Ce qu’il faut faire/Sur la destination de la science et de l’art


I


C’est sur la science expérimentale positiviste que repose maintenant la justification de quiconque s’affranchit du travail. Voici ce que dit cette théorie scientifique :

« Pour étudier les lois qui régissent la vie des sociétés humaines, il n’existe qu’une seule méthode indubitable : celle de la science positive critique.

« Il n’y a que la sociologie, basée sur la biologie, basée elle-même sur toutes les sciences positives, qui puisse nous formuler les lois de la vie du genre humain. Le genre humain ou les sociétés humaines sont des organismes déjà formés ou encore en voie de formation et qui sont soumis à toutes les lois de l’évolution des organismes.

« L’une de ces lois essentielles est la distribution des fonctions entre les différentes particules des organes. Si les uns commandent et les autres obéissent, si les uns vivent dans l’abondance et les autres dans le besoin, tout cela arrive non parce que Dieu l’a voulu ainsi, ni parce que le gouvernement est l’expression des besoins de la société, mais parce que, dans les sociétés comme dans les organismes, la vie de l’être entier a pour condition nécessaire la division du travail : les uns exécutent dans les sociétés le travail musculaire, les autres le travail intellectuel. »

Sur cette doctrine s’appuie la justification favorite de notre temps.

Il n’y a pas longtemps que dans le monde savant régnait la philosophie de l’esprit[1] dont les conclusions sont que tout ce qui existe est rationnel, qu’il n’y a ni bien ni mal, que l’homme n’a pas à lutter contre le mal, qu’il doit seulement manifester son intelligence, l’un dans le service militaire, l’autre dans la magistrature, l’autre dans l’art du violon, etc.

Il existait cependant de nombreuses et diverses expressions de la sagesse humaine, qui toutes étaient connues du xixe siècle. On connaissait Rousseau, et Lessing, et Spinoza, et Bruno, et toute la sagesse de l’antiquité, mais de toute cette sagesse, la foule n’en voulait plus rien savoir. On ne peut pas dire que le succès de Hégel tenait à l’harmonie de sa théorie : il existait des théories non moins harmoniques, celles de Descartes, de Leibnitz, de Fichte, de Schopenhauer. L’unique cause pour laquelle cette théorie philosophique devint quelque temps la doctrine de tout le monde, c’était qu’elle s’ajustait, par ses conséquences, aux vices des hommes. Elle tendait à établir que tout est rationnel, que tout est bon, que nul n’est coupable de rien.

Lorsque je commençais la vie, le hégélianisme était la base de tout : il se respirait dans l’air, se faisait jour dans les articles des journaux et des revues, dans les cours d’histoire et de droit, dans les romans, dans les traités, dans l’art, dans les sermons, dans les conversations. L’homme qui ne connaissait pas Hégel n’avait pas le droit de parler ; quiconque voulait trouver la vérité étudiait Hégel. Tout reposait sur lui ; et quarante ans se sont à peine écoulés que tout d’un coup rien ne reste plus de lui, il n’en est pas plus question que s’il n’eût jamais existé. Et le plus surprenant, c’est que le hégélianisme est tombé sans que personne l’ait réfuté, renversé ; non, tel il était, tel il est ; mais il apparut soudain sans objet aux yeux du monde savant.

Un temps fut où les docteurs hégéliens enseignaient solennellement la foule, où la foule, sans rien comprendre, croyait aveuglément à tout, trouvait là une confirmation de ce qu’elle jugeait avantageux pour elle, persuadée que ce qui lui semblait à elle obscur et contradictoire, — là-haut, sur les sommets de la philosophie, était clair comme le jour.

Mais le moment est venu, cette théorie s’est usée ; une autre apparaît à sa place et l’ancienne est dédaignée, et la foule, jetant un coup d’œil dans les sanctuaires mystérieux des sacrificateurs, s’aperçoit qu’il n’y avait rien que des mots très obscurs et très absurdes. — Tout cela s’est passé à ma souvenance.

— Mais, diront les tenants de la science actuelle, tout cela est arrivé parce que c’étaient là des absurdités de la période théologique et métaphysique. À présent, une science positive et critique existe, qui ne saurait tromper, car elle repose tout entière sur l’instruction et sur l’expérience. À présent, nos connaissances ne sont plus incertaines comme auparavant, et c’est seulement en marchant dans notre voie qu’on résoudra toutes les questions humaines.

Mais absolument la même chose disaient les maîtres anciens ; et ils n’étaient point des sots, et nous savons que parmi eux se trouvaient de grands esprits ; absolument la même chose, à ma souvenance, et avec une assurance non moindre, une non moindre faveur de la foule des gens soi-disant éclairés, disaient les hégéliens. Et ce n’étaient pas non plus des sots que nos Hertzen, nos Stankevitch, nos Belinski.

Mais alors comment expliquer ce phénomène singulier, que des sages aient professé avec une si grande assurance, que la foule ait accueilli avec tant d’enthousiasme des doctrines aussi fausses, aussi absurdes ? La cause unique en est que ces doctrines justifiaient les gens de leur vie mauvaise.


II


Un piètre publiciste anglais, dont les œuvres sont toutes oubliées et de la dernière nullité, écrit un traité sur la population, dans lequel il pose cette loi imaginaire que la production des substances alimentaires n’est point proportionnelle à l’augmentation de la population. Il établit cette loi imaginaire sur des formules mathématiques sans aucun fondement, et la publie. À la légèreté, à la nullité de l’ouvrage, on devait supposer qu’il n’attirerait l’attention de personne, qu’il tomberait dans l’oubli comme toutes les autres œuvres suivantes du même écrivain. Il arrive tout le contraire : le publiciste qui l’a écrit devient tout à coup une autorité scientifique et demeure sur cette hauteur presque un demi-siècle durant.

Malthus ! — La théorie de Malthus, — l’accroissement de la population suivant une progression géométrique, et des substances alimentaires suivant une progression arithmétique, le remède naturel et rationnel donné par le ralentissement de la procréation, — autant de vérités scientifiques, indubitables, qui ne se démontraient point et qui, comme des axiomes, servaient à des démonstrations ultérieures. C’était là le fait des gens de science et d’instruction : quant à la foule des gens oisifs, elle admirait humblement les grandes lois de Malthus.

Comment cela s’est-il produit ?

Il semblerait que ce soit là une théorie scientifique dont les conclusions n’ont rien de commun avec les instincts de la foule. Mais celui-là seul peut en juger de la sorte, qui s’imagine que cette science est quelque chose d’indépendant et d’infaillible, comme l’Église, et qui ne veut point voir ce qu’elle est en réalité : une invention de gens superficiels et fourvoyés, qui n’attachent d’importance qu’à l’étiquette de la science, sans aller au fond des idées.

Il suffit de déduire les conséquences pratiques de la théorie malthusienne, pour voir que cette théorie était la plus applicable à l’homme, avec les buts les plus déterminés. Les conséquences qui en découlent directement sont les suivantes :

La situation malheureuse des ouvriers est telle en vertu d’une loi immuable, indépendante des hommes, et s’il y a quelqu’un de coupable là-dedans, ce sont les ouvriers affamés eux-mêmes : pourquoi, les sots, viennent-ils au monde, sachant qu’ils n’auront rien à manger ?

En faveur de ce résultat, si précieux pour la foule des gens oisifs, tous les savants fermèrent les yeux sur l’irrégularité et l’arbitraire absolus de ces conclusions sans preuves, tandis que la foule des lettrés, c’est-à-dire des oisifs, sentant d’instinct à quoi mènent ces conclusions, adopta la théorie avec enthousiasme, lui imprima le cachet de la vérité, c’est-à-dire de la science, et la suivit un demi-siècle.

N’est-ce point la même cause qui explique l’assurance des hérauts du positivisme, et l’humble soumission de la foule à ce qu’ils prêchent ? À première vue, il paraît étrange que la théorie scientifique de l’évolution puisse justifier les gens de leur fausseté, et il semble qu’elle ait uniquement à s’occuper des phénomènes, qu’elle n’ait rien autre chose à faire que d’observer les phénomènes.

Mais tout cela n’est qu’une pure apparence.

