Traduction par Abbé d’Olivet.
CatilinairesLeroy (p. 87-123).


TROISIÈME
CATILINAIRE,

PRONONCÉE
Devant le Peuple, le 3 Décembre 690.

I. Romains, voilà hors de péril : votre vie, vos biens, vos femmes, vos enfans n’ont pas été la proie de l’ennemi : cette ville fortunée, le siège d’un Empire si florissant, échappe à la fureur qui se promettoit de l’engloutir : et vous devez cet heureux événement à l’amour singulier qu’ont pour vous les Dieux immortels : vous le devez à ma vigilance, aux mesures que j’ai prises, aux dangers que j’ai courus.

2. S’il est donc vrai que les jours où nous avons été préservés de quelque accident funeste, ne sont pour nous, ni moins précieux, ni moins mémorables que le jour même de notre naissance : et cela, d’autant plus que nous concevons et sentons vivement le prix de notre conservation, au lieu que la naissance, avantage incertain en soi, n’est pas accompagnée de sentiment : je me flatte que nos pères ayant mis[1] le Fondateur de Rome au rang des Dieux immortels, le Conservateur de Rome sera honoré, et de vous, et de votre postérité. J’ai éteint l’incendie prêt à consumer vos temples, vos autels, vos maisons ; et j’ai détourné, j’ai repoussé le glaive qui alloit vous égorger. Après en avoir rendu compte au Sénat, il me reste à satisfaire en peu de mots l’impatience que vous avez, Romains, d’apprendre les particularités de cette Conspiration, pour juger de quelle conséquence il étoit de la découvrir, avec quelle certitude la voilà découverte à présent, et par quels moyens elle l’a été.

3. Premièrement donc, depuis le peu de jours que Catilina s’est retiré, laissant dans Rome ceux de ses complices qui étoient à la tête du parti ; mon unique soin a été de pourvoir à vous sauver de tant d’embûches dressées avec tant de secret.

II. Je m’étois figuré qu’en le chassant, je le verrois suivi de tous les autres factieux ; ou que, s’il nous en demeuroit quelques-uns, il ne leur resteroit après la perte de leur Chef, ni courage, ni force. Je dis, au reste, que je le chassai : et bien loin d’en convenir avec peine, j’ai bien plutôt à craindre qu’on ne me fasse présentement un crime de ne lui avoir pas ôté la vie.

4. Quoi qu’il en soit, quand j’eus vu que son départ n’avoit pas eniraîné les plus furieux, je ne m’occupai jour et nuit qu’à épier leurs démarches, pour avoir de quoi vous convaincre que leur attentat, dont l’énormité vous empêchoit d’ajouter foi à mes paroles, n’étoit que trop certain, et pour vous obliger, par l’évidence du péril, à prendre vos sûretés. Ayant enfin appris que les envoyés des Allobroges avoient été sollicités par Lentulus à soulever les Gaules contre nous ; qu’en y allant, ils dévoient avoir une conférence avec Catilina, pour qui les lettres et instructions leur avoient été données, et que Vulturcius, qui lui en portoit aussi, étoit nommé pour les accompagner ; je crus avoir trouvé l’occasion, qu’à toute heure je demandois aux Dieux immortels, non seulement d’approfondir moi-même les mystères de la Conjuration, mais de pouvoir les dévoiler au Sénat et au peuple.

5. Hier donc, je fis venir chez moi deux hommes d’un grand courage, d’un zèle admirable, les Préteurs[2] Flaccus et Pontinus. Je leur exposai le fait. Je leur donnai mes ordres. Eux, avec une ardeur infinie pour le bien public, ils se chargèrent de l’exécution ; sur le soir ils se rendirent secrètement au Pont[3] Milvius ; se postèrent dans les villages voisins, l’un deçà, l’autre delà le Tibre. Ils avoient mené avec eux, sans que personne pût s’en douter, un bon nombre de braves gens ; et j’y fis trouver aussi plusieurs jeunes hommes de Réate, bien choisis et bien armés, qui sont ceux que tous les jours j’emploie dans les besoins du Gouvernement. Vers les trois heures[4] du matin, les envoyés des Allobroges paroissent sur le pont avec une suite nombreuse ; Vulturcius en étoit : à l’instant ils sont attaqués ; en tire l’épée de part et d’autre. Les Préteurs avoient le secret eux seuls.

