’est notre devoir de vouloir !

— Hélas, nous le voulons comme en rêve…

— Le doute encore, le laisser faire, l’égoïsme…

— Essayons, Jean !… Voici la rue Salaberry, il faut que je te laisse ! Avant de nous séparer, promettons-nous de ne pas oublier, de réagir, d’essayer…

— Essayons, Paul…

— Comme on rirait de nous, si on nous entendait !

— Ah, c’est vrai ! Quels excentriques nous sommes ! l’opinion toujours !

— Il arrive si souvent qu’elle raille avant de s’être donné la peine de comprendre… Il faut la respecter, mais n’être pas son esclave.

— Facile à dire !

— Oui, ce doit être redoutable de la heurter de front !

— L’opinion canadienne-française est singulièrement taquine et chatouilleuse…

— Un jour ou l’autre, si nous sommes fidèles à notre programme, il faudra bien la taquiner un peu…

— Le ferons-nous, mon ami ?

— Encore le scepticisme ! C’est un grand philosophe qui a raison peut-être…

— Nous essayerons, Jean…

Les deux compagnons se promirent d’en recauser…

Jean Fontaine accélère le pas : ses nerfs tendus l’entraînent. Il va, la tête souvent inclinée vers le trottoir, la pensée très active, envisageant pêle-mêle toutes les faces du problème qui l’obsède. À peine jouit-il d’une nuit savoureuse. L’air a cueilli sur son aile tous les parfums de l’œillet, de la violette et des géraniums. L’azur est si tristement doux que les étoiles au firmament tremblent comme des larmes d’or. Là où le réverbère électrique répand sa lueur, les arbres s’argentent, s’attendrissent : là où l’ombre les enveloppe, ils prennent des airs graves et discrets. Des silhouettes sombres flânent le long de quelques vérandas : un murmure de voix heureuses chante. Deux amoureux languissamment vont et viennent, le cœur tout plein de regards et de sourires. Le sabot d’un cheval heurte, harmonieusement le sol : le cocher, de trois syllabes dolentes, prie la bête d’aller plus vite. Une automobile roule avec le bruit de Tonde caressée par les flancs d’une barque. Il monte d’une chapelle dominicaine vers l’Éternel un hymne de silence. Un jappement s’élève au loin dans les champs assoupis de Montcalmville, et sa plainte est mélodieuse à travers la nuit. Une rêverie de Schumann erre sur le clavier d’un piano que touche une âme. Quelques pépiements s’égrènent là-haut dans un érable : c’est un oiseau du pays qui fait un beau songe…

Jean n’est pas amolli par le charme trouble de la nature. Il est la proie d’une émotion plus énergique : une fièvre d’agir le parcourt, l’électrise. Il veut donner plein essor à l’élan qui lui est venu des sources les plus pures de lui-même, il veut être profondément canadien-français, il veut qu’être tel soit une des préoccupations chères de l’existence. Puisqu’il n’est pas de ceux qui peuvent, tirer l’épée dans une croisade, au moins vaincra-t-il sa propre nonchalance et, selon la promesse que Paul Garneau et lui échangèrent, opposera-t-il sans emphase, mais sans défaillance ou mièvrerie, la foi en sa race au dénigrement de ceux qui la ravalent ou l’abandonnent aux vents de la haine. Cette décision se fortifie rapidement, à mesure que l’objet s’en concrétise, descend des sphères de l’exaltation psychique au vallon du praticable…

Lire les journaux, les revues dont les pages déblayent les questions du jour pour creuser l’avenir, être présent aux conférences où le passé ressuscite en un cortège de gloire dirigé par l’espérance, dépouiller les mots solennels, « traditions », « institutions », « souvenirs », de ce qui les rend banals et lointains par un examen vrai de ce qu’ils sont, de ce qu’ils doivent apporter à la vie de dignité morale et d’idéal, aider aux œuvres de bienfaisance et de relèvement, insinuer habilement aux amis le souci qu’éveillent en soi les destinées nationales, épurer son langage de ce qui en assombrit la clarté, ne voilà-t-il pas autant de projets réalisables sans que le rôle du professionnel en devienne moins effectif ou brillant ? Les travaux du laboratoire empêcheront-ils Jean d’aimer sa race ? Des savants meurent en héros : pourquoi la science refoulerait-elle cette vague de patriotisme en lui-même ?

