Imprimerie de « l’Événement » (p. 47-73).

III

un adonis québécois


Quelle miroitante lumière encadre l’amour d’Yvonne et de Lucien ! Ballons de verre fin, strié de ciselures, douze globes la déversent à flots riches et comme veloutés. Tout le vaste salon flambe. Des éclats fugitifs s’allument dans la brocatelle soyeuse des rideaux. Les cadres, semés le long des murs blancs comme la neige au soleil, ont des moulures dorées qui châtoient. L’acajou du piano, un massif New Scales Williams, se moire de tendres reflets. Sur le teck noir de la table principale et le noyer des fauteuils, des clartés plus vives rutilent. Des lueurs fauves courent sur les plis d’une portière en soie turquoise de Lyon. Deux larges glaces rayonnent de profondeurs troublantes. Le tapis seul, un d’Aubusson couleur d’olive moucheté d’ocre brune, repose l’œil de tout ce luxe étincelant.

Le luxe, ici, palpite et domine. Le souci du clinquant jaillit de toutes parts. Une Jeanne d’Arc, un bronze de tenue superbe d’ailleurs, est trop lourde sur le piano qu’elle écrase. La porcelaine japonaise des vases où des palmes très-belles enfoncent leurs tiges, aveugle de teintes criardes. Au milieu d’un ameublement plagié du style Louis XV, la physionomie orientale d’un fauteuil grimace. Une console de marbre rouge antique supporte une horloge de chêne écroulant sous les pendentifs. Trop pesante de même sur une table aux pieds grêles, cette lampe d’or coiffée d’un abat-jour en cristal de verrière écarlate. Des paysages délicats sont emprisonnés dans l’épaisseur des cadres. Trop de bibelots, coûteux, fort jolis, mais importuns, fascinent l’œil, suspendus à la muraille ou debout sur la console et les tables. Il émane, de l’ensemble, une harmonie somptueuse où, parfois, le mauvais goût montre la tête et pose.

Yvonne, douée d’un sens plus affiné des nuances, avait prié son père d’enlever telle chose, de remplacer telle autre. Gaspard Fontaine, si autoritaire qu’il fallait ne pas le contredire, opposa toujours que telle chose valait tant, que telle autre se vendait fort cher aussi, qu’elles étaient les plus dispendieuses en leur espèce et, par conséquent, d’un choix irréprochable. Il fallait, surtout, ne pas badiner sur les tableaux qu’il s’enorgueillissait d’avoir payé « les yeux de la tête ». « Des toiles de maître ! disait-il aux visiteurs, aux parents. Regardez-moi cela, n’est-ce pas beau ? N’ai-je pas bien fait de placer un peu d’argent comme ça ? On a beau être du peuple, on a du goût pareillement… Des chefs-d’œuvre, m’a-t-on dit, celui-ci vient d’un Français, celui-là d’un Belge, d’un van… van… j’oublie toujours le reste de son nom qui finit par osch… ou otch, quelque chose dans ce genre là… Cet autre est d’un Espagnol. Tenez, voyez cette admirable scène de campagne, le tableau que je préfère… Parlons-en, voilà du coloris, des choses nettes, qui se détachent, des choses qu’on voit ! N’êtes-vous pas de mon avis ? » Hélas ! elle était vilaine, cette peinture où les tons gras saillaient avec trop de violence. Le sourire élogieux des connaisseurs dissimulait à peine une raillerie. Tout ce que cette croûte avait de faux et d’exagéré, Jean voulut en convaincre son père, le détourner de ce béguin ridicule. « Ce sont des experts qui me l’ont vendue, répondait-il, agacé, elle me coûte plusieurs mille piastres. Elle est ancienne, elle est superbe, quoi que tu en dises… Regarde çà briller, c’est de l’expression, de la vraie nature, ça m’impressionne, enfin ! » Elle représentait un coucher de soleil excessivement rouge dardé sur une ville fantasmagorique et pas toujours bien équilibrée. Jean insistait respectueusement. Le père s’indignait, terminait le débat par un mot acerbe : « Tu ne connais rien là-dedans, bon ! » Et la croûte demeurait chef-d’œuvre.

