Imprimerie de « l’Événement » (p. 120-164).

V

au foyer des bertrand…


Depuis quelques minutes, Germaine, l’épouse de François Bertrand mouille de larmes le tablier de lin sombre qu’elle a revêtu pour la visite du médecin. Des hoquets plaintifs crispent sa gorge : heurtée de chocs brefs et rudes, sa forte poitrine gonfle et retombe. Des gerçures rayent ses mains élargies, les doigts sont gourds d’enflures, les ongles furent rognés par le travail et ne seront plus jamais blancs. Il y a, dans le geste de ces vaillantes mains qui reçoivent des larmes, un contraste poignant…

C’est la première fois que Lucile voit pleurer sa mère, depuis la mort du petit Félix, il y a douze ans. Le cœur transi, elle regarde cette douleur qui rend la sienne plus lointaine. Le besoin d’apaiser les sanglots qui la déchirent elle-même, l’étreint. Des paroles émouvantes, simples, enfantines même, finissent par implorer sur ses lèvres :

— Maman, arrête cela, je t’en conjure… On peut encore espérer, le docteur ne l’a pas condamné. Père a beaucoup de vie en réserve… Il en a assez pour revenir…

— La rechute est pire… que la maladie, sanglote Germaine.

— Pas toujours, maman.

— Je te dis qu’il est fini, moi !

— Non, le bon Dieu ne le voudra pas !

— Je n’ai jamais vu de gens réchapper des fièvres quand elles reprennent… Ah ! laisse-moi ! il s’en va !…

Des sanglots plus intenses la violentent, Lucile en est comme navrée. Mais un courage, dont elle ne s’explique pas l’ardeur lucide, la soutient, lui dicte un langage électrisé d’espérance :

— Je ne te connais plus, maman. Tu as toujours été si forte… Le désespoir, cela ne sert à rien. Et puis, tout n’est pas fini, quoique tu en dises. Tes larmes me font je ne sais quoi… Si elles continuent, je ne sais plus ce que je vais devenir, moi. Tiens, c’est la fatigue : va te reposer…

— Je n’ai pas clos l’œil depuis un mois. Quand le cœur fait si mal qu’on voudrait mourir, on n’est plus capable de s’endormir. Tu as tort de me plaindre. Avant de pleurer, j’ai senti qu’il n’y avait plus d’autre moyen de vivre…

— Oh ! si cela pouvait te faire du bien !

— Ah ! maudites fièvres ! je les hais !

— Luttons, maman, elles ont quelquefois le dessous. J’ai moins peur d’elles maintenant. Tout à l’heure, je tremblais comme un petit moineau l’hiver, au froid… Ta peine m’a tellement bouleversée, qu’elle n’était pas endurable. Mais la confiance m’est venue comme par magie. Luttons, veux-tu ? Je veux qu’elles s’en aillent, je t’assure qu’elles auront le dessous !

— « C’est facile en paroles », dit la mère. Et pourtant, un filet d’espoir luit dans son âme.

— Nous chasserons la mort !

— Pas cela, mon Dieu, pas cela ! s’écrie Germaine, oppressée. La mort, elle m’épouvante. Depuis qu’elle m’a arraché des bras le petit Félix, j’en ai toujours eu peur. Tu t’en rappelles, Lucile, tu avais huit ans. Il était si fin, si malfaisant, si gourmand, je l’aimais à la folie. Le jour où je l’ai perdu, on m’a cru chavirée. Il y a douze ans, et j’en ai encore tant de chagrin que je ne suis pas capable de tout dire… Oui, la mort, c’est une voleuse, je m’en méfie ! Qu’est-ce qu’on peut contre elle ?

— On peut lui dire d’aller droit son chemin…

— Hélas ! ma petite fille, elle arrête partout…

— Je vous le répète, maman, je suis certaine qu’elle s’en retournera bredouille !

— On dirait, ma foi, qu’elle donne des ordres à la mort. Elle se moque bien de toi, va ! raille durement Germaine.

Peu à peu, toutefois, l’inflexible accent de la jeune fille l’a calmée, reconquise à l’attente de la guérison. Le cœur se desserre, a des battements plus libres qui soulagent. Oh ! qu’il est bon de ne plus avoir la gorge étranglée par des spasmes !

— Je ne commande pas, j’obéis ! a répondu Lucile, un sourire de triomphe auréolant son visage pâli.

— À quoi donc, j’ai hâte de le savoir ?

— À une voix qui me le dit. Ne l’entends-tu pas ? Elle me parle si haut que tu dois l’entendre !

— J’ai peur de la mort, c’est elle que je crois entendre. Elle a des ailes, dit-on. Elles bourdonnent à mes oreilles, il semble.

— Elle s’en va, te dis-je !

— Dieu le veuille !

— Le médecin…

— Ces médecins ! qu’est-ce qu’ils valent ? Le sait-on ? Tant d’histoires courent à leur sujet. Quand ils sont étudiants, ils fainéantent.

— Pas tous, maman.

— Tu le sais bien qu’ils font « la vie » ? Tout le monde le crie ! Leurs diplômes, cherche comment ils les gagent ! Ils pratiquent pour faire de l’argent. La santé des pauvres gens, çà les intéresse ? Ce n’est pas à moi qu’ils le feront accroire. Il reste des sous quand les pauvres gens meurent…

— La peine t’enlève ton bon sens. Il y a de bons cœurs, beaucoup de bons cœurs chez les médecins. Le docteur Bernard…

— En avait-il une binette déconfite ! une allure d’enterrement ! Il ne lui manquait que la cravate noire.

— Es tu bien certaine ?

— Tu n’as pas vu cela ? Il n’a pas eu l’audace de nous regarder « en pleine figure ». Il n’a presque rien dit, il bafouillait. Les docteurs ne condamnent jamais autrement, par les yeux baissés à terre. Quand ils peuvent quelque chose, ils envisagent, ils envisagent. Mon pauvre vieux est perdu !

Elle allait de nouveau s’abandonner aux sanglots, mais Lucile, énergiquement suppliante, les endigua.

— Allons, du courage !… Si tu savais comme j’en ai moi ! c’est de la certitude : rien ne peut la détruire. Je crois à la guérison de père comme au bon Dieu ! Le Ciel nous envoie la force de lutter : mon cœur en est tout plein. Ne pleure pas, maman, écoute-moi !

— J’ai tant prié, le mieux que je pouvais… nous avons tous prié, les grands, toi, le petit Jacques, les petites filles. Tous les soirs, avant son dodo, Jeanne lève ses menottes et ses yeux clairs comme l’eau pure : « Bon Dieu ! sauvez papa ! » dit-elle, une fois, deux fois, et cela devrait toucher les anges !… Hélas ! non… le Docteur…

— Encore le Docteur !

— Il est bon à rien !

— Tu oublies qu’il est le meilleur de la ville. Il a vingt ans d’expérience.

— Celui qui a laissé partir Félix en avait trente !

— Félix était fluet, si faible contre le mal. Père était, solide comme un chêne.

— Les chênes cassent, Lucile.

— Quand ils sont très vieux. Papa n’a pas encore soixante ans : il vivra, il ressuscitera même, s’il le faut ! Tu en mourrais, je le sens, et c’est atroce d’y penser. Il faut qu’il vive !

