Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 265-273).


XXVI

LE TRIO


Si, dans ce qui va suivre, j’ai mérité le blâme ou plutôt la pitié, j’en laisse juge le lecteur, car ma sagacité (je me vante d’en avoir beaucoup) semble me faire défaut quand il s’agit des femmes.

Quand j’avais appelé Catriona à travers sa porte, je l’avais qualifiée de « Miss Drummond » et de même, pendant le déjeuner, j’avais cru devoir observer vis-à-vis d’elle une grande réserve, c’était de la vulgaire prudence : son père avait émis des doutes sur l’innocence de notre amitié, mon premier souci devait être de les dissiper. Mais Catriona fut excusable de ne pas comprendre les motifs de mon attitude. Nous avions eu la veille une scène de tendresse et de passion ; nous avions échangé des caresses, puis, brusquement, je l’avais repoussée et renvoyée dans sa chambre ; elle avait veillé et pleuré pendant la nuit et je ne pouvais pas douter que ce ne fût à cause de moi. Après cela, être éveillée sur un ton de froide politesse et être traitée avec réserve et cérémonie, tout cela la déconcerta et l’induisit en erreur sur la vraie nature de mes sentiments ; elle se méprit au point de s’imaginer que j’avais des regrets, et que je voulais revenir sur mes déclarations de la veille.

Un malentendu nous sépara désormais : tandis que je ne songeais qu’à James More et à ses soupçons, elle n’en tint aucun compte, n’y pensa même pas, et son trouble n’eut pas d’autre cause que ce qui s’était passé entre nous la nuit précédente. Une telle inconscience s’explique par la nature droite et la parfaite innocence de Catriona et aussi parce que James More, n’ayant pas eu le dessus avec moi, ou étant réduit au silence par mon invitation, ne lui avait pas soufflé mot de sa méfiance. Pendant le déjeuner, il devint évident que nous jouions aux propos interrompus. J’avais pensé qu’elle aurait mis ce matin-là une de ses anciennes robes, et je la trouvai (comme si elle eût oublié la présence de son père) parée de l’une des plus belles toilettes que je lui avais données et qu’elle savait me plaire davantage. Je ne doutais pas de la voir imiter ma réserve et, au contraire, elle était rouge et animée, les yeux extrêmement brillants, avec une expression anxieuse et changeante, m’appelant par mon nom avec une sorte de tendresse, cherchant à deviner mon opinion pour y soumettre la sienne, comme aurait fait une épouse inquiète ou soupçonneuse.

Mais cela ne dura pas longtemps. La voyant si indifférente pour sa réputation que j’avais compromise, et que je tenais à rétablir de mon mieux maintenant, je redoublai de froideur, espérant qu’elle comprendrait enfin ; plus elle avançait, plus je reculais ; plus elle trahissait notre intimité, plus je me renfermais dans une banale politesse, au risque d’attirer l’attention de son père sur ce contraste s’il n’eût été trop absorbé par son repas. Tout à coup, elle changea d’attitude, et je crus à la fin qu’elle m’avait compris.

Toute la journée, je fus absent de la maison pour suivre mes cours et chercher un nouveau logement. Quand vint l’heure de notre promenade habituelle, j’éprouvai un vif regret d’en être privé, mais je dois avouer que je me sentis soulagé et heureux à l’idée qu’elle était sous la garde de son père, que celui-ci paraissait satisfait, et que je pourrais maintenant la courtiser en toute liberté et honneur. À souper, comme à tous les repas qui suivirent, ce fut James More qui tint le dé de la conversation ; il s’exprimait très agréablement, mais il était difficile de savoir s’il disait la vérité. Le repas fini, il se levait, prenait son pardessus et, me regardant, il nous annonçait qu’il avait des affaires en ville. Je prenais cela pour un congé, et je jugeais sage de m’en aller aussitôt. Dès que Catriona me voyait près de sortir, elle me fixait avec de grands yeux comme pour me dire de rester ! mais je n’osais et demeurais un moment hésitant entre les deux. Un jour, ne sachant plus quel parti prendre, et voyant les yeux de Catriona s’enflammer de colère, je me tournai vers son père.

« Puis-je vous être utile à quelque chose, monsieur Drummond ? » demandai-je.

Il étouffa un bâillement hypocrite.

« Puisque vous voulez bien m’offrir votre compagnie, répondit-il, vous pourriez m’indiquer le chemin d’une taverne où j’espère rencontrer d’anciens camarades. »

Je pris mon chapeau et mon manteau pour l’accompagner.

« Quant à vous, dit-il à sa fille, ce que vous avez de mieux à faire c’est de vous coucher ; je rentrerai tard et « à se coucher et à se lever tôt, les filles gagnent de beaux yeux ».

Après cette citation, il l’embrassa avec beaucoup de tendresse et me fit passer devant lui pour sortir. Je remarquai qu’elle ne chercha pas à échanger un regard avec moi et je supposai que c’était par crainte de lui déplaire.

