Ce qu’il faut faire/La vie à la campagne

Traduction par B. Tseytline et E. Jaubert.
Ce qu’il faut faireAlbert Savine (p. 37-57).


LA VIE À LA CAMPAGNE


I


Mais que faire ? Ce n’est pas nous qui avons fait cela ? — Pas nous ! Alors, qui ?

Nous disons : ce n’est pas nous qui avons fait cela ; cela s’est fait tout seul ; comme les enfants, quand ils ont cassé quelque chose, disent que ça s’est cassé tout seul. Nous disons qu’en habitant les villes, nous nourrissons les gens, puisque nous payons leur travail et leurs services.

Mais tout cela n’est point vrai. Et voici pourquoi : nous n’avons qu’à nous regarder, à voir comment nous vivons à la campagne, et comment nous y nourrissons les gens.

L’hiver s’achève dans la ville, arrive la semaine de Pâques. Sur les boulevards, dans les jardins, dans les parcs, sur la rivière, musique, théâtres, promenades, illuminations variées, feux d’artifice ; mais à la campagne, c’est mieux encore : l’air est meilleur, les arbres, les champs sont plus frais. C’est le moment de s’en aller là où tout s’épanouit, où tout fleurit. Et la plupart des riches partent pour la campagne respirer cet air encore plus pur, contempler ces champs et ces forêts encore embellis. Et là, parmi ces pauvres moujiks en haillons, qui vivent de pain et d’oignon, qui travaillent dix-huit heures par jour, qui ne dorment pas assez, des riches viennent s’installer.

Ici, nul n’a leurré ces moujiks ; point d’usines, point de fabriques : on ne rencontre point ici de ces bras inoccupés qui foisonnent à la ville. Ici les gens, de tout l’été, n’arrivent jamais à terminer leurs travaux à temps ; et non seulement on ne voit point de bras inoccupés, mais le bien se perd faute de bras, et beaucoup de gens, des enfants, des vieillards, des femmes, des mères, meurent à la peine, tués par un travail au-dessus de leurs forces.

Or, comment les riches arrangent-ils leur vie ici ? Voici :

S’il y a déjà une maison ancienne, bâtie au temps des serfs, on la restaure, on la décore ; mais s’il n’y en a pas, on en construit une, à deux, trois étages. Les chambres, au nombre de douze à vingt et davantage, ont toutes six archines[1] de haut à peu près. On pose des parquets, des vitres entières, des tapis précieux, des meubles de prix. Aux environs de la maison on ôte les pierres, on aplanit, on dessine des jardins fleuristes, on établit des parcs immenses, des globes réflecteurs, souvent des orangeries.

Et voici qu’une famille honnête, instruite, de gentilshommes ou de tchinovniks, vient vivre à la campagne. Les membres de la famille et les hôtes sont arrivés à la mi-juin, ayant eu, jusqu’à cette époque, à étudier et à passer leurs examens, à la mi-juin, c’est-à-dire pour la fenaison, et demeurent jusqu’au mois de septembre, c’est-à-dire jusqu’à la récolte et les semailles. Comme presque tous les gens du monde, ceux-ci vivent à la campagne depuis le commencement des grands travaux agricoles, non pas jusqu’à leur fin (en septembre on fait encore les semailles, on bêche les pommes de terre), mais jusqu’à leur ralentissement.

Pendant toute cette période de leur vie à la campagne, autour d’eux, à côté d’eux se poursuit ce travail agricole de l’été, si rude que rien, à qui n’en a pas fait soi-même l’essai, ne saurait en donner une idée, ni d’en ouïr, ni d’en lire la description, ni de le voir. Et les membres de la famille, une dizaine de personnes, vivent absolument comme à la ville.