La volonté de la jeune fille grandit jusqu’au sommet de l’exaltation. Devant une énergie qui déborde à flots si pressants, le désespoir de Germaine croule. Une lumière plus joyeuse a ranimé les bons yeux noirs que la douleur a languissait. Le visage s’est raffermi : le sang inonde les joues replètes et les lèvres un peu charnues. Fixés distraitement, les cheveux courent à l’aventure en bandeaux ondulés que termine, en les roulant à la nuque, une torsade épinglée vaille que vaille. Le labeur sans trêve a quelque peu virilisé des traits plus minces aux jours lointains de la coquetterie. Certes, ils durent aimanter l’amour, ces yeux où tant de douceur frissonne encore.

Sous l’élan de courage que Lucile rallume, la taille de la mère se redresse, paraît élevée. Trop de largeur la difforme, mais elle est admirable de vigueur, campée dans toute sa robustesse. De Germaine ainsi vêtue de percaline grisâtre il rayonne une fierté grande, parce qu’elle s’ignore.

— Ah ! que tu m’as fait du bien, ma petite fille ! Tu seras une vraie Picard, toi ! s’écrie-t-elle, vaillante.

— Tu es fatiguée, tes nerfs sont plus calmes. Va te coucher… je veillerai père…

— Tu as raison, nous allons le sauver, le pauvre vieux !

— Ne viens pas avec moi, je te le défends !

— Je veux le voir ! S’il avait déjà pris du mieux ?

— Tu as du courage, maman ?

— Celui que tu m’as donné, Lucile…

Le corridor où elles sont, n’est pas large, si peu que l’une marche devant l’autre. Un prelart fleuri de maigres dessins, rogné çà et là par l’usure, geint sous la cadence étouffée de leurs pas. Très humble est la tapisserie vieillie sur la cloison : des roses qui pâlissent dans une couronne de verdure fanée !…

La première, Lucile franchit le seuil de la chambre où François Bertrand n’a pas ouvert l’œil depuis trois jours, depuis le lendemain de la rechute. Il en est rendu aux dernières étapes de la faiblesse ; tout le corps est flasque, un souffle pénible l’agite. Il est étrange comme la présence de la mort semble alourdir l’atmosphère et se coller aux choses, là où menace la mort. Elle pèse, elle ralentit le flux du sang dans les veines, elle effraye, elle fige, elle règne. On s’aplatit devant elle comme devant les despotes, on la maudit comme ils sont maudits. On se rappelle des images où elle ricane, osseuse et blême, son épée foudroyant l’espace d’un geste fatal. Le sourire livide est là, maintenant, dardé tour à tour sur le front léthargique et le cœur vacillant du malade. L’ombre insaisissable partout se diffuse ; elle refroidit la lumière à l’orée de la fenêtre, endeuille les murs, répand sur les objets les plus infinies un mystère solennel dont l’âme s’épouvante…

Germaine et Lucile, défaillantes sous le fluide subtil de la mort, contemplent silencieusement, éperdument, la forme amaigrie de l’ouvrier. Sous la cotonnade fruste des draps, elle est mince, elle s’effondre. Les os des joues s’aiguisent en sinueuses lames, le globe des yeux recule aux plus lointaines profondeurs de l’arcade sourcilière, les lignes du nez s’émacient, la bouche a des pâleurs bleutées de cire, la peau se teinte de blancheurs qui la contractent. On n’avait pas eu le soin de raser la chevelure : le crâne, luisant comme la pelure d’un fruit vert, semble aussi inerte qu’une statue de la mort.

— Ce pauvre vieux ! comme il a maigri ! Regarde-moi donc ce bras comme il s’est rapetissé ! Ce n’est plus les doigts d’un ouvrier, mais ceux d’un monsieur de banque. Il a les yeux cernés comme un défunt… pas une goutte de sang à la bouche, aux oreilles. Il n’a plus que les os. Ce n’est plus lui, c’est son ombre. Mais, ne dis rien, François, nous te tenons encore ! nous ne te lâcherons pas !

— Que c’est triste de le voir si pâle, si défiguré ! Mon cœur en a le vertige. Si je pouvais, par des baisers sur son front, éteindre la fièvre, que je l’embrasserais fort et longtemps !

— Ne l’ai-je pas embrassé bien fort, moi ? ça l’a-t-il empêché d’être malade ?

— Tout notre amour devra la ramener !

— Le mien, surtout, Lucile ! Ah, que je l’ai aimé, ton père ! Il n’y en a pas deux comme lui. C’est un cœur sans pareil, un cœur d’or, mieux que cela, un cœur d’ange. Et dire qu’il est en train de ne plus battre pour moi, ce bon cœur. Non, Seigneur, ne m’enlevez pas mon trésor, ayez pitié, comme le dit votre beau livre de prières ! Si je le perds, il me semble que je n’aurai plus rien…

— Eh quoi ! nous ne sommes rien, les autres ! dit Lucile, avec un sourire de malice extrêmement douce.

— Vous êtes beaucoup, les enfants, vous êtes… comment dire cela ? Vous êtes tout et vous êtes… rien.

— Je ne suis pas jalouse, mais je ne comprends pas bien.


— Comment ! tu ne devines pas, au moins ? À ton âge ?…

— Que je suis sotte, maman !

— Pas tant que cela, ma petite fille ! Si tu savais comme je paye l’amour cher ! Pardon, Lucile, pardon, cher vieux François, mon pauvre vieux !

Les exquis souvenirs affluent à la mémoire de Germaine. Quelle profonde et simple idylle ! Leurs âmes, au cours du jeune âge, s’étaient rapprochées tant l’une de l’autre qu’elles n’en devinrent plus qu’une, fraternelle et nécessaire. Un jour qu’un regard plus enivrant leur était monté des profondeurs de l’être, ils tressaillirent, et ils ne furent plus jamais les mêmes l’un pour l’autre. Sous les yeux hypocritement ingénus des parents, leurs paroles d’amoureux s’attendrissaient, leurs sourires avaient les larmes d’une joie dont le prolongement en eux-mêmes était sans bornes. Du moins, c’est ce qu’ils se redirent, insatiables, toujours plus émus, plus graves, jusqu’aux épousailles devant l’autel de leur Dieu.

Depuis lors, ils s’étonnèrent de ce que bien des ménages n’ont pas la plus charmante félicité. Ils ne s’inquiétèrent jamais de la fragilité de leur amour, le vivant comme une chose inéluctable, indiciblement tendre, prévue de toute éternité, qui s’acheminait vers l’éternité du Dieu qui leur épanchait le bonheur. Ah ! qu’il avait été bon, François, qu’il avait été bon ! nature un peu rude que Germaine avait affinée en douceur : les brusqueries passagères cachaient bientôt leurs griffes sous la caresse d’un regard que les yeux noirs savaient donner à temps. Le bon, l’incomparable François ! telle fut leur histoire, leur pastorale : amour et bonté, cette bonté que rien n’épuise, une source où les meilleures joies s’abreuvent, où tous les nuages moroses, en y réflétant leur image, se purifient et s’illuminent, François ! deux syllabes harmonieuses dont l’épouse a vécu, à travers lesquelles vibre toute la mélodie de son existence ! Les âmes farouches dussent-elles la juger anathème, Germaine, sans y aimer François toujours, ne peut concevoir le ciel…

