Traduction par Abbé d’Olivet.
CatilinairesLeroy (p. 125-159).


QUATRIÈME
CATILINAIRE,

PRONONCÉE
Dans le Sénat, le 5 Décembre 690.

I. Je vois, Pères Conscrits, tous vos regards attachés sur moi. Je vois que non-seulement vous êtes occupés du péril qui vous menace, vous et L’État ; mais que, l’État fût-il en sûreté, vous seriez inquiets sur ce qui me touche personnellement. Au milieu des maux qui m’environnent, il m’est bien doux et bien consolant que vous daigniez y prendre part. Mais, je vous en conjure au nom des Dieux immortels, oubliez mes intérêts propres, et ne songez qu’à vous et à vos enfans. Pour moi, si la destinée de mon Consulat est telle que j’y doive éprouver toutes sortes d’amertumes et de souffrances, non-seulement je les supporterai avec fermeté, mais encore avec joie, pourvu que la gloire de la République, et le salut du peuple Romain soient le prix de mes travaux.

2. Rien ne m’a pu mettre, pour un moment, à l’abri des plus affreux périls, ni le Barreau, quoique le centre de l’équité ; ni le Champ-de-Mars, quoique consacré par les auspices des Consuls ; ni le Sénat, quoique le refuge de toutes les Nations ; ni ma propre maison, quoique tout homme regarde sa maison comme un asile ; ni mon lit même, quoique ce lit soit destiné au repos ; ni ce siège, enfin, ce siège respectable, où j’ai l’honneur d’être assis. J’ai beaucoup dissimulé, beaucoup toléré, beaucoup[1] cédé ; et le tout pour apporter du remède à vos maux, sans prendre garde à ce qu’il m’en coûtoit. Que les Dieux, si la fin[2] de mon Consulat devoit être marquée par la gloire d’avoir préservé du feu, de la guerre, de tous les outrages possibles, le peuple Romain, vos femmes, vos enfans, les Vestales, les temples, les autels, notre florissante Patrie, l’Italie entière ; qu’à ce prix les Dieux ordonnent de moi en particulier ce qu’ils voudront ; j’y souscris. Et puisque[3] Lentulus s’est imaginé, sur la foi de quelques devins, que son nom, par je ne sais quelle fatalité, annonçoit votre perte ; ne dois-je pas me réjouir qu’un destin contraire m’ait mis en place pour assurer votre salut ?

II. Pensez donc à vous et à la Patrie : conservez vos personnes, vos femmes, vos enfans, vos biens : défendez l’honneur, la vie du peuple Romain : et cessez, Pères Conscrits, de vous alarmer pour moi. Je dois espérer que les Dieux, qui protègent Rome, voudront bien avoir égard à mes services. Mais si la mort se présente à moi, elle me trouvera disposé à la recevoir. Jamais la mort ne sauroit être, ni honteuse pour qui a de la fermeté, ni prématurée pour qui a été honoré du Consulat, ni fâcheuse pour un homme sage. Je ne pousse pas cependant la dureté jusqu’à n’être pas ému de la douleur, dont est pénétré à mes yeux un frère qui m’est cher, et à qui je le suis. J’ai peine à soutenir les larmes que je vois répandre autour de moi. Je rentre dans le sein de ma famille, où je trouve une femme consternée, une fille saisie de frayeur, un fils d’un âge encore si tendre, dans qui Rome croit avoir comme un otage[4] de mon Consulat. Je vois ici mon gendre, qui attend, non sans une mortelle inquiétude, l’issue de cette journée. Tous ces objets, il faut que je l’avoue, font impression sur moi. Mais ce qu’opère ma sensibilité, c’est que j’aime mieux sauver, au prix de mon sang, et la République et ma famille, que de les voir englouties avec moi l’une et l’autre dans le même précipice.