Pendant le carême de la Saint-Pierre, alors que le paysan se nourrit de kvas[2], de pain et d’oignon, la fenaison commence. C’est l’affaire la plus importante du monde. Presque chaque année, par suite du manque de bras et de temps, la fenaison reste inachevée, et, pour la même raison, les foins risquent d’être perdus par les pluies. Et selon que le travail sera plus ou moins vivement mené, le rendement des fourrages s’accroîtra d’un cinquième ou plus, ajoutant d’autant à l’avoir du pauvre monde, ou ils pourriront, ou leurs racines se gâteront. Un bon rendement, c’est la viande pour les vieillards, c’est le lait pour les enfants.

C’est ainsi qu’en général, et en particulier pour chacun des faucheurs, la question se tranche du pain de l’hiver, du lait pour soi et pour les enfants. Chaque ouvrier le sait, chaque ouvrière, même les enfants ; ils savent qu’il s’agit là d’une affaire capitale, et qu’il faut travailler jusqu’à l’extrémité de ses forces, porter la cruche de kvas au champ d’œuvre pour le père, et, changeant de mains la cruche lourde, courir pieds nus, le plus vite possible, à deux verstes du village, pour arriver à l’heure du dîner et que le père ne gronde pas. Chacun sait que, de la fenaison à la récolte, la besogne ne chômera pas, et que ce n’est point le temps de se reposer.

Mais il n’y a pas que la fauchaison : il faut en outre fouir la terre, herser ; les babas tissent la toile, cuisent le pain[3], lavent ; les moujiks vont au moulin, à la ville, chez le juge pour leurs affaires, chez le désiatski[4], mènent les charrois, font manger les chevaux pendant la nuit : tous, le vieux, le jeune, le malade, donnent leurs dernières forces. À peine si, tant que leur tâche n’est point faite, ils prennent quelques instants de repos. Les femmes peinent de même, souvent enceintes ou nourrices.

Le travail est excessif, incessant. Tous s’épuisent en efforts, tous dépensent à cette besogne non seulement la réserve de leur pauvre nourriture, mais encore leurs réserves précédentes : ils n’étaient pas gras, ils deviennent maigres à la fin de ce pénible labeur.


II


Voici un petit groupe de faucheurs : un vieillard, son neveu, un jeune homme marié, et un savetier, un maigre musculeux. Cette fauchaison, c’est le pain de leur hiver à tous trois. Ils travaillent, infatigables, sans répit, depuis deux semaines. La pluie a suspendu leur travail. Après la pluie, quand le vent, en soufflant, l’a séchée, ils ont décidé de mettre en meules, et, pour aller plus vite, de se faire aider chacun par deux babas.

Le vieillard amène sa femme, une baba de cinquante ans, usée par le travail et par onze couches, sourde, mais qui travaille encore assez bien, et sa fille, une enfant de treize ans, pas grande, mais adroite et robuste. Le neveu fait venir sa femme, grande et forte comme un vrai moujik, et sa belle-sœur, la femme enceinte d’un soldat. Le savetier appelle sa femme, une vigoureuse ouvrière, et sa vieille mère, qui achève sa huitième dizaine et mendie habituellement.

Tous rivalisent et peinent de l’aube au soir en plein soleil de juin. Il brûle et la pluie menace. Chaque heure de travail est précieuse. Quel ennui de quitter la besogne pour aller chercher l’eau ou le kvas ! — Un tout jeune garçon, le petit-fils de la vieille, apportera l’eau.

La vieille, uniquement préoccupée, comme on le voit, de n’être point renvoyée de l’ouvrage, crispe ses mains sur le râteau, avec un effort visible, mais elle a peine à se mouvoir. Le garçonnet, tout courbé, trottant menu de ses petits pieds nus, porte, en la passant d’une main à l’autre, la cruche d’eau, plus lourde que lui. La fille charge sur ses épaules un paquet de foin, aussi plus lourd qu’elle, fait quelques pas, s’arrête et le laisse tomber, trop faible pour le porter. La vieille de cinquante ans râtelle infatigablement, puis, son châle descendu sur le côté, porte du foin en soufflant péniblement et en chancelant. La vieille de quatre-vingts ans ne fait que râteler, mais cela même excède ses forces : elle traîne lentement ses jambes chaussées de lapti[5], et, le visage renfrogné, l’air sombre, regarde devant elle comme un malade condamné, ou un homme qui va mourir. Le vieillard l’envoie à dessein, à l’écart des autres, râteler tout près des meules, pour qu’elle ait moins à faire ; mais elle ne s’interrompt jamais, et, avec le même visage mort et sombre, elle travaille tant que les autres travaillent.