Tout cela, confus, remonte en elle comme des gouttes de rosée. Un voile de larmes délicieuses la sépare du tableau qui angoisse. Elle oublie, parce qu’elle se souvient… Le passé d’amour, au gré du rêve, en lumineux souvenirs défile. L’ivresse de contempler au doigt la bague de fiançailles humble et si jolie, le ravissement de l’heure où le prêtre sanctifia leur long désir, le profond tressaillement du premier baiser ardent sur tout l’être du premier-né, la gaieté de certains jours de fête ou de chômage où l’on partait, François, la mère et les petits anges, vers les pelouses dont le frais sourire apaise, l’étreinte plus émouvante, plus sainte des jours de l’An, l’émerveillement d’un voyage qui les mena jusqu’en Gaspésie, chez un frère de Germaine, à Port Daniel, le délire de leurs cœurs, le soir où la première fois leur grand Laurier planait là-haut comme une immense étoile, enfin, les émotions les plus diverses, les attendrissements les plus naïfs aussi bien que les plus hauts, toutes les souvenances d’une amitié forte et pure s’élèvent en l’âme de Germaine comme un jet d’étincelles merveilleuses. Ce n’est pas un rêve de mélancolie savante où le cœur s’écoute souffrir avec de fines voluptés, mais une évocation riche de toutes les délicatesses accumulées par l’amour. Qu’ils se sont aimés, compris, relevés, ennoblis, que les misères à deux furent suaves, qu’ils sont devenus nécessaires l’un à l’autre ! Par le besoin de perpétuer leur vie si tendrement une, par l’horreur de s’en imaginer la rupture, Germaine revient à l’ombre blême de la mort…

Sous l’ombre dissolvante, tout à coup, l’ensorcellement fond comme neige dans la boue. Germaine n’a-t-elle pas, en effet, la vision d’une mort hideuse où s’enliserait son bonheur ? Elle est chrétienne, mais la sensation qui la navre en est une qui l’empêche, un moment, d’être chrétienne. C’est la révolte de l’épouse, tendue, sauvage. Tous les nerfs s’irritent. D’un élan irrépressible, elle se précipite vers le lit, se frappe rudement les genoux au parquet de bois brut, saisit avidement la main qui retombe alanguie comme un arbuste déraciné. Des paroles haletantes débordent…

— François, mon bon François ! dit-elle ardemment. Reprends ta connaissance, reviens à moi !… Comme ta main est gelée ! J’ai peur : tu n’es pas mort, dis ? ouvre les yeux, réponds-moi ! J’en ai besoin, je ne peux plus supporter cela, moi !… Je t’aime si fort ! Tu n’as pas le droit de partir comme ça… Entends-tu ? reviens à moi !… Mon bon vieux François, n’ai-je pas été bonne pour toi ? Tu sais bien que je ne vivrai pas sans toi. Parle-moi, dis que tu es content de me savoir là !… François, ne meurs pas, je te le défends !… Ta vie m’appartient bien un peu, je suppose, puisque la mienne est la tienne !… Reprends tes sens ! que ton visage est pâle, comme un cierge !… Ah ! parle-moi, je le veux !… Avec votre aide, mon Dieu !…

La voix s’affaisse, est moins véhémente, plus chargée de molle tendresse. Germaine oublie que Lucile entend, qu’elle devine, qu’elle est remuée. Des mots câlins, suivis de murmures qui sont des caresses, implorent, enveloppent, gémissent tout bas, mystérieusement. Des fraîcheurs d’aurore attiédissent l’atmosphère : l’ombre de la mort recule, chassée par le gazouillis profond de la vie… Tout l’être de Lucile est suspendu à la voix d’amour qu’elle écoute, immobile, les yeux graves d’un vague espoir et de pensée. La vingtième année fredonne en son cœur. Elle n’a jamais aimé : elle en avait le pressentiment, elle n’en doute plus. Cette douceur, au fond d’elle-même, demeure limpide, parce qu’elle ne s’embrouille pas d’analyse, de réflexions laborieuses. Les phrases suppliantes de l’affection la plus vive, les monosyllabes jetés dans un souffle inexprimablement doux lui révèlent superbe et sacré l’amour : elle en subit la force, la grandeur, la répercussion en elle-même, l’éternité sans qu’elle en ait conscience. Rien d’inférieur ne se mêle à l’émotion poignante ; elle ne consent à rêver de l’amour que bonté, que noble extase. Plus claire et plus impérieuse devient, aux sources les plus vivantes de l’être, l’attente d’une joie dont on meurt quand elle s’éloigne après être venue…

Devant le désespoir de sa mère, est-elle généreuse de s’attendrir sur elle-même, de se complaire en la vision du bonheur que lui prépare l’avenir ? Un remords la pique au vif : une seconde, le grand chagrin de Germaine l’affole au point que des spasmes de douleur l’étreignent au cerveau. Ces plaintes, ces mots éperdus, il lui semble qu’elle-même les profère, qu’ils sont le sang filtrant d’une blessure qui la tue elle-même. Autant pour guérir sa mère que pour se calmer elle-même, Lucile, une énergie mystérieuse la refaisant brave, incline sa chevelure un peu désordonné, enlace d’un bras solide le cou de Germaine, verse à flots caressants la paix et la foi.

— C’est assez, maman, tu te brises. Tu m’avais promis ! Sois donc courageuse ! Regarde-moi : n’en ai-je pas, du courage ? Avant longtemps, je n’en aurai plus, si tu continues. Je l’ai entendu dire : le désespoir, ça ne peut pas durer ; c’est comme les gros orages… Je t’emmène, laisse-toi faire. Ton visage brûle, tes mains ont le frisson… Viens, maman, viens prendre des forces pour le sauver !

— Lâche-moi ! tu m’étouffes ! dit Germaine, violemment.

Lucile relâche un peu l’étreinte et, plus douce, murmure :

— Ce n’est pas moi qui t’étouffe, c’est la peine.

— Cela me fait du bien de me décharger le cœur.

— Tu vois bien que c’est de la fatigue… tu es à la veille de tomber… viens dormir, avant que les garçons reviennent !

— Dormir, quand il peut « passer » d’une minute à l’autre ? s’écrie Germaine, avec une détermination sauvage.

— Je te promets que non ! le docteur l’aurait dit…

— Ils sont si hypocrites ! Est-il venu, ton docteur Fontaine, le fils du patron ? Sa bonne figure ! Si tu penses qu’on peut s’y fier… ils sont tous pareils !

Interdite, parce qu’une oppression lui fait battre sourdement le cœur, la jeune fille assure avec moins de fermeté :

— Il viendra…

— Qu’il vienne ou qu’il ne vienne pas, ça m’est bien égal ! C’est un jeune, et un jeune, ça ne vaut pas la peine d’en parler.

L’étreinte du bras se dénoue, amollie. Jusqu’alors, la promesse de Jean Fontaine est demeurée intégrale en la mémoire de Lucile : aucun doute ne l’avait même effleurée. Elle s’est souvenue de l’accueil sans morgue, du sourire, de l’accent, de la pitié du jeune homme comme de choses très bonnes et qui ne pouvaient l’avoir déçue. La scène entre elle et lui revint souvent, tous les jours, hanter son esprit d’images auxquelles celui-ci découvrait un charme inéprouvé, dont la douceur pénétrait. Plus elles furent assidues en elle et s’y creusèrent, plus s’aviva l’impatience de revoir Jean. Il semblait qu’il apporterait avec lui quelque chose d’indéfinissable qui, promptement, magnifiquement, délivrerait son père. Puisque sa bonté seule ensoleillait d’espérance, il devait avoir une science toute-puissante. Ce retard, en quelque sorte, l’auréolait aux yeux de Lucile : elle se sentait toujours plus infime devant lui comme devant un être radieux et supérieur. Et n’est-ce pas à la confiance en lui, impérieuse, qu’elle est beaucoup redevable d’une telle conviction ?