4. Ainsi songez. Pères Conscrits, aux intérêts de la République, et voyez quelles tempêtes fondront sur elle, si vous ne les détournez. Il s’agit ici de prononcer sur la peine due, non pas à ce Gracchus, qui brigua une seconde fois la charge de Tribun du peuple ; non pas à cet autre Gracchus, qui, au sujet des terres dont il demandoit un nouveau partage, excita une sédition ; non pas à Saturninus, par l’ordre de qui Memmius[5] fut assassiné ; mais à des gens qui se tenoient dans Rome pour y mettre le feu, pour vous y égorger tous, pour y recevoir Catilina. On a leurs lettres, leurs cachets, leur écriture, leur aveu. Ils soulèvent les Allobroges, ils subornent les esclaves, ils appellent Catilina. Ils méditent un tel carnage, qu’il ne puisse rester personne pour déplorer l’extinction du nom Romain, et la chûte d’un si grand Empire.

III. Voilà ce que les dénonciateurs ont rapporté. Voilà ce que les coupables ont reconnu. Voilà ce que déjà vous-mêmes, vous avez jugé ; soit en me remerciant, dans les termes les plus honorables, d’avoir, par ma vigilance, par l’assiduité de mes soins, manifesté cette affreuse Conjuration ; soit en donnant ordre à Lentulus d’abdiquer la Préture : soit en l’arrêtant prisonnier, de même que ses complices ; soit en faisant rendre grâces pour moi aux Dieux immortels, honneur qui n’avoit été fait avant moi, qu’à des Guerriers : enfin, soit en décernant hier aux envoyés des Allobroges, et à Vulturcius, de très-grandes récompenses. Par là, sans doute, vous avez bien fait voir que la condamnation de ceux qui sont arrêtés nommément, étoit déjà toute décidée.

6. Mais je vais, Pères Conscrits, vous exposer cette affaire tout de nouveau, et reprendre vos avis sur la punition des coupables, après que j’aurai dit là-dessus ce que je dois en qualité de Consul. Je voyois depuis long-temps, à la vérité, qu’il se préparoit des mouvemens parmi nous, et que la fureur s’emparoit de certains esprits : mais je n’avois pu me figurer que des Citoyens fussent capables d’aller si loin. Présentement, de quelque côté que vous penchiez, il faut se déterminer avant la nuit. Vous concevez l’énormité du crime : détrompez-vous, si vous y croyez peu de personnes impliquées. On ne s’imagine pas jusqu’où la contagion s’est répandue : elle n’a pas seulement infecté l’Italie, elle a passé les Alpes, et s’est sourdement glissée dans plusieurs de nos provinces. Vous n’en arrêterez pas le cours en différant, en temporisant. Quelque parti que vous preniez, il doit être prompt.

IV. Or, les deux opinions, qui jusqu’ici partagent le Sénat, sont celle de Silanus, qui condamne les coupables à perdre la vie ; et celle de César, qui, excepté la mort, les condamne à toute autre peine. Ils ont l’un et l’autre opiné, comme a convient à des personnes de leur rang, et avec toute la sévérité requise en pareil cas. Pour[6] le premier, lorsqu’il ne juge pas qu’on doive laisser un moment de vie à des scélérats, qui ont voulu ensevelir le nom Romain, anéantir notre Empire ; c’est qu’en effet il voit que souvent nos pères ont employé ce genre de peine contre de méchans Citoyens. Quant au second, il est persuadé que de soi la mort n’est point une peine imposée aux hommes par les Dieux immortels ; que c’est plutôt ou une indispensable loi de la nature, ou la fin de nos travaux et de nos misères ; que par cette raison elle a toujours été soufferte tranquillement par les sages, souvent même avec joie par des âmes courageuses : mais que certainement une prison et une prison perpétuelle, est une peine inventée exprès pour punir les grands crimes. Il faut, conclut de là César, tenir nos coupables en prison, et les disperser dans les villes municipales. Mais de commander que ces villes s’en chargent, il me paroît que cela est dur ; et, si l’on ne fait que les en prier, elles s’y rendront difficilement. Ordonnez pourtant ce qu’il vous plaira. Je m’y conformerai, et je trouverai, du moins je l’espère, des gens qui tiendront à honneur d’exécuter ce que vous aurez cru nécessaire pour le salut public.