La taverne était à quelque distance de là ; il se mit à causer de choses insignifiantes, et, arrivé à la porte, il me congédia en me remerciant du bout des lèvres. Alors, je rentrai chez moi où je n’avais pas de feu pour me réchauffer et pas de société autre que mes pensées, qui, heureusement, n’étaient pas trop sombres. Je ne me doutais pas encore de l’erreur qui nous séparait, mon amie et moi ; je m’imaginais que nous étions fiancés et que notre froideur actuelle était le résultat d’un accord tacite pour ne pas indisposer James More. C’était lui qui était ma principale préoccupation et comme l’ombre au tableau. Il fallait tout mon amour pour me résigner à accepter un beau-père pareil ! Je me demandais aussi quand je devrais lui parler et en songeant à mon âge, je rougissais. D’un autre côté, si je les laissais partir sans explication et sans faire ma demande, j’étais exposé à la perdre pour toujours.

Je conclus qu’un délai ne pouvait rien gâter, mais que, cependant, il ne fallait pas qu’il fût trop long. Là-dessus, je me couchai plein d’espoir, malgré mon lit glacé.

Le jour suivant, comme James More geignait un peu sur la nudité de sa chambre, j’achetai quelques meubles, et, l’après-midi, venant avec des portefaix chargés de tables et de chaises, je trouvai Catriona seule. Elle me reçut poliment, mais se retira aussitôt dans sa chambre, dont elle ferma la porte. Je plaçai les meubles, je payai et je congédiai les hommes, de façon qu’elle pût les entendre partir, car je supposais qu’elle n’attendait que leur départ pour venir me trouver.

Après un instant, je cognai à sa porte.

« Catriona », dis-je doucement.

La porte s’ouvrit brusquement et elle resta sur le seuil sans bouger ; elle avait l’air de souffrir cruellement.

« Ne sortirons-nous pas ensemble, aujourd’hui ? murmurai-je.

— Je vous remercie, répondit-elle, je n’ai plus besoin de me promener, maintenant que mon père est de retour.

— Cependant, il est sorti et il vous a laissée…

— Ce n’est guère aimable à vous de me dire cela !

— Je n’ai pas eu l’intention de vous peiner, excusez-moi. Qu’avez-vous Catriona ? Que vous ai-je fait pour que vous me parliez ainsi ?

— Vous ne m’avez rien fait, répondit-elle, je serai toujours reconnaissante à l’ami qui a été si bon pour moi ; je ne l’oublierai jamais ; mais mon père est revenu, les circonstances ne sont plus les mêmes, et il y a bien des choses que nous devons oublier. Mais je serai toujours votre amie quoi qu’il arrive, et,… je ne voudrais pas que vous me jugiez trop mal, j’espère que vous vous souviendrez que je n’étais qu’une enfant,… en tout cas, je tiendrais à ne pas perdre votre amitié. »

Quand elle avait commencé à parler, elle était très pâle, mais avant de finir, elle était devenue cramoisie. Pour la première fois, je vis toute l’étendue de ma faute et combien j’avais eu tort de l’exposer à un moment de surprise qui la rendait malheureuse maintenant et dont elle croyait avoir à rougir.

« Miss Drummond, dis-je… Miss Drummond !… je souhaiterais que vous pussiez lire dans mon cœur !

« Vous y verriez que mon respect pour vous, loin d’avoir diminué, s’est même accru. Rien de ce qui est arrivé n’est de votre faute. Je n’ai pas besoin de vous assurer que personne ne saura rien de notre vie d’intimité ; je voudrais vous promettre de n’y plus penser moi-même, mais elle restera toujours comme mon plus cher souvenir.

« Quant à être votre ami, vous savez que je mourrais pour vous.

— Merci. »

Nous demeurâmes un instant silencieux ; je me sentais dominé par le chagrin, je voyais tous mes rêves s’évanouir et je me retrouvais seul dans le monde, comme au début de ma vie.

« Ce sont des adieux ? m’écriai-je, je verrai toujours Miss Drummond, mais ceci est un adieu à ma Catriona ! »

Je la regardai, elle me sembla plus grande et plus belle que jamais,… je perdis la tête, je l’appelai une fois encore par son nom et je fis un pas vers elle, les mains tendues.

Elle se recula, effrayée, et rougit ; mais le sang ne fut pas plus vite à ses joues qu’il ne reflua à mon cœur. À cette vue, saisi de remords, ne trouvant point d’excuse, je la saluai très bas et je la quittai la mort dans l’âme.

Je crois qu’après cette scène, cinq jours s’écoulèrent sans amener de changement. Je ne la vis qu’aux repas, et alors, en la présence de James More.

Si, par hasard, nous nous trouvions seuls quelques secondes, j’avais soin de me tenir à distance et de multiplier les marques de respect, ayant toujours à l’esprit l’embarras qu’elle m’avait laissé voir, et, dans le cœur, plus de compassion pour elle que je n’en eusse pu exprimer. Je souffrais autant pour elle que pour moi, ce qui m’empêchait de lui en vouloir.

