Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 298-310).


XXX

LA LETTRE VENUE DU VAISSEAU


À la lumière du jour, nous remarquâmes le complet isolement de l’auberge dans la campagne. La mer était proche, et cependant, elle était cachée par les dunes. On n’apercevait rien à l’horizon que les ailes d’un moulin à vent qui ressemblaient aux oreilles d’un âne dont le corps resterait invisible. Quand la brise se leva, ce fut un curieux spectacle de voir ces deux grandes voiles tourner et se poursuivre indéfiniment derrière la dune. Il n’y avait pas de chemin, mais de nombreux sentiers aboutissaient à la porte de l’auberge. Bazin était un homme qui faisait toutes sortes de métiers interlopes, et à la situation isolée de son auberge, il devait le plus clair de sa fortune. Elle était fréquentée par les contrebandiers ; les agents politiques et les proscrits venaient y attendre leur embarquement ; là, une famille entière pouvait disparaître sans que personne s’en doutât jamais.

Je dormis peu et mal. Longtemps avant l’aube, je me glissai hors du lit et j’allai me chauffer dans la salle, puis je me promenai devant la porte. La matinée était brumeuse, mais peu à peu, le vent balaya les nuages, et mit le moulin en mouvement ; on entendait de temps en temps les craquements de la machine. Vers huit heures et demie, Catriona commença à chanter dans la maison et, en l’entendant, j’aurais volontiers lancé mon chapeau en l’air ; il me sembla que ce coin de campagne triste et sauvage se changeait en un véritable paradis.

Peu à peu cependant, ne voyant venir personne, je fus pris d’une angoisse inexplicable ; j’avais le pressentiment d’un malheur ; les ailes de moulin me faisaient penser à des espions ; du reste, en dehors de toute fantaisie, tout me paraissait étrange et mystérieux en cet endroit.

Le déjeuner nous réunit assez tard ; James More y parut préoccupé de quelque danger ou difficulté, et, de son côté, Alan ne le quittait pas des yeux et le surveillait de près ; l’air hypocrite de l’un et la vigilance de l’autre me mirent sur des charbons ardents. À peine le repas fini, James se leva en disant qu’il avait un rendez-vous important à la ville et nous pria de l’excuser jusque vers midi. Puis il prit sa fille à part et lui parla avec animation, tandis qu’elle semblait l’écouter avec répugnance.

« Cet homme me plaît de moins en moins, me dit Alan dès que James fut sorti ; il y a anguille sous roche, et je vais tâcher de la découvrir aujourd’hui même. Vous, David, essayez de trouver une raison pour rester dans les environs, de façon à veiller sur Catriona et à avancer vos affaires d’amour. Parlez-lui tout simplement, dites-lui que vous avez été un âne !… puis, si j’étais à votre place, je ferais quelque allusion au danger que vous êtes peut-être exposé à courir ici,… toutes les femmes aiment cela.

— Je ne sais pas mentir, Alan, je ne pourrai jamais.

— Vous n’en êtes que plus nigaud ! Alors, vous lui direz que je vous ai conseillé cela, elle rira et ce sera encore mieux. Mais surveillez le père et la fille ; si je ne la savais honnête et si elle n’était pas si aimable pour moi, je me méfierais de quelque piège.

— Est-elle donc si aimable pour vous ?

— Elle m’admire beaucoup et je ne suis pas comme vous, je m’en aperçois,… Il est vrai que je l’admire aussi. Mais avec votre permission, David, je vais faire une reconnaissance pour voir de quel côté est allé ce coquin. »

Quelques minutes après, je me trouvais seul dans la salle : Alan filait James du côté de Dunkerque, Catriona était remontée dans sa chambre. Je voyais qu’elle voulait éviter un tête-à-tête avec moi et je n’en étais pas plus fier ; aussi je me décidai à rechercher une entrevue à tout prix. Après réflexion, je sortis, pensant que le beau temps l’attirerait dehors à son tour et une fois en plein air, j’en faisais mon affaire.

Je m’abritai derrière une petite dune et je ne fus pas longtemps sans la voir apparaître à la porte de l’auberge. Elle regarda de droite et de gauche et, ne voyant personne, elle prit un sentier qui conduisait directement à la mer. Je la suivis aussitôt sans me montrer, pensant que plus elle irait loin, plus j’aurais le temps de lui parler ; dans le sable, il m’était facile de marcher sans être entendu. Le sentier où elle cheminait montait dans les dunes, et, arrivé au sommet de l’une d’elles, je pus étudier ce pays désert où était située notre auberge. Nulle maison n’était visible, sauf celle de Bazin et le moulin à vent ; la mer s’étendait à perte de vue et deux ou trois navires se profilaient au soleil. L’un d’eux me parut bien grand pour s’approcher ainsi de la côte et je tressaillis en reconnaissant le Seahorse. Que venait faire là ce vaisseau anglais, si près des côtes de France ? Pourquoi Alan avait-il été attiré dans ce voisinage et cela dans un endroit si éloigné de tout secours ? Était-ce par hasard que la fille de James More se promenait dans ces parages ?