III. Ils se montrent, le choc finît : toutes les lettres, bien cachetées, leur sont remises ; les envoyés avec leur suite, faits prisonniers, et à la pointe du jour amenés chez moi. J’ai d’abord envoyé chercher le détestable artisan de toute cette intrigue, Gabinius, avant qu’il pût soupçonner que j’en fusse instruit. Ensuite, j’ai fait venir Statilius, Céthégus et Lentulus. Pour celui-ci, il est arrivé un peu tard : apparemment parce qu’il avoit passé, contre sa coutume, une partie de la nuit à écrire des lettres.

7. Plusieurs personnes, qui sont du premier rang, ayant accouru chez moi sur cette nouvelle, dès le matin, me conseilloient d’ouvrir ces lettres, afin de ne pas m’exposer à donner l’alarme mal-à-propos, si elles ne contenoient rien d’important. Mais je leur ai remontré que le danger étant public, il falloit que le Conseil public vît le premier de quoi il s’agissoit. Les avis que j’avois reçus, se fussent-ils trouvés faux, on ne pouvoit, dans une affaire de cette nature, me reprocher trop d’attention. À l’heure même j’ai convoqué le Sénat : il s’est assemblé, comme vous l’avez vu, en grand nombre, pendant que, sur l’avis des Allobroges, j’ai envoyé le Préteur Sulpicius dans la maison de Céthégus, enlever tout ce qu’il y trouveroit d’armes, et il y trouva quantité de poignards et d’épées.

IV. J’ai fait entrer au Sénat Vulturcius, sans les[5] Gaulois. Je lui ai promis sûreté par l’ordre du Sénat, et je l’ai exhorté à nous dire sans crainte tout ce qu’il savoit. Revenu à peine de sa frayeur, il nous a dit que, par les instructions et par les lettres dont Lentulus l’avoit chargé, Catilina étoit averti d’armer les esclaves, et d’avancer incessamment avec son armée, afin que le moment étant venu de mettre le feu à tous les quartiers de la ville, selon le plan qu’ils en avoient dressé, et d’égorger tout ce qu’ils pourroient de Citoyens, il se trouvât sur les chemins, à portée de saisir ceux qui prendroient la fuite, et de rejoindre ses associés dans Rome.

9. Après lui sont entrés les Allobroges, qui nous ont appris ces autres circonstances. Que Lentulus, Céthégus et Statilius leur avoient juré une foi inviolable, en leur donnant des lettres pour leur Nation. Qu’ils leur avoient fort recommandé, aussi-bien que Cassius, de faire promptement couler de la cavalerie en Italie, où l’on auroit d’ailleurs des gens de pied suffisamment. Que Lentulus leur avoit assuré qu’il étoit ce troisième Cornélius à qui les oracles des Sibylles et les réponses des Aruspices promettoient la Royauté, dont avant lui on avoit vu Cinna et Sylla en possession. Qu’il leur avoit dit que cette année, la dixième depuis l’absolution[6] des Vestales, et la vingtième depuis l’embrasement[7] du Capitole, finiroit la destinée de la République. Qu’à l’égard du jour à choisir pour égorger les Citoyens, et pour brûler Rome, il y avoit eu contestation, sur ce que Lentulus et les autres vouloient le fixer aux Saturnales, mais que Céthégus trouvoit que c’étoit trop différer.