De même, semblait-il, avec la doctrine de Hégel, dans des proportions plus vastes, et, en particulier, avec la doctrine de Malthus. Le hégélianisme, semblait-il, ne s’occupait que de ses constructions logiques, et n’avait aucun rapport avec la vie des hommes. Pareillement, la théorie malthusienne semblait n’avoir d’autre objet que des faits de statistique. Mais tout cela n’était qu’une pure apparence.

La science contemporaine s’occupe, elle aussi, uniquement de faits, elle observe des faits. Mais quels faits ? Pourquoi spécialement ceux-ci, et pas ceux-là ?

Les adeptes de la science contemporaine répètent volontiers, avec solennité et assurance : « Nous n’étudions que les faits, » en s’imaginant que ces mots offrent un sens quelconque. Étudier uniquement les faits, c’est chose impossible, parce qu’il existe une quantité innombrable (dans le sens propre du mot) de faits susceptibles d’étude. Avant d’étudier les faits, il faut avoir une théorie d’après laquelle on les étudie, c’est-à-dire on choisisse, dans la masse innombrable des faits, ceux-ci ou ceux-là. Et cette théorie existe, et même très nettement formulée, bien que les adeptes de la science contemporaine parfois l’ignorent, parfois feignent de l’ignorer. Il en fut toujours de même pour toutes les doctrines régnantes et dirigeantes. Les éléments de chaque doctrine sont toujours donnés par la théorie, et les soi-disant savants ne font que découvrir les conséquences ultérieures de ces éléments une fois donnés. De même aujourd’hui la science contemporaine choisit ses faits d’après les éléments d’une théorie qu’elle connaît parfois, que parfois elle ne veut pas connaître que parfois elle ne connaît pas en effet ; mais cette théorie existe.


III


Cette théorie, la voici. Le genre humain tout entier constitue un organisme vivant ; les hommes sont les différentes particules d’organes ayant chacun leur mission spéciale qui sert à l’organisme entier. De même que les cellules, constituées en organisme, se distribuent le travail dans la lutte pour l’existence de l’organisme entier, développant telle faculté, restreignant telle autre, et composent des organes spéciaux pour mieux satisfaire les besoins de l’organisme entier ; de même que chez les animaux sociables, fourmis, abeilles, — les individus se divisent le travail, la femelle pondant les œufs, le bourdon les fécondant, la jeune abeille travaillant pour la vie de la communauté : — de même aussi pour le genre humain et les sociétés humaines. Et pour trouver la loi de la vie de l’homme, il faut étudier les lois de la vie et de l’évolution des organismes. Dans la vie et l’évolution des organismes nous trouvons les lois suivantes : la loi de différentiation et d’intégration, la loi qui veut que tout phénomène comporte d’autres conséquences encore que sa conséquence immédiate, la loi de l’instabilité de l’homogène, etc. Tout cela semble très innocent, mais il suffit de tirer les conséquences de toutes ces lois pour voir immédiatement que ces lois tendent au même but où tendaient les lois de Malthus.

Toutes, elles tendent uniquement à faire reconnaître cette distribution de l’activité, qui existe dans les sociétés humaines, comme organique, c’est-à-dire nécessaire, et par conséquent, à considérer cette situation fausse où nous nous trouvons, nous qui nous sommes affranchis du travail, non à la lumière de la raison et de la justice, mais comme un fait inéluctable qui confirme la loi générale.

La philosophie de l’esprit justifiait la cruauté et l’abomination, mais c’était d’une manière philosophique, et par conséquent fausse, tandis que la science démontre tout cela d’une manière scientifique, et par conséquent indubitable.

Et comment ne pas accueillir une si belle théorie ? — Il suffit de considérer la société humaine comme un sujet d’observation, et dès lors je peux me consoler par l’idée que mon activité, quelque forme qu’elle prenne, est une activité fonctionnelle de l’organisme du genre humain, sans qu’il soit besoin de m’inquiéter s’il est juste que moi, en profitant du travail d’autrui, je fasse uniquement ce qui me plaît, ni si la division du travail entre la cellule du cerveau et celle des muscles est équitable. Comment donc ne pas admettre une théorie aussi séduisante, pour pouvoir ensuite mettre pour toujours la conscience dans la poche, et vivre d’une vie animale, complètement débridée, fort d’un appui scientifique, inébranlable selon notre temps ?

Et voilà que sur cette doctrine nouvelle se fonde maintenant la justification de l’oisiveté et de la cruauté des hommes.


IV


Cette doctrine se fit jour il n’y a pas longtemps, environ cinquante ans. Son fondateur principal fut le savant français Auguste Comte.

Auguste Comte, homme à la fois systématique et religieux, reprit, sous l’influence des découvertes physiologiques de Bichat, découvertes alors toutes nouvelles, cette ancienne idée émise déjà par Ménénius Agrippa[2], que les sociétés humaines, que même le genre humain entier peut être considéré comme un tout, un organisme, et les hommes comme les particules d’organes différents ayant chacun leur destination déterminée qui coopère à l’organisme entier.

Cette idée plaisait tellement à Auguste Comte, qu’il se mit à bâtir sur elle un système philosophique, et ce système l’entraîna si loin, qu’il oublia absolument que le point de départ de sa théorie n’était qu’une bonne comparaison, à sa place dans un apologue, mais qui ne pouvait aucunement servir de base à une science. Lui, comme il arrive souvent, prit pour un axiome une hypothèse qu’il aimait, et s’imagina que sa théorie entière était bâtie sur des fondements solides.

Sa théorie tend à établir que, le genre humain étant un organisme, on ne peut savoir ce qu’est l’homme, et quels doivent être ses rapports avec le monde, qu’en sachant les propriétés de cet organisme. Pour savoir ces propriétés, l’homme a la possibilité de faire des observations sur les autres organismes inférieurs, sur leur vie, et d’en tirer des inductions.

Donc, premièrement, la méthode véritable et unique de la science, d’après Auguste Comte, c’est la méthode inductive, et toute la science a pour seule base l’expérience. Secondement, l’objet et la hiérarchie des sciences constituent une science nouvelle, celle de l’organisme imaginaire du genre humain : cette science nouvelle, c’est la sociologie.

De cette même façon d’envisager la science en général, il résultait que toutes les sciences antérieures étaient fausses, et que l’histoire entière du genre humain, au point de vue de l’évolution intellectuelle, se divisait en trois, ou, à proprement parler, en deux périodes : la période théologique et métaphysique, qui se poursuivit depuis l’origine du monde jusqu’à Auguste Comte, et la période actuelle, celle de la science unique et véritable, le positivisme, qui a commencé à Auguste Comte.

Tout cela était parfait et ne présentait qu’un seul défaut, à savoir que tout cet édifice était construit sur le sable, sur l’affirmation arbitraire et inexacte que le genre humain est un organisme. Cette affirmation était arbitraire en ce que, pour admettre l’existence de l’organisme humain, non susceptible d’observation, nous n’avons pas plus de droit que pour affirmer l’existence de tout être chimérique et invisible. Et inexacte, en ce qu’à la notion du genre humain — c’est-à-dire des hommes — était jointe l’idée d’organisme, alors que ce genre humain est dépourvu du caractère essentiel de l’organisme : le centre de la sensibilité, ou la conscience[3].

Mais malgré l’arbitraire et la fausseté de la thèse fondamentale de la philosophie positiviste, les soi-disant savants n’ont point laissé de l’accueillir avec enthousiasme.

Il est à remarquer, à ce propos, que, des deux parties de l’œuvre entière d’Auguste Comte, — philosophie positive et politique positive — le monde savant n’accueillit que la première, celle qui justifiait, par des raisons nouvelles tirées de l’expérience, le mal existant des sociétés humaines. Quant à la seconde partie, qui traite des devoirs moraux de l’altruisme, devoirs dérivant de l’assimilation du genre humain à un organisme, on la déclara non seulement peu importante, mais nulle et non scientifique.

Il arriva la même chose qu’avec les deux parties de l’œuvre de Kant. La critique de la raison pure fut accueillie par le monde savant, mais la critique de la raison pratique, qui contient la substance de sa morale, on la rejetait.

Dans l’œuvre de Kant on proclamait comme scientifique uniquement ce qui justifiait le mal régnant.