Toutes ces questions se pressaient à mon esprit.

Tout à coup, je vis une chaloupe venant du bâtiment et portant un officier à son bord, s’approcher du rivage, puis s’arrêter comme pour attendre. Je m’assis derrière un buisson pour me rendre compte de ce qui allait se passer. Catriona alla droit vers la chaloupe lorsque celle-ci aborda, l’officier la salua poliment et ils se dirent quelques mots : je vis une lettre passer d’une main dans l’autre et Catriona reprit le chemin qu’elle avait suivi. En même temps, comme s’il n’avait pas eu d’autre affaire sur le continent, le canot regagna le vaisseau, mais je remarquai que l’officier était resté à terre et il disparut derrière les dunes.

Cette scène rapide m’avait atterré. C’était bien un guet-apens que je venais de surprendre, mais de qui voulait-on s’emparer ? s’agissait-il d’Alan ou de Catriona ? Tous les doutes, tous les soupçons m’étaient permis. La jeune fille marchait maintenant, la tête basse, les yeux fixés sur le sable : elle me paraissait si belle, si pure que je ne pus admettre l’idée d’une trahison ou d’une complicité de sa part. Après quelques pas, elle leva la tête et me vit devant elle ; elle changea de couleur aussitôt, hésita, et reprit lentement sa course.

À sa vue, craintes, soupçons, tout s’évanouit dans mon cœur, je ne pensai plus qu’à elle et je l’attendis avec un frisson d’espérance.

« Me pardonnerez-vous de vous avoir suivie ? lui dis-je.

— Je sais que vos intentions sont toujours loyales, répondit-elle, mais pourquoi envoyez-vous de l’argent à cet homme ? ajouta-t-elle tout à coup. Cela ne devrait pas être !

— Je n’en ai jamais envoyé que pour vous, vous le savez bien.

— Mais vous n’avez aucun droit d’en envoyer soit à moi, soit à lui, David, ce n’est pas bien.

— Eh bien, mettons que j’aie eu tort, pardonnez-moi…, Catriona, la vie que vous menez n’est pas convenable pour une jeune fille ; je vous demande pardon de le dire, mais votre père n’est pas digne de prendre soin de vous.

— Ne me parlez pas de lui ! s’écria-t-elle.

— Je n’en parlerai plus. Oh ! soyez sûre que ce n’est pas de lui que je veux vous entretenir ! Vous savez bien que je ne pense qu’à vous ;… rien n’a pu me distraire, ni vous faire oublier ; je me suis plongé dans l’étude, puis Alan est arrivé et j’ai pris ma part de plaisir ; votre pensée, votre image ne m’ont pas quitté un seul instant ! Voyez-vous le fichu que j’ai au cou ? vous en avez coupé un coin pour le garder et puis vous l’avez rejeté loin de vous. Ce sont vos couleurs que je porte maintenant et je ne les quitterai plus. Oh ! Catriona, je ne puis vivre sans vous ! Essayez de me pardonner ! »

Je m’étais arrêté lui barrant le passage.

« Essayez de me pardonner, répétai-je, essayez de me supporter ! »

Elle garda quelque temps le silence et une angoisse m’étreignit comme une crainte de mort.

« Catriona ! m’écriai-je, y a-t-il encore un malentendu ? suis-je perdu à jamais ? »

Elle releva la tête, hors d’haleine.

« M’aimez-vous, David ? murmura-t-elle ; m’aimez-vous vraiment ?

— Si je vous aime ! oh ! sûrement, n’en doutez pas ! Je suis à vous pour la vie !