V. Enfin, pour abréger ce détail, j’ai ordonné que les lettres attribuées à chacun d’eux fussent produites. J’ai d’abord montré la sienne à Céthégus : il a reconnu son cachet : j’ai coupé[8] le fil, j’ai lu. Il écrivoit de sa main au Sénat et au peuple des Allobroges, que comme il feroit exactement ce qu’il avoit promis à leurs envoyés, il les prioit aussi de faire ce que leurs envoyés avoient promis. Alors Céthégus qui, un peu auparavant, pour se justifier des poignards et des épées qu’on venoit de trouver chez lui, avoit répondu que toute sa vie il avoit été curieux de bonnes armes : alors, dis-je, abattu, interdit, convaincu par sa propre conscience, il a tout-à-coup perdu la parole. On a fait entrer Statilius : il a de même reconnu son cachet, son écriture : on a lu sa lettre, qui portoit à peu près les mêmes choses : il a tout avoué.

11. Prenant ensuite la lettre de Lentulus, je lui ai demandé si le cachet lui étoit connu ? Il ne l’a pas nié. Voilà en effet, lui ai-je dit, une tête bien connue, c’est celle de votre aïeul[9] homme d’un très-rare mérite, qui aima passionnément sa patrie : cette image, toute muette qu’elle est, devoit bien vous détourner d’un si horrible attentat. On a lu sur-le-champ sa lettre adressée de même au Sénat et au peuple des Allobroges. Je lui ai dit que s’il avoit quelque chose à dire, il le pouvoit. D’abord il a tout nié. Un moment après, accablé par les preuves qu’on a produites contre lui, il s’est levé, et a demandé aux Gaulois et à Vulturcius quelle affaire il avoit avec eux, qui les eût obligés à le voir chez lui l Ils lui ont répondu avec précision et avec fermeté : ils lui ont dit par qui, et combien de fois lui-même il les avoit fait appeler : ils lui ont demanda s’il ne leur avoit pas conté la glorieuse destinée que les Sibylles lui promettoient. À ces mots, le trouble de son âme a bien montré jusqu’où va la force de la conscience. Car, quoiqu’il pût nier ce qu’ils avançoient, il nous a fort surpris tous en l’avouant. Tel a été son embarras, de se voir pris en flagrant délit, que ni son esprit, ni son expérience dans l’art de la parole, ni cette impudence même, qu’il pousoit au souverain degré, ne lui ont été d’aucu secours.

12. Vulturcius, dans ce moment, nous a requis de lire le billet dont il disoit que Lentulus l’avoit chargé pour Catilina. Quoique Lentulus en ait parut déconcerté, il n’a pas laissé de reconnoître sa main et son cachet. Ce billet, qu’il n’avoit point signé, et où il n’avoit point mis d’adresse, étoit conçu en ces termes : La personne que je vous envoie, vous apprendra qui je suis. Montrez de quoi un homme de tête est capable, et songez que dans l’état où sont les choses, il ne vous est plus libre de reculer. Cherchez du secours par-tout et servez-vous même des plus vils sujets. Gabinius, qu’on a fait entrer le dernier, a débuté par nous répondre effrontément ; mais à la fin il est convenu de tout ce que les Gaulois avoient dit.

13. Pour moi, Romains, tout persuadé que j’étois du crime par les lettres, par les cachets, par l’écriture, par l’aveu même des coupables, j’en ai cru voir des preuves encore plus certaines de beaucoup, dans leur air, dans leurs yeux, dans leur silence ; car ils étoient si consternés, ils avoient tellement les yeux baissés, et de temps en temps ils se regardoient tellement à la dérobée, qu’ils sembloient être là, non point pour être convaincus par d’autres, mais pour se trahir eux-mêmes.

VI. Les preuves ayant donc toutes été ainsi discutées, j’ai pris l’avis du Sénat sur ce qu’il y avoit à faire dans un cas si pressant. Ceux qui étoient à la tête de la Compagnie ont parlé avec toute la fermeté possible, et leur avis a été suivi tout d’une voix. Il n’est pas encore rédigé par écrit, mais je l’ai retenu, et le voici.