8. César ajoute que chaque ville répondra, sous de grièves peines, des prisonniers à elle confiés : il les condamne à une captivité horrible : il veut, et c’étoit une précaution à prendre contre de si grands criminels, que jamais on ne puisse demander leur grâce, ni au Sénat, ni au Peuple : il leur ravit jusqu’à l’espérance, seule consolation des misérables : il ordonne la confiscation de leurs biens : il ne leur laisse que la vie sans doute, de peur qu’en la leur ôtant, ce ne fût mettre fin par un tourment seul, à tous leurs maux, et d’esprit et de corps. Aussi nos anciens, pour effrayer les méchans, ont-ils enseigné que dans les Enfers il se trouve d’autres tourmens : et cela parce qu’ils comprenoient que pour qui n’auroit pas ces autres supplices à craindre, la mort toute seule ne seroit pas un objet de terreur.

V. À ne consulter que mon intérêt particulier, je dois souhaiter, Pères Conscrits, que vous suiviez l’opinion de César, parce que César étant de ceux que l’on croit portés pour le peuple, j’aurai peut-être moins de contradictions à craindre, quand je proposerai un avis, dont on saura qu’il est l’auteur. Je ne sais si l’avis contraire ne me jette pas dans de plus grands embarras. Quoi qu’il en soit, le bien public doit l’emporter sur mon intérêt personnel. Au reste, l’opinion de César est digne certainement d’un Citoyen tel que lui, dans qui se réunissent le mérite et la naissance : c’est un gage qu’il donne à la République, de son éternel attachement : par là nous avons vu quelle différence il y avoit entre un flatteur de la multitude, et un homme vraiment populaire, vraiment ami du bien public.

10. Mais parmi ceux qui veulent passer pour populaires, je m’aperçois qu’il nous en manque ici un, qui s’est absenté, sans doute, pour ne point se trouver dans l’occasion de condamner des Citoyens Romains à la mort. Avant-hier, cependant, son avis fut qu’on devoit les mettre en prison, et rendre en mon honneur de solennelles actions de grâces aux Dieux. Hier encore il demanda que les dénonciateurs fussent magnifiquement récompensés. Or, c’est assez faire entendre comment il pense sur ce sujet. Pour César, il sait très-bien que la loi Sempronia est faite en faveur des Citoyens Romains ; mais que tout homme qui se déclare contre la patrie, perd absolument la qualité de Citoyen ; et qu’enfin cette loi n’eut pas lieu à l’égard même de son auteur. Il ne croit pas non plus qu’on puisse, sur des largesses outrées, et sur de folles profusions, regarder Lentulus comme ami du peuple, tandis qu’on lui voit de si horribles desseins contre l’État. Ainsi, quoique très-humain et très-doux, il ne laisse pas de le condamner à finir ses jours dans une obscure prison : il défend que jamais, dans la vue de plaire au peuple, on propose d’adoucir ses peines : et afin que la pauvreté mette le comble à sa misère, il ordonne la confiscation de ses biens.

VI. Que vous embrassiez donc l’opinion de César, je me verrai accompagné d’un homme cher au peuple Romain, et qui m’en fera plus volontiers écouter. Que vous suiviez au contraire le sentiment de Silanus, il me sera aisé de faire voir que c’est au fond le parti le plus doux, et qu’en cela ni vous ni moi ne sommes trop sévères. Mais quel excès de sévérité à craindre dans le cas d’un crime si énorme ? J’en juge par l’impression qu’il fait sur moi. Car enfin, si je fais ici paroître un peu de chaleur, je proteste que ce qui m’anime, c’est un pur mouvement de pitié. Peut-on être plus porté que je le suis à la douceur ? Mais je me représente cette superbe ville, l’ornement de l’Univers, et l’appui de toutes les Nations, en proie à un subit embrasement. Je m’imagine voir dans toutes nos rues des tas de Citoyens massacrés et sans sépulture. Je me mets devant les yeux un Céthégus, dont la fureur se baigne dans votre sang.