Mais que les nerfs soient las d’être tendus ou que le prestige du jeune médecin tout à coup pâlisse, tant de suggestion vient de faiblir. La crainte envahit Lucile. Elle raisonne, elle commence à ne plus croire. S’il allait ne pas venir ? Ne fut-elle pas obsédée par une leurre ? Le lendemain, le soir même du jour où il prit l’engagement qu’elle avait reçu de tout l’élan de son âme, il a peut-être oublié. Les soupçons d’alors de nouveau l’inquiètent ; la bonhomie de Jean Fontaine avait été une apparence, un mirage, une politesse débonnaire qui déguisait l’ennui, plus visible à l’adieu. Le patron dirigeait cinq cents ouvriers : l’un d’eux valait-il la peine qu’on eût de la sympathie, qu’on se dérangeât ? Le fils jeune, avenant, si bien vêtu, de parfaites manières, avait assurément d’autres plaisirs que celui de compatir au malheur des ouvriers qui tombaient, des plaisirs qui lui avaient obscurci la mémoire. Il se fait en l’âme de la jeune fille comme une chute profonde. Elle est déprimée, tout-à-coup sans ressorts intimes. Elle regarde le visage brisé de son père, elle entend la respiration fragile : l’effroi la glace, elle tremble. Puis, elle revoit les fortes joues saignantes, les épaules largement solides, les yeux palpitants de clartés saines, l’affectueux sourire de François Bertrand, si crâne avant les fièvres… Elle s’insurge, elle ne veut pas admettre que tout soit perdu. Un retour de courage la secoue, la ranime. La physionomie de Jean ne se présente plus à elle que franche, inspiratrice de bravoure. On ne ment pas, quand on sourit avec une telle lumière au fond, des yeux ; on n’a pas l’intention d’humilier, quand la voix s’adoucit comme l’air d’une chanson triste ; on n’est pas lâche, quand de soi la honte rayonne ainsi… Il viendra, le fils loyal du patron, réchauffer l’ardeur à terrasser le mal, parce qu’il possède un don que Lucile ne peut définir, mais qu’elle sent : le pouvoir d’agiter en l’âme l’espérance !…

Exténuée, Germaine s’est assoupie. Sur les deux bras charnus comme sur un mol oreiller, la tête s’affaisse. Quelques sons étouffés divaguent sur les lèvres. Un rien détruirait ce frêle sommeil. Lucile marche vers la fenêtre où la brise lui rafraîchira les tempes. La pureté bleue du ciel tombe en elle comme un fluide qui repose. Dans la cour, au-dessous, quelques fleurs paraissent heureuses de n’être plus étourdies par le soleil. Les herbes sauvages foisonnent autour des plates-bandes où les feuilles des légumes commencent à poindre au ras du sol. Le rosier, là-bas, se pare de boutons gonflés d’amour. Deux arbrisseaux, pommiers minuscules, s’enorgueillissent de leur jeune ramure. Ce matin même, Lucile a lavé quelques morceaux de linge : ils bougent à peine dans l’air, aussi blancs que les petits nuages satinés de l’espace.

Aussi blanche que les petits nuages est la robe de mousseline qui enveloppe Thérèse Bertrand de souplesse gracile. Sa mère l’avait ainsi rendue belle, pour la visite du docteur Bernard. C’est qu’il en imposait, le docteur Bernard, avec la redingote sévèrement ajustée, la chaîne d’or aux reflets graves, les airs de science hautaine. Dans certaines familles, il y a comme une superstition de plaire au médecin ; on croit que, si l’ordre à la maison lui fut agréable, il en rapporte un plus grand souci d’être salutaire. Toujours est-il que Thérèse est exquise à voir. Elle a, voltigeant sur le cou le plus fin, les plus touchantes mèches blondes pour lesquelles on puisse soupirer. Le visage a la couleur du liseron des champs au bord des ruisseaux purs. Les lignes n’en sont pas irréprochables, mais il est charmant. La bouche est une merveille de coloris et de grâce. Escortée d’une bonne américaine, elle éblouirait les passants qui diraient. : « Quelle jolie petite demoiselle » !

Il est donc admis qu’elle est délicieuse à voir. Comme si elle posait les pieds sur la mousse, elle fait à peine gémir le prélart du couloir. Depuis trois jours, il n’y a presque plus de bruit dans la maison. Elle s’ingénie à ne pas en éveiller elle-même : « Pas plus que les mouches ! » dit-elle, avec un sérieux qui met des larmes aux yeux des grands frères. Elle sait qu’elle ne doit pas lâcher à tue-tête la nouvelle que son front, devenu beau sous l’effort de la pensée, garde avec une jalousie d’enfant.

Thérèse bientôt rejoint sa mère. Elle écoute le mystère des mots qui s’étranglent au fond de la gorge, elle a peur de ce râle. Elle n’ose tirer la manche du corsage, appeler tout fort. Apercevant Lucile à la fenêtre, elle s’empresse vers elle d’une allure plus timide que celle d’auparavant.

— Lucile ! murmure-t-elle, essoufflée, bien bas, de l’effarement naïf au fond des prunelles. Il y a un Monsieur…

— Un monsieur ?

Quelque chose mord Lucile au cœur, et c’est irrésistible, et cela fait mal avec douceur. Un pressentiment l’avertit que c’est lui, l’attendu, le fils du patron… Pourquoi cette joie qui pleure aux sources de l’âme ?

— Un monsieur qui te demande ! continue la petite fille.

— Moi ?

— Il a dit : Mademoiselle Bertrand. C’est toi, je suppose, mademoiselle Bertrand ?

— Comment est-il habillé ? questionne Lucile, troublée davantage.

— Comme un monsieur.

— Encore ?… est-il grand ?

— Plus grand que papa. Je n’ai pas distingué ses habits ; ça me gênait. J’ai monté l’escalier comme un éclair.

— Il ne t’a pas dit pourquoi il vient ?

— Eh bien, va lui demander. C’est toi qu’il veut !

Elle qu’il veut ? Ces paroles s’impriment à l’intérieur du cerveau avec une netteté puissante. Elle refuse de croire ce qu’elles insinuent, ce qu’elles imposent. N’est-elle pas sottement orgueilleuse ? Elle écarte l’obsession parce qu’elle est une impossibilité, qu’elle y soupçonne de la laideur. Un élan de gratitude la transporte seul. Oh ! que monsieur Fontaine est bon de ne pas lui avoir menti, de s’être souvenu !…

— As-tu compris, Thérèse ?

— Je n’y vais pas, bon !

— Mais pourquoi ?

— Çà me gêne !

— Il n’y a pas de danger qu’il te dévore ! Sois gentille, Thérèse. Je ne te refuse jamais rien, moi.

— C’est drôle, en tout cas.