Mais la philosophie positive acceptée par le public, philosophie fondée sur une théorie arbitraire et fausse, était par elle-même inconsistante, partant instable, et n’eût pu se tenir debout toute seule. Et voici que, dans le nombre de tous ces jeux oiseux de la pensée, parmi les adeptes de cette philosophie, surgit cette affirmation, aussi peu nouvelle, aussi arbitraire et fausse, que les êtres vivants, c’est-à-dire les organismes, se formaient les uns des autres, non seulement un organisme d’un autre, mais un seul de plusieurs : c’est-à-dire que, dans un laps de temps très long, au bout de millions d’années, par exemple, non seulement d’un ancêtre commun peuvent descendre un canard et un poisson, mais d’un essaim d’abeilles peut se former un animal. Et cette affirmation arbitraire et fausse, le monde savant l’accueillit avec une faveur encore plus générale. Arbitraire, en ce que nul n’a jamais vu comment les organismes se forment les uns des autres, et c’est pourquoi l’hypothèse de l’origine des espèces demeurera toujours une hypothèse, et non point un fait expérimental. Fausse, en ce que la solution du problème de l’origine des espèces par les principes de l’hérédité et de l’adaptation au milieu, dans un laps de temps infiniment long, n’est pas du tout une solution, mais un nouvel exposé du problème sous une autre forme.

Dans la théorie de Moïse, la variété des espèces vivantes a été établie par la volonté de Dieu et par sa puissance infinie ; mais dans la théorie de l’évolution, cette variété des êtres vivants est le résultat du hasard et des influences diverses de l’hérédité et du milieu pendant une période infiniment longue. La théorie de l’évolution, pour parler la langue usuelle, affirme seulement ceci, que, dans un laps de temps infiniment long, de ce que vous voulez peut sortir tout ce que vous voulez. Le problème n’est point résolu ; c’est la même question posée autrement : à la volonté on substitue le hasard, et le coefficient de l’infini est transporté de la puissance au temps.

Mais cette nouvelle affirmation corrobore celle d’Auguste Comte ; et de plus, suivant l’aveu naïf du fondateur de la théorie darwinienne lui-même, c’est la loi de Malthus qui lui a inspiré l’idée de son système, c’est sur elle qu’il édifia sa théorie de la lutte des êtres vivants et des hommes pour l’existence, comme la loi fondamentale de tout être vivant. Mais il n’en fallait pas davantage à la foule des oisifs pour leur justification.

Deux théories instables, incapables de se tenir debout, s’étayaient l’une l’autre et en recevaient un semblant de stabilité. Toutes deux, elles portaient en soi cette conclusion, précieuse pour la foule, que, dans le mal existant des sociétés humaines, les hommes ne sont point coupables, et que l’ordre existant est précisément celui qui doit exister : et la nouvelle théorie fut acclamée par la foule avec une confiance, un transport inouïs.

Et sur ces deux thèses arbitraires et fausses, acceptées comme des dogmes, s’éleva la nouvelle doctrine scientifique.

Spencer, par exemple, dans l’une de ses premières œuvres, formule ainsi cette doctrine :

« Les sociétés et les organismes, dit-il, sont semblables en ceci :

« 1o Que, formées à leur origine en petits agrégats, elles accroissent insensiblement leur masse, jusqu’à atteindre parfois une grandeur six mille fois plus considérable que leur grandeur primitive ;

« 2o Que, tandis qu’à l’origine leur structure est telle qu’on peut les considérer comme dépourvues de structure, elles acquièrent, en grandissant, une structure de plus en plus compliquée ;

« 3o Que, bien que dans la période primitive et rudimentaire il n’existe entre leurs parties presque aucune dépendance, il s’établit graduellement entre ces parties une dépendance réciproque, laquelle finit par devenir si forte que l’activité et la vie de chaque partie ne deviennent plus possibles que par l’activité et la vie des autres ;

« 4o Que la vie et le développement de la société sont indépendants de la vie et du développement de chacune des unités qui la composent et ils durent plus longtemps ; ces unités naissent, grandissent, agissent, se reproduisent et meurent, tandis que le corps politique, qui est composé de ces unités, continue à vivre une génération après l’autre, en développant sa masse, son activité fonctionnelle, ses progrès. »

Plus loin sont indiquées les différences des organismes et des sociétés, et il est démontré que ces différences sont purement apparentes, que les organismes et les sociétés sont absolument semblables.


V


Tout homme de sens se pose aussitôt la question :

— Mais de quoi parlez-vous ? Comment le genre humain est-il un organisme, ou semblable à un organisme ?

Vous dites que les sociétés sont semblables à des organismes par ces quatre caractères : mais il n’y a rien de tel. Vous vous bornez à prendre quelques caractères de l’organisme, sous lesquels vous introduisez les sociétés humaines.

Vous citez quatre caractères de similitude ; puis vous prenez les points de différence, et vous les réduisez à des apparences pures, et vous concluez que les sociétés humaines peuvent être considérées comme des organismes.

Mais c’est là un jeu oiseux de dialectique et rien de plus. On peut, avec autant de raison, sous les caractères de l’organisme, introduire ce qu’on veut. Je prends la première chose qui me vient à la tête, supposons la forêt : comment on la sème dans les champs, comment elle devient plus épaisse en grandissant :

1o « Formée à son origine en petit agrégat, elle accroît imperceptiblement sa masse, etc. » La même chose arrive aux champs, quand ils se sèment et peu à peu se couvrent de bois.

2o « La structure, simple au début, se complique ensuite de plus en plus, etc. » La même chose arrive à la forêt : d’abord les bouleaux seuls, puis les saules, les noisetiers ; d’abord tous poussent droit, puis ils entrelacent leurs branches.

3o « La dépendance des parties devient tellement forte, que la vie de chacune d’elles dépend de la vie et de l’activité des autres. » La même chose arrive à la forêt : le poirier chauffe les troncs ; coupe-le, les autres arbres gèleront ; — la lisière abrite du vent, les arbres de semis continuent les espèces, les grands et les touffus donnent l’ombre, et la vie d’un arbre dépend d’un autre.

4o « Les individus peuvent mourir, mais le tout survit. » La même chose arrive à la forêt : la forêt ne pleure pas l’arbre.

En montrant que vous pouvez, avec autant de raison, en vertu de cette théorie, considérer la forêt comme un organisme, vous croyez avoir prouvé aux partisans de la doctrine organique la fausseté de leur définition : — point du tout. Cette définition qu’ils donnent de l’organisme est tellement inexacte, tellement étendue, qu’ils peuvent y faire entrer ce qu’ils veulent.

— Oui, diront-ils, la forêt elle-même peut être considérée comme un organisme. La forêt, c’est l’action réciproque d’individus qui se conservent l’un par l’autre, un agrégat dont les parties peuvent se confondre dans une dépendance de plus en plus étroite, comme un essaim d’abeilles peut devenir un organisme.

— Mais alors, direz-vous, les oiseaux, les insectes, les herbes de cette forêt, qui agissent les uns sur les autres et se conservent les uns par les autres, pourront donc aussi être considérés comme constituant avec les arbres un organisme unique ?

Ils admettront aussi cela. Toutes collections d’êtres vivants, agissant les uns sur les autres et se conservant les uns par les autres, peuvent, d’après leurs théories, être considérés comme des organismes. Vous pouvez affirmer la dépendance et l’action réciproque entre ce que vous voulez, — affirmer, en vertu de l’évolution, que, dans un laps de temps infiniment long, de ce que vous voulez peut sortir ce que vous voulez.

Et ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que cette même philosophie positive préconise, comme le seul moyen d’arriver à la vraie science, la méthode scientifique, et elle a déterminé elle-même ce qu’elle entend par méthode scientifique.

Par méthode scientifique, elle entend le sens commun.

Et ce sens commun la condamne à chaque pas.

Dès que les papes eurent senti que plus rien de saint n’était resté en eux, ils s’appelèrent les très saints.

Dès que la philosophie eut senti que plus rien de sensé n’était resté en elle, elle s’appela celle qui juge sensément, c’est-à-dire la philosophie scientifique.


VI


La distribution du travail est la loi de tout ce qui existe, elle doit donc régir les sociétés humaines.

Il est bien possible qu’il en soit ainsi, mais toujours cette question se pose : cette distribution du travail, que je vois maintenant dans notre société humaine, est-elle vraiment celle qui doit être ? Et si je trouve déraisonnable et injuste une certaine distribution du travail, aucune science ne pourra me prouver que doit exister ce que je trouve déraisonnable et injuste. La distribution du travail est une condition de la vie des organismes et des sociétés humaines : mais qu’est-ce qu’on doit, dans les sociétés humaines, considérer comme la distribution organique du travail ? Et la science aura beau étudier la distribution du travail dans les cellules des vers, toutes ces observations ne forceront point l’homme à reconnaître, comme légitime, une distribution du travail que ne reconnaîtraient comme telle ni sa raison ni sa conscience.