14. Premièrement, Romains, on me rend grâces, dans les termes les plus honorables, d’avoir, par mon courage, par mes conseils, par mes soins, délivré la République d’un si grand péril. On donne aussi de très-justes louanges aux Préteurs Flaccus et Pontinus, pour avoir exécuté mes ordres avec vigueur, et avec fidélité. On loue pareillement la fermeté de mon Collègue, d’avoir été inaccessible et impénétrable pour quiconque avoit part à cette Conjuration. Il a été résolu ensuite, que Lentulus, après s’être démis de la préjure, seroit gardé à vue, de même que Céthégus, Statilius, et Gabinius, lesquels étoient tous présens. On a décerne la même peine, et contre Cassius, qui avoit brigué la commission de brûler Rome ; et contre Céparius, qui s’étoit chargé de soulever les patres de l’Apulie ; et contre Furius, un de ces soldats que Sylla établit à Fésule ; et contre Magius, qui avoit mené de concert avec ce Furius, la négociation des Allobroges ; et contre Umbrenus, affranchi, qui est convaincu de les avoir pour la première fois introduits chez Gabinius. Tellement que parmi tant d’ennemis domestiques, le Sénat veut bien ne faire tomber le châtiment que sur ces neuf scélérats, dont il faut espérer que l’exemple tiendra les autres dans le respect.

15. On a, de plus, ordonné de solennelles actions de grâces aux Dieux immortels en mon nom : honneur, qui depuis que Rome est fondée, ne fut, avant moi, déféré qu’à des guerriers. On s’explique sur mon sujet en ces termes : Pour avoir garanti la ville d’être brûlée, ses Citoyens massacrés ; l’Italie, désolée par la guerre. Or, il est à remarquer que si cet honneur fut accordé à d’autres, c’étoit pour avoir utilement servi la République ; et qu’il me l’est à moi pour l’avoir totalement sauvée. En dernier lieu, il s’est fait une chose qui ne souffrit aucun délai. Car, quoique Lentulus, par les preuves que nous avions de son crime, par son propre aveu, et par le jugement même du Sénat, fût déchu de tous les droits attachés au rang de Préteur, et à la qualité de Citoyen, nous lui avons fait cependant abdiquer la Magistrature pour nous délivrer du scrupule qu’on pourroit avoir de punir un Magistrat Romain ; scrupule, dont autrefois le célèbre Marius ne s’embarrassa point, lorsqu’il mit à mort le Prêteur[10] Servilius, qui n’étoit personnellement flétri par aucun décret du Sénat.

VII. Or, tous les Chefs de cette dangereuse faction étant arrêtés, et sous bonne garde, concluez-en, Romains, que la ville est hors de péril, et que toutes les forces, toutes les espérances de Catilina sont évanouies. Je prévoyois bien, en le chassant de Rome, que je n’aurois guère à redouter, lui absent, ni l’assoupissement d’un Lentulus, ni la pesanteur d’un Cassius, ni la bouillante étourderie d’un Céthégus. Il n’y avoit à craindre que Catilina, mais seulement tant qu’il seroit dans l’enceinte de nos murs. Il étoit instruit de tout ; il avoit accès par-tout. Il pouvoit, il osoit aborder, tenter, solliciler qui bon lui semblait. Il avoit l’art de diriger un complot, assez d’éloquence pour séduire, un bras pour exécuter. Il savoit, entre ses confidens, distinguer à quoi chacun devoit être employé : mais ne se contentant pas d’avoir donné ses ordres, il vouloit tout voir, mettre la main à tout. Actif, vigilant, infatigable, ne craignant ni froid, ni faim, ni soif.

17. Je l’avoue, Romains, si je n’avois pas éloigné un homme si remuant, si déterminé, si audacieux, si rusé, si appliqué à concerter ses projets, si attentif à les suivre, j’aurois eu peine à dissiper la tempête qui vous menaçoit. Il n’eût pas, sans doute, remis aux Saturnales la ruine de la République : il ne l’eût pas annoncée si long-temps auparavant : il n’eût pas risqué des lettres écrites de sa main, et cachetées de son cachet, témoins irréprochables de son crime. Au lieu qu’en son absence tout cela s’est fait : mais si bien, que jamais vol domestique ne fut plus évidemment, plus incontestablement découvert, que l’a été ce prodigieux attentat. J’avois eu beau me précautionner, comme j’ai fait, contre un tel ennemi : s’il fût demeuré à Rome jusqu’à ce jour, nous aurions été forcés d’en venir aux mains, pour ne rien dire de pis ; et certainement nous n’aurions pu, tandis qu’il auroit été au milieu de nous, pourvoir à notre sûreté avec tant de loisir, de Silence et de repos.