Le soleil se cache derrière la forêt ; mais les meules ne sont pas encore arrangées, il en reste encore beaucoup. Tous sentent qu’il est temps de cesser, mais personne ne le dit, chacun attendant que les autres le disent.

Enfin le savetier, sentant qu’on est à bout de forces, propose au vieillard de laisser les meules jusqu’au lendemain, et le vieillard consent ; et vite les babas courent chercher leurs effets, les cruches, les fourches ; et vite la vieille s’accroupit là où elle était debout, puis se couche, toujours regardant devant elle avec le même regard mort. Mais les babas partent, elle se lève en gémissant et se traîne à leur suite.

Et toutes ces scènes se reproduiront encore en juillet, quand les moujiks, sans dormir suffisamment, faucheront pendant les nuits l’avoine, pour que le grain ne verse point, quand les babas se lèveront dans l’obscurité noire pour préparer les liens des gerbes, quand cette vieille, toute à l’œuvre de la maison, quand les femmes enceintes et les jeunes filles s’épuiseront, quand les bras, les chevaux, les chariots manqueront pour porter aux meules ce blé, qui nourrit tout le monde, ce blé dont il faut chaque jour en Russie des millions de pouds[6] pour que les gens ne meurent point.



III


Et nous autres, nous vivons absolument comme s’il n’y avait aucun rapport entre la blanchisseuse morte, la prostituée de quatorze ans, l’excessive tension des faiseuses de cigarettes, l’écrasant labeur de vieilles et d’enfants mal nourris peinant autour de nous ; nous vivons comme s’il n’y avait aucun rapport entre cette vie et la nôtre.

Il nous semble qu’autre chose est la douleur, autre chose notre vie.

Nous lisons les récits de la vie romaine, et nous nous étonnons de cette cruauté des Lucullus sans cœur, qui s’engraissaient de mets et de vins délicats, quand le peuple mourait de faim. Nous hochons la tête, surpris, devant la barbarie de nos grands-pères, qui, maîtres de paysans serfs, installaient chez eux des orchestres et des théâtres, et, du haut de notre grandeur, nous nous étonnons de leur inhumanité.

Nous lisons ces paroles d’Isaïe :

« v, 8. Malheur à vous qui joignez maison à maison, et qui ajoutez terres à terres, jusqu’à ce qu’enfin le lieu vous manque : serez-vous donc les seuls qui habiterez sur la terre ?

« 11. Malheur à vous qui vous levez dès le matin pour vous plonger dans les excès de la table et pour boire jusqu’au soir, jusqu’à ce que le vin vous échauffe par ses fumées.

« 12. Le luth et la harpe, les flûtes et les tambours, et les vins les plus délicieux se trouvent dans vos festins : vous n’avez aucun égard à l’œuvre du Seigneur et vous ne considérez point les ouvrages de ses mains.

« 18. Malheur à vous qui vous servez du mensonge comme de cordes pour traîner une longue suite d’iniquités, et qui tirez après vous le péché comme les traits emportent le chariot.

« 20. Malheur à vous qui dites que le mal est bien, et que le bien est mal ; qui donnez aux ténèbres le nom de lumière, et à la lumière le nom de ténèbres ; qui faites passer pour doux ce qui est amer, et pour amer ce qui est doux.

« 21. Malheur à vous qui êtes sages à vos propres yeux et qui êtes prudents devant vous-mêmes.