Le retour de cette ambition-là, éclose en l’imagination du jeune homme quelques heures plus tôt, le replace devant son père, au milieu de la famille. Il se pose de nouveau l’interrogation gênante : l’industriel voudra-t-il ce qui, logiquement, lui paraîtra une bizarrerie, une oisiveté insolite ? Yvonne confirmera-t-elle ce rêve en disant que c’est « chic » et « gentil » ? Elle est reine au foyer paternel ; son veto serait formidable. C’est d’elle qu’il faudra s’emparer tout d’abord. Chère petite Yvonne, elle est généreuse, elle ne lui sera pas hostile, pour le seul motif qu’il s’est déclaré l’adversaire de… Lucien Desloges surgit dans sa mémoire comme un tout autre personnage, transformé par une sourde élaboration de l’intelligence, un personnage de contraste, édifié d’un seul bloc sous la poussée des circonstances, inévitable, saisissant. Il apparaît comme le type en chair et en os de l’inutile à sa race, du semeur d’égoïsme et d’indifférences. Comme s’il regardait cet homme jusqu’au tréfonds de l’âme, Jean a la vision lucide de ce qu’il pense, de ce qu’il dirait… C’est irréparable comme la mort ! Lucien Desloges est rigidement insensible à ce qui n’est pas une volupté de son « moi », gourmand et boursoufflé d’orgueil. Le patriotisme est, pour lui, la monomanie de quelques naïfs, déshérités de l’élégance, encroûtés d’idéal vieux jeu. Asservie à lui seul, comme l’exigent tyranniquement les vaniteux, sa femme sera une parure, un diamant précieux qu’on exhibe pour éblouir. Elle se confinera donc à ceci, la plus grave tâche d’Yvonne épouse, à briller dans la traînée lumineuse d’un rat… Quelle déchéance pour la sœur en laquelle Jean avait vu fleurir tant d’exquise sensibilité, se lever tant d’impulsions vers les hauteurs morales, frémir tant de saine exubérance ! Comme elle pourrait, se reprenant, se mêlant à la vie mondaine de façon à ne pas en être le jouet, mais à la dominer en elle-même, guider un mari jusqu’aux sommets de la noblesse ! La race canadienne-française n’aura jamais trop de femmes dont éclatent la fierté de caractère et la haute intelligence. De telles femmes sont nécessaires au rayonnement d’une race : Yvonne a reçu les dons qui, développés et mûris, la feraient très riche de la meilleure influence. Il ne se peut que la flamme n’en puisse être rallumée. Avec adresse, avec bonté, mêlant aux conseils le plus tendre de son cœur, Jean éloignera cet amour. Yvonne est déjà moins aveugle, plus accessible : un doute a vu le jour en sa conscience. Elle voudra la pleine lumière : Jean se croit plus de courage pour la lui répandre. Il faut que Lucien Desloges, héros d’argile, s’écroule. Voici la demeure de Gaspard Fontaine enveloppée de silence. Après un long regard évocateur sur les Plaines d’Abraham, pendant lequel sa résolution acquiert plus de rigueur, Jean se dirige vers l’escalier aux rampes gracieuses. La lassitude commence à pénétrer ses membres. Sans doute, il est là, dans le salon d’où s’échappe une résonance de voix masculine, celui dont il veut faire pâlir l’auréole…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Est-il étonnant que, depuis l’invitation d’Yvonne les rejoindre, elle et son ami, Jean ait laissé quelques minutes fuir avant de céder ? Saura-t-il voiler son antagonisme ? Il a peur que, de son enthousiasme tendu comme un arc, une parole acerbe ne parte comme une flèche et ne blesse. Certaine virulence ne sied guère à un homme bien élevé : pour s’attaquer donc au snobisme narquois de Lucien, Jean n’aura jamais assez la domination de lui-même, n’aura jamais trop à sa discrétion la lutte. L’emballement serait également funeste : la sincérité d’une noble ardeur n’en diminue pas la naïveté risible en l’esprit, de ceux qui la dédaignent. Lancé dans un combat d’escarmouches, pourra-t-il n’en pas franchir les bornes ? Eh quoi ! il n’est pas incapable de sang-froid ! ne se flatte-t-il pas d’une volonté assouplie ? Ne pas se soumettre l’appel d’Yvonne, c’est aigrir la jeune fille, émousser les arguments contre son amour, et d’ailleurs, c’est reculer devant l’adversaire. Décidément, la rencontre aura lieu…

— On se fait attendre ! dit Yvonne, légèrement agacée, nerveuse, lorsque son frère entre au salon. Le désespoir nous gagnait, Lucien et moi…

— Pour si peu ! répond Jean, très calme.