Sinon un chef-d’œuvre artistique, c’est une merveille de ressemblance que le portrait de Gaspard Fontaine, là même, impérieux, drapé d’orgueil. Ce visage reflète quelque chose d’empoignant, de supérieur, il frémit de vigueur, d’énergie tendue, d’inflexible volonté. Les yeux, surtout, sombres, incisifs, lancés vers l’avenir, font éclater une passion d’agir impétueuse. Le crâne, en partie nu comme l’aubier dont on a séparé l’écorce, élargit le front dominateur. De cet homme, une force attirante déborde, et on le déclarerait issu de noble lignée, sans le désordre des sourcils, la structure disgracieuse du nez, la carrure massive du menton, la ligne pâteuse des épaules.

Tout près de celui-là, moins grands, moins envahisseurs, les portraits d’Yvonne et de Jean s’illuminent d’un sourire. Les autres portraits de famille ne sont pas là. Le pieux usage de grouper ensemble, en une cohorte d’honneur, les anciens et les vivants n’est pas reconnu dans le salon moderne de Gaspard Fontaine, et on a l’impression d’une race qui, sans aïeux, étale une bizarre fierté de n’en pas avoir.

Lucien Desloges, d’une voix modulée comme les suaves notes du violoncelle, complimente la jeune fille, à l’instant même.

— Je ne me lasse pas de contempler cette image, dit-il. Oui, ma charmante Yvonne, c’est tout vous, toute votre grâce… Vous vivez… Vous revivez… On ne peut pas être plus naturelle, plus vous-même…

— Vous flattez bien, trop bien peut-être…

— Trop ? Jamais assez !

— Allons !

— Mais oui, puisque je réclame le bonheur de vous le redire toujours, que vous êtes ravissante, la plus ravissante, que…

— Ah ! vous allez trop loin, vous exagérez, Lucien !

— Je vous rends justice, je vous dois ce que je dis !

— Êtes-vous bon juge, êtes-vous désintéressé ? plaisante-t-elle, voilant le mieux possible un ravissement profond d’être adulée aussi gentiment.

— Je ne suis pas votre juge, mais bien votre esclave ! Oui, vous le savez, je suis votre esclave, votre chose, votre…

— Je suis confuse !…

— Oui, rougissez, ma douce Yvonne, rougissez, vous êtes si gentille quand vous devenez rouge comme… comme un rayon du couchant !

Tout le visage de Lucien enfle de vanité repue à ce mot spirituel dont il vient de faire l’aumône à son amie. N’est-ce pas une trouvaille subtile, un compliment inédit ? Ces choses lui sont coutumières, d’ailleurs, spontanées, merveilleusement faciles, et son imagination se prélasse en une atmosphère de charme et de finesse. Il se rappelle beaucoup d’autres saillies heureuses, inconnues avant lui, qu’il est seul à prodiguer au milieu de la banalité québécoise. Il lui arrive même d’oublier Lavedan, son cher, son incomparable Lavedan, qu’il boit et dévore en même temps ; il oublie de lui rendre grâces d’avoir aiguisé sa verve par l’éblouissante inspiration de ses dialogues ou de ses chroniques.

Après une flatterie d’aussi rare envolée, Lucien Desloges se recueille. C’est légitime. Les yeux mouillés d’extase, il prolonge en lui-même la saveur pénétrante de ce qu’il a dit. Une volupté lui en monte au cerveau. Comme il est intelligent, comme il a l’âme nuancée, multiple, insondable ! Il répand sur Yvonne un sourire oblique et plein de largesses. Qu’elle doit être heureuse d’avoir mérité les faveurs et les exubérances d’un tel causeur, d’un esprit si fertile !

Il ne se trompe guère. Elle est réellement émue, s’abandonne à l’habile magnétisme qu’il diffuse. Qu’il soit magnifique, nul n’en doute. On ne s’habille pas mieux à Québec. C’est bien la plus récente coupe d’habit que le génie des tailleurs ait mise au jour — il y a trois semaines, paraît-il —, ce gilet svelte sous lequel un corps dodu palpite.