Thérèse repartit. On l’entendait à peine…

Lucile est positive. Instinctivement, elle a voulu se fournir le temps de paralyser son émoi. Elle donne un coup d’œil anxieux aux plis de la robe, à la blancheur des mains, à la propreté des souliers. Un miroir, tout près d’elle, se moire de velours clair : elle y court, interroge hâtivement la jolie chevelure, redresse une mèche qui désertait à l’oreille gauche, lisse du bout des doigts les ondes brunes où des tons dorés s’allument. Comme elle a pâli, blême comme un jour de pluie ! Les yeux creusent, bleuis par le cerne. Elle est presque laide, songe-t-elle avec amertume. Ce dégoût d’elle-même ne dure pas. Puisqu’il a eu la générosité de venir, le fils du patron comprendra pourquoi elle est défaite : la souffrance n’est-elle pas une excuse ? Est-ce elle qu’il est venu voir, d’ailleurs ? Eh quoi ! toujours cette coquetterie sournoise dont elle ne peut faire taire la voix qu’après l’avoir laissé jaser en elle-même ? À la première impulsion de honte en succède une qui pardonne : elle devine qu’elle cède à une loi inéluctable de son être, qu’elle ne peut faire autrement. Le jeune médecin ne la regardera même pas : il vient retirer son père des griffes de la mort. Il apporte avec lui l’aide, une lumière qui est un sourire de vie. Lucile espère en sa force, en sa bonté. Elle exulte d’un bonheur pur : son père est sauvé ! Sa mère… au fait, il n’est pas décent qu’elle dorme… Pauvre mère ! elle en avait tant besoin !…

Elle va rompre le sommeil heurté de Germaine, lorsqu’elle entend la petite sœur indiquer le tournant du couloir :

— Par ici, Monsieur !

— Comment, est-il, ton papa ? demande une voix ferme dont le cœur de Lucile a gardé l’empreinte.

— Chut ! pas si fort, Monsieur ! Depuis trois jours, mes grands frères ne se parlent presque pas, le soir, pendant qu’ils mangent la soupe. Maman est triste comme la cave. On m’a défendu de faire du tapage : c’est signe qu’il ne va pas trop bien, papa !

— Et mademoiselle Bertrand ?

— Lucile, vous voulez dire ?

— Je… suppose que oui.

— Elle est, blanche à faire peur… On dirait qu’elle va tomber malade aussi…

Lucile ! quel nom limpide ! il verse de calmes rayons d’aurore. Il se prolonge en harmonie, en rêve. L’âme de Jean le recueille avec attendrissement : ce nom le charme d’une façon mystérieuse. Ainsi, Lucile a beaucoup souffert, au point d’en être faible. Un peu de sympathie soulage : Jean donnera tout ce qu’il se sent de pitié. Il sera bon dans la mesure où il a failli trahir la promesse, de l’être. Il n’y eut rien de lâchement voulu en son retard, mais oublier, n’est-ce pas souvent presque vouloir ? Lorsque, le soir de la veille, l’entrevue du dimanche entre Lucile et lui revint à son esprit, lui retraçant un beau visage embué de larmes, et puis, transfiguré d’espérance, il eut ce remords subtil de s’avouer coupable alors que la volonté n’a pas agi. Le lundi matin, après une nuit de songes pesants et de maints réveils, il se leva, la tête lourde comme une massue. Il renvoya les soucis patriotiques à des heures plus sereines. Une longue promenade en automobile, jusqu’à l’Ange Gardien, l’enchanta : la poitrine nourrie de brise, le cerveau purifié des vapeurs qui l’embrouillaient, il reconquit son ardeur virile de comprendre et de sentir. Avec une volupté nouvelle, plus aiguë, plus large en lui-même, il s’enivra de nature canadienne. Tout ce qu’il admirait, plusieurs autres promenades l’en avaient fait jouir : et cependant, quelque chose transformait : son plaisir de le revoir, au point qu’il lui sembla ne l’avoir jamais connu. C’est que de telles jouissances, auparavant, ne lui atteignaient pas vraiment le cœur, mais ne lui remuaient que langoureusement les sens. Trop soucieux de lui-même en face des paysages, il contemplait sans amour. Peu à peu, comme jaillissant des émotions vigoureuses qui le secouèrent, à la première séance du congrès de la langue française, une tendresse précise lui rendit plus chères les choses qu’il avait, crues familières. Tous ces noms, Beaupré, Montmorency, Beauport, Maizerets, vibrèrent harmonieux d’histoire : au lieu de lui traverser l’âme à peu près vides, ils y demeuraient gonflés de passé. Ensevelis en la mémoire de Jean depuis le collège, les faits grandioses, aussi bien que ceux plus humbles d’autrefois, ressuscitèrent. La nature se parait de souvenirs. À les voir surgir des alentours, en un frisson de lumière et de couleurs, il retrouva l’âpre griserie que les Plaines d’Abraham, la veille, lui avaient apprise. Ce n’était plus la campagne seule, décor de fraîches verdures et séjour des vents bénis, mais la campagne de « chez nous », la campagne de son Canada. Les maisons n’offraient pas toujours le plus gracieux visage : la poésie du terroir les enjolivait. Sous les chapeaux de paille à grandes ailes tranquilles et les corsages lourds, des âmes canadiennes-françaises frémissaient : un battement de cœur ardent, vers elles, entraînait Jean. Il comprit subitement le mot du professeur qui lui avait expliqué la genèse du laurentien avec orgueil : « Ayez la fierté de votre sol, il est vieux comme le monde, il n’y en a pas d’autre comme lui ! » N’y avait-il pas, lui souriant plus doucement au milieu des autres fleurs, quelques-unes de celles qui ne fleurissent que le long des routes canadiennes ? Çà et là, des érables mollement berçaient leurs touffes que le soleil pointillait d’or : ils avaient la splendeur et la noblesse des rois ! N’est-ce pas l’arbre élu de tout un peuple ? À travers les veines de la feuille d’érable, le meilleur sang du Canada frissonne. Nulle part ailleurs que là où s’attardait l’automobile, l’air ne grise d’un arôme si bon, parce que nulle part ailleurs, alors qu’on le respire, les yeux ne rêvent sur l’onde royale du St-Laurent, sur l’Île d’Orléans délicieuse comme un asile d’amour et de sérénité. Jean, pour la première fois, sut qu’il n’avait jamais aimé la nature de « chez nous » ; il sentit qu’il allait désormais l’aimer. Quelle joie pure inonda tout son être ! Ce ne fut pas une flambée d’exaltation, mais le calme embrasement d’un amour qui commence pour ne pas s’éteindre…

L’après-midi même, le sentiment, pénétra davantage. Au Bout de l’Île où Jean s’était rendu, chez une amie qui recevait des intimes triés sur le volet, il ne put se régaler assez de tennis et de gâteaux pour ne pas renouveler au paysage canadien son hommage attendri. La villa des Gendron, ravissante elle-même, était nichée dans un lieu d’où le tableau le plus charmeur se déployait. Québec sommeillait sous un voile d’or, les coteaux de Charlesbourg pâlissaient dans une extase mystérieuse des choses, le fleuve miroitait comme s’il eût roulé des perles. Les oiseaux lançaient des cris fous de bonheur. Jean les écoutait, se mêlant à leur ivresse au fond de son âme. Il essaya, le plus habilement possible, de faire séduire les invités par la magie de l’heure : « Qu’il fait, beau ! » s’écria une jeune fille, impulsivement. « Il fait très beau ! » répéta un jeune homme, beaucoup moins enthousiaste. Après un regard quelconque et plus ou moins furtif sur le Saint-Laurent, tous les yeux le désertèrent. La conversation, jusqu’à ce moment d’une envolée très souple, venait de tomber, les ailes coupées. Une gêne pesa quelques secondes : il n’y avait déjà plus rien à dire sur tant de soleil, de coloris et de parfuma Quelques-uns s’impatientèrent même contre le lourdaud qui brisait le charme. Les sens n’avaient pas frémi, les cœurs n’avaient pas aimé, les imaginations n’avaient pas été ravies. Jean eut l’intuition des indifférences, des petites rancunes : elles l’isolèrent en lui-même, le rendirent triste. Une pensée aggravait sa mélancolie : n’avait-il pas, lui aussi, méconnu l’enchantement des scènes canadiennes ? Il ne pouvait donc faire aux amis le reproche de leur légèreté, de leur froideur. À quoi tenait l’éveil en lui de cette admiration profonde ? Il aurait fallu si peu de hasard pour qu’il ne fût jamais venu. Devait-il même autant s’en réjouir ? De quels sourires apitoyés ces visages n’auraient-ils pas lui, s’il eût osé dévoiler ce réel amour du pays qui, le matin de ce jour, l’avait bouleversé ! Quel sentimentalisme niais, presque bigot ! Quelle misère intellectuelle ! Aimer son pays, quelle horreur d’antan ! Que c’est peu gentil ! le dire surtout, que de roture ! Honte à ce poseur, à ce colon !