— Il ne me reste rien à donner ni à reprendre, dit-elle, j’ai été toute vôtre depuis le premier jour, si vous aviez voulu de moi. »

Nous étions sur le sommet de la dune, aveuglés par le sable que soulevait la brise et en vue du vaisseau anglais, mais tout cela nous importait peu ; je m’agenouillai, j’embrassai ses genoux en sanglotant de joie ;… toute pensée étrangère disparut de mon esprit dans ce moment d’extase. Je ne savais pas où j’étais, j’avais oublié la cause de mon bonheur, je savais seulement qu’elle s’était baissée, qu’elle avait pris ma tête et l’avait appuyée sur sa poitrine… Comme dans un songe j’entendis ses paroles :

« David ! oh ! David, c’est donc vrai que vous m’aimez ? oh ! David, David. »

Puis elle fondit en larmes à son tour…

Il pouvait être dix heures avant que je fusse revenu à une perception nette de mon bonheur ; la main dans la main, nous nous dévorions du regard et je riais aux éclats en lui donnant toutes sortes de noms doux et absurdes. J’ignore combien de temps se serait passé ainsi, si, enfin, une allusion à son père ne nous eût rendus à la réalité.

« Ma petite amie, lui dis-je, maintenant que vous êtes tout à fait à moi, cet homme n’existe plus. »

Elle devint toute pâle.

« David, ne me laissez pas avec lui, implora-t-elle, il n’est pas loyal ;… j’ai une horrible crainte dans le cœur ;… que peut-il avoir à démêler avec ce vaisseau ? Qu’y a-t-il là-dedans ? ajouta-t-elle en me montrant la lettre ; j’ai le pressentiment qu’il s’agit d’Alan. Ouvrez, David, ouvrez. »

Je pris la lettre et je secouai la tête.

« Non, dis-je, je n’ouvrirai pas la lettre d’un autre.

— Même pour sauver votre ami ?

— Je ne sais, la chose me répugne.

— Donnez-la-moi alors, je vais l’ouvrir moi-même.

— Non ; vous, moins que personne ; elle concerne votre père et son honneur que nous soupçonnons tous les deux ; le danger est certain, il est vrai, nous sommes peut-être espionnés, l’officier qui est descendu à terre ne doit pas être seul. Oui, il importe que cette lettre soit ouverte, mais elle ne saurait l’être par nous. »

J’en étais là, quand j’aperçus Alan qui venait vers nous ; il était très beau dans son uniforme français, mais je ne pus m’empêcher de penser combien cela lui servirait peu s’il était pris, jeté dans un cachot, amené à bord du Seahorse comme rebelle, déserteur et, à l’heure actuelle, comme meurtrier condamné.

« Ah ! dis-je, voici celui qui a le droit d’ouvrir la lettre s’il le juge à propos. »

Je lui fis signe et nous l’attendîmes.

« Si c’est l’infamie pour mon père, pourrez-vous la subir ? me demanda-t-elle avec un regard brûlant.

— Votre cousine m’avait fait la même question alors que je vous avais vue seulement une fois ; savez-vous ce que j’ai répondu ? Que si je venais à vous aimer comme je sentais que je pouvais vous aimer, je vous épouserais au pied de la potence, s’il le fallait ! »

Le sang revint à ses joues, elle se rapprocha et me reprit la main : ce fut ainsi que nous attendîmes Alan.

Il vint à nous avec un de ses meilleurs sourires.

« N’avais-je pas raison, David ? fit-il.

— Il y a temps pour tout, Alan, et l’heure présente est grave. Qu’avez-vous découvert ? vous pouvez parler devant cette amie ?

— J’ai suivi une fausse piste, dit-il.

— Alors nous avons été plus heureux que vous, en tout cas voici du nouveau. Voyez-vous cela ? C’est le Seahorse, capitaine Palliser.

— Je le reconnais, je l’ai assez vu pour cela quand il était en station dans le Forth. Qu’est-ce qui lui prend de venir si près de la côte ?

— C’était pour apporter cette lettre à James More. Pourquoi reste-t-il là après l’avoir remise ? Pourquoi un officier a-t-il débarqué et se cache-t-il dans les dunes ? Je vous le laisse à deviner.

— Une lettre pour James More ? répéta-t-il.

— Oui.

— Eh bien, je puis vous dire que, cette nuit, pendant que vous dormiez, James More a causé en français et la porte de l’auberge a été ouverte, puis refermée.

— Alan ! vous avez dormi toute la nuit ! m’écriai-je.

— On doit se méfier d’Alan même quand il dort ; mais voyons la lettre, — l’affaire paraît mauvaise ! »

Je la lui donnai.

« Catriona, il s’agit de ma vie, vous m’excuserez de briser ce cachet ?

— Je vous prie de le faire au plus vite », répondit-elle.

Il l’ouvrit, lut et leva les bras en l’air.

« Le traître ! cria-t-il en chiffonnant le papier dans sa poche ! Allons ! préparons-nous, c’est la mort pour moi. »

Et il commença à marcher vers l’auberge.