— Comment es-tu, Jean ? s’écrie Lucien.

— Plutôt bien… Et toi ?

— Merveilleusement !

— À la bonne heure, Lucien ! Quel minois dodu tu as, en effet ! La vie te cultive…

— Comment cela ?

— En te regardant, je me disais : quel beau fruit !

— Monsieur le docteur a un joli tour de vous dire que vous êtes en la meilleure santé.

— Monsieur le docteur est en verve, ce soir ! plaisante Yvonne. Quelle métamorphose depuis le dîner ! il était plutôt lugubre au potage, à peine moins sombre à l’entremets… il daigna sourire au dessert : quelle largesse !

— Tu oublies, ma sœur, quel apéritif tu m’avais servi.

— Nous n’avons pas le même goût, c’est évident.

— J’aurais partagé le vôtre, mademoiselle, vous n’en doutez pas ? roucoula le beau Lucien, le visage ruisselant de molle tendresse.

— Il est très probable que son goût ne t’eût pas été désagréable ! Je puis même affirmer que tu en eusses été ravi.

— Et moi qui ne rêve que de ravissements…

— Yvonne, ravis-le, je t’en prie !

Un éclat de rire, qu’elle a dompté jusqu’ici, sort à jets harmonieux du gosier d’Yvonne. Jean s’étonne de lui-même : la détente de ses nerfs cause-t-elle cette explosion d’humeur cinglante ? Comme du feu, la raillerie pétille en son imagination : que devient l’assurance d’être bon, d’être courtois ? Son langage a côtoyé l’insolence. Il refoulera ce torrent de malice qui déborde.

Lucien, dont le visage est figé d’un sourire mal à l’aise, balbutie enfin :

— Ce mystère… m’amuse… un peu, mais je désirerais que la lumière soit !

Yvonne a le remords de son étourderie ; elle ne s’est pas souvenue de l’impasse où l’avait entraînée la susceptibilité guerrière de son ami.

— Nervosité de jeune fille ! dit-elle, implorant des yeux le pardon nécessaire. Ne vous inquiétez pas, mon ami ! Jean badine. Il le fait de bonne grâce, veuillez le croire. Je suppose que j’avais besoin de rire. Il n’est pour nous, femmes, que la réaction la plus vive pour nous soulager d’une émotion violente. Ne vous souvient-il plus, déjà ?…

— J’ai si peu oublié que j’exige !

— « On se querelle ? » insinue Jean. La chose lui plaît indiciblement.

— Il ne faut pas nous quereller devant mon frère, il se moquerait de nous. Un autre jour, quand nous serons seuls, voulez-vous, Lucien ? Une querelle à deux, c’est exquis !

— Je consens à remettre au lendemain la dissolution du nuage qui… qui… ternissait…

— Le ciel entre nous ?

— Encore ce ton caustique !

— Yvonne caustique ? intervient son frère, jouant à ravir l’étonné. Mais je t’ignorais ce péché d’humeur !… Tu te trompes, mon cher Lucien ; ma sœur est un ange de bénignité. Crois-en mon expérience : elle vaut bien la tienne.

— Nul plus que moi ne rend hommage à sa douceur, mais…

— Il a raison, Jean ! Ce soir, je n’ai pas été gentille…

— Cela ne m’explique rien, petite sœur ! Tout le monde est gentil de nos jours. Et c’est un honneur que partagent avec les hommes tant de choses, les chocolats Neilson’s, le soulier à boucles pour hommes, le chien minuscule de madame une telle, l’aile nouvelle du Château Frontenac, le nocturne de Chopin joué au dernier concert… Enfin, dire gentil, c’est presque parler de l’univers. J’allais oublier cela : Dieu lui-même est gentil, oh ! si gentil ! Il n’y a qu’une légère nuance entre sa gentillesse et celle des créatures, c’est qu’il est infiniment gentil !