N’auraient-ils pas raison, les sourires distingués de pitié ? L’émotion généreuse de Jean perdit beaucoup de force, un moment : elle lui parut vaine, anormale, grotesque. La fatigue à laquelle il avait condamné ses nerfs depuis un an, les avait affaiblis, peut-être même légèrement déséquilibrés. Quelque chose de morbide le faisait sensitif à l’extrême. Il ne se laisserait pas vaincre par l’emballement dont la peur le regagna. On causait d’un tournoi prochain de tennis : il ajouta les siens aux pronostics, les siennes à toutes les boutades, le sien à tous les éclats de rire, il fut charmant. Jusqu’à la minute où survint une brise fleurant la chrysanthème, la feuille du saule et l’eau qui dort sur la rive. Jean l’aspira largement. Il retomba sous l’empire de la nature, celle de « chez nous ». Le fleuve, en sa robe d’argent, portait de si grands souvenirs. Québec flottait dans un mirage de légende. Il venait, depuis les berges de Montmorency jusqu’à la charmille, un souffle d’épopée. Elle n’était plus ridicule, elle n’était pas maladive la puissance de sentir ainsi. Le plus grave, le plus sincère de lui-même s’exaltait. Quand on est maître de soi-même à un tel point, le cerveau est fort, les nerfs domptés servent. On ne doit pas confondre le romanesque avec la dignité de vivre, et le siècle n’a pas le droit d’écraser celui qui donne un peu de son cœur aux âges sans lesquels il n’aurait jamais battu si fier !…

Son cœur héréditaire et chaud de canadien-français, Jean le connut mieux, il le connut vraiment, le soir du même jour, à la deuxième réunion du Congrès. À la troisième réunion, à la quatrième, il eut une conscience toujours plus illuminée de ce qu’était sa race et de l’amour qui, pour elle, croissait en lui. Les doutes, lorsqu’ils fondaient sur son enthousiasme, avaient toujours moins de puissance à le détruire. Une foi plus âpre l’attacha aux visions des orateurs, à la promesse d’une renaissance de la fierté nationale. Il ne rougit plus d’applaudir, de se passionner. Quelqu’un prêcha la fraternité, le respect des bourgeois pour les classes modestes. Un flot de honte empourpra le visage de Jean Fontaine : il s’était rappelé la jeune ouvrière en larmes dont les yeux mendiaient la pitié. Il crut voir monter en leurs prunelles un reproche qui lui serra douloureusement le cœur. Il avait différé la visite, sans même avoir eu la pensée de transmettre à Gaspard le message d’affliction. Un pareil excès d’étourderie n’était guère excusable. Et pourtant, quelle sympathie vraie, nullement feinte, lui rendait sacrée la peine de la jeune fille, le jour de la confidence ! Quelle étrange loi d’oubli forçait les âmes à rejeter d’elles-mêmes le souvenir de ce qui les a faites si bonnes ? Il lui sembla que, depuis trois jours, il avait pensé à tout, excepté à la chose promise. Grossissant la faute, il se flétrit d’une vile insouciance. Parce qu’il se jugeait déloyal envers la jeune fille, elle lui devint plus touchante, moins lointaine, plus digne de miséricorde. Il décida qu’il irait, le lendemain, lui témoigner qu’il n’avait pas oublié ses larmes. Au contentement d’avoir apaisé son remords, une joie subtile succédait en lui, celle d’y retenir longuement les yeux profonds comme l’âme et le visage où l’amertume semait une gravite belle et douce. Au retour, sous la nuit d’étoiles et de recueillement, les yeux de Lucile s’auréolèrent davantage, le hantèrent d’un rêve qu’il ne voulut pas fuir…

Et le voici, conduit par Thérèse vers la chambre du père si malade. Il est venu, le cœur singulièrement oppressé, stimulé par une fièvre mystérieuse : comment expliquer cette joie envahissante, alors qu’il marchait vers la souffrance, vers la mort, qu’en savait-il ? Quelque chose de puissant, de meilleur en lui circulait à loisir. Les reflets du soleil le pénétraient de clartés, d’ardeurs. Tous les bruits, harmonieux ou discordants, lui chantaient l’énergie de vivre. Au plus intime de lui-même vibraient l’aisance et la fermeté de son allure. Avant que le bateau-passeur eût laissé Québec, les clapotements de l’onde sur les quais voisins alanguirent Jean de leur refrain monotone. Pendant la traversée, les frissons de la machine firent circuler en lui leur force et leur mystère. Sous les doigts rêveurs de trois musiciens d’Italie, palpitait une sérénade : elle exaltait l’amour du pays où l’amour est rouge comme la flamme ou le sang, toujours violemment rouge. Québec, montant vers les espaces de tiède lumière, l’émut d’un respect lourd de tendresse. Du fleuve rutilant de moire il s’exhalait une fraîcheur qui lui purifia l’âme. Il eût ri sans mesure de celui qui lui aurait dit : « L’amour t’a piqué, mon cher ! » « Que tu es bête ! » eût-il affirmé, nettement badin, le geste éloignant la chose jusqu’aux neiges du Pôle nord. « Je suis heureux, parce qu’il est bon d’aller au devoir ! » aurait-il conclu, avec le désintéressement le plus léger.

Tout de même, l’image de Lucile Bertrand ne le quittait guère, semblait le remercier de venir, lui imposait sa finesse de lignes et d’âme. Quoique subjugué par elle, il se pensait uniquement satisfait de lui-même, parce qu’il ne l’avait pas trahie. À l’idée que loin d’elle sa mémoire aurait pu s’être à jamais envolée, pourquoi cette douleur le navrait-il au cœur ? Un malaise névralgique, songea le médecin, un afflux de sang causé par l’estomac rebelle depuis quelques jours. L’émotion la plus anodine, alors, ne suffit-elle pas à créer de petits ennuis physiologiques ? Toujours est-il qu’après ce diagnostic sommaire, Jean n’eut que plus débordante la joie de se rapprocher de la jeune fille, plus aigu le désir de lui être utile, de lui prouver sa loyauté, sa compassion, de raviver les grands yeux, si des larmes les assombrissaient. Ce désir et cette joie, depuis qu’il activait l’allure sur les pavés gris perle de Lévis, le dominaient ; lorsqu’il gravit la Côte du Passage, bossuée de roches et vétuste, ils allégirent son effort, amollirent les battements secs contre la poitrine… Un peu au-delà, sur les hauteurs de la falaise, de parure aussi modeste que celle des voisines, une maison logeait au bord du chemin le bonheur de François Bertrand.