Quelque probants que soient les arguments fournis par la division du travail dans les cellules des organismes observés, quiconque n’a pas encore perdu sa raison dira néanmoins qu’un homme n’est point né pour tisser toute sa vie l’indienne, que c’est là, non la division du travail, mais l’oppression de l’homme. Spencer et d’autres assurent qu’il existe des populations entières de tisserands, et que par suite le tissage résulte d’une distribution organique du travail : il existe des tisserands, c’est donc un effet de la distribution du travail. On pourrait parler de la sorte si les populations des tisserands se faisaient elles-mêmes ; mais nous savons qu’elles ne se font pas elles-mêmes, que c’est nous qui les faisons.

Il s’agit maintenant de savoir si nous avons fait ces tisserands suivant la loi organique ou quoi ?

Voici que des gens vivent, se nourrissent des champs, comme c’est le propre de tous les humains. Un homme installe un fourneau de forgeron et raccommode sa charrue : son voisin vient le trouver, et le prie de lui raccommoder aussi la sienne, en lui promettant en échange son travail ou de l’argent. Arrive un troisième, un quatrième, et dans cette société de gens une distribution du travail s’établit : voilà un forgeron. — Un autre a bien enseigné ses enfants ; son voisin lui amène les siens, et le prie de les enseigner, et voilà un instituteur.

Mais le forgeron et l’instituteur sont devenus tels et continuent à l’être uniquement parce qu’on les en a priés, et ils demeureront tels tant qu’on les priera d’être forgeron et instituteur. S’il arrive que forgerons et instituteurs se trouvent en nombre, ou qu’on n’ait plus besoin de leurs services, ils laissent aussitôt, comme le veut le bon sens, et comme il advient toujours là où rien ne trouble la régulière distribution du travail, ils laissent aussitôt leur métier et retournent à l’agriculture. Ce faisant, ils obéissent à leur raison, à leur conscience, et c’est pourquoi nous tous doués de raison et de conscience, affirmons qu’une telle division du travail est juste.

Mais s’il arrive que les forgerons aient le pouvoir de forcer autrui à travailler pour eux, et s’ils continuent à forger des fers de cheval alors qu’on n’en a pas besoin, et si les instituteurs enseignent, alors qu’il n’y a personne à enseigner, il est évident pour tout être doué de raison et de conscience, comme l’homme, que c’est là, non la division, mais l’usurpation du travail d’autrui. Et c’est là, cependant, ce que la philosophie scientifique appelle particulièrement la division du travail. Les gens font ce que personne ne leur demande, et ils prétendent qu’on les nourrisse pour cela, et ils disent que cela est juste, parce que c’est la division du travail.

La cause de la misère économique de notre temps, c’est ce que les Anglais appellent « overproduction » la surproduction, quand on fabrique en quantité excessive des objets qu’on ne sait où placer et dont personne n’a besoin.

Il serait étrange de voir un cordonnier estimer que les gens devraient le nourrir, parce qu’il fabriquerait sans répit des souliers dont nul depuis longtemps n’aurait le moindre besoin : mais que dire de ces gens qui ne cousent rien, qui ne produisent rien d’utile à personne, dont la marchandise ne trouve pas d’acheteur, et qui n’en demandent pas moins hardiment, en arguant de la division du travail, qu’on les nourrisse, qu’on leur fasse boire doux et qu’on les habille bien ? Il peut y avoir et il y a des sorciers dont on réclame les offices, et on leur porte des trochisques et des flacons : mais ce que seraient des sorciers dont la sorcellerie ne profiterait à personne et qui demanderaient hardiment qu’on les nourrît délicatement pour leur sorcellerie, il est bien difficile de l’imaginer. C’est ce qui se produit dans notre monde. Et tout cela se produit en vertu de cette notion fausse de la division du travail, qui repose, non sur la conscience ni sur la raison, mais sur l’observation, et que les soi-disant savants proclament avec une telle unanimité.

La division du travail a toujours existé et existe en effet, mais elle n’est juste que lorsqu’elle est fondée sur la raison et la conscience, et non point sur l’observation. Et la conscience et la raison de tous les hommes résolvent cette question très simplement, très sûrement, et unanimement. Elles la résolvent toujours ainsi : la division du travail est juste alors seulement que l’activité spéciale d’un homme est tellement nécessaire aux gens, qu’eux-mêmes, en lui demandant ses services, lui offrent spontanément de le nourrir pour le service qu’il leur rendra. Mais quand un homme peut, depuis l’enfance jusqu’à sa trentième année, vivre sur les bras des autres, en promettant de faire, quand il l’aura appris, quelque chose d’utile dont personne n’a besoin, et lorsque, de trente ans jusqu’à sa mort, il peut vivre de même, toujours promettant de faire quelque chose dont personne n’a besoin, alors ce ne sera point là la division du travail (et en effet il n’existe rien de tel dans notre société), mais ce sera — et c’est en effet uniquement l’usurpation du travail d’autrui par le plus fort, usurpation qu’on a appelée jadis de différents noms, par exemple, chez les philosophes : les formes nécessaires de la vie, — et qu’aujourd’hui la philosophie scientifique appelle la division organique du travail.

La philosophie scientifique n’a pas d’autre signification. Elle est devenue aujourd’hui la dispensatrice des brevets d’oisiveté, parce qu’elle seule, dans ses temples, analyse et détermine quelle est l’activité parasitique, quelle est l’activité organique de l’homme dans l’organisme social. Comme si chaque homme n’était pas lui-même en mesure de le savoir d’une façon plus juste et plus courte en consultant la raison et la conscience ! Il semble aux adeptes de la philosophie scientifique qu’il ne saurait y avoir de doute sur ce point : c’est leur propre activité qui seule est organique ; ils sont, eux les agents de la science et de l’art, les cellules les plus précieuses de l’organisme, celles du cerveau.


VII


Depuis que le monde existe, les êtres raisonnables ont distingué le bien du mal ; mettant à profit les efforts de leurs devanciers, ils luttaient contre le mal, cherchaient la voie juste, la meilleure, et lentement, mais incessamment, s’avançaient dans cette voie. Et toujours, leur barrant le chemin, ils trouvaient devant eux les fauteurs de mensonges qui prétendaient leur prouver qu’il faut prendre la vie comme elle est. Eux, à force d’efforts et de luttes, se sont peu à peu affranchis de ces mensonges. Et voici qu’un mensonge nouveau, le pire de tous, se dresse sur leur voie : le mensonge scientifique.

Ce nouveau mensonge est au fond le même que les anciens : son essence est de remplacer l’activité de la raison et de la conscience, la nôtre et celle de nos devanciers, par quelque chose d’extérieur ; dans le mensonge scientifique, ce quelque chose d’extérieur, c’est l’observation.

Le piège de cette science consiste en ce que, après avoir montré aux hommes les oblitérations les plus grossières de l’activité de la raison et de la conscience, elle tend à détruire en eux la croyance en la raison et en la conscience elles-mêmes, et à leur persuader que tout ce que disent à eux-mêmes, ce que disaient aux esprits les meilleurs, depuis que le monde existe, la raison et la conscience, que tout cela est conditionnel et subjectif.

— Il faut rejeter tout cela, disent-ils. Par la raison on ne peut arriver à la vérité, parce qu’on est exposé à se tromper ; il y a une autre voie plus sûre et presque mécanique : il faut étudier les faits.