Le tissu gris pommelé se marie, d’une façon exquise, au visage vermeil encore tout chaud d’un massage frénétique. Au milieu des cheveux lustrés par l’huile et, polis comme des blocs sculptés d’ébène, une raie court avec une rectitude séduisante. Le front est un peu mesquin, mais si rose, de lignes si douces ! Une actrice convoiterait les sourcils d’un velours sombre et rare. Quand Lucien Desloges fait le relevé de ses charmes au miroir, il a le cœur bien triste d’offrir à tous un nez aussi peu classique. Ce nez s’épate volontiers la base, s’alourdit à la pointe extrême, et ce n’est pas joli, pus du tout gracieux. Il pardonne plus gaîment à sa mâchoire d’avoir trop de charpente. Mais l’amertume fond, dès qu’il médite sur la fascination de la bouche et des yeux. Ceux-ci, quelque chose de subtilement profond, d’insaisissable, tour à tour agonisants et frissonnants d’éclairs, ne peuvent que semer le vertige en l’âme des femmes qui s’y égarent. Pas une d’elles, d’ailleurs, n’a des lèvres plus ténues, plus soyeuses, mieux ondulées pour la caresse, que les siennes. La revue de ses forces de conquérant se termine par le défilé des sourires et des profils. Tourné vers la droite, le faciès enchante ; vers la gauche, il est plus irrésistible encore. Mais les profils sont le plus souvent incompris : les sourires, voilà, ils sont plus accessibles, palpables, tout le monde leur rend hommage. Aussi, a-t-il un faible pour ceux-ci, a-t-il plus confiance en eux pour entraîner l’admiration hésitante. Au miroir donc, il essaye la portée de ses sourires. Gradués avec un art très fin, depuis le sourire humide et voilé jusqu’au sourire large et gazouillant, ils enveloppent, ils enlacent, ils étreignent, ils font défaillir.

Ainsi, rien de plus mystérieusement charmeur que le sourire félin dont il caresse Yvonne, en ce moment. Il lui tend son profil de gauche à la contemplation. Une fossette ombrée serpente quelque part dans la joue. Les lèvres remuent de frémissements. Quelle scintillante cravate ! Elle est irréprochable, moulée comme un rêve de souplesse et de légèreté : les couleurs ne s’harmonisent pas tout-à-fait bien, mais l’éclat en est si foudroyant ! Moins toutefois que les feux de ce diamant beaucoup moins riche qu’il n’en a l’air ! Qui jamais saura combien il a fallu de remaniements pour donner au mouchoir, voltigeant près du cœur, cette allure de grâce ailée ? On dirait qu’il s’envole. Plus que cela, le beau Lucien tout entier plane, vaporeux, nimbé d’aisance lumineuse. Les pantalons, dont les plis sont rigides, bouffent et le soulèvent, les chaussettes pâles sont une vision de nuages teintés d’aurore, les souliers bouclés semblent ne pas toucher la terre. C’est un jeune dieu moderne, un Apollon de la mode.

Yvonne, attirée par les dons éclatants de Lucien, ne pénètre pas ce qu’il y a d’irrémédiablement fade et vide au fond de son âme. Il est si bien aguerri aux joutes de la conversation mondaine, si façonné à l’art de paraître, il possède un tel flair de se fournir la culture propre à ses ambitions superficielles, qu’il en impose à beaucoup de gens par une faconde audacieuse et joliment peignée. Il a ces ornements de façade qui masquent la pénurie de l’intérieur. Son intelligence grouille d’étincelles agiles, mais dans les profondeurs que les sensations fortes et les hautes pensées seules illuminent, la nuit est opaque, aucune flamme n’irradie. Il est incapable de se déprendre de lui-même : une chose n’est précieuse que par le surcroît de vanité qu’elle apporte ; une idée n’a pas de valeur intrinsèque, elle ne vaut que par l’originalité savoureuse dont il l’expose. Il s’écoute réfléchir, il s’écoute monologuer, il s’écoute faire des réparties merveilleuses, il en jouit infiniment, d’une volupté indicible.

Yvonne, bien qu’elle ait conscience d’une fatuité réelle chez Lucien, n’en découvre pas toute l’insolence et toute l’étendue. Elle n’en voit que suffisamment pour n’être pas offusquée, ou plutôt, devenue plus humble, plus servile, à mesure qu’il faisait sa conquête, elle ne déteste pas qu’il s’estime supérieur, elle a même fini par le croire supérieur en quelque sorte. L’auto-suggestion du jeune homme, sans cesse rayonnante, lui a communiqué une partie de son ardeur, a dérouté les premiers soupçons, ruiné la première impression qu’elle avait eue d’affronter un être hâbleur et volage, amolli ses résistances à l’admirer pour autre chose que l’harmonie de son extérieur.

C’est qu’elle aime et qu’une femme grandit ceux qu’elle aime, les hausse au faîte de son orgueil. Et cela, contre l’évidence même, contre l’opinion de tous, contre les obstacles de sa conscience elle-même. C’est qu’Yvonne aime Lucien Desloges plus sérieusement, plus absolument qu’elle ne se l’avoue. Quand il est près d’elle, un trouble intense la dévore, elle subit une puissance qui l’attire et l’effarouche ensemble. Des élans qu’apaise une timidité soumise, ne s’étouffent qu’après avoir broyé son cœur.