« 22. Malheur à vous qui êtes puissants à boire le vin et vaillants à vous enivrer. »

Nous lisons ces paroles et il nous semble qu’elles ne se rapportent pas à nous.

Nous lisons dans l’Évangile selon saint Mathieu, iii, 10 :

« Et la cognée est déjà mise à la racine des arbres. Tout arbre donc qui ne produit point de bon fruit sera coupé et jeté au feu. »

Et nous sommes absolument convaincus que le bon arbre qui donne le fruit, c’est nous-mêmes, et que ces paroles sont dites, non pour nous, mais pour d’autres que nous, de méchantes gens.

Nous lisons les paroles d’Isaïe :

« vi, 10. Aveuglez le cœur de ce peuple, rendez ses oreilles sourdes, et fermez-lui les yeux, de peur que ses yeux ne voient, que ses oreilles n’entendent, que son cœur ne comprenne, et qu’il ne se convertisse à moi, et que je ne le guérisse.

« 11. Et, Seigneur, lui dis-je, jusques à quand durera votre colère. Jusqu’à ce, dit-il, que les villes soient désolées et sans citoyens, les maisons sans habitants, et que la terre demeure déserte. »

Nous lisons et nous sommes absolument convaincus que ces choses admirables sont faites non pour nous, mais pour quelque autre peuple. Et c’est pourquoi nous ne voyons pas qu’elles ont été et sont faites pour nous. Nous n’entendons point, nous ne voyons point, nous ne comprenons point par le cœur. Pourquoi cela est-il arrivé ?

Bien ou mal agit ce Dieu, ou cette loi de la nature, par qui furent créés le monde et les hommes : mais la situation des hommes dans le monde, depuis que nous le connaissons, est telle, que nus, sans poil sur le corps, sans terrier où s’abriter, incapables de trouver dans les champs leur nourriture, — comme Robinson dans son île — tous sont dans la nécessité de lutter toujours, de lutter sans repos contre la nature, pour couvrir leur corps, se faire leurs vêtements, s’entourer d’un enclos, bâtir un toit au-dessus de leur tête, préparer leurs aliments, afin d’assouvir, deux ou trois fois par jour, leur faim, celle de leurs enfants trop faibles pour travailler et celle des vieillards.

N’importe où, en n’importe quel temps, à n’importe quelle date, observons la vie des hommes, en Europe, en Amérique, en Chine, en Russie ; examinons le genre humain entier, ou l’une de ses parties, aux temps anciens, à l’état nomade, ou, dans notre temps, avec les moteurs à vapeur et les machines à coudre, et l’agriculture perfectionnée, et la lumière électrique ; partout nous verrons la même chose : les hommes, en travaillant sans cesse et à l’excès, ne sont pas en état de gagner, pour eux, leurs petits et leurs vieillards, le vêtement, le toit et la nourriture ; et la plupart, aujourd’hui comme avant, meurent faute de ressources, ou pour s’en procurer succombent à un travail disproportionné à leurs forces.

Où que nous vivions, si nous traçons autour de nous un cercle de cent mille, de mille, de dix verstes, d’une verste, et si nous regardons la vie des gens compris dans notre cercle, nous verrons de misérables enfants, vieillards des deux sexes, femmes en couches, malades et débiles, qui peinent au-dessus de leurs forces, qui n’ont ni assez de nourriture ni assez de repos pour vivre, et qui, par suite, meurent prématurément ; nous verrons des êtres dans la force de l’âge succomber à un labeur écrasant et mortel.

Depuis que le monde existe, nous voyons que les hommes, au prix de quels efforts, privations et souffrances ! luttent contre leur nécessité commune et ne peuvent la vaincre…



  1. L’archine vaut 0m711.
  2. Boisson tirée du froment et de divers fruits.
  3. Chaque ménage fait son pain ; il n’y a pas de boulangerie dans les villages.
  4. Adjoint d’un maire de village.
  5. Chaussures de tille, à l’usage des moujiks.
  6. Le poud pèse environ seize kilos.