Jean leva et fit retomber, soigneusement, le « marteau » de la porte vert olive entrebâillée. Un étouffement court le prit à la gorge : il se souvint de la montée si rapide. Thérèse vint, grave comme une grande personne…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Lucile est là, Monsieur, dit Thérèse, solennelle toujours et s’inclinant.

Lucile est là, troublée, sans autre langage que celui d’un sourire où le cœur fuse en lumière…

Jean s’accuse :

— Mademoiselle, j’ai trop retardé, je le regrette sincèrement, dit-il.

— Vous êtes bien bon d’être venu, répond-elle, avec une voix légèrement oppressée.

Que son visage est tendu, défloré par l’angoisse, débile par la fatigue ! Il a presque la blancheur affinée du marbre que les grands artistes font tressaillir. Jean garde en lui, depuis qu’il s’est refermé, un regard des yeux larges où l’infini de l’âme indiciblement, lentement, s’est ouvert. Quel mélange de tristesse, d’espérance, d’appréhension, de douceur en avait formé le rayon ? Ce que le jeune homme en ignore le moins, c’est qu’il désire le revoir. Il attend qu’il remonte vers lui. L’autre jour, les cheveux n’étaient presque pas visibles sous les ailes du chapeau : il aime leur sombre richesse et leurs pâles scintillements d’or. L’ovale aminci courbe et s’allonge avec souplesse, avec pureté. Sa voix résonne à peine de ces inflexions dures qui souvent heurtent le parler des classes moins instruites. Il n’a pu détourner encore les yeux de ce visage palpitant de charme, ennobli par la souffrance.

Quelques secondes d’une pareille admiration ne lui firent pas oublier que pour autre chose il est venu, pour secourir…

— Comment est-il, votre père ? interroge-t-il, et ses paroles tombent comme celles d’un frère.

— Très mal, hélas !

— Que pense le docteur de la famille ?

— Il ne se prononce pas…

— Eh quoi ! Mademoiselle, rien, pas la plus légère esquisse d’espoir ?

— Comme le dit ma mère, il a peur de rencontrer nos yeux.

— Quelques docteurs sont taciturnes quand ils se battent…

— Contre la mort ? dit-elle, avec une impétuosité haletante.

— Ne pensons pas à elle, voulez-vous ?

Sa voix très bonne commande. Il se rapproche de l’ouvrier de son père. Jusqu’alors, le panneau du lit la masquant, il n’a pas vu Germaine écroulée. Lorsque les traits congestionnés le frappent, un saisissement le paralyse. Il devine tout le drame : l’épouse était lasse d’héroïsme… Le corps a la mollesse d’une loque. Le désespoir a crispé la lèvre inférieure d’un rictus. Des touffes de chevelure errent à l’aventure, voltigent. Sur la joue tuméfiée, le sillon des pleurs creuse une ligne grise. Le délire s’était pacifié : le souffle, des narines fébriles, jaillit sans violence. Comme elle a souffert, la femme clouée là par le chagrin ! Quel sanglot d’amour éclate de la forme immobile et la grandit !

Lucile regarde Jean comme s’il allait, d’un murmure, d’un geste, desserrer les griffes de la mort. Elle n’est pas naïve, elle a besoin de croire… Elle comprend la surprise du médecin, lui explique :

— Je n’ai pas eu le temps de l’éveiller, monsieur le docteur.

— Comme elle a mérité de dormir !

— Vous voyez que c’est à force de veilles, de peine ? dit-elle, le cœur soudain gonflé par l’accent profond du jeune homme.

— Elle en mourrait…

— S’il partait ? Ah oui ! s’écria-t-elle, impulsivement.

— Pauvre femme !

— Que vous êtes bon de la plaindre !

— Et vous aussi, je vous plains. Vous n’êtes plus la même depuis dimanche. Il y avait déjà beaucoup de fatigue sur votre visage : le voici plus faible, anémié par l’inquiétude. Prenez garde, il faut vous reposer.

— Dites-moi que le repos va venir, que mon père sera guéri ! Vous le sauverez, n’est-ce pas ?

Un reflet d’ardeur colore son visage, flambe au fond des yeux qui supplient, qui exigent. Jean pressent quelle foi en sa science, en son habileté, la transporte. Elle est certaine qu’il a promis de se mesurer contre la mort, de lui ravir sa proie. Sans autre mobile, il a voulu manifester à l’ouvrier de son père, à la jeune fille surtout, la commisération dont son âme est pleine. Il ne lui est pas venu à l’esprit qu’on ferait appel à son talent de guérir ! Voici donc la première confrontation avec l’ennemie… Une seconde, il vacille : dans les centres nerveux et tout le long de l’épine dorsale, un frisson glacé court. Tant d’examens, les diplômes sont impuissants à détourner la première angoisse, la peur… La volonté se raidit contre sa propre lâcheté… Lucile Bertrand, exaltée par l’illusion, doit n’en pas descendre. Elle en serait meurtrie, gravement. Et d’ailleurs, Jean, n’est-il pas sourdement orgueilleux du rôle auquel elle l’élève ? En déchoir l’attristerait, lui déroberait une joie qui pénètre à chaque instant davantage, celle d’être nécessaire aux yeux profonds d’attente et de certitude. À la regarder, si amaigrie, très blanche d’avoir été si anxieuse, il sent croître en lui l’impérieux besoin de ne pas la décevoir. Il n’hésitera pas, croira lui-même à la guérison, parlera, relèvera, fortifiera, gardera son trône en l’âme de la jeune fille.

Il ressasse les banalités dont la mémoire est toute lourde encore…

— Rien n’est perdu… Il faut que la mauvaise période fasse son temps… Sans doute, il a perdu beaucoup de forces, il est descendu très bas… Mais l’essentiel dure, le cœur : il a de la vigueur encore… La respiration, bien que sans largeur, est calme et monte la garde auprès de la vie… Il faut un coup si traître pour assommer des hommes aussi bien musclés. Comme il doit être rude à la besogne, ce bras, quand il a toute sa force !… Il reviendra, Mademoiselle, je crois qu’il reviendra !…

Il a monologué très habilement, comme ne s’adressant qu’à lui seul. Lucile, de tout l’élan de sa nature, accueille ces paroles de délivrance. La poitrine se gonflant d’aise, elle remercie :

— Que vous êtes bon d’être venu ! C’est… c’est… du bonheur !…

— Votre père est très bon, puisqu’il est digne de tout cet amour.

Le regard s’adresse à l’amour de la jeune fille : du geste, Jean rappelle celui de l’épouse.

— Papa défunt, je ne sais pas ce que nous deviendrions tous. Il me semble qu’il n’y aurait plus de… soleil.

— Vous seriez plusieurs à souffrir ?

— Dix, monsieur le docteur, onze avec elle… Pauvre mère ! Elle ne « languirait » pas à le rejoindre. Nous serions dix à les pleurer tous les deux… Mais comme vous le disiez, pourquoi songer à cela ? Vous m’avez promis…

— Le soleil ! interrompt-il, avec un sourire qui détend la rigueur de ses traits. Quelle puissance est la nôtre, médecins ! Il est entendu que nous sommes deux, n’est-ce pas ? Je vous prie de ne pas annoncer mes visites au médecin de la famille : qui est-il ?

— Le docteur Bernard.

— Il est très fort ! Je ne doute pas qu’il ait mis en campagne toutes les ressources de l’art.

Pour mettre en déroute l’anxiété de Lucile, il questionna, il approuva ; toutes les réponses confirmèrent le jugement dont il avait fait l’hommage au confrère de Lévis.