12. Je me figure Lentulus le sceptre à la main, selon la destinée dont il se vantoit ; Gabinius honoré de la pourpre ; Catilina entrant dans Rome à la tête d’une armée ; les mères poussant des cris lamentables ; les filles, les enfans prenant la fuite ; les Vestales exposées à l’insolence du soldat. J’en frémis : et plus ces horreurs doivent exciter notre compassion, plus mon zèle s’allume contre des scélérats, qui ont prétendu nous réduire à de si affreuses extrémités. Quoi, si un esclave avoit brûlé la maison et poignardé la femme et les enfans de son maître, diroit-on de son maître, lorsqu’il le punit avec la dernière rigueur, que c’est le plus cruel de tous les hommes ; ou que c’est un cœur sensible et plein de pitié ? Pour moi, je le croirois de bronze, s’il ne cherchoit pas à noyer une partie de sa douleur dans le sang de son esclave. À l’égard donc des scélérats qui ont voulu égorger, qui ont voulu massacrer nos femmes et nos enfans, mettre le feu à toutes nos maisons, détruire Rome de fond en comble, livrer cet Empire à des Allobroges, et les établir sur les ruines, sur les cendres de cette ville ; la sévérité fera voir que nous sommes touchés de compassion ; et il paroîtroit, si nous étions moins vifs sur ce point, qu’il y a de la cruauté à être si peu sensibles aux malheurs extrêmes de la Patrie.

13. Traiterons-nous de sanguinaire et d’inhumain le beau-frère[7] même de Lentuliis, pour lui avoir dit en face avant-hier, qu’il méritoit de perdre la vie, et qu’autrefois, sur de moindres accusations, Fulvius son aïeul, et un des fils de Fulvius, encore à la fleur de l’âge, n’avoient pu éviter le dernier supplice ? Tout le crime[8] de ce jeune homme étoit d’être venu par l’ordre exprès de son père, parler au Sénat : Fulvius, de quoi l’accusoit-on ? D’avoir voulu, comme Lentulus, sapper les fondemens de cet Empire ? Il ne s’agissoit que d’une dispute, où l’un des partis vouloit que l’on fit des largesses, et l’autre s’y opposoit. Alors l’illustre aïeul de Lentulus, ne pouvant souffrir que la République perdît de ses droits, poursuivit Gracchus les armes à la main, et reçut une dangereuse blessure. Aujourd’hui pour la détruire cette même République, le petit-fils appelle les Gaulois, excite les esclaves à la révolte, commande à Céthégus d’égorger les Sénateurs, charge Gabinias de faire main-basse sur tous les autres Citoyens, ordonne à Cassius de brûler Rome, livre toute l’Italie à la fureur de Catilina ; et vous craindrez, après un attentats si horrible, qu’on ne vous reproche trop de sévérité ! Ah ! bien plutôt craignez que moins de sévérité envers les coupables ne passe pour une cruauté envers la Patrie.

VII. Mais j’apprends qu’il se répand un bruit, dont je ne saurois me taire. On paroît avoir peur que je ne manque de taire et de secours, lorsqu’il faudra exécuter ce que vous aurez conclu. Tout est déjà réglé, Pères Conscrits ; j’ai pourvu à tout : et l’ardeur du peuple Romain à se défendre lui-même, et à sauver l’Empire, passe encore mes soins et ma vigilance. Toutes les conditions, tous les âges se réunissent. On ne voit que Citoyens assemblés, et sur la place, et dans les temples qui sont aux environs, et le long de toutes les avenues par où l’on peut aborder où nous sommes. C’est depuis que Rome est fondée, la seule affaire où l’on ait généralement été d’accord, si vous exceptez ceux que je regarde, non pas comme Citoyens, mais comme ennemis ; ces traîtres qui, près de périr, et ne voulant pas périr eux seuls, ont cherché à ensevelir leur Patrie avec eux. Pour tous les autres, quelle unanimité, quel courage, quelle émulation !

15. Parlerai-je des Chevaliers Romains ? Ils ne vous disputent pas l’autorité ; mais pour le zèle, ils ne voudroient pas vous céder. Il ne s’agit plus de leurs anciens démêlés avec le Sénat : une cause commune rapproche les deux partis : et si cette réunion, qui se fait sous mon consulat, est constante, j’ose dire que jamais dissention, jamais guerre ne se rallumera entre les différens Corps, dont la République est composée. Tous les Tribuns du Trésor nous marquent le même dévouement. Tous les Secrétaire, pour qui c’est aujourd’hui par hasard jour d’assemblée au Trésor, ont d’abord accouru[9] où les appeloit le salut commun, Tout ce qu’il y a d’ihabitans nés libres, même ceux de la condition la plus basse, ont accouru. Eh ! qui n’aimeroit à se maintenir en possession de sa liberté ? Pour qui ces temples, cette ville, ce séjour commun des Romaius, ne seroient-ils pas des objets intéressans ?