Elle était souvent seule. Son père, constamment retenu au dehors par ses affaires ou ses plaisirs, la négligeait sans scrupule et sans lui donner d’explications. Il lui arrivait de passer la nuit à la taverne, et je me demandais comment il pouvait se procurer de l’argent. Un jour, il ne rentra pas à l’heure du dîner, que nous dûmes achever sans lui. Je me retirai sitôt après, et Catriona n’essaya pas de me retenir ; à tort ou à raison, je m’imaginais que ma présence lui était désagréable, en lui rappelant un moment d’abandon dont elle pensait avoir à rougir. Elle resta donc seule dans cette chambre où nous avions passé tant d’heures délicieuses, auprès de cette cheminée dont la flamme avait éclairé nos élans de tendresse elle resta seule, croyant avoir offert imprudemment son amour et se figurant que cet amour avait été repoussé.

Et pendant ce temps, j’étais seul de mon côté, faisant de tristes réflexions sur la fragilité humaine et sur la pruderie féminine. Jamais, deux pauvres êtres ne se sont rendus malheureux plus inutilement, et n’ont été victimes d’un pire malentendu !

Quant à James, il ne s’occupait point de nous, et s’absorbait dans ses affaires d’argent, sa gourmandise et ses bavardages, toujours les mêmes.

Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées, qu’il m’avait emprunté de l’argent : il m’en demanda une seconde fois et je lui refusai, sans le fâcher d’ailleurs ; il prenait tout avec un air de générosité bienveillante qui ne pouvait manquer d’en imposer à sa fille ; et la façon qu’il avait de parler de lui, jointe à ses manières distinguées, disposaient en sa faveur. Quelqu’un qui n’avait rien à démêler avec lui pouvait facilement s’y laisser prendre. Quant à moi, après deux ou trois entrevues, je le connus à fond, je le jugeai foncièrement égoïste, et j’écoutais ses discours sur « les pauvres gentlemen des Highlands » et sur « la puissance de son pays et de ses amis », avec l’attention que l’on prête au babil d’un perroquet.

Le plus curieux, c’est qu’il arrivait à croire lui-même une partie de ce qu’il racontait ; il était tellement habitué à mentir, qu’il savait à peine quand il disait ou non la vérité ; ses moments de chagrin seuls étaient sincères.

Il y avait des jours où il se montrait affectueux, discret, aimable, caressant la main de sa fille et me priant de leur tenir compagnie si j’avais la moindre amitié pour lui ; inutile de dire que je n’en éprouvais pas la moindre, mais j’en ressentais d’autant plus pour Catriona. Parfois, il nous pressait de causer et de le distraire par notre gaieté, ce qui était une tâche difficile, vu l’état de nos relations. Parfois, il retombait dans sa tristesse et se répandait en plaintes et en regrets sur sa patrie et ses amis, ou encore, il nous chantait des chansons écossaises.

« Voici, disait-il, un des chants mélancoliques de mon pays natal. Vous pourrez vous étonner de voir pleurer un vieux soldat, et vraiment je crois que cela resserre les liens de notre amitié, mais les notes de ces airs, je les ai dans le sang, et ces paroles viennent tout droit de mon cœur. Quand je pense à mes montagnes rougeâtres, aux oiseaux qui y font leurs nids, aux ruisseaux qui serpentent dans le fond des vallées, je sens que je ne rougirais pas de mes larmes devant un ennemi ! »

Il se mettait alors à chanter et me traduisait les paroles avec un visible mépris pour la langue anglaise. « Ce couplet signifie, m’expliquait-il, que le soleil est couché, la bataille finie, et les braves guerriers vaincus… » « Celui-ci veut dire que les étoiles les voient s’enfuir de toutes parts vers la terre étrangère, ou bien demeurer morts dans leurs montagnes, où ils ne pousseront plus jamais leur cri de guerre et ne baigneront plus leurs pieds dans les torrents de la vallée. » « Si vous compreniez seulement quelques mots de notre langue, vous pleureriez aussi, car nos chants sont incomparables et c’est de la dérision de les traduire en anglais. »

Je n’étais pas dupe de son hypocrisie ; cependant, je ne pouvais lui refuser une certaine dose de sensibilité et je ne l’en méprisais que davantage. Je m’irritais de voir Catriona si occupée de ce vieux coquin, les yeux pleins de larmes lorsqu’il pleurait, alors que sa tristesse venait surtout des nombreuses bouteilles qu’il avait vidées à la taverne. J’étais tenté parfois de m’en débarrasser en lui prêtant une forte somme d’argent ; mais il aurait emmené sa fille, et je ne pouvais me résigner à cette séparation. Je dois avouer, d’ailleurs, qu’il m’en aurait coûté de dépenser mon argent pour un pareil individu.