Précisément, au cours du silence qu’ils ont maintenu, affolée par les caresses de la voix, la vie chaleureuse du teint, l’aimant du sourire, elle a étranglé dans sa gorge un cri d’amour. Ce n’était pas le moment d’être expansive, a-t-elle deviné assez tôt. Quelque chose de plus intime l’a retenue aussi, quelque chose d’un peu vague, d’un peu agaçant, d’un peu inavouable, comme si, dans l’ardeur de son âme, un ferment de honte eût grouillé. Le doute qu’avaient suscité en elle, il y a quelques heures, l’attaque et les insinuations de Jean, revient à l’assaut. Si impérieux qu’il fût, ce doute, à l’origine de la causerie que les deux jeunes gens ont eue ce soir, il a reculé sous la pression de l’habitude à goûter le charme de Lucien, il a battu en retraite, il avait presque disparu. Mais, à l’embuscade, il attendait le moment de reprendre l’offensive, il envahit derechef l’esprit d’Yvonne, il menace. L’inquiétude la plus bizarre tourmente la jeune fille. Abandonnant l’attitude humble, prostrée, dont elle inclinait mollement toute elle-même vers son ami, elle se redresse d’un mouvement rapide et, ses yeux dérobant leur enquête et leur angoisse, elle fouille les replis de ce visage fraîchement rasé, pour y trouver une issue vers les profondeurs de l’âme sur lesquelles ils vont peut-être s’entr’ouvrir. S’il n’est qu’un bellâtre, incapable de tout, si ce n’est d’amorcer le cœur des femmes, vers quel avenir de tristesse et d’humiliations se hasarde-t-elle ? L’énigme n’est pas de celles que l’on résout à l’improviste : chaque seconde rend plus nécessaire la reprise de la conversation, et Lucien doit ignorer le trouble dont elle est remuée. Pourquoi tant de compliments ? Sont-ils feinte ou conviction ? Quel outrage, s’il accumulait les mensonges ! Non, non, elle est plus intelligente que cela, elle aurait dépisté la fourberie moins tard ! Elle se rassure, mais elle est sur le qui-vive, elle a confusément peur…

Lucien renoue l’entretien…

— Ainsi, votre promenade a été charmante, cet après-midi. Vous vous en êtes donné à cœur joie…

— Je me suis grisée !

— De quoi ?

— Mais vous le savez bien ! de grand air, de purs arômes, de poésie… Comment faire autrement, quand le soleil est doux, que la campagne est radieuse ?… Enfin, je voudrais pouvoir dire cela dans votre langage, avec des expressions d’un choix, d’un pittoresque…

— Vous ne raillez pas, j’espère !

— Quelle méprise, Lucien ! Je suis à dix lieues de la chose !

— Ce n’est peut-être pas assez loin !…

Et, fier de cette boutade, il eut un éclat de rire où jasaient des roucoulements. Yvonne sourit, le mot lui avait plu, la faisait se repentir d’une malice impulsive.

— Je suis méchante, n’est-ce pas ? dit-elle, adoucie.

— Vous ! méchante Vous avez donc eu l’intention de vous moquer de moi ?

— Que vous êtes susceptible ! Je désirais vous taquiner, m’amuser un peu. Fantaisie de jeune fille, pas autre chose !

— La susceptibilité, fi, quelle horreur ! Je n’aime pas trop de fantaisie, Yvonne, de cette fantaisie qui pique…

Elle avait rougi beaucoup, et cela durait, malgré elle. Trop nerveux pour en être le témoin, il calmait sa propre frayeur. Yvonne, rire de lui ? C’était folie de l’en soupçonner ! Une jeune fille sensée le méconnaître et narguer le charme de sa phrase, l’agilité de son esprit ? Cela tombait de soi-même, croulait ! Et pourtant, une note de persiflage, comme à la sourdine, avait grincé dans la voix de la jeune fille. Sa fatuité, aux abois, se cabre.

Yvonne répète, enjôleuse :

— C’est une plaisanterie, vous dis-je…

— Il y a fantaisie et fantaisie, celle qui est amusante et celle qui ne l’est guère !

— Vous doutez de moi ?