VIII. Mais, Romains, ce n’est point à moi, c’est à la puissance et à la sagesse des Dieux immortels, qu’il faut attribuer la conduite que j’ai tenue. On sent bien effectivement, que dans une conjoncture si délicate, la sagesse humaine n’étoit guère capable d’amener de si grands succès : et d’ailleurs les Dieux nous ont assistés d’une manière si marquée, que nous avons pu en quelque façon les voir de nos yeux. Car, pour ne rien dire ici des feux nocturnes qui ont embrasé le ciel vers l’Occident ; pour ne rien dire des foudres, des tremblemens de terre, ni de tant d’autres prodiges arrivés sous mon Consulat, et par où il sembloit que les Dieux nous annonçoient ce que nous éprouvons ; il y a un fait encore plus singulier, et qui ne doit pas être passé sous silence.

19. Vous n’avez pas oublié, sans doute, que, sous le Consulat de Cotta et de Torquatus, les tours du Capitole furent frappées du tonnerre ; les simulacres des Dieux, déplacés ; les statues de nos anciens, renversées ; l’airain où étoient gravées nos lois, fondu. Et même la foudre n’épargna pas cette statue dorée de Romulus votre fondateur, où vous vous souvenez qu’il étoit dans l’altitude d’un enfant qui fait effort pour atteindre aux mamelles d’une louve. On appela de toute l’Étrurie des Aruspices, qui dirent que ces présages annonçoient des massacres, des incendies, le renversement de nos lois, une guerre civile et domestique ; la chute prochaine de Rome et de l’Empire, à moins que les Dieux immortels, apaisés par toutes sortes de moyens, ne voulussent en quelque manière changer[11] l’ordre du Destin.

20. Sur leurs réponses, on célébra durant dix jours des jeux solennels, et l’on n’oublia rien de tout ce qui parut propre à calmer la colère des Dieux. Ils ajoutèrent qu’il falloit ériger une plus grande statue à Jupiter, l’exhausser, et au lieu qu’on avoit mis l’autre du côté de l’Occident, tourner celle-ci vers l’Orient. Que si cette statue, qui est celle que vous voyez, regardoit le soleil levant, la place publique, le palais, ils espéroient que les desseins formés contre l’État seroient découverts, et viendroient à la connoissance du Sénat et du peuple Romain. Dès-lors cet ouvrage fut ordonné par les Consuls : mais on y a travaillé si lentement, et sous les derniers Consuls, et de mon temps, que la statue n’est posée quot d’aujourd’hui.

IX. Qui seroit donc assez ennemi de la vérité, assez téméraire, assez insensé, pour dire, que tout ce que nous voyons, mais particulièrement cette ville, n’est pas gouverné par la sagesse et par la puissance des Dieux ? Car enfin, quand ces Aruspices nous préisoient des massacres, des incendies, la ruine de l’État causée par d’exécrables Citoyens, on trouvoit alors le crime trop affreux pour y ajouter foi : et vous le voyez, non-seulement médité, mais presque accompli. Hé comment ne pas reconnoître ici la sensible protection de Jupiter, si l’on fait réflexion, que ce matin, à l’heure même qu’on posoit cette statue, les Conjurés, avec leurs dénonciateurs, passoient sur la place, pour aller par mes ordres au temple de la Concorde ; et que la statue ayant-été posée, et tournée vers le Sénat et de votre côté, à l’instant nous avons eu des preuves incontestables de tout ce qu’ils tramoient ?