VIII. On voit dans les Affranchis, qui ont été assez sages et assez heureux pour obtenir d’avoir part à nos privilèges ; on leur voit, Pères Conscrits, une ardeur merveilleuse à défendre Rome, qu’ils regardent comme leur Patrie véritable ; tandis que des Citoyens d’une haute naissance, la regardent comme une ville ennemie. Mais à quoi bon parler de personnes qui ont leur propre liberté à conserver, et dont la fortune tient par tant d’endroits à celle de la République ? On ne voit pas un esclave, pour peu que sa condition même soit tolérable, qui n’ait les rebelles eu horreur, qui ne souhaite le salut de Rome, et qui ne se fasse un devoir de concourir à le procurer, autant qu’il l’ose et qu’il le peut.

17. Ainsi, ne vous effrayez point du bruit qui court, que Lentulus a envoyé de boutique en boutique un infâme ministre de ses voluptés, pour tâcher de séduire les artisans pauvres et simples. Il est vrai qu’on leur a offert de l’argent, mais en vain. Rien n’a pu l’emporter sur leur devoir, ni sur l’attachement qu’ils ont à leur commerce ordinaire, à leur petit logement, à leur vie douce et paisible. Presque tous, disons mieux, absolument tous les ouvriers, tous las marchands aiment la paix : c’est de la paix que dépend leur travail, leur gain, la multitude des acheteurs : et si leurs boutiques fermées, ils ne gagnent rien, que seroit-ce quand le feu y auroit été mis ? Puis donc que le peuple Romain ne vous manque pas, Pères Conscrits, ne donnez pas lieu de croire que vous manquiez au peuple Romain.

IX. Vous avez un Consul qui a déjà vu la mort de près, et qui a évité tant pièges, tant de périls, moins pour alonger ses jours, que pour assurer les vôtres. Toutes les Compagnies pensent, parlent, agissent de même. Votre Patrie, environnée de torches ardentes, en butte à la race des Conjurés, vous tend les bras, vous recommande instamment la vie de ses Citoyens, le feu éternel de Vesta, le Capitole, les Dieux Pénates, ses temples, ses murs, ses maisons. Au jugement que vous allez rendre, est attachée votre vie, la vie de vos femmes et de vos enfans, la fortune entière des Romains.

19. Vous avez, ce qui n’est pas toujours, un Chef qui pense à vous, qui s’oublie personnellement : et ce qui ne s’est jamais vu dans une dissention publique, toutes les diverses Compagnies, tout le peuple Romain n’a qu’un même esprit. Quels travaux a-t-il fallu pour fonder cet Empire Quelle valeur pour l’affermir ? Quelle protection des Dieux pour le porter à ce haut point de puissance et de gloire ! Tout a été presque renversé dans une nuit. Il faut, par l’arrêt que vous rendrez, faire en sorte que jamais rien de semblable ne soit exécuté, ni même imaginé parmi nous. Au reste, si je vous parle ainsi, ce n’est point en vue d’émouvoir votre zèle : il me prévient, et il me serviroit à moi-même d’exemple : mais, en qualité de Consul, obligé à porter la parole, je n’ai point voulu manquer à un de mes devoirs.

X. Avant que de recueillir les voix, j’ai, Pères Conscrits, un mot à dire sur mon sujet. Je comprends que tout ce qu’il y a de Conjurés, et vous savez quel prodigieux nombre, c’est autant d’ennemis que je me suis attirés. Je les crois méprisables au dernier point ; cependant, s’il arrive qu’un jour ils l’emportent sur votre autorité et sur celle de la République, je n’aurai point de regret d’avoir pensé et agi comme j’ai fait. Ils me menacent peut-être de la mort : mais la mort est pour tous les hommes ; au lieu que personne n’avoit reçu, au même titre que moi, les honneurs dont j’ai été comblé par vos décrets. Si d’autres en reçurent de semblables, c’est pour avoir bien servi la République : mais moi, c’est pour l’avoir sauvée.