« Il vous a vendu ? demanda Catriona.

— Absolument, mais grâce à vous et à David je peux encore le jouer…

— Catriona doit nous suivre, dis-je, elle ne peut plus demeurer avec cet homme — nous sommes fiancés. »

À ce mot elle me pressa la main.

« C’est ce que vous aviez de mieux à faire, répondit Alan, et je puis vous assurer, mes amis, que vous ferez un beau couple ! »

Nous étions derrière le moulin et j’aperçus un matelot anglais qui semblait se cacher.

« Voyez, Alan, dis-je.

— Bon, j’en fais mon affaire. »

Assourdi sans doute par le bruit du moulin, le marin ne nous entendit pas et nous fûmes près de lui sans qu’il s’en fût douté.

« Je pense, monsieur, que vous parlez anglais ? lui dit Alan.

— Non, monsieur, répondit-il avec un accent qui ne pouvait tromper.

— Non, monsieur ! répéta Alan en le contrefaisant, est-ce ainsi qu’on vous apprend à parler sur le Seahorse ? Voici une botte écossaise pour votre vilaine face anglaise ! »

Et bondissant vers lui, il lui lança un coup de pied qui l’étendit sur le sol. Puis il le regarda avec mépris se relever et disparaître dans les dunes.

« Il est temps de quitter le pays ! » dit-il, et nous nous mîmes à courir de toutes nos forces jusqu’à l’entrée de l’auberge.

Nous entrâmes par une porte et James More par l’autre.

« Montez vite, dis-je à Catriona, et faites vos paquets, il n’est pas utile que vous restiez ici. »

Pendant ce temps, James et Alan s’étaient rejoints au milieu de la longue salle ; Catriona passa à côté d’eux pour gagner l’escalier et elle les regarda, mais sans s’arrêter. En vérité, ils valaient la peine d’être vus. Alan avait son air courtois des grands jours et James, flairant le danger, se tenait sur ses gardes. La situation d’Alan, entouré d’ennemis dans cette maison isolée, aurait troublé tout autre que lui, mais ce fut avec son ton railleur habituel qu’il commença l’entretien.

« Je vous souhaite le bonjour, monsieur Drummond, je ne serais pas fâché de connaître l’affaire dont vous avez désiré m’entretenir ?

— C’est une chose secrète et l’histoire en est longue, dit James More, vous attendrez bien jusqu’après dîner.

— Je ne crois pas ; j’ai dans l’idée que ce doit être maintenant ou jamais, car, M. Balfour et moi, nous songeons au départ. »

Je lus une certaine surprise dans les yeux de James.

« Je n’ai qu’un mot pour vous retenir, dit-il aussitôt, et ce mot c’est le nom de mon affaire.

— Dites-le alors ! eh, David, qu’en pensez-vous ?

— Il s’agit d’une fortune, continua James.

— Vraiment ?

— Oui, monsieur ; il s’agit du trésor de Cluny.

— Pas possible ! et vous savez où il est ?

— Je le sais, monsieur Stewart, et je puis vous y mener.

— Cela est un comble ! et je suis heureux d’être venu à Dunkerque ! Ainsi donc, voilà votre affaire ?

— Parfaitement, monsieur.

— Bien, bien…, et d’un air bon enfant, il ajouta : elle n’a pas de rapport avec le Seahorse, alors ?

— Comment ? fit James.

— Ou avec l’individu que j’ai envoyé rouler à vingt pas derrière le moulin ? poursuivit Alan. Assez de mensonges, mon ami ! J’ai là dans ma poche la lettre de Palliser. Vous êtes pris cette fois, James More, vous ne pouvez plus regarder en face un gentilhomme.

— Est-ce à moi que vous parlez ainsi, bâtard ? rugit-il.

— À vous, vil animal ! » s’écria Alan en lui donnant un coup de poing en pleine figure. Aussitôt, leurs épées se croisèrent.

Je vis James parer un coup de si près que je le crus mort, et je me précipitai pour les séparer.

« Allez-vous-en ! me cria Alan, êtes-vous fou ? Tant pis pour vous, alors. »

J’abattis deux fois leurs épées, je fus bloqué contre la muraille, je revins au milieu d’eux. Ils ne prenaient pas garde à moi, se battant avec furie. Je ne saurai jamais comment je ne fus pas tué ou comment je ne tuai pas l’un des deux ; toute cette affaire me fait maintenant l’effet d’un rêve. Tout à coup, j’entendis un cri et Catriona se dressa devant son père. Au même moment, la pointe de mon épée effleura la jeune fille, elle me revint rougie de sang, et je demeurai anéanti.