— Je n’ai jamais douté de vous, Yvonne !

— C’est habile, c’est gentil, mais ce n’est pas répondre !

— Je ne veux pas vous offenser, je préfère m’être berné moi-même…

— Soyez tranquille, je ne suis pas susceptible, moi !

— Et moi, je le suis ?

— Parlez, nous verrons !

— Si je ne parle pas ?

— Je croirai que vous l’êtes, Lucien !…

— Je ne puis parler, sans avouer que je l’ai été, au moins quelques secondes…

— Et cela vous indigne ? Quel orgueil ! Péché avoué est déjà pardonné !

— Dites-moi franchement, Yvonne, j’ai fait erreur, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas voulu me ridiculiser ? J’avais cru percevoir, dans le son de votre voix, une raillerie, presque du sarcasme… Si la chose eût été réelle, vous comprenez que ce ne serait guère divertissant pour moi. Ce langage qui est le mien, il est naturel, vous savez, il n’est pas apprêté, il est…

— Délicieux !

— Franchement, là ?…

— Le plus délicieux que j’entende !

— Oh ! c’est trop ! mais… mais j’ose espérer qu’il n’est pas… banal.

— Banal ? Le dire, c’est l’avoir supposé ! Il ne faut pas faire de telles suppositions ! Ainsi, vous avez supposé que je…

— Que vous… que vous…

— Que je ? suggère-t-elle finement.

— Que vous caricaturiez ma phrase.

— Oh ! l’horrible soupçon ! Votre phrase ? Elle est d’une souplesse, d’un équilibre, d’une grâce !… Enfin, vous parlez comme vous dansez, adorablement !…

— C’est trop d’enthousiasme, Yvonne, dites-moi seulement qu’elle n’est pas ordinaire…

— Extraordinaire, je l’avais oublié !

— Je ne voulais pas dire cela, j’insinuais qu’elle n’est pas commune, pas tout le monde…

— Je vous l’ai déjà dit, la plus délicieuse, la plus mélodieuse que j’entende ! Elle me ravit !

— Il y a, dans votre accent, quelque chose d’inhabituel que je n’aime pas. Plus vous me rassurez de votre… de votre…

— Admiration ?…

— Si vous voulez, oui… Plus vous m’en rassurez, dis-je, moins je me sens positif. Vous n’êtes pas tout-à-fait vous-même, ou plutôt, quelque chose s’additionne à vous, quelque chose de fugitif, d’insaisissable qui n’y fut jamais auparavant.

— Ce n’est pas la première fois que nous badinons ensemble, Lucien ! Je ne dois plus être capable de vous étonner ! Vous connaissez tous les caprices de ma tête…

— Elle est jolie, votre tête, peignée avec un art si vaporeux !

— Ce n’est pas moi qui l’ai peignée !…

— Mais c’est à vous qu’elle appartient !

— Vous avez toujours le dernier mot spirituel, c’est entendu ! Je vous admire !…

— Encore ce persiflage, Yvonne ! Tout-à-l’heure, mes compliments, bien accueillis, vous faisaient merveilleusement sourire. Votre sourire…

— Qu’est-ce qu’il était ?

— Une fleur vermeille où vos yeux, profondeurs du calice, distillaient le parfum de votre âme !

— Charmant ! mais quelle fleur, s’il vous plaît ?

— Vous êtes inconcevable, vous m’abasourdissez !

— Ah ! Ah ! je vous… je vous intrigue, hein ? Quelle mine ! mais il ne faut pas prendre la chose austèrement !…

Le salon vibra d’un éclat de rire perçant et gamin. Lucien, morose, demeura coi.

— « Il faut oublier ce vilain quart d’heure ! » s’écria la jeune fille, surprise d’elle-même, de son audace. « Allons ! ne suis-je pas la même ? Pourquoi aurais-je modifié mon humeur à votre égard ? Pardonnez-moi ces espiègleries ! Pourquoi seraient-elles méchantes ? »…

— Oui, pourquoi ? Tout de même, on a beau connaître les femmes… Quelles habiles comédiennes !… J’ai eu peur…

— De quoi ?

— De ce rainage d’oiseau-moqueur.

— Me voici devenue un oiseau. Tour à tour une fleur et un oiseau : quelle charmante métempsycose que la religion des amoureux !