22. Aussi, cette circonstance doit-elle rendre plus odieux, et dignes d’un plus grand supplice, des scélérats qui s’étaient promis de réduire en cendres, et vos maisons, et les temples mêmes, et les autels. Pourroie-je, sans une présomption insupportable, m’attribuer à moi-même la gloire de les en avoir détournés ? C’est Jupiter, c’est lui, n’en doutez pas, qui leur a opposé sa puissance, qui a voulu sauver le Capitole, sauver ces temples, sauver Rome, vous sauver tous. C’est la sagesse des Dieux immortels qui m’a dirigé, et qui m’a fait tomber entre les mains de quoi convaincre si évidemment les coupables. Que dire de cette négociation avec les Allobroges ? Jamais Lentulus et ses complices, si les Dieux ne les avoient pas aveuglés, auroient-ils follement confié leurs lettres, et le secret d’une affaire si importante, à des inconnus, à des étrangers ? Mais d’ailleurs, ne regardez-vous pas comme un coup du Ciel, que des Gaulois, que des gens d’une nation peu soumise, et la seule qui ne manque pas de force, ni peut-être de volonté, pour faire la guerre au peuple Romain, aient préféré votre salut à leurs intérêts propres, et fermé l’oreille aux flatteuses espérances, que leur donnoient des Patriciens, surtout dans une conjoncture où ils n’avoient pas besoin de combattre pour nous vaincre ; ils n’avoient qu’à se taire ?

X. Ainsi, Romains, puisque l’on a ordonné des actions de grâces dans tous les temples, acquittez-vous de ce pieux devoir avec vos femmes et vos enfans. Les Dieux immortels qui, tant de fois ont reçu des marques de votre reconnoissance, n’en reçurent jamais de mieux méritées. Vous avez été préservés de la mort la plus cruelle et la plus déplorable : mais préservés sans coup férir, sans armée, sans une goutte de sang répandue, sans endosser[12] la cuirasse, et sans avoir d’autre Général que moi, qui n’ai pas quitté ma robe.

24. Souvenez-vous de vos anciennes guerres civiles, et de celles qui ont été avant vous, et de celles que vous-mêmes vous avez vues. Sylla fit périr Sulpicius ; il chassa de cette ville Marius, qui en avoit été le défenseur ; et par ses ordres quantité d’hommes vertueux furent les uns massacrés, les autres bannis. Octavius, les armes à la main, força le Consul[13] son collègue à sortir de Rome : et alors cette même place où je parle, fut arrosée de son sang, et jonchée de morts. Cinna reprit le dessus avec Marius, et il en coûta la vie à ce que nous avions de plus illustres personnages. Sylla ensuite vengea cette cruauté : mais à quoi bon dire que ce fut par des cruautés encore plus grandes ? Lépidus, dans le démêlé qu’il eut avec Catulus, non-seulement se perdit lui-même, mais en perdit bien d’autres, qui étoient plus dignes de regret.

25. Or, ces dissentions alloient toutes, non pas à détruire, mais seulement à changer notre gouvernement. Ceux qui les causoient ne souhaitoient pas que la République n’existât plus, mais seulement de s’y voir les maîtres. Ils ne vouloient pas brûler Rome, mais y dominer. Et cependant toutes ces guerres civiles, quoique commencées pour des sujets moins considérables que celle-ci, n’ont pu se terminer qu’à la pointe de l’épée. Au lieu que dans celle-ci, la plus cruelle et la plus envenimée qui fût jamais ; dans celle-ci, telle que jamais les Barbares n’en imaginèrent une semblable entre eux ; dans celle-ci, où Lentulus, Catilina, Cassius, Céthégus s’étoient fait une loi d’avoir pour ennemi quiconque voudroit se conserver avec la patrie ; dans celle-ci enfin, ou l’on aspiroit à ne laisser de tous nos Citoyens, que ce qui pourroit se dérober à un massacre général ; ni de tout Rome, que ce qui pourroit échapper à un incendie universel ; je me suis tellement conduit, Romains, que j’ai entièrement sauvé, et les Citoyens, et la ville.