« Allez-vous le tuer devant moi qui suis sa fille, après tout ? s’écria-t-elle.

— Ma chère, j’ai fini », répondit Alan, et il alla s’asseoir sur une table les bras croisés sur son épée nue.

Elle resta devant son père, haletante, puis reprenant son courage :

« Allez ! fit-elle, partez avec votre déshonneur, laissez-moi avec des hommes loyaux ! Je suis une fille d’Appin ! Opprobre des fils d’Appin, allez-vous-en ! »

Elle parla avec une telle colère que j’en oubliai sa blessure : ils se dévisagèrent en silence, elle avec son fichu taché de sang, lui blanc comme un linge. Je le connaissais assez pour savoir qu’il était touché jusqu’au fond de l’âme, mais il prit un air de bravade.

« Comment donc ? m’en aller, mais je ne demande pas mieux, je ne fais que rassembler mes bagages.

— Pas un mouchoir de poche même, ne sortira d’ici qu’avec moi, dit Alan.

— Monsieur ! protesta James More.

— James More, reprit Alan, cette demoiselle, votre fille, va épouser mon ami David, et c’est à cause de cela que je vous laisse aller sain et sauf ; mais tenez-vous pour averti, et gardez votre carcasse hors de mon chemin, car ma patience a des limites.

— Le diable vous emporte, monsieur ! Je veux mon argent.

— Votre argent ! il est à moi maintenant ; et il ajouta avec une certaine bonhomie : Suivez mon conseil, James More, quittez cette maison. »

Il sembla réfléchir, puis il nous tira un coup de chapeau et disparut.

Alors, le charme fut rompu.

« Catriona ! criai-je, c’est moi qui vous ai blessée !

— Je le sais, David, je vous en aime davantage, c’était pour défendre ce triste personnage qui est mon père ! Voyez, fit-elle en me montrant une égratignure qui saignait sur sa poitrine, voyez, vous avez fait de moi un homme ! J’aurai une cicatrice comme un vieux soldat ! »

La joie et l’amour me transportaient,… je l’embrassai,… je baisai la blessure.

« Ne puis-je donc pas embrasser à mon tour, moi qui n’en ai jamais perdu l’occasion ? s’écria Alan. Vous êtes une vraie fille d’Appin ! David est très brave, mais il peut être fier de vous ; si jamais je me marie, c’est une femme comme vous qu’il me faut pour en faire la mère de mes fils. Or, je porte un nom royal et je dis la vérité. »

Ces paroles semblèrent nous purifier de toute la honte de James More.

Alan, le premier, revint bientôt à la réalité.

« Mes amis, tout cela est charmant, dit-il, mais Alan Breck est un peu plus près de la potence qu’il ne le désire. Je crois donc qu’il importe de partir. »

Ceci nous rappela à la raison, les paquets furent bientôt faits et nous quittions l’auberge quand de grands cris nous arrêtèrent. Bazin, qui s’était caché sous la table à la vue des épées, était maintenant hardi comme un lion : Sa note devait être payée, il y avait une chaise cassée, Alan s’était assis sur la vaisselle et James avait fui.

« Payez-vous », lui criai-je et je lui jetai quelques pièces d’or, trouvant que ce n’était pas l’heure de compter.

Autour de la maison, des matelots anglais étaient postés. James More, dans le lointain, agitait son chapeau comme pour les exciter à se presser, et juste derrière lui, comme les gestes d’un être privé de raison, les ailes du moulin s’agitaient.

Alan ne jeta qu’un coup d’œil et prit la course ; il portait le sac de James More, et je crois qu’il aurait plutôt perdu la vie que d’abandonner ce butin dont la capture était sa vengeance. Il courut si bien que j’avais peine à le suivre et que j’admirai Catriona bondissant à mes côtés.

Quand nos ennemis nous aperçurent, ils négligèrent toute prudence et se mirent à notre poursuite. Mais nous avions une avance de cent mètres et ils durent renoncer à nous rejoindre. Je suppose qu’ils étaient armés, mais ne se souciaient pas de tirer en terre française.

Dès que je pus me rendre compte que nous conservions notre distance et même que nous avions gagné du terrain, je commençai à me sentir à l’aise. N’empêche que ce fut une rude course, et quand, arrivés au bas d’une colline, nous trouvâmes une compagnie de la garnison en manœuvre, je compris le mot d’Alan.

Il s’arrêta net, s’essuya le front et s’écria :

« Ah ! quels braves gens que les Français ! »