— L’idée est juste, Yvonne, puisque je vous aime depuis les âges lointains de la métempsycose, depuis toujours !…

Bien qu’elle eût encore un peu la tentation d’esquiver ce compliment fort lourd de fadeur, elle n’y put succomber. La voix de Lucien, quand elle avait cette résonance câline et chaude, attendrissait la jeune fille. Elle est ressaisie par sa croyance à un Lucien meilleur, plus cultivé, plus profond, plus viril qu’on le croit. L’injustice des jaloux le persécute, le profane. En somme, elle a été détestable, ce soir, perfidement ingrate. Alors qu’il étale son amour en un si joli langage, elle s’en gaudit, elle qu’il aime. Capable d’une telle bassesse, peut-elle exiger qu’il soit parfait ? Elle a honte d’elle-même. La pitié surabonde en elle, fait remonter l’amour à pleins bords de son cœur. Jean redoute Lucien Desloges sans le connaître, sans avoir pu l’approfondir. A-t-il, comme elle, eu la révélation du Lucien intime, entrevu cette âme plus loyale qu’il ne le craint, correspondu avec cette intelligence plus riche qu’il ne l’appréhende, entendu battre ce cœur moins vil qu’il ne l’affirme ? Le remords d’Yvonne creuse davantage : elle regarde son ami avec beaucoup de tendresse et lui dit, contristée :

— Mon ami, vous avez tout oublié, n’est-ce pas ?

— Mais je ne comprends pas… vous auriez…

— Je m’accuse !

— Vous vous accusez ?

— De m’être moquée de vous. C’est stupide, en faire l’aveu, quand vous n’y songiez plus. Eh bien ! il le faut, pour vous demeurer loyale. La dissimulation me pesait. Tenez, je me sens plus à l’aise, maintenant !

— Tout ce que vous avez dit de mon langage, alors ?…

— Je fus méchante !

— Mais c’est la première fois qu’il vous arrive de vous payer ma tête aussi…

— Impudemment, oui, je le confesse !

— La première fois que vous raillez mon langage. Vous pensiez donc, au fond, qu’il est maniéré, faux, alambiqué ?…

— Là, vous allez trop loin encore ! J’ai cru, un moment, un seul, un déplorable moment, que vous vous écoutiez parler, rien de plus… Tranquillisez-vous, je vous en prie, j’ai été sotte, affreusement sotte. Allons ! déridez-moi ce front barré d’orages !… Non ? Pourquoi pas ? vous n’êtes plus gentil du tout : la rancune, je l’exècre !

— Une fois, c’est trop avoir douté de la franchise et du naturel de ma phrase ! Vous m’avez blessé !

— Je vous répète que j’en ai de la peine, Lucien ! Je n’ai pas voulu vous offenser, ou plutôt, je l’ai voulu, mais sans le vouloir…

— Cette explication n’est-elle pas étrange ?

— C’est idiot, oui. Et pourtant, c’est exact, c’est, tout, ce que j’en peux dire. Mon cœur se révoltait, mon humeur m’entraînait. Mon cœur ne voulait pas, mon esprit voulait. Est-ce plus clair ?

— Je ne comprends guère pourquoi votre esprit a voulu, pourquoi votre humeur fut si impulsive !

— Ne suis-je pas une impulsive ? Vous me l’avez redit cent, mille fois !

— Impulsive contre moi ? Ce n’est pas le motif de votre persifflage à mon égard. On vous a aigrie contre moi, quelqu’un se glisse entre nous, quelqu’une vous insinue d’adroits mensonges ! Une jalouse, probablement…

— Une jalouse ? dit-elle, impuissante à contenir un malaise bizarre dont son âme est subitement inondée.

— Pourquoi cette exclamation violente ?

— Croyez-vous que vous ne puissiez rendre une femme heureuse qu’en rendant les autres malheureuses ?