21. Qu’on[10] célèbre Scipion, celui qui par sa prudence et par sa valeur contraignit Annibal de retourner en Afrique, et d’abandonner l’Italie : qu’on accable de louanges cet autre Scipion, qui a détruit Carthage et Numance, deux cruelles ennemies de Rome : qu’on exalte la gloire[11] de Paulus ; dont Persée, grand et puissant Roi, honora le triomphe : que jamais ne périsse la mémoire de Marius, qui deux fois délivra Rome de l’invasion des Barbares : qu’on leur préfère à tous Pompée, dont les admirables exploits n’ont point d’autres bornes, que les bornes mêmes du soleil : mon nom trouvera place parmi tous ces noms illustres, à moins qu’on ne juge qu’il y a plus de mérite à nous étendre par des conquêtes, qu’à faire que nos Conquérans, à leur retour, puissent retrouver la ville où ils reçoivent le prix de leurs travaux.

22. Il est vrai que les victoires étrangères ont un avantage sur les victoires domestiques. Car si des étrangers sont une fois subjugués, ils deviennent nos esclaves ; ou si on les reçoit dans notre alliance, ils le regardent comme une grâce qu’on veut bien leur faire. Mais des Citoyens assez furieux pour se révolter contre leur Patrie, si vous empêchez qu’ils ne réussissent dans leur dessein, vous ne pouvez les contenir par la crainte, ni les regagner par des bienfaits. Ainsi je me vois, pour toute ma vie, d’implacables ennemis ; mais dont, après tout, la vengeance n’est à craindre, ni pour moi, ni pour les miens, parce que j’ai un appui sûr dans votre protection, dans les sentimens que les gens de bien auront toujours pour moi, et dans le souvenir qui se conservera des périls que j’ai courus ; périls éternellement mémorables, non-seulement parmi le peuple que j’ai sauvé, mais parmi toutes les Nations du Monde. Oui, je l’espère, mes ennemis ne formeront jamais une puissance capable de résister au Sénat, uni avec les Chevaliers Romains, et soutenu de tout ce qu’il y a de Citoyens, qui ont de bonnes intentions.

XI. Pour avoir donc[12] volontairement cédé ma province ; pour avoir renoncé à la gloire de commander une de vos armées, et à l’espérance de mériter les honneurs du triomphe ; pour avoir, en un mot, sacrifié[13] tous mes intérêts aux vôtres ; le seul dédommagement que je vous demande, c’est que vous conserviez la mémoire de mon Consulat, et de mes services. Tant qu’elle subsistera dans vos cœurs, elle me tiendra lieu d’un bouclier impénétrable. Mais si l’iniquité prévaut, et si mes espérances sont trompées, je vous recommande mon fils, ce jeune enfant. Je croirai, non-seulement sa vie, mais sa fortune en sûreté, tant que vous n’oublierez point que son père a sauvé la Patrie lui seul, et s’est lui seul exposé à toutes sortes de risques pour la sauver.

24. Opinez donc, Pères Conscrits, comme vous avez déjà commencé, avec zèle, avec fermeté, dans une conjoncture d’où dépend la conservation de vos personnes, celle du peuple Romain, de vos enfans, de vos temples, de vos autels, de votre Empire, de votre liberté, de l’Italie entière, de toute la République. Vous avez un Consul, qui, jusqu’à la mort, ne manquera ni de courage pour se charger de vos ordres, ni de force pour les faire exécuter.