XI. Pour toute récompense, l’unique grâce que je vous demande, c’est que vous conserviez un éternel souvenir de cette journée. Voilà le seul monument que je vous prie d’ériger à ma gloire. Insensible à toutes ces statues muettes, et à toutes ces marques d’honneur, qui peuvent quelquefois n’être pas des marques de mérite, je veux que vos cœurs éternisent mes triomphes, qu’ils en soient les dépositaires. Oui, votre souvenir fera valoir mes actions, vos discours en rehausseront l’éclat, vos annales les feront passer de siècle en siècle. Une même journée donnera l’immortalité, et à la République, et à mon Consulat. On n’oubliera jamais qu’en même temps ont vécu deux Citoyens Romains, dont l’un[14] a porté les confins de votre Empire jusqu’où le soleil berne son cours ; et dont l’autre a sauvé la capitale et le siège même de cet Empire.

XII. Mais entre la guerre intestine que je viens de terminer, et les guerres étrangères dont vos Généraux se chargent, il y a cette différence, que pour eux, après la victoire ils laissent des ennemis, ou morts, ou hors d’état de les troubler : et que pour moi, j’aurai à passer toute ma vie avec ceux que j’ai vaincus. Ainsi, Romains, faites en sorte que si les bonnes actions des autres leur sont avantageuses, les miennes du moins ne me nuisent pas tôt ou tard. J’ai empêché que des scélérats ne vous fissent éprouver leur fureur : c’est à vous d’empêcher qu’ils ne la tournent contre moi. Par où cependant pourroient-ils jamais me nuire ? Car l’amitié des gens de bien est un asile inviolable qui me sera toujours ouvert. J’aurai toujours un appui sûr dans le respect que l’on porte à la République. Telle est la force de la conscience, que ceux qui voudront oublier ce qu’ils me doivent, ne le pourront qu’en se trahissant eux-mêmes.

28. Je me sens, d’ailleurs, un courage, qui, loin de succomber aux menaces des criminels, se réveillera toujours à la vue du crime. Mais enfin, si jamais il arrive que les ennemis domestiques, dont je vous ai préservé, réunissent leurs efforts contre moi seul, ce sera pour lors à vous, Romains, de montrer à quoi doivent s’attendre ceux que leur zèle pour votre salut engagera désormais à s’exposer comme j’ai fait. Quant à ce qui me regarde, aujourd’hui qu’il ne m’est, ni possible d’ajouter à ma gloire, ni permis d’ambitionner [15] de plus grands honneurs, quelle utilité me promettrois-je d’une plus longue vie ?

29. Il ne me reste qu’à avoir, dans une condition privée, une conduite qui réponde à ce que j’ai fait dans mon Consulat : afin que la haine injuste qui pourroit me persécuter, donne encore du lustre à mes actions, et ne fasse tort qu’à mes ennemis. Je ne me démentirai point ; et l’on jugera que la manière dont je viens de me gouverner, n’a pas été l’ouvrage du hasard. Allez, car le jour finit ; allez, Romains, témoigner votre reconnoissance à Jupiter votre protecteur. Retirez-vous ensuite dans vos maisons ; et quoique le danger soit passé, ayez soin pourtant qu’elles soient gardées, comme la nuit précédente. Je ferai en sorte que vous ne soyez pas dans cet embarras plus long-temps, et que vous puissiez jouir d’une éternelle paix.


  1. Il y a en latin : ad Deos immortales benevolentid, famdque sustalinnus : c’est-à-dire, nous l’avons mis au rang des Dieux, et par un effet de la bienveillance que nous avons eue pour lui, et par l’immortalité que nous avons donnée à son nom. Ainsi, en deux mots, Cicéron fait comprendre et le motif pour lequel on a déifié Romulus, et la manière dont on l’a déifié. Mais, pour dire tout-cela en français, il eût fallu alonger excessivement cette période, qui n’est déjà que trop longue.
  2. L. Flaccus, pour qui Cicéron, quatre ans après, fit une Oraison que nous avons, et où il parle fort des services que ce Flaccus avoit rendus en cette occasion.