Ahuri, Lucien ne sait que répondre. Avec de grands yeux béants de gazelle surprise, il interroge Yvonne ; cette brusquerie le déconcerte, il ne veut pas croire, demeure stupide. Yvonne n’eût pas sitôt donné libre cours à cette boutade amère qu’il lui semblât avoir dit la chose en rêve. Elle a parlé d’un élan de toute elle-même, instantanément, sans réfléchir, sans prévoir. D’où vient cette révolte ? De quelles sources intimes a-t-elle jailli ? Comment se fait-il qu’elle n’a pas même eu la pensée d’endiguer ce flot de malice ? Des contradictions se mêlent dans sa pensée tumultueuse. Elle se réjouissait que d’autres jeunes filles fussent jalouses d’elle, et plus elles en sèment le témoignage par leurs sarcasmes, plus son amour pour Lucien pousse des racines tenaces. Et maintenant, elle est indignée qu’il se croie adoré par d’autres femmes qu’il désespère ? C’est vrai : pourquoi le blâmer de s’en être aperçu ? Eh bien, oui, il est impertinent d’affirmer qu’il est témoin de sa vogue, il est énervant de suffisance et de fatuité, voilà. C’est trop fort ! à la moindre boutade, il grince des dents. À coup sûr, il regorge trop de lui-même. Et cependant, il ne diffère pas de ce qu’il est toujours. Le ressentiment d’Yvonne contre Jean s’avive : c’est lui qui a rompu la tranquillité de son amour et dont les réticences ont exaspéré ses nerfs, avant le dîner. Lucien est le même, c’est elle qui ne le voit plus qu’à travers le clair-obscur troublant que lui a dépeint son frère. Malgré elle, son esprit lutte, oscille entre la foi la plus invincible et les doutes qui tout-à-coup l’empoignent. Qu’ils sont affreux, ces doutes, et qu’ils irritent ! Qu’il a été maladroit, ce Jean, cet intrus dans son bonheur ! Avait-elle besoin de ces conseils incommodes ? Sans eux et sans lui, elle n’aurait pas, sans avoir eu le temps de soupçonner même leur indélicatesse et leur gravité, proféré de telles paroles difficiles à reprendre. L’amour est souvent à la merci des querelles anodines : celle-ci pourrait dénouer la tendresse qu’ils ont l’un pour l’autre… Il faut que, par des flatteries et des sourires, elle répare, elle fasse oublier…

Toutes ces réflexions d’Yvonne, alors que le silence entre eux s’alourdit, ne diminuent pas la perplexité de Lucien. Il n’y comprend rien, il est comme hébété. Quel est le mystère de cette humeur tracassière ? Est-elle réellement jalouse ? Mais elle n’a pas de motif soutenable de l’être, il ne se reproche aucune manœuvre infidèle qu’elle puisse lui jeter à la figure. Il n’a jamais été aussi constant, aussi religieusement assidu auprès d’une jeune fille, il éprouve même une certaine confusion de s’être laissé emmitoufler de la sorte. En aurait-elle assez de lui ? Elle serait îa première jeune fille qu’il eût lassée ! D’ordinaire, il se fatigue, ce n’est pas lui qu’on rejette avec un geste de prince ennuyé ! Un rival louvoyait-il dans ses eaux ? Un rival ! Quelle ignominie ! Elle n’aurait pas la témérité d’accueillir un rival, après les serments d’amour, composés d’un langage aussi délicat et pur, qu’il a modulés avec la musique la plus langoureuse de sa voix ! Tout son être se rebelle contre cela : il n’a eu des rivaux que pour les occire. Son langage ? Il est vrai que, badine et gouailleuse, elle en a nargué la saveur et la flexibilité. Que se passe-t-il donc en elle ? Tant d’échappatoires épuisent son indulgence. Il ne veut pas être dupe davantage, elle n’a plus qu’à fournir une explication limpide. Si elle passe outre et dissimule encore, elle ne devra qu’à elle-même de le perdre sans retour et d’en gémir désespérément. Une femme, à laquelle il fait l’honneur de l’aimer, n’a pas le droit de le ravaler à la besogne des bouffons !

Il menace donc :

— Yvonne, soyez franche ! je le veux !

— Je le regrette !

— Que je le veuille ?

— Non, que je l’aie dit !…

— Et moi qui m’illusionnais encore de l’espoir que vous n’aviez pas été sérieuse !

— Pardon, Lucien, de mon étourderie. Elle fut si peu volontaire.

— Je vous ai presque suppliée de ne pas éluder mes questions… Je croyais qu’elle était finie, votre…

— Insolence ! je le mérite !

— Non, votre badinage mordant qui méprise…

— Cela, je ne le veux pas, Lucien ! Je ne vous méprise pas, je vous… admire.

— Pourquoi venez-vous d’hésiter ?

— J’allais vous dire davantage, une chose beaucoup plus douce que l’admiration toute seule. J’ai cru qu’il valait mieux… museler mon cœur.

