Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 274-280).


XXVII

LE DUO


Quelques jours après notre triste explication, je reçus trois lettres ; et ce fut à mon premier domicile que je les trouvai en arrivant pour dîner.

L’une était d’Alan, qui m’annonçait sa visite à Leyde. Les deux autres venaient d’Écosse et avaient trait à la même affaire : la mort de mon oncle et mon accession à son héritage. Celle signée Rankeillor était d’un bout à l’autre une lettre d’affaires ; l’autre émanait de miss Grant ; toujours plus spirituelle que sérieuse, elle me reprochait mon silence, puis elle me plaisantait sur Catriona, ce qui me parut bien dur à lire en sa présence.

Le hasard fit arriver ces trois lettres en même temps et ce fut une bonne diversion pour nous trois, car alors, personne n’aurait pu deviner les tristes conséquences qui s’ensuivirent. Les événements que j’aurais pu éviter en tenant ma langue ce jour-là, étaient sans doute écrits et prévus avant l’arrivée d’Agricola en Écosse, ou le départ d’Abraham pour ses pérégrinations !

J’ouvris d’abord la lettre d’Alan, et quand j’annonçai sa visite, je remarquai que James More avait tressailli et avait pris un air attentif.

« N’est-ce pas ce même Alan Breck qui a été soupçonné dans l’affaire d’Appin ? » demanda-t-il.

Je lui répondis affirmativement, et il se mit à me poser maintes questions sur mes relations avec Alan, sur sa manière de vivre en France, et sur sa prochaine visite.

« Je m’intéresse à tous les exilés, dit-il ensuite ; d’ailleurs, je le connais ; bien que sa naissance soit irrégulière, et qu’il n’ait pas le droit de porter le nom de Stewart, il fut très apprécié à la bataille de Drummossie ; il se conduisit en soldat ; si tous avaient fait comme lui, nous aurions été vainqueurs. Nous sommes deux qui avons accompli notre devoir ce jour-là, et c’est un lien entre nous. »

J’eus peine à m’empêcher de lui répondre et j’aurais donné beaucoup pour qu’Alan fût là pour le forcer à s’expliquer au sujet de sa naissance, même s’il était vrai qu’il y eût quelque chose à dire à ce sujet.

Je décachetai alors la lettre de miss Grant et je ne pus retenir une exclamation.

« Catriona ! m’écriai-je, oubliant pour la première fois, depuis l’arrivée de son père, de l’appeler Miss Drummond, mon oncle est mort ! me voilà seigneur de Shaws ! »

Elle battit des mains et sauta sur son siège. Mais, après une seconde, la pensée de ce qui nous séparait l’un de l’autre nous arrêta net, et nous restâmes silencieux et attristés.

James More, au contraire, ne perdit pas la tête.

« Ma fille, dit-il, est-ce ainsi qu’on vous a appris à vous conduire ? M. David a perdu un proche parent, nous lui devons d’abord des condoléances.

— En vérité, monsieur, m’écriai-je en me tournant vers lui avec impatience, car cette comédie m’était insupportable, en vérité, sa mort est la meilleure nouvelle que je puisse recevoir.

— Vous êtes philosophe comme un bon soldat ; du reste, c’est la loi de nature, que nous devons tous finir. Puisque le gentleman était si peu de vos amis, nous pouvons au moins vous féliciter de votre héritage.

— Je ne m’en soucie guère davantage, ce n’est que de l’argent, quelle importance cela a-t-il pour un homme sans famille qui en a déjà assez ?… Je ne vois pas en quoi mon sort sera amélioré par cette mort, qui me réjouit cependant, j’ai honte de l’avouer.