    À l’égard de Pontinus, que d’autres écrivent Pontinius, c’est le même qui, dans la suite, fut l’un des Lieutenans de Cicéron en Cilicie.

  3. Aujourd’hui Ponte-Mole, à deux milles de Rome, sur le chemin de Viterbe.
  4. Anciennement on divisoit la nuit en quatre parties, deux avant minuit, deux après. Chaque partie de trois heures. Ainsi tertid ferè vigilid exactd, c’est-à-dire, sur les trois heures après minuit.
  5. Les Allobroges étoient ce que nous appelons les Dauphinois et les Savoyards, ou du moins la plus grande partie du pays qui fait aujourd’hui ces deux Provinces. Et comme ils faisoient partie de la Gaule-Transalpine, Cicéron les appelle indifféremment, ou Allobroges, ou Gaulois.
  6. Une Vestale nommée Fabia, sœur de Térentia, femme de Cicéron, fut accusée de s’être laissé séduire par Catilina ; mais elle trouva le secret de se faire absoudre. Plutarque rapporte ce fait qui, selon la date que nous voyons ici, doit être arrivé en 680.
  7. Quand la lettre étoit pliée, on passoit de part en part un fil, dont on arrêtoit les deux bouts avec de la cire, sur laquelle on imprimoit son cachet. Il n’y a pas soixante ans, que c’étoit encore assez l’usage en France, sur-tout pour les personnes de la Cour.
  8. Quand la lettre étoit pliée, on passoit de part en part un fil, dont on arrêtoit les deux bouts avec de la cire, sur laquelle on imprimoit son cachet. Il n’y a pas soixante ans, que c’étoit encore assez l’usage en France, sur-tout pour les personnes de la Cour.
  9. L. Coru. Lentulus Lupus, Consul en l’armée de Rome 598.
  10. C. Servilius Glaucia, dont Cicéron parle bien au long dans son Brutus, ch. 62.
  11. Presque tous les anciens regardoient ce qu’ils appeloient le Destin, comme inflexible, et l’effet de ses prétendus arrangemens, comme inévitable. Ils lui soumettoient même leurs Dieux. Mais ne croyons pas que Cicéron ait donné dans une, opinion qui détruiroit entièrement la liberté de l’homme, et d’où il s’ensuivroit, que l’homme soit qu’il fît le bien, soit qu’il fît le mal, ne seroit que l’instrument aveugle, dont une puissance absolue se serviroit, ou plutôt se joueroit à son gré. Il nous est resté de Cicéron une partie de son ouvrage de Fato, par où l’on peut voir qu’il embrassoit le sentiment des Académiciens, ennemis jurés des Stoïciens, qui mettoient cette pernicieuse erreur du Fatum, à la tête de leurs dogmes favoris.
  12. C’est l’équivalent de Togati.
  13. Le collégue de Cn. Octavius étoit L. Cornélius Cinua, en 667. Voyez Appien, de Bello Civ.. liv. 1.
  14. Pompée. Voyez son éloge dans l’admirable Oraison pro lege Manilia.
  15. Il n’y avoit que la Dictature au-dessus du Consulat : mais n’y ayant de Dictateur que dans un temps de trouble, Cicéron, en bon citoyen, n’aspire point à cette dignité.

    Pour lire avec fruit, il faut toujours à la fin d’une Harangue, en faire la récapitulation. Cicéron et Démosthène sont aussi méthodiques, mais cachent plus leur art que nos Orateurs d’aujourd’hui, Une division bien marquée, bien suivie, est bonne dans le genre didactique ou instructif. Hors de là il est rare qu’elle ne rende pas un discours froid, et incapable de produire ces grands mouvemens, qui demandent que l’Auditeur ne soit point averti de la route par où l’on se propose de le mener. Mais ceci soit dit en passant, et pour ceux qui connoissent l’art.