Mais pour étudier les faits, il faut prendre pour base la philosophie scientifique, c’est-à-dire une double hypothèse sans fondement, le positivisme et l’évolution, qui se donnent pour des vérités indubitables. Et la science régnante déclare, avec une solennité trompeuse, que la solution de tous les problèmes de la vie n’est possible que par l’étude des phénomènes de la nature et surtout des organismes. Et la jeunesse crédule, séduite par la nouveauté de ce dogme, que la critique n’a pas encore, non pas même détruit, mais seulement touché, s’empresse d’étudier ces phénomènes dans les sciences naturelles, sur cette unique voie qui, au dire de la science régnante, puisse conduire à l’éclaircissement des problèmes de la vie. Mais plus les jeunes gens avancent dans cette étude, plus loin et plus loin d’eux se recule la possibilité, le désir même de résoudre ces problèmes, et d’autant plus ils s’accoutument, non pas tant à observer, qu’à croire sur parole les observations d’autrui (croire aux cellules, aux protoplasmas, à la quatrième existence des corps, etc.) ; de plus en plus la forme leur cache le fond, de plus en plus ils perdent la conscience du bien et du mal et la faculté de comprendre ces expressions et déterminations du bien et du mal que le genre humain a élaborées, dans le cours de sa vie entière ; de plus en plus ils s’assimilent un spécial jargon scientifique, des termes conditionnels qui n’ont pas de sens général et humain ; de plus en plus ils s’enfoncent dans le hallier des observations que rien n’éclaire ; de plus en plus ils perdent la faculté, non seulement de penser indépendamment, mais même de comprendre une pensée d’autrui, humaine et spontanée, qui se trouve en dehors de leur talmud. Mais le pire, c’est qu’ils passent leurs meilleures années à se déshabituer de la vie, c’est-à-dire du travail, ils s’accoutument à regarder leur situation comme légitime, deviennent des parasites incapables physiquement d’un effort quelconque, se disloquent le cerveau, et finissent par être les eunuques de la pensée. Et à mesure que leur stupidité grandit, ils acquièrent une confiance en soi qui leur ôte pour toujours la possibilité de revenir à la simple vie du travail, à la pensée simple, claire, humaine.

La division du travail existe et sans doute existera toujours dans la société humaine ; mais pour nous la question n’est point de savoir si elle existe et existera, mais de savoir comment la rendre juste. Mais prendre pour critérium l’observation, c’est, par cela même, se refuser tout critérium : toute distribution du travail que nous verrons parmi les hommes et qui nous semblera juste, nous la trouverons juste en effet ; et c’est à quoi mène effectivement la régnante philosophie scientifique.

La division du travail !

Les uns sont voués au travail intellectuel, spirituel, les autres au travail physique, musculeux… Avec quelle assurance ils disent cela ! Ils veulent le penser, et il leur semble qu’il y a là, en effet, un échange de services absolument juste.

Mais nous, dans notre aveuglement, tant nous avons perdu de vue le devoir qui nous incombe, nous avons même oublié au nom de quoi se fait notre travail, et que ce même peuple, que nous voulions servir, nous en avons fait l’objet de notre activité scientifique et artistique. Nous l’étudions et le peignons pour notre amusement et distraction, nous avons absolument oublié que nous devons, non l’étudier et le peindre, mais le servir. Tant nous avons perdu de vue le devoir qui nous incombe, nous n’avons pas même remarqué que ce que nous voulions faire dans le domaine des sciences et des arts, d’autres que nous l’ont fait, et que notre place a été prise. Oui, tandis que nous disputions tantôt sur la génération spontanée des organismes, tantôt sur le spiritisme, tantôt sur la forme des atomes, tantôt sur la pangénésie, tantôt sur le protoplasma, etc., le peuple réclamait néanmoins sa nourriture spirituelle ; et les fruits secs de la science et de l’art, sur la commande des spéculateurs, sans autre but que l’appât du gain, se sont mis à fournir au peuple cette nourriture spirituelle, et la lui fournissent.

Voilà déjà quarante ans en Europe, et dix ans environ chez nous, en Russie, que s’écoulent par millions des livres, des tableaux, des chansons, que s’ouvrent des baraques, et que le peuple regarde, chante et reçoit une nourriture spirituelle qu’il ne tient pas de nous, à qui il incombait de la lui fournir ; et nous, qui justifions notre oisiveté par cette nourriture spirituelle que nous sommes censés lui offrir, nous restons là à clignoter des yeux[4]. Mais nous ne devons pas clignoter des yeux, la dernière justification va manquer sous nos pieds. Nous nous sommes spécialisés. Nous avons chacun notre fonction particulière. Nous sommes le cerveau du peuple. Lui nous nourrit, et nous, nous l’enseignons. Mais que lui avons-nous enseigné, et que lui enseignons-nous ? Il a attendu des années, des dizaines, des centaines d’années. Et nous discutions, nous nous instruisions l’un l’autre, nous nous amusions, oubliant tout à fait le peuple. Nous l’avions si bien oublié, que d’autres ont dû l’enseigner et le distraire, et nous, nous n’y avons pas même fait attention. Nous avons parlé si inconsidérément de la division du travail, que nous en avons donné comme excuse unique et éhontée les prétendus services rendus par nous au peuple.


VIII


La science et l’art se sont réservé le droit à l’oisiveté et à la jouissance des travaux d’autrui, et ont failli à leur mission. Et leur défaillance provient uniquement de ce que leurs adeptes, s’appuyant sur le principe faussement entendu de la division du travail, se sont arrogé le droit d’usurper le travail d’autrui ; ils ont perdu le sentiment de leur mission, en se proposant pour but non point l’intérêt du peuple, mais l’intérêt mystérieux de la science et de l’art, et se sont laissé aller à l’oisiveté et à une dépravation non point tant sensuelle qu’intellectuelle.

On dit :

— La science et les arts ont rendu de grands services au genre humain.

La science et les arts ont rendu de grands services au genre humain, non point parce que les adeptes de la science et de l’art, sous le couvert de la division du travail, vivent sur les bras du peuple travailleur, mais malgré cela.

La république romaine n’était point puissante parce que ses citoyens avaient la faculté de ne rien faire, mais parce que des vaillants se trouvaient parmi eux. De même pour la science et les arts. Si la science et les arts ont rendu de grands services au genre humain, ce n’est point parce que leurs servants avaient parfois auparavant, et maintenant ont toujours la possibilité de s’affranchir du travail, mais parce que des génies se sont rencontrés qui, sans user de cette faculté, ont fait progresser le genre humain.

La classe des savants et des artistes qui, s’appuyant sur une fausse distribution de travail, réclame le droit d’usurper le travail d’autrui, ne peut pas assurer l’épanouissement de la véritable science et de l’art véritable, parce que le mensonge ne peut pas produire la vérité.

Nous sommes si bien faits à nos représentants favorisés et affaiblis du travail intellectuel, que l’idée nous semble étrange d’un savant ou d’un artiste labourant ou charriant du fumier. Il nous semble que tout serait perdu, que toute sa science serait culbutée sur le chariot, que ces grandes images d’art qu’il porte en lui seraient salies par le fumier. Et nous sommes tellement accoutumés à cela, qu’il ne nous semble pas étrange de voir notre servant de la science, — c’est-à-dire le servant et le maître de la vérité, — obligeant les autres à faire pour lui ce qu’il pourrait faire lui-même, passer la moitié de son temps à manger doux, à fumer, à causer, à cancaner libéralisme, à lire des journaux, des romans, et à fréquenter les théâtres ; il ne nous semble pas étrange de voir notre philosophe au cabaret, à la comédie, au bal, ni de reconnaître que ces artistes, qui adoucissent et ennoblissent nos âmes, passent leur vie à boire, aux cartes et chez les filles, sinon pis encore.

La science et l’art sont de belles choses, mais c’est justement parce qu’elles sont belles qu’il ne faut point les gâter par un alliage forcé de dépravation, c’est-à-dire en se libérant du devoir qui incombe à tout homme de subvenir par le travail à sa vie et à la vie d’autrui.

— La science et les arts ont fait progresser le genre humain.

Oui ! mais ce n’est pas parce que les adeptes de la science et de l’art se sont, sous le couvert de la division du travail, affranchis du devoir humain le plus nécessaire et le plus indubitable : travailler de ses mains dans la lutte commune du genre humain avec la nature.

— Mais il n’y a que la division du travail, le souci ôté aux savants et aux artistes de préparer leur nourriture, qui ait rendu possible ce merveilleux progrès des sciences que nous voyons dans notre temps, objecte-t-on. Si tous avaient dû labourer, nous n’aurions pas obtenu ces grandioses résultats qu’obtient notre époque, ces progrès miraculeux qui ont si fort augmenté le pouvoir de l’homme sur la nature, ces découvertes qui frappent tellement l’esprit humain et assurent la navigation ; point de bateaux à vapeur, ni de chemins de fer, ni de ponts admirables, ni de tunnels, ni de moteurs à vapeur ; ni télégraphe, ni photographie, téléphone, machine à coudre, phonographe, électricité, téléphone, télescope, spectroscope, microscope, chloroforme, pansement de Lissner, acide phénique.