— Allons, allons, cela vous touche plus que vous ne voulez en convenir, sans quoi, vous ne vous plaindriez pas d’être seul. Voilà trois lettres, cela signifie que trois personnes vous veulent du bien, il me serait possible d’en nommer deux autres ici, dans cette pièce ; pour moi, je ne vous connais que depuis peu de jours, mais Catriona ne tarit pas d’éloges sur votre compte. »

Elle le regarda d’un air étonné et il glissa aussitôt sur un autre sujet ; il me demanda des détails sur mon nouveau domaine et parut y prendre le plus grand intérêt. Mais il avait touché la question d’une main trop lourde, et malgré sa diplomatie, je sus à quoi m’en tenir.

Il ne tarda pas à se démasquer tout à fait ; le dîner était à peine terminé, qu’il se rappela une commission qu’il avait donnée à sa fille et l’envoya s’en occuper.

« Vous rentrerez bientôt, dit-il, et l’ami David sera assez bon pour me tenir compagnie pendant votre absence. »

Elle se hâta de lui obéir sans mot dire. Je ne sais si elle devina ; en tous cas, j’étais fixé, et je m’assis tout préparé à ce qui allait suivre.

La porte était à peine fermée sur Catriona qu’il s’enfonça sur sa chaise avec un air de bien-être ; une chose le trahit seulement : son visage se couvrit de sueur.

« Je suis bien aise de pouvoir vous parler sans témoin, commença-t-il, car dans notre première entrevue, j’avais employé quelques expressions que vous aviez mal comprises et il me tardait de vous les expliquer. Ma fille est au-dessus de tout soupçon, vous de même, et je suis prêt à le soutenir à la pointe de l’épée. Mais, mon cher David, vous ne l’ignorez pas, le monde est sévère : qui le sait mieux que moi, hélas ? qui suis victime de la calomnie ! Nous ne devons pas oublier l’opinion du monde, il faut en tenir compte.

— À quoi voulez-vous en venir, monsieur Drummond ? demandai-je, en le regardant en face, je vous serais obligé de vous expliquer.

— Voilà bien l’impatience de la jeunesse ! Ne sentez-vous pas que ce que j’ai à vous dire est un peu délicat (il remplit son verre) ; voyons, entre amis, il n’y a pas à tergiverser. Vous devinez qu’il s’agit de ma fille, mais je me hâte d’ajouter que je n’ai nullement l’intention de blâmer votre conduite, les circonstances ont été telles que vous n’avez pas eu le choix.

— Je vous remercie.

— J’ai d’ailleurs étudié votre caractère, continua-t-il, vous êtes intelligent, instruit, vous avez de la fortune, ce qui ne gâte rien ; enfin, tout compté, je suis heureux de vous annoncer que je me suis décidé pour le plus doux des deux partis à prendre.

Je ne comprends pas, dis-je. »

Il fronça le sourcil et décroisa ses jambes.

« Comment ! Monsieur, fit-il, je pense que je n’ai pas besoin d’expliquer à un jeune homme de votre condition que deux solutions seulement peuvent me satisfaire : vous couper la gorge ou vous donner ma fille en mariage.

— Au moins, vous êtes clair maintenant.

— Je crois l’avoir été dès le commencement ; je suis un bon père, monsieur Balfour, mais je suis aussi un homme calme et réfléchi ; plus d’un père, monsieur, vous aurait déjà mené à l’autel ou au combat… Par égard pour vous…

— Monsieur Drummond, vous devriez modérer votre voix, il n’est pas d’usage de provoquer en duel un gentleman qui vous offre sa modeste hospitalité et qui ne vous a pas offensé.

— Vous avez raison, fit-il en changeant de ton, excusez l’anxiété d’un père…

— Je dois donc comprendre, repris-je, que vous m’encouragez dans le cas où je voudrais demander la main de votre fille ?… j’aime mieux ne rien dire de l’autre alternative, qu’il est peut-être dommage que vous ayez articulée.

— Il est impossible de mieux exprimer mes sentiments, je vois que nous allons nous entendre.

— C’est encore à voir. Je ne dois pas vous cacher que j’éprouve pour Catriona la plus tendre des affections, et mon seul désir, mon seul rêve, serait d’obtenir sa main.