— Je ne te reconnais pas, mon frère. Il y a longtemps que tu ne m’as régalée d’un bavardage aussi… alerte.

— Tout brillant qu’il soit, il n’éclaircit rien de ce qui est mystère ! insista Lucien, d’un ton assez revêche.

— Allons, Lucien ! Soyez gentil, soyons gentils tous ensemble !

— Puisque gentil n’explique rien !

— Bien relancée, la balle ! s’écrie Jean, amusé par cette riposte. Mais je vous abandonne à tous les dieux aigres-doux. Comme dit la légende ou le proverbe, la querelle à deux, c’est agréable, mais trois…trois… j’oublie le reste… eh bien ! trois, ce n’est pas gentil !

— Tout est fini, d’ailleurs ! Je lui ai promis d’illuminer tout, Jean. N’avez-vous pas confiance en moi, Lucien ? Vous réfléchirez : moins irrité, vous serez plus juste.

— C’est donc grave ? Pourquoi ne me l’avoir pas déclaré tout à l’heure ?

— Je fuis le champ de bataille ! À demain, Yvonne ! réitère Jean, dont, un peu d’ironie scande les paroles.

Lucien, convaincu, daigne accorder un armistice…

— Il vaut mieux que tu restes, dit-il. Nous nous comprendrions avec peine, ta sœur et moi, après une lutte qui m’a légèrement exaspéré. Causons un peu, gentiment…

Jean a vu les yeux d’Yvonne étinceler d’amour. Une vague de tristesse l’assomme un instant. Comme il serait difficile de déloger le souple enjôleur !

Après un silence, Yvonne essaye de raccommoder la situation :

— Encore de ta gaîté, mon frère, dit-elle. Elle ne peut être davantage la bienvenue. Fais oublier… Tu m’étonnes, vraiment : qui t’a ensoleillé l’humeur ?

— Heureuse, comme on l’a dit, celle au cœur de laquelle, Monsieur le docteur, vous attachez vos lauriers.

— Le poète parle bien, mais il est dans l’erreur.

— Si tu ne l’es pas toi-même ? reprend Yvonne, joyeuse. Marthe Gendron languit, se désespère… Quel tyran !

— Quel joli mensonge, plutôt !

— Il me faut bien mentir, jusqu’à ce que tu dises la vérité !

— Et bien, je revenais de la première séance du Congrès, ni plus, ni moins.

— Du Congrès ? railla Lucien. Mais c’est… ce n’est pas…

— Chic ? insinue Jean, comme s’il était convaincu lui-même de la chose.

— Rigolo, comme dirait Lavedan.

— Examines-tu les hommes et les choses à travers la lorgnette de Lavedan ? Je puis affirmer que Lavedan n’a guère étudié le patriotisme canadien. Il a fait une satire étoilée des mœurs parisiennes, en virtuose. Rigolo, Lucien, ce n’est pas le mot à sa place, tu me permets de le dire ?

— Rigolo… j’admets qu’il faut s’entendre. On ne va pas aux réunions patriotiques avec la fièvre de plaisir qui pousse au bal. Tout de même franchement, le patriotisme, cela m’embête. N’est-il pas temps qu’on cesse de nous rompre l’oreille de tous ces mots rouillés qui sonnent la vieille ferraille, tradition, coutume, institutions ?… La plupart de ceux qui font tant de bruit avec eux ne savent même pas ce qu’ils veulent dire. Ils ne signifient plus rien parce qu’ils ont trop servi. Les siècles usent tout…

— Même ce qui est éternel ? demande Jean.

— Les peuples ne sont pas éternels ! ils meurent, c’est l’histoire…

— Si je te comprends bien, la race canadienne-française n’a plus qu’à s’endormir en la plus béate agonie…

— Comment cela, je t’en prie ?

— Dame ! une race fatiguée des traditions, des coutumes et des institutions qui la rendirent forte et généreuse, n’est-elle pas malade et n’est-elle pas sur la pente d’en mourir ?