Je n’énumère point tout ce dont s’enorgueillit notre siècle. Cette énumération et ces transports d’enthousiasme devant soi-même et ses propres exploits, on les trouve presque dans chaque journal et dans tout livre populaire. Ces transports se répètent si souvent, que nous sommes absolument convaincus que la science et les arts n’ont jamais fleuri comme aujourd’hui. Toutes ces merveilles, c’est à la division du travail que nous en sommes redevables ; pourquoi donc ne pas le reconnaître ?

Supposons que les progrès de notre siècle soient en effet grandioses, admirables, miraculeux ; supposons que nous soyons de si heureux mortels, que nous vivions dans une époque aussi extraordinaire : mais essayons d’évaluer ces progrès, non point d’après notre enthousiasme pour nous-mêmes, mais d’après le principe même qui cherche dans ces progrès sa justification : la division du travail.

Certes, tous ces progrès sont fort admirables, mais, par un hasard malheureux, que les savants eux-mêmes constatent, ces progrès, jusqu’ici, n’ont pas amélioré, ils ont même aggravé la situation du plus grand nombre, c’est-à-dire du travailleur.

Si le travailleur peut, au lieu d’aller à pied, se servir du chemin de fer, ce chemin de fer lui a brûlé sa forêt, lui a ôté son blé à sa barbe, et l’a jeté dans une condition proche de l’esclavage, en l’asservissant au capitaliste.

Si, grâce aux moteurs à vapeur et aux machines, le travailleur peut acheter à bon marché une indienne peu solide, ces moteurs, ces machines lui ont pris son argent gagné par le travail, et l’ont réduit à l’esclavage absolu en l’asservissant au fabricant.

S’il y a des téléphones, des télescopes, des vers, des romans, des théâtres, des bals, des symphonies, des opéras, des galeries de tableaux, etc., la vie du travailleur n’en est pas devenue meilleure, parce que tout cela, par le même hasard malheureux, demeure pour lui inabordable.

Ainsi, jusqu’à présent, — et les gens de science tombent d’accord là-dessus, — tout ces progrès extraordinaires, toutes ces merveilles de la science et de l’art n’ont, en somme, aucunement amélioré la vie du travailleur, s’ils ne l’ont rendue pire.

Donc, si nous mesurons la réalité des progrès obtenus par les sciences et les arts, non point à notre enthousiasme pour nous-mêmes, mais au principe sur lequel s’appuie la division du travail, l’intérêt du peuple travailleur, — nous verrons qu’il n’a pas encore des fondements bien solides, cet enthousiasme pour nous-mêmes auquel nous nous livrons si volontiers.

Le moujik prendra le chemin de fer, la baba achètera l’indienne, on aura dans l’isba non pas une torche, mais une lampe, et le moujik allumera sa pipe avec une allumette, c’est plus commode ; mais quel droit ai-je de dire que le chemin de fer et les fabriques ont rendu service au peuple ?

Si le moujik prend le chemin de fer, achète la lampe, l’indienne et les allumettes, c’est uniquement qu’on ne peut l’en empêcher ; mais tous nous savons que la construction des chemins de fer et des fabriques n’a jamais été faite dans l’intérêt du peuple : pourquoi donc donner comme preuves des services rendus au peuple par ces établissements, les commodités accidentelles dont peut user le travailleur ?

À quelque chose malheur est bon. Après un incendie, on peut se chauffer, et, avec un tison, allumer sa pipe ; mais dira-t-on que l’incendie soit utile ?




IX


Les adeptes de la science et de l’art pourraient dire que leur activité est utile au peuple, s’ils se proposaient de servir le peuple, comme ils se proposent à présent de servir les gouvernements et les capitalistes. Nous pourrions le dire s’ils avaient en vue l’intérêt du peuple : mais il n’en est point de tels. Tous les savants sont absorbés dans leur office de sacrificateur ; il en résulte des recherches sur les protoplasmas, les analyses spectrales des astres, etc. Mais quelle hache hache le mieux, quelle scie est plus commode, comment pétrir mieux le pain, avec quelle farine, où le tenir, comment chauffer, bâtir des poêles ; quels aliments, quelles boissons, quelle vaisselle est la plus commode et la plus avantageuse dans des conditions déterminées, quels champignons on peut manger, et comment les cultiver, les préparer le plus facilement : de tout cela la science n’eut jamais cure. Mais c’est l’objet de la science, tout cela !

Je sais que, par essence, la science doit être inutile, c’est-à-dire la science pour la science ; mais c’est là une défaite évidente. L’objet de la science, c’est de servir les hommes. Nous avons inventé le télégraphe, le téléphone, le phonographe, mais dans la vie, dans le travail du peuple, qu’avons-nous amélioré ? Nous avons compté deux millions de petits scarabées ! Avons-nous domestiqué un seul animal depuis les temps bibliques, où nos espèces étaient depuis longtemps déjà domestiquées ? L’élan, le cerf, la perdrix, le tétras, la gélinotte des bois sont encore à l’état sauvage. Les botanistes ont trouvé la cellule, et dans les cellules le protoplasma, et dans le protoplasma encore quelque chose, et dans ce quelque chose quelque chose encore. Ces recherches-là ne se finiront évidemment pas de sitôt, parce qu’elles n’ont évidemment pas de fin ; et c’est pourquoi les savants n’ont pas le temps de s’occuper de ce qui serait utile au peuple. Et c’est pourquoi depuis les temps de l’ancienne Égypte et de la Judée, où se cultivaient déjà le froment et la lentille, jusqu’à nos jours, aucune plante nouvelle n’est venue s’ajouter à la nourriture du peuple, en dehors de la pomme de terre, que nous ne devons pas à la science. On a inventé des torpilles, des appareils dosimétriques etc. ; mais la quenouille, le métier du tisserand, le rouet de la baba, la charrue, la hache, le fléau, le râteau, la tine, la poulie du puits, sont au même point que sous Rurik. Et si quelque chose s’est modifié, ce n’est point grâce aux hommes de science.

De même pour l’art. Nous avons promu une foule de gens au rang de grands écrivains, et nous les avons passés par l’étamine, et nous avons entassé les critiques sur leurs travaux, et les critiques sur les critiques, et les critiques sur les critiques de critiques ; nous avons réuni des galeries de tableaux, et nous avons étudié minutieusement les diverses écoles d’art, et les symphonies et les opéras sont tels chez nous que nous-mêmes avons déjà bien de la peine à les entendre : mais qu’avons-nous ajouté aux légendes populaires, contes, chansons, quels tableaux avons-nous donnés au peuple, quelle musique ! À Nikolskoya on fait des livres et des tableaux pour le peuple, à Toula des harmonicas ; mais ni ici, ni là nous n’avons pris aucune part.

Ce qu’il y a de plus frappant, de plus évident, c’est la fausseté de la tendance de notre science et de nos arts, notamment dans ces domaines où, par leur objet même, science et arts devraient, semblerait-il, être utiles au peuple ; et où, par suite de leur tendance fausse, ils se montrent plutôt nuisibles qu’utiles. L’ingénieur, le médecin, l’instituteur, le peintre, l’écrivain, par leur destination même, doivent, semble-t-il, servir le peuple ; mais quoi ? grâce à la tendance actuelle, ils ne peuvent rien apporter au peuple que de mal.

L’ingénieur, le mécanicien ont besoin, pour travailler, du capital. Sans le capital, ils ne peuvent rien. Toutes leurs connaissances sont telles que pour les appliquer, il leur faut le capital et, dans de grandes proportions, l’exploitation du travailleur ; et sans parler de ceci, qu’ils sont eux-mêmes habitués à dépenser de quinze cents à deux mille roubles au moins par an, et qu’ils ne peuvent point, par suite, aller au village, où personne ne serait en état de leur donner une pareille récompense, — la nature même de leur science les rend incapables de servir le peuple. L’ingénieur peut, par des calculs de hautes mathématiques, déterminer l’arc d’un point, calculer la puissance d’un moteur, etc. ; mais devant les simples besoins du travailleur, il est au bout de son latin : comment améliorer la charrue, le chariot, comment traverser un ruisseau, — tout cela répond aux conditions d’existence du travailleur, tout cela, l’ingénieur ne le sait point, ne le comprend point, — le dernier moujik en sait plus long que lui là-dessus. Donnez-lui des ateliers avec beaucoup d’ouvriers ; faites venir des machines de l’étranger : alors il donnera des instructions. Mais, étant donné les conditions d’un travail commun à des millions de gens, trouver les moyens de faciliter ce travail, il ne le sait ni ne le peut ; son savoir, ses habitudes, ses besoins, tout le détourne de cette mission.