— J’en étais sûr, je comptais sur vous, David, dit-il en me tendant la main. »

Je la repoussai doucement.

« Vous allez trop vite, monsieur Drummond, il y a des conditions à fixer ; je vous ai dit que, de mon côté, je n’ai pas d’objection à ce mariage, mais je crains qu’il n’en soit pas de même de Catriona.

— Cela dépasse les bornes. Je m’engage pour elle.

— Vous oubliez, monsieur Drummond, que, si, pour ma part, j’ai supporté de vous quelques expressions un peu dures, je ne serai pas si patient s’il s’agit de votre fille ; je dois ici parler pour nous deux, et je vous avertis que je ne voudrais ni me laisser imposer une femme, ni épouser une jeune fille malgré elle. »

Il me regarda avec une colère contenue.

« Ainsi donc, voici comment j’entends les choses continuai-je : si Miss Drummond y consent librement, je l’épouserai avec bonheur, mais si elle éprouve la moindre hésitation, comme j’ai lieu de le craindre, je ne l’épouserai jamais.

— Bien, bien, ce n’est pas une grosse affaire. Dès qu’elle sera rentrée, je la pressentirai adroitement et j’espère que vous serez satisfait. »

Mais je l’arrêtai aussitôt…

« Pas un doigt de votre main dans l’affaire, monsieur Drummond, ou je pars sur-le-champ et vous pourrez chercher un mari pour votre fille où il vous plaira ; c’est moi qui serai le seul acteur et le seul juge. Je me renseignerai moi-même et nul autre ne s’en mêlera, vous moins que personne.

— Sur ma parole, monsieur ! Quels droits avez-vous donc de me faire la loi ?

— Ne suis-je pas le premier intéressé ?

— Vous éludez la question ! s’écria-t-il. Vous ne voulez pas tenir compte des faits ! Ma fille n’a pas le choix, elle est compromise.

— Je vous demande pardon, le public n’a pas été au courant et aussi longtemps que la chose restera entre vous et moi, sa réputation n’a rien à craindre.

— Dois-je donc livrer au hasard l’honneur de ma fille ?

— Vous auriez dû vous aviser de cela plus tôt, au lieu de l’abandonner ! Je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé, et je ne me laisserai insulter par personne. Je ne changerai pas un mot à ce que je vous ai dit. Nous allons attendre ici le retour de Catriona ; alors, sans aucune parole ou signe de votre part, nous sortirons, elle et moi, pour que je puisse l’interroger. Si elle me répond qu’elle veut bien m’épouser, je serai le plus heureux des hommes ; si elle ne consent pas, ce sera une affaire réglée. »

Il se mit à marcher dans la chambre.

« Vous allez l’influencer pour qu’elle refuse ? dit-il.

— Peut-être… fis-je, et pourtant c’est à prendre ou à laisser.

— Et si je refuse, moi ?

— Eh bien, monsieur Drummond, si vous y tenez alors, nous nous battrons. »

Je ne risquai pas cela sans quelque frisson, car, sans parler du fait qu’il était le père de Catriona, l’issue du duel n’eût pas été douteuse avec un tel adversaire. Mais mes alarmes étaient vaines ; la médiocrité de mon logis l’avait amené à admettre que mes moyens étaient plutôt restreints ; mais la nouvelle de mon héritage lui avait montré son erreur ; il avait changé ses batteries aussitôt et s’était emparé de l’idée du mariage afin de jouir de ma fortune.

Il continua à discuter jusqu’à ce qu’un mot le réduisît au silence.

« Si je vois que vous craignez tant de laisser votre fille parler pour elle-même, je penserai que vous avez aussi de bonnes raisons pour craindre son refus. »

Il murmura une dénégation quelconque.

« Toute cette discussion m’énerve, ajoutai-je, et je crois que nous ferons mieux de garder le silence. »

Il s’y résigna jusqu’au retour de sa fille, et si quelqu’un avait pu nous voir, il eût trouvé notre tête-à-tête bien singulier.