— Ce n’est pas ce que je dis, Jean. Je suis las de choses qui ne me disent plus rien, qui sont impuissantes à m’émouvoir. C’est défloré, décrépit, fade, ennuyeux. Au point de vue logique, tu as raison. Mais tout cela m’agace, m’endort. N’est-il pas vrai que, ce soir, ils furent tous assommants ? Je les entends : des aïeux par ici, des héros par là, une douzaine de fois Montcalm et Lévis, plus souvent encore l’inévitable Monseigneur Montmorency de Laval, avant tout le refrain sonore de tradition, langue, droits… Quel tapage ! quels gestes ! quel dortoir ! Eh bien, oui, tout cela m’embête… En somme, qu’importe ? je n’empêche pas mon voisin de s’emballer ?

— Comme tu parles bien, cher ami ! s’écrie Jean, dont le sarcasme est adroitement masqué. Il faut déchirer le vieux haillon traditionnel. Il faut se vêtir tout en neuf, avec de l’idéal bien moderne. Le passé ? une légende tant de fois redite qu’elle est devenue banale, un conte inepte d’école élémentaire ! Les aïeux répandirent leur sang ? Quel enthousiasme vieillot ! Ils ont répandu leur sang, qu’est-ce que cela prouve ? C’était la mode, en ce temps-là, de mourir pour la patrie. Ils allaient à la mort, comme tu vas au bal, Lucien. Tu n’as pas la sensation d’être un héros, j’espère ?

— Un héros ! Quelle vieillerie ! L’humanité ne se rajeunit-elle pas dans la mesure où elle s’affranchit des héros ?…

— Qui a dit cela ?

— C’est une de mes réflexions : il m’arrive souvent d’avoir l’esprit traversé par une vision profonde…

— Celle-ci entr’autres, assurément ! Plus de héros, donc ! C’est démodé ! Rayons le souvenir des grandes batailles ! Carillon ? Cette ritournelle vidée jusqu’au fond ! Chateauguay ? Qu’y eut-il là de si merveilleux ? Je ne comprends pas tant de sentimentalisme ingénu… « bebête ». Les coutumes des ancêtres, les a-t-on hissées comme drapeau ! Que c’est rustique, grossièrement idéal ! Qu’ont-ils à faire dans l’évolution de leur race, les ancêtres ? Pourquoi tant d’hosannahs sur leurs tombes ? C’est comme si nous n’étions rien sans ce qu’ils furent… En avant, Canadiens-français, déchirons le vieux haillon traditionnel !

— Oui, Jean, l’évolution, il n’y a que cela ! Vivons selon notre temps, comme des êtres civilisés du XXième siècle. À bas les préjugés antiques ! Fermons l’oreille aux chansons moisies des grand’mères, ouvrons-les bien grandes à tous les airs passionnants du jour ! Tu ne faisais erreur qu’à demi : le passé agonise, l’ignorantisme se meurt, et tant mieux, pourvu que nous sachions mieux comment vivre, comment ne pas être asservis au crétinisme, à la superstition, à la…

— Morale ? fait Jean, quelque peu hypocrite. C’est que…

— Tu ne vas pas jusque-là ? Ta restriction, j’y souscris. Soyez-en bien sûre, Yvonne. Il faut de la morale, oh oui, il en faut. Je suis un… défenseur de la morale. Mais il ne faut pas confondre la morale avec ce… cet envoûtement de la conscience.

— Que vous êtes sérieux ! dit Yvonne, n’ignorant plus que Jean se moque. Soyons moins austères, voulez-vous ?

Elle a flairé, dès le premier moment, l’arrière-pensée nichée dans l’âme de Jean, elle ne peut ignorer que Lucien Desloges est la victime d’un piège habilement tendu. Elle en souffre étrangement…

— Sérieux, ma sœur ! Allons donc ! répond Jean, avec un sourire imprégné de calme. Nous voltigeons à la surface du sujet, nous effleurons à peine… Envoûtement, disais-tu, Lucien ? Le mot commence lui-même à perdre sa fraîcheur. Il paraît que plus les hommes, en tâchant d’élever leur âme, fuient la religion de l’instinct, plus ils se rapprochent de « la bête » ; abrutissement, voilà l’expression qui flagelle et cloue tous les serviteurs de la morale naïve au pilori ! Peut-on s’aveugler davantage ? Dans leur candeur, ils tentent de museler la brute, et plus ils y réussissent, plus ils sont abrutis ! Envoûtés, cela n’affirme rien ! « abrutis », j’aime mieux cela ! quelle sonorité verbale ! la bouche en est remplie.

— Je comprends moins. Voici que tu nargues les… assommeurs de la tradition.