Pire est encore la situation du médecin. Toute sa science est ainsi combinée qu’il peut traiter seulement les personnes qui ne font rien. Il a besoin d’une quantité innombrable de choses chères, d’instruments, de médicaments, de conditions hygiéniques. Il a étudié chez les professeurs éminents de la capitale, dont les clients peuvent se soigner à la clinique, ou acheter les machines nécessaires pour se traiter et se médicamenter, et même quitter immédiatement le nord pour le midi, aller à telle ou telle ville d’eaux. Leur science est telle, que tout médecin de district se plaint que les ressources manquent pour soigner le peuple travailleur, trop pauvre pour assurer au malade des conditions hygiéniques ; et ce même médecin déclare en gémissant que les hôpitaux manquent et qu’il ne réussit pas faute d’aides-médecins et d’aides-chirurgiens. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve que le principal malheur du peuple, d’où s’engendrent et se propagent et se perpétuent les maladies, c’est le manque des ressources nécessaires à la vie. Et voilà comment la science, sous le drapeau de la division du travail, appelle ses combattants au secours du peuple.

La science médicale a concentré tous ses efforts dans les classes riches ; elle s’est fixé pour tâche de soigner les personnes qui peuvent se procurer tout, et prétend soigner celles qui n’ont pas de quoi par les mêmes moyens. Mais les ressources font défaut, et où faut-il les prendre ? chez le peuple qui est malade et infecté, mais ne guérit point faute de ressources. Et les défenseurs de la médecine populaire vont disant que son développement est moins considérable de nos jours. Il est évident qu’elle se développe moins, parce que si, ce qu’à Dieu ne plaise ! au lieu de deux médecins, sages-femmes et aides-chirurgiens par district, il y en avait vingt comme ils le veulent, la moitié du peuple succomberait sous la charge du corps médical à entretenir, et il ne resterait bientôt plus personne à soigner.

L’accommodation de la science au peuple dont parlent les défenseurs de la science, doit être entendue d’une façon tout autre. Et cette accommodation, telle qu’elle doit être, n’est pas encore commencée. Elle commencera quand l’homme de science, ingénieur ou médecin, cessera de trouver légitime de prendre aux gens, pour prix de ses services, je ne dis pas des centaines de mille roubles, mais même mille ou cinq cents roubles, qu’il vivra au milieu des travailleurs, dans les mêmes conditions d’existence qu’eux et appliquera alors son savoir aux questions de mécanique, hygiène, médecine populaires.

Mais aujourd’hui la science qui se nourrit aux dépens du peuple travailleur, a tout à fait oublié les conditions d’existence de ce peuple, elle les ignore, et elle s’irrite de voir que ses connaissances spéculatives ne trouvent pas d’application dans le peuple.

Le domaine de la médecine, comme celui de la technique, se trouve encore inexploré. Toutes les questions relatives à la meilleure manière de se vêtir, de se chausser, de résister à l’humidité, au froid, de se laver, de nourrir les enfants, de les emmailloter, etc., et ce, conformément aux conditions d’existence du peuple travailleur, toutes ces questions ne sont pas encore posées.

Il en est de même pour l’activité de l’instituteur pédagogiste. Ici comme ailleurs, la science a arrangé les choses de telle sorte, qu’on ne peut enseigner que les riches, et que l’instituteur, comme l’ingénieur et le médecin, s’attache involontairement à l’argent.

Il n’en saurait aller autrement, parce que une école modèle (règle générale, mieux l’école est organisée pour l’instruction, plus elle est chère), avec des bancs vissés et des globes, et des cartes, et des bibliothèques, et des méthodes pour les élèves, les maîtres et les pédagogistes nécessite une telle dépense que, pour y faire face, il faut doubler les impôts de chaque village. C’est là ce que demande la science.

Le peuple a besoin d’argent pour son travail, et il en a d’autant plus besoin qu’il est plus pauvre.

Les défenseurs de la science disent :

— La pédagogie rend, déjà maintenant, des services au peuple, mais attendez, elle se développera et alors ce sera bien mieux encore.

Oui, et si elle se développe, si, au lieu de vingt écoles par district, il s’en fonde cent, et toutes scientifiques, et si le peuple les entretient, il s’appauvrira encore davantage, et il aura encore plus besoin du travail de ses enfants.

Mais que faire donc ? dit-on. Le gouvernement fondera des écoles, décrètera l’enseignement obligatoire comme en Europe ; mais l’argent, c’est toujours dans le peuple qu’on le prendra ; et le peuple peinera toujours davantage, et il aura moins de loisir, et l’instruction violente ne sera pas l’instruction. Là encore, une seule voie de salut : que l’instituteur vive dans les mêmes conditions que le travailleur et enseigne en échange de la rétribution qu’on lui donnera librement et volontairement.


X


Telle est la tendance fausse de la science, tendance qui la détourne de remplir sa mission : servir le peuple.

Mais cette fausse tendance ne se manifeste nulle part aussi visiblement que dans l’activité de l’art, qui, par son essence, devrait être accessible au peuple. La science peut encore invoquer son excuse stupide, que la science travaille pour la science, et que, lorsque les savants l’auront développée, elle deviendra accessible même au peuple ; mais l’art, s’il est l’art, doit être accessible pour tous et surtout pour ceux au nom desquels il se pratique. Et notre art, tel qu’il est, accuse hautement les adeptes de l’art, en ce qu’ils ne veulent pas, ne savent pas, ne peuvent pas servir le peuple.

Le peintre, pour l’exécution de ses grandes œuvres, a besoin d’un atelier tel qu’une quarantaine d’ouvriers, menuisiers ou cordonniers, gelés ou étouffés dans des caves, y pourraient travailler à l’aise. Mais c’est peu encore : il a besoin de la nature, de costumes, de voyages. On dépense des millions pour l’encouragement des arts et les productions de ces arts ne sont ni accessibles ni nécessaires au peuple.

Les musiciens, pour exprimer leurs grandes idées, ont besoin de réunir deux cents hommes en cravate blanche, ou en costumes, et la mise en scène d’un opéra coûte des centaines de mille roubles. Et les productions de cet art ne peuvent provoquer dans le peuple, à supposer même que le peuple en puisse jamais jouir, rien autre chose que de l’inquiétude et de l’ennui.

Les écrivains, les auteurs n’ont pas besoin, semblerait-il, ni d’ateliers, ni de la nature, ni d’orchestres, ni de chanteurs, mais ici l’écrivain, l’auteur, sans parler d’un logis confortable, ni des délices de la vie, il leur faut, pour l’exécution de leurs grandes œuvres, des voyages, des palais, des cabinets, des bibliothèques, les jouissances de l’art, les visites, les théâtres, les concerts, les eaux, etc. S’ils ne gagnent pas eux-mêmes l’argent dont ils ont besoin, on les pensionne pour qu’ils écrivent mieux. Et, là encore, ces œuvres que nous évaluons un si haut prix, sèment la faim pour le peuple et ne lui servent absolument de rien.

Mais que sera-ce si, comme le désirent les adeptes des sciences et des arts, on multiplie encore davantage les producteurs de la nourriture spirituelle, et s’il faut, dans chaque village, créer des ateliers, organiser des orchestres, entretenir les écrivains dans les conditions que jugent pour eux nécessaires les adeptes de l’art ? J’estime que les travailleurs jureraient bien plutôt de ne jamais entendre de symphonies, de ne jamais lire de vers ou de nouvelles, à seule fin de n’avoir pas à nourrir tous ces fainéants.

Et pourquoi, semble-t-il, les gens de l’art ne serviraient-ils pas le peuple ? Mais chaque isba a ses icônes, ses images, point de moujik, de baba qui ne chante ; plusieurs ont un harmonica, tous content des histoires et récitent des vers et la plupart lisent.

Comment donc le désaccord s’est-il mis contre deux choses faites l’une pour l’autre, comme la clef pour la serrure, un désaccord si profond, qu’on ne voit même pas la possibilité de les unir ?