  1. Le P. Bouhier, dans ses Remarques sur le texte latin, explique ceci parfaitement. Sous le Consulat, dit-il, de Cicéron et d’Antoine, le Sénat leur avoit destiné, après leur année, deux Provinces à gouverner ; la Macédoine et la Gaule-Cisalpine. Le sort ayant donné la première à Cicéron, Antoine en eut beaucoup de chagrin. Car, étant accablé de dettes, il avait envisagé cette riche Province, comme une ressource pour les acquitter, Cicéron, qui comprit combien il étoit important de le détacher de Catilina, avec lequel il avoit des liaisons étroites, sacrifiant généreusement ses intérêts à ceux de la République, céda la Macédoine à son Collégue, à condition qu’il abandonneroit Catilina. Mais ce sacrifice qui sauva la République, n’ayant pas laissé de faire de la peine à Cicéron, lui donne lieu de dire ici en mot couverts, de peur d’offenser Antoine, ce qu’il dit clairement dans son Oraison contre Pison, chap. 2. Ego Antonium Collegam, cupidum Provinciæ, multa in Republica mollientem, patientid, atque obsequio meo mitigavi.
  2. Elle tomboit au premier de Janvier.
  3. Voyez ci-dessus.
  4. C’est-à-dire, comme un gage de sa fidélité à remplir les devoirs d’un Consul. Alors son fils, dont la naissance est rapportée dans la première de ses lettres à Atticus, étoit encore au berceau.
  5. Voyez Appien, de Bello Civ. lib. i.
  6. Silanus avoit opiné le premier, parce qu’il étoit Consul désigné. On peut voir Anlu-Gelle, liv. IV, ch. 10, sur l’ordre qui s’observoit dans le Sénat Romain.
  7. L. Julius César. Il est nommé dans mon texte. Mais je crains, si je le nommois, qu’un lecteur peu attentif, et qui n’a pas toujours la patience de lire une remarque au bas de la page, ne le confondît avec C. Julius César, dont il est souvent parlé dans le cours de cette Harangue.
  8. Voyez Appien, de Bello Civ. lib. i.
  9. Il y a dans le latin, ab expectatione sortis : mais cela demanderoit un eclaircissement peu nécessaire ici, et pour lequel je renvoie au Cicéron de M. le Dauphin.
  10. Voilà ce que Cicéron a répété mille fois ; et il y a des gens qui voudroient en conclure qu’il étoit bouffi d’orgueil. Apparemment ils ne connoisent pas l’opuscule de Plutarque, dont Amiot rend ainsi le titre : Comment on se peut louer soi-même sans encourir envie, ni répréhension. Je renvoie à la courte analyse que Madame Dacier en a faite dans ses Causes de la corruption du Goût. Vous y verrez dans quelles occasions il est permis, ou plutôt ordonné aux Hommes d’État mais sur-tout dans une République, d’exalter leur sage conduite et leur glorieux succès. On y cite l’exemple de Périclès, d’Epaminondas, de Scipion, de Thémistocle, de Phocion, etc. Si la théorie de Plutarque est puisée dans le bon sens, il est clair que Cicéron s’est fréquemment vu dans la nécessité de la réduire en pratique : et puisqu’alors, il n’a rappelé ses louanges, ni hors de propos, ni sans fondement ; il est donc inattaquable en qualité d’homme d’État.

    Mais en qualité d’homme de lettres, seroit-il tombé dans les pièges de la vanité ? Quand il parle de ses talens, ou de ses écrits, c’est toujours d’un ton sage et modeste. Orateur, Philosophe, Poète et bel-esprit, orné de tout ce que les Arts et les Sciences avoient produit jusqu’à son temps, il paroît n’avoir connu aucune de ces misérables petitesses, si familières à la plupart de ceux qui se croient quelque chose de ce qu’il étoit. Tout respire chez lui cette vértié : Que plus un homme aura de connoissance, moins il sera plein de lui-même, parce que ses yeux intérieurs, en lui faisant voir ce qu’il possède, lui feront voir aussi, et bien mieux encore, ce qui lui manque.

  11. Paul Émile, surnommé le Macédonique, pour avoir vaincu Persée, Roi de Macédoine, et fait de son royaume une Province de l’Empire Romain.
  12. Voyez ci-après, Remarque suivante.
  13. Puisqu’on ne parle que pour être entendu, c’est inutilement que je chercherois à rendre pro clientelis, hospitiisque provincialibus. Il s’ajgit des droits attribués à un Proconsul, tant sur ses Cliens que sur ses Hôtes, dans la province qu’il gouverne. Or, nous n’ayons ni dans notre langue, ni dans nos coutumes, rien d’équivalent. Toute obscurité est insupportable dans quelque ouvrages que ce puisse être : mais sur-tout dans un Orateur.