— Parce que je m’amuse d’une rencontre bizarre de mots ?…

— Ah, j’avais cru…

— Nos idées fraternisent, rassure-toi !

— C’est qu’il faut de la morale, ai-je dit.

— Oui, de la morale délicieuse, flexible, élégante. Pas celle des lourdauds, mais celle des âmes nuancées qui volettent bien au-dessus du vallon banal…

— Qui ne sont pas traditionnelles, enfin !

— Précisément !

— Tradition, tradition ! Ce dût être l’air psalmodié par tous les orateurs, ce soir, avec toutes les variantes larmoyantes ou pindariques…

— « Oui, Lucien, il y eut beaucoup d’enthousiasme, quelques larmes », dit Jean, d’une voix où filtra un peu l’attendrissement qui lui revenait. Yvonne en eut conscience. Elle sent un nuage dans l’atmosphère. Inquiète, elle est sur le qui-vive, elle écartera les paroles désastreuses…

Lucien continua :

— Larmes factices d’hystérie !

— Ne ris pas des larmes, Lucien : elles sont presque toujours profondes et j’en respecte le mystère !

Interloqué, Lucien dilate des yeux ébahis.

— Pourquoi es-tu surpris ? Je n’ai pas pleuré, tu sais…

— Après tout ce que tu viens de dire, ce serait plutôt renversant. Il est vrai qu’avant aujourd’hui, je te croyais un peu… conservateur, un peu…

— Abruti ?

— Non… non… routinier… Tu comprends ? au rebours du siècle.

— Que je suis heureux d’être réhabilité ! Je le suis, n’est-ce pas ?

— Je t’apprécie beaucoup, va !

— Nous évoluons, mon ami, nous évoluons…

— Quelle volupté ! Comme tu as dû planer sur la foule bêtement délirante ! Hélas, elle n’a pas encore compris !…

— L’enlisement, Lucien !

— Dis donc, Jean, n’y avait-il pas là une légion de soutanes ? Depuis deux jours, les rues pullulent de curés, de chanoines, de vicaires et de chapelains. On m’a dit que la salle du « Manège » ne suffirait pas à tous les accueillir. Ils s’en sont donné à cœur-joie, n’est-ce pas ? Bravos, trépignements, bénédictions, anathèmes, rien n’a manqué au programme ! Ce n’est pas un Congrès, c’est un Concile ! Le Consistoire de la langue française !

— Il y avait beaucoup de prêtres, oui…

— N’ont-ils pas fait sonner la grosse cloche ? redit Lucien, gouailleur.

— Ils ont passionnément acclamé…

— N’ont-ils pas été ridicules ?

— À peu près comme le reste de la foule…

— Comment ! pas davantage ? Allons, Jean !

— Tu sembles tenir à ce qu’ils aient été…

— Grotesques !

— Tu les détestes ?

— Pas le moins du monde, je devine tout simplement qu’ils furent détestables…

— Parce qu’ils sont prêtres ?

— Qu’avons-nous besoin d’un Concile de la langue française ? Ils ont si bien envahi ce Congrès qu’il ne s’y fera que de la théologie patriotique ! L’enthousiasme clérical, c’est de la religion toujours, et c’est énervant, la religion toujours…

— Ne sont-ils pas citoyens ? Ne sont-ils pas Canadiens-Français ? Le cœur n’est pas sous les soutanes comme dans un tombeau !

— Les plus fermes piliers de la tradition, tu parais l’oublier ! Te serais-tu moqué de moi ?

— Je m’oppose à ce qu’ils soient plus stupides que les autres, pour le seul fait qu’ils sont prêtres, voilà tout…

— Au fond, c’est bien vrai ! pour ce qui est du reste, Jean ?

— Nous évoluons, mon ami, nous évoluons…

— Tous les Congrès n’y pourront rien faire ! Cela devient banal, d’ailleurs, les Congrès !

— Tu dis une sottise, vraiment : Il n’y a rien de plus à la mode que les Congrès, rien de plus « chic »…

— Fort bien, mais un congrès de la langue française au Canada, ce n’est pas…

— « Chic » ?

— À quoi bon, Jean ? Nous causons en bonne langue française, qui nous empêche de le faire ? Contre qui la croisade, puisque nous sommes libres ?