Dites au peintre de produire sans atelier, sans costumes, sans la nature, et de peindre des tableaux de cinq kopeks : il dira qu’il y va pour lui de renoncer à l’art, tel qu’il le comprend.

Dites au musicien de jouer de l’harmonica, et d’apprendre aux babas à chanter des chansons ; dites au poète, à l’écrivain, de laisser là ces poèmes et ces romans, pour composer des recueils de chansons, des histoires, des contes accessibles aux illettrés : ils diront que vous êtes fou.

Le peuple profitera des sciences et des arts, alors seulement que les gens de science et d’art, vivant parmi le peuple et comme le peuple, sans revendiquer aucun droit, lui offriront leurs services, qu’il dépendra de la volonté du peuple de rétribuer ou non.

On dit que l’activité des sciences et des arts a contribué au mouvement en avant du genre humain, en entendant par activité ce qui s’appelle aujourd’hui de ce nom : c’est comme si l’on disait que l’agitation désordonnée qui empêche la marche d’un navire au fil de l’eau, contribue au mouvement de ce navire. Elle ne fait que le gêner. La division du travail qui est devenue, en notre temps, la condition de l’activité des gens de la science et de l’art, a été et demeure la cause principale du lent progrès du genre humain.

La preuve en est que tous les adeptes de la science reconnaissent que les bienfaits de la science et des arts ne sont pas accessibles aux masses travailleuses par suite de la mauvaise distribution des richesses. L’irrégularité de cette distribution, loin de s’atténuer à mesure que se développent les sciences et les arts, va s’aggravant sans cesse. Les adeptes affectent de regretter vivement cette malheureuse circonstance, indépendante de leur volonté. Mais cette malheureuse circonstance, c’est eux qui l’ont provoquée, parce que cette irrégulière distribution des richesses n’a point d’autre origine que la théorie de la division du travail préconisée par les adeptes de la science et de l’art.

La science défend la division du travail comme une loi immuable, elle voit que la distribution des richesses, qui repose sur la division du travail, n’est pas juste, qu’elle est funeste, et elle affirme que son activité, qui proclame la division du travail, mènera les hommes au bonheur.

Il s’ensuit que les uns usurpent le travail des autres, mais que, s’ils l’usurpent encore longtemps et dans des proportions encore plus considérables, cette injuste distribution des richesses, c’est-à-dire l’usurpation du travail d’autrui, cessera.

Des hommes se tiennent auprès d’une source à l’eau toujours accrue, et sont occupés à tenir à l’écart les gens qui ont soif ; et ils affirment que c’est eux qui produisent cette eau, et que bientôt elle sera amassée en assez grande quantité pour suffire à tout le monde. Mais cette eau qui coule et coule sans s’arrêter, et qui nourrit tout le genre humain, non seulement elle n’est point produite par l’activité de ces hommes qui, se tenant près de la source, la puisent, mais elle coule et s’épand au loin, malgré les efforts de ces hommes pour arrêter son flot.

Toujours il y eut une science et un art véritables, mais ils étaient véritables non point parce qu’ils s’intitulaient tels. À ceux qui se prétendent les représentants de la science et de l’art d’une certaine époque il semble toujours qu’ils ont accompli, qu’ils accomplissent, et, surtout, qu’ils accompliront tout de suite, là, sur l’heure, des miracles admirables, et qu’avant eux il n’y avait aucune science, aucun art. Ainsi semblait-il aux sophistes, aux scolastiques, aux alchimistes, aux cabalistes, aux talmudistes et à nos adeptes de la science pour la science et de l’art pour l’art.


XI


— Mais la science, l’art ! Vous niez la science et l’art, c’est-à-dire que vous niez ce par quoi vit le genre humain !

Telle est toujours, non pas la réplique, mais la manière dont on use pour rejeter mes arguments sans les examiner.

— Il nie la science et l’art, il veut faire revenir les hommes à l’état sauvage ; à quoi bon l’écouter et discuter avec lui ?

Mais cela est injuste. Non seulement je ne nie point la science et l’art, mais c’est uniquement au nom de la vraie science et du vrai art que je dis ce que je dis ; c’est uniquement pour qu’il devienne possible au genre humain de sortir de cet état sauvage où le précipite la science fausse de notre temps, que je dis ce que je dis.

La science et l’art sont aussi nécessaires aux hommes que la nourriture, la boisson, le vêtement, et même plus nécessaires ; mais ils deviennent tels, non parce que nous aurons décidé que ce que nous appelons la science et l’art est nécessaire, mais parce qu’ils sont effectivement nécessaires aux gens.

Si, pour leur nourriture animale, on offrait du foin aux gens, nous aurions beau leur assurer que le foin est la nourriture qu’il leur faut, cela ne les déciderait point à accepter le foin pour leur nourriture. Je ne peux donc pas dire :

— Pourquoi ne manges-tu pas le foin, alors que c’est la nourriture qu’il te faut ?

La nourriture est nécessaire ; mais il peut arriver ceci, que ce que j’offre ne soit point la nourriture.

Et c’est précisément ce qui est arrivé avec notre science et notre art. Et il nous semble que si à un mot grec nous ajoutons le mot « logie » et si nous appelons cela la science, ce sera la science en effet ; et que si nous appelons quelque chose d’obscène, comme la danse de femmes nues, d’un mot grec « chorégraphie » et si nous disons que c’est l’art, ce sera l’art en effet. Mais nous avons beau dire cela, ce que nous faisons en comptant les coccinelles, en analysant la composition chimique des étoiles de la voie lactée, en peignant les nymphes des eaux et des tableaux historiques, en écrivant des romans et des symphonies, ce que nous faisons ne deviendra ni la science ni l’art, tant que ceux pour lesquels nous le faisons ne l’accueilleront pas volontiers. Mais, jusqu’ici, ils ne l’accueillent point du tout.

S’il était permis à quelques-uns seulement et défendu à tous les autres de produire la nourriture, ou que ceux-ci fussent mis dans l’impossibilité de le faire, j’imagine que la qualité de la nourriture en serait amoindrie. Si c’était aux paysans russes qu’on réservât ce monopole, on n’aurait à manger que du pain noir, de la soupe aux choux, etc., avec du kvas, — ce qu’ils aiment et ce qui leur plaît.

Il en adviendrait de même avec l’activité supérieure humaine des sciences et des arts, si le monopole en était réservé à une seule classe, mais seulement avec cette différence que la nourriture corporelle ne peut se dénaturer beaucoup, — le pain et la soupe, sans être des aliments bien délicats, se mangent aisément — tandis que la nourriture spirituelle peut être grandement dénaturée : il Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/165 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/166 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/167 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/168 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/169 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/170 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/171 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/172 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/173 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/174 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/175 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/176 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/177 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/178 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/179 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/180 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/181 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/182 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/183 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/184 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/185 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/186 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/187 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/188 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/189 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/190 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/191 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/192 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/193 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/194 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/195 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/196 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/197 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/198 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/199 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/200 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/201 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/202 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/203 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/204 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/205 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/206 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/207 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/208 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/209 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/210 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/211 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/212 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/213 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/214 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/215 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/216 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/217 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/218 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/219 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/220 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/221 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/222 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/223 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/224 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/225 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/226 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/227 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/228 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/229 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/230 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/231 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/232 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/233 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/234 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/235 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/236 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/237 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/238 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/239 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/240 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/241 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/242 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/243 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/244 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/245 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/246 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/247 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/248 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/249 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/250 Page:Tolstoï - Ce qu’il faut faire.djvu/251

  1. Hégel.
  2. C’est ce Ménénius Agrippa dont l’apologue : Les membres et l’estomac a été immortalisé par une fable de La Fontaine.
  3. Nous disons que l’éléphant et la bactérie sont des organismes uniquement parce que nous supposons en ces êtres, par voie d’analogie, les mêmes assimilations, sensations ou conscience que nous sentons en nous ; mais dans les sociétés humaines et dans le genre humain ce caractère essentiel fait défaut ; et par conséquent, bien qu’en dehors de ce caractère essentiel nous trouvions d’autres caractères communs au genre humain et à l’organisme, l’assimilation du genre humain à un organisme n’est point juste.
    (Note de l’auteur.)
  4. Locution russe analogue à notre locution française : se croiser les bras.