Il conclut, autoritaire :

— Tout va bien.

— Pourquoi ne l’a-t-il pas dit ? Il avait l’air louche.

— Il était distrait… un autre malade lui occupait l’esprit…

Germaine soudain remua. Quelque chose d’aride grinça au fond de la gorge. La bouche devint très grande par un bâillement qui fut long à s’abattre. Les yeux se débrouillèrent, s’effarèrent, lorsque Jean leur découpa sa ferme silhouette. D’un mouvement brusque, elle fut debout.

— Excusez-moi, monsieur ! s’exclama-t-elle, lucide.

— La souffrance est la plus grande excuse, Madame…

— Monsieur le docteur Fontaine, maman.

Empoignée de nouveau pair la chose douloureuse, elle tressaillit. Une lueur farouche étincela autour des arcades sourcilières.

— À quoi bon vous être dérangé ? Il est trop tard, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle, presque violente.

Tout son être interrogea, néanmoins, comme tendu vers l’aumône du plus mince espoir…

— Vous me faites l’impression d’une personne très vaillante : pourquoi ne pas l’être jusqu’au bout ?

— Vous êtes donc certain qu’il n’en relèvera pas ? Au moins, vous ne trompez pas les pauvres gens, vous ! dit-elle, et dans sa voix rageuse il y eut comme un tintement de glas.

— Je ne dis pas cela, madame Bertrand.

— Qu’est-ce que vous dites, alors ?

— Qu’il est sauvé, maman ! s’écrie Lucile, radieuse.

— Ça ne prend plus, tu sais !

— Comment ! tu ne veux plus ?

— À quoi sert-il de vouloir contre la mort ?

— C’est une vérité puérile, mais c’est le temps de la redire : aussi longtemps qu’il y a de la vie, ce n’est pas la mort… Et la vie a joué de très-vilains tours à la mort ! riposta Jean.

— Mais il y a un tour de la mort qui vaut tous ceux de la vie contre la mort, c’est qu’elle tue la vie !

— Bien retourné, madame ! Chacun son tour, cependant… La vie aura le dessus, vous dis-je !

— On dirait que tu n’y tiens plus, dit la jeune fille.

— Dame ! ce n’était pas facile de tout croire cela d’un coup… Il fallait que je m’habitue. Demandez-lui, monsieur le docteur, quelle crise j’ai eue tout-à-l’heure. Une enfant, quoi !

— Je vous admire !

— Je ne vous comprends pas, monsieur le docteur.

— Vous avez un grand cœur.

— Parce que j’aime mon mari ? Parce que de le voir mourir, la tête me chavirait ? Vous êtes drôle, vous ! s’étonne Germaine.

— Vous aimez d’une façon très ordinaire, alors ?

— Mais enfin, je ne comprends pas quel mérite il peut y avoir à aimer un homme comme mon vieux François ! C’est plutôt le contraire qui ne serait pas ordinaire !

— Puisque vous y tenez, je n’insisterai pas.

— Mais enfin ?…

— Enfin, ma bonne opinion de vous, c’est entendu, n’est-ce pas ?

— C’est entendu, n’est-ce pas, maman ? dit Lucile.

— C’est plutôt elle qu’il faudrait admirer, monsieur le docteur. Vous voyez ça, ça n’est pas fort, ça n’est pas gros, c’est même un peu fluet ; eh ! bien, si vous l’aviez entendue, tout à l’heure, me remonter le courage ! C’est bien simple, c’est incroyable. Je n’en revenais pas. Elle me donnait des ordres, s’il vous plaît, et sa voix ne bronchait pas. Elle en a du courage, allez ! À tel point que j’ai encore de la misère à le croire. Il a bien fallu que je cède… vraiment, c’est elle qui n’est pas ordinaire !

Écarlate de gêne, Lucile proteste :

— J’ai si bien réussi que monsieur le docteur t’a prise en flagrant délit de découragement, écrasée par la peine. Comme je suis extraordinaire ! Ah, tu es bien venue à me vanter !

— C’était de la fatigue, c’est toi-même qui l’a dit… Avoue donc, c’est bien plus naturel, va !

— Je peux bien avoir eu du courage sans être extraordinaire.

— Vous n’êtes pas extraordinaire, mais vous n’en avez pas moins de la bravoure et… de la bonté ! s’écrie Jean avec douceur.

— À ton tour, Lucile, attrape ! dit Germaine, dont la voix est presque joyeuse.

— À la bonne heure, maman, te voilà remise ! Je vous pardonne tous vos compliments, monsieur le docteur : comment pourrais-je vous en vouloir quand vous l’avez rendue plus sage, quand vous nous avez ramené la vie ?…

Germaine, rancunière, interrompt Lucile.

— Le docteur Bernard, il avait l’air d’un croque-mort ! Vous, ça fait du bien !… Que vous êtes bon de vous être dérangé !…

L’espoir, aux deux femmes, accourt donc. Jean, depuis qu’il a réussi à l’infiltrer en elles, est la proie d’un malaise. À leur promettre si inébranlablement le triomphe de celui qu’elles craignirent tant de perdre, lorsque lui-même ne cédait qu’à un vague pressentiment, très difficile à légitimer par des preuves scientifiques, n’a-t-il pas été la dupe d’une étourderie ? En somme, quelle autre base ont-elles, ses affirmations, que le caprice encore si inexpérimenté de son flair de médecin ? Il est vrai que les médecins de naissance ont, à l’aspect du mal, des intuitions souvent infaillibles. Comme une raie de soleil transperce les nuages au firmament lugubre, un rayon de vie moins faible à Jean Fontaine arrive des traits livides… Jean tout de même est traqué par le remords. La prédiction n’est-elle pas brutale, à force d’être consciemment fantaisiste ? N’originerait-il pas d’elle, au jour de la mort, pour les deux femmes qu’elle ranime, une exaspération de leur douleur, parce qu’elles retomberaient de plus haut, du bonheur intense où les paroles du jeune homme les ont soulevées ? Le docteur Bernard n’a rien omis des soins, des conseils, des ordres voulus par la circonstance. Mais combien peu gravissent la pente où les roulèrent ces implacables fièvres ! Le souffle de la mort, comme une bise pénétrante d’hiver, jusqu’aux os refroidit Jean tout-à-tout. Il grelotte, son corps devient mou d’une sueur qui glace. Il a la divination d’une scène sauvage : Lucile et sa mère, affolées par le désespoir, se tordent… L’hallucination poignante n’est-elle pas messagère de l’horreur qui s’apprête ? Légèrement fantasque, une moue de suffisance béate au coin des lèvres, il a rendu possible une torture plus aiguë parce qu’elle agira en traîtresse. Est-il impossible, ne fût-ce que le plus délicatement du monde, d’ébranler la solide espérance à laquelle s’appuient les cœurs exultants des deux femmes ? Lucile vient de faire rayonner sur lui la flamme de ses yeux attendrie, venue des profondeurs, lui ravissant l’âme d’un trouble qu’il n’oubliera jamais… De quel ressentiment ils durciront, les yeux très beaux et larges, le jour où ils l’accuseront d’imposture, où ils ne s’adouciront plus ! Cette pensée l’afflige beaucoup, au plus sensible de lui même, y fait sourdre une révolte… Il tentera, mais avec quelle touche habile de langage, de calmer un peu l’exubérance qu’il a fait jaillir…

Mais tant de confiance nimbait le visage harmonieux de Lucile qu’il n’osa le faire pâlir…