— Contre nous-mêmes, peut-être… Tous n’ont pas ta somptuosité de langage, mon ami.

— Merci du compliment !

— Je le souligne ! s’écrie Yvonne, gentille.

— Ah ! vous, je me défie, maintenant ! riposte Lucien, dont le sourire gras se réjouit.

— En aurais-tu douté, ma sœur ? Ah ! tu abuses…

— Du badinage, mon frère !

— Et nous sommes très sérieux ! Nous disons donc que la plupart d’entre nous doivent ne pas négliger leur langage, le corriger, traquer les anglicismes…

— Les anglicismes ? J’ignore cela, moi ! fait Lucien avec une geste éloignant de lui ces horreurs.

— Aussi, n’a-t-on pas songé à toi lorsqu’on a résolu de tenir ce Congrès. Il est indéniable que notre langage s’altère et qu’il s’anémie. L’idée fut réellement profonde…

— Alors, j’ai été dupe ?

— De quoi, Lucien ?

— Mais… de toi ! Tu approuves ce Congrès : tout ce que je t’en ai dit te répugne, n’est-ce pas logique ! Très petite comédie que celle-là ! Je te croyais plus loyal !…

— Comme tu es susceptible ! Il y a toute la différence concevable entre l’idée d’un Congrès et la forme tangible qu’elle reçoit.

— Un congrès aurait été une chose merveilleuse, sans une telle pâmoison du « Saint-Jean-Baptisme », y suis-je ?

— Le « Saint-Jean-Baptisme » ! tu as touché juste ! le massif, l’inélégant Saint-Jean-Baptisme !

— Que c’est naïf !

— Campagnard !

— Colon !

— D’un rustique lamentable, Lucien !

— Que c’est vieux, Jean !

— Perclus, mon ami !

— L’évolution, grâce à Dieu… C’est dommage qu’elle n’aille pas plus vite.

— Elle fait ce qu’elle peut, mais le canadien-français est désespérément traditionnel.

— Si nos professeurs du Séminaire nous entendaient, Jean quelles grimaces tordraient leurs visages !

— Cela te délecte de l’imaginer, Lucien ?

— Que tu es étrange !… À certains moments, ta voix résonne en moi comme celle d’un adversaire, et je regrette d’avoir été si expansif.

— Je t’avouerai que je n’ai pas aimé cette boutade contre nos professeurs. Ce qu’ils nous ont donné de leur cœur est inviolable… Si nous étions moins paresseux au collège, nous deviendrions peut-être d’autres hommes. Toutes les réformes crouleront devant l’insouciance… N’ont-ils pas fouetté nos énergies ? As-tu essayé de rendre effectif leur enseignement, de parcourir les espaces qu’il ouvrait ? Nous n’avons pas la curiosité passionnée d’apprendre, nous n’avons pas d’appétits intellectuels ! C’est presqu’une souillure de besogner rude, les plus admirés sont ceux qui réussissent vaille que vaille en ne faisant rien. Pour combien n’est-ce pas une gloriole d’être le « grand talent » qui pourrait s’il voulait ?… L’initiative des professeurs opère sur les cerveaux automatiques des « bûcheurs » ou sur les « belles intelligences » trop sûres d’elles-mêmes et langoureuses, quand elles ne sont pas désœuvrées. Avant de la condamner ne devrait-on pas faire le procès des élèves ?

— Je n’avais jamais pensé à cela…

— Je n’ai pas voulu t’offenser, Lucien, je te prie de le croire.

— Tout de même, ce sont des repaires de tradition !

— Cela suppose des bêtes sauvages. La comparaison n’est elle pas trop brutale ? dit Jean, avec un sourire espiègle où flottait de la tristesse.