— Vous croyez, en m’attendrissant, disperser l’orage. Eh bien, je vous parle à cœur large ouvert ! Vous êtes la première jeune fille auprès de laquelle j’insiste. D’ordinaire, quand une jeune fille essaye de me faire danser comme une marionnette au gré de sa fantaisie, je l’abandonne, je la proscris de ma mémoire ! Je l’ignore à tel point qu’elle me semble n’avoir jamais existé ! Je n’ai jamais été dupe d’une femme, je ne le serai pas de vous ! Je vous le déclare sans violence, mais avec la fermeté que je dois à mon honneur que vous offensez ! On ne badine pas avec la dignité d’un homme, fût-on la plus jolie femme de Québec !

— Vous envisagez la chose avec trop de colère et un honneur trop minutieux, répondit Yvonne, irritée par cette explosion de fureur outrée.

— C’est fort bien, Mademoiselle Fontaine, nous allons faire nos adieux ! Puisque vous ne cédez pas, nous nous séparons à jamais ! Quand c’est fini, je suis impitoyable !

Et il se lève, le visage roide et majestueux. Yvonne a l’intuition qu’il ne ment pas, qu’il a l’orgueil bête, irréductible. C’est pour ne plus revenir qu’il s’en ira ! Est-il impossible de l’asservir, toutefois ? Si elle en faisait l’expérience hardie ? Mais ce n’est pas de l’amour, cette bouderie puérile, et elle aime Lucien au point de lui sacrifier le désir profondément féminin de courber l’homme sous le joug dans une querelle d’amour.

— Lucien ! ne partez pas ! s’écrie-t-elle, affectueuse.

— Vous vous expliquez, alors ?…

— Interrogez, je vais répondre…

— Pourquoi êtes-vous si différente, si acariâtre, ce soir ?

— Je n’ai pas changé à votre égard, Lucien ! Je pense de vous toutes les jolies choses d’auparavant…

— Pourquoi, s’il vous plaît ?

— Je ne puis vous satisfaire, parce que vous grossissez ma faute. Vous en faites boule de neige : la chicane, je ne l’ai pas voulue. Rien en moi n’a voulu vous être désagréable !

— Vous ne serez donc pas franche ! Je vous croyais la plus loyale des jeunes filles ! Il n’y a que des femmes moins déloyales les unes que les autres, il n’y a pas de femmes vraiment, sans cesse loyales ! Elles sont toutes comédiennes !

— Elles vous ont ainsi trompé ? insinua-t-elle, adroitement.

— Me tromper, moi ? Jamais, je suis… j’ai toujours flairé la ruse féminine. Et vous ne me trompez pas, Yvonne, je vous le répète solennellement !… Je vous demande une justification !

— Je vous ai déjà fait apologie aussi nettement que j’en suis capable ! Mon humeur voulait, mon cœur ne voulait pas !… Je ne puis trouver autre chose !

— C’est précisément la cause de cette humeur maussade qu’il me faut !

— Eh bien… oui… il y a quelque chose, on m’a influencé contre vous, et j’avais les nerfs si mauvais…

— Qui donc ? vous me devez cela !

— Qui ?…

— Oui, savoir lequel éclaircira tout !

— Il est préférable que je ne dise pas son nom !…

— Vous l’avez cru ?

— N’insistez pas, je ne suis pas préparée à tout vous dire, ce soir ! Si vous m’aimez, Lucien, n’exigez pas, soyez généreux ! Demain, un autre jour, il n’y aura plus de mystère entre nous. Je me sens trop nerveuse, trop triste… Je vous garde mon amour, mais j’ai besoin de réfléchir. Vous ne pouvez me refuser, il se passe en moi des choses qui torturent. Tous êtes bon, vous comprenez, dites ?…

— Mais…

Une résonance de pas très fermes, escaladant les degrés de pierre au-dehors, fige le reste de sa phrase. Des plis d’amer désappointement se creusent entre les beaux sourcils de Lucien. D’un geste presque rageur, sa main gauche étreint le bras du fauteuil où il s’agite. Yvonne croit entendre la démarche de son père.

— C’est toi, papa ? demande-t-elle, heureuse de la diversion qu’il apporte.

— C’est moi, Jean !

— Ah ! murmure-t-elle, confuse, le cœur battant plus fort.

L’invitera-t-elle à venir ? N’est-il pas dangereux qu’ils se rencontrent, tous les deux ? Si elle n’appelle pas Jean, Lucien va peut-être le soupçonner d’être l’adversaire, le délateur. Il faut qu’il vienne.

— Jean, tu ne montes pas immédiatement ? dit-elle, frémissante.

Un silence grave longuement tombe…