Jean Fontaine a tenu parole. Maître de ses nerfs, il en a détourné les violences, quand ils s’irritaient. À plusieurs reprises, une exaspération mauvaise lui faisait bouillonner le sang à la tête. Les enthousiasmes du soir brûlaient encore ses veines : Lucien jasait, cynique, désinvolte, étalait les replis de son âme. Et plus l’intelligence de Jean les fouilla de son analyse perçante, au fur et à mesure qu’ils se montraient, plus elle a mesuré combien était large et profond l’égoïsme de cet homme… Il raille, il outrage, il nie. Inutile de lui demander pourquoi, il va bredouiller, parce qu’il ne le sait pas. A-t-il réfléchi ? Il ne pense qu’après avoir entendu ce que les remous de l’opinion lui bourdonnèrent à l’oreille. Que faut-il dire, aujourd’hui, pour être distingué ? Que ne faut-il pas dire, surtout, pour n’être pas sot et provincial ? Tel principe d’avant-garde, après les avoir longtemps effarouchés, apprivoise les esprits : Lucien Desloges l’affirme alors tapageusement, non parce qu’il y croit, mais parce que c’est un titre à l’excellence, au raffinement. Le Saint-Jean-Baptisme est en disgrâce, croit-il : il ne se rend pas compte lui-même de ce qu’est le Saint-Jean-Baptisme. Autour de lui, on prétend qu’il est retardataire et grotesque : la vision brumeuse d’une chose vétuste et démodée lui suffit, il crible la Saint-Jean-Baptiste d’épigrammes. Il n’a jamais eu la conception nette du mot tradition, il ne s’occupera jamais de l’avoir ; il voit un stigmate au front de ceux qui la vénèrent, stigmate de servilisme et d’infériorité morale : il regarde en bas grouiller, dans la lie des ignorantins, les valets de la tradition infâme. Et toujours aussi lestement, aussi nonchalamment, qu’il s’agisse de patriotisme ou de religion, de principes traditionnels ou même éternels, il ignore ce qu’il insulte, il ignore ce qu’il nie. Ce n’est pas un doute que le doute frivole : il n’y a de vrai doute que celui des penseurs. Ceux-ci ont la noblesse de leur angoisse : Lucien Desloges doute béatement, lui, parce que c’est gentil, original et pas ridicule. Avec une candeur sereine, il doute de sa race, de l’héroïsme, des traditions, de la morale, du sacrifice, de l’effort, de l’idéal, de la bonté de Dieu même, assez probablement. Sur les ruines que le doute accumule en lui-même, il construit un être rayonnant d’inconscience et de superbe fragilité. Pourvu qu’il restât debout, son « moi » gavé de jouissances, toutes les choses vénérables tomberaient, avant qu’il répandît une larme sur les grands souvenirs qui meurent…

Ainsi Jean, le long de la causerie, a vu saillir en lumière tous les aspects, toutes les lignes du personnage. Mais devant lui, trop de choses ont surgi les unes après les autres, fuyant pour revenir et fuir de nouveau, pour que le portrait moral de Lucien Desloges n’ait pas quelque chose d’inachevé. Jean éprouve qu’il n’étreint pas tout, que sa conception n’est pas aussi lucide qu’il tâche de la rendre. Il y a des profondeurs qui se dérobent, il demeure superficiel. Ce qu’il reproche à Lucien ne cesse pas d’être vague : et si on lui demandait ce que Lucien devrait être, ne s’en tiendrait-il pas à des généralités insuffisantes ? Ne fait-il pas de grands gestes dans le vide ? Peut-être un idéalisme creux l’a-t-il attendri… Il ne sent plus d’aigreur : l’exaltation de cœur se repose. Sa propre nonchalance fut-elle moins lourde ? N’y aurait-il pas de l’injustice à flétrir un autre homme de lâchetés qu’il doit retourner contre lui-même ? Il fut, sans doute, admirable de promettre de l’effort et de l’amour : consacrera-t-il à vouloir une énergie fidèle ? Incapable, en ce moment, de préciser avec force une vision de fraternité canadienne-française qui est trop nuageuse, trop vaste, trop peu réalisable, ressaisi par l’indifférence habituelle, il ne lutte pas contre le relâchement des nerfs, l’affaissement du courage. La tristesse inonde son être, l’empoigne…

L’antipathie contre Lucien Desloges s’émousse : à quoi servirait-il de lui disputer l’âme d’Yvonne ? La jeune fille ne cause-t-elle pas avec la plus douce exubérance ? Il lui semble même qu’elle y glisse de la provocation. Tant d’égoïsme insolent n’a donc pas ébranlé sa tendresse : Jean ignore ce qu’il pourrait inventer pour l’affaiblir.

La conversation voltige, souriante et légère : une mollesse engourdit les remords, le chagrin, les enthousiasmes de Jean Fontaine, alors que du thé montent des vapeurs chaudes, troublantes…