Traduction par Abbé d’Olivet.
CatilinairesLeroy (p. 51-85).


SECONDE
CATILINAIRE,

PRONONCÉE
Devant le Peuple, le 9 Novembre 690.

I. Vous n’avez plus, Romains, au milieu de vous cet audacieux, ce furieux Catilina, qui ne respiroit que le crime, qui tramoit la ruine de la Patrie, qui menaçoit de mettre tout à feu et à sang. Je lui ai tenu un discours qu’il a regardé, ou comme un commandement de partir, ou comme une permission de se retirer, ou comme nos derniers adieux. Il est enfin parti, il a pris la fuite. Vous ne renfermez plus dans l’enceinte de vos murs le monstre qui travailloit à les abattre. Voilà l’unique Chef de cette guerre intestine, vaincu sans bruit, sans résistance. On n’aura plus à redouter ce poignard qui nous poursuivoit au Champ-de-Mars, sur la place, dans le Sénat, dans l’intérieur même de nos maisons. Hors de Rome, Catilina est hors d’état de nuire. Il n’est plus qu’un ennemi déclaré, contre qui, sans que que personne s’y oppose, nous avons droit d’en venir à la voie des armes. Pour le dérouter, pour le domter pleinement, il n’a fallu que le forcer à lever l’étendard de son brigandage.

2. Quelle pensez-vous qu’ait été sa douleur de quitter Rome sans l’avoir réduite en cendres ; d’y laisser encore des Citoyens, sans les avoir passés au fil de l’épée ; de voir que nous lui avons arraché le fer d’entre les mains, avant qu’il l’ait teint de notre sang ? Toutes ses entreprises sont anéanties, toutes ses espérances confondues : et sans doute que ses regards se tournent souvent vers la proie qu’il a manquée ; vers Rome qu’il se flattoit d’engloutir, mais que je crois bien charmée d’avoir jeté hors de ses entrailles un si dangereux poison.

II. Que si pourtant il se trouve des Citoyens zélés, tels qu’ils auroient du être tous, qui jugent que j’ai eu tort de ne pas arrêter Catilina, et que mal-à-propos je triomphe ici de son évasion : sachez, Romains, que ce n’est point ma faute, mais celle des conjonctures où je me voyois. Oui, il falloit depuis long-temps, je l’avoue, lui avoir fait subir les plus rigoureux supplices ; et je sais que l’exemple de nos ancêtres, que le devoir de ma charge, que le bien public l’auroit exigé de moi. Mais combien vous figurez-vous qu’il y avoit de gens qui n’ajoutoient pas foi à mon rapport ? Combien, qui, pour n’être point assez éclairés, n’en sentoient pas les conséquences ? Combien qui cherchoient encore à défendre l’accusé ? Combien, qui, scélérats eux-mêmes, tâchaient de le servir ? Je lui aurois cependant ôté la vie, et il y a long-temps, au hasard devoir ma conduite blâmée ; au hasard même d’y périr, si j’avois cru que sa mort vous eût mis en sûreté. Mais quelque juste qu’elle fût, si je l’avois ordonnée avant que son crime fût notoire, j allois par là soulever contre moi une infinité de personnes qui m’auroient mis hors d’état de poursuivre ses complices. J’ai donc voulu amener les choses au point que Catilina étant reconnu incontestablement pour ennemi, vous pussiez ouvertement le combattre.

4. Or jugez, Romains, si je le trouve bien à craindre dehors, puisque c’est pour moi une peine qu’il ne soit pas sorti mieux accompagné. Plût aux Dieux qu’il eût emmené avec lui toute sa suite ! Car que nous a-t-il emmené ? Un Tongillus, à qui dès l’enfance il s’étoit[1] prostitué. Un Publicius, un Munatius, dont les dettes, contractées au cabaret, n’eussent pu causer de mouvement dans l’État. Mais quels hommes nous a-t-il laissés ? Et qui ne seroit effrayé de leurs dettes, de leur crédit, de leurs alliances ?

III. J’ai le dernier mépris pour une armée où il n’y aura que vieillards réduits au désespoir, que paysans conduits par un esprit de libertinage, que dissipateurs, que banqueroutiers, à qui, je ne dis pas seulement la lueur de nos armes, mais un simple édit du Préteur feroit prendre la faite. Tiendront-ils, et contre nos légions Gauloises, et contre les milices commandées par Métellus, soit dans le Picentin, soit dans la contrée des Gaulois, et contre les recrues que nous faisons tous les jours ? Mais ceux que je crains ce sont ces hommes parfumés, et couverts[2] de pourpre, que je vois à toute heure voltiger dans nos places, assiéger l’entrée du Sénat, paroître même dans cette auguste assemblée. Je souhaiterois que Catilina les eut dans son camp : et jusqu’à ce qu’ils y soient, ce n’est pas au dehors, songez-y-bien, c’est au dedans qu’il faut chercher l’ennemi.

6. Je les crois d’autant plus formidables, qu’ils me savent informé de leurs mauvais desseins, et qu’ils ne s’en alarment pas. Oui, je sais à qui l’on a donné pour son partage l’Apulie ; à qui l’Étrurie ; à qui le Picentin ; à qui la contrée des Gaulois ; à qui la commission de brûler Rome, et d’égorger les habitans. Je sais toutes les mesures que les Conjurés prirent dans leur dernière assemblée nocturne. Hier j’en rendis compte au Sénat. Ils ne l’ignorent point. Catilina en fut lui-même si fort effrayé, que d’abord il disparut. Et ceux-ci qu’attendent-ils donc ? ils seroient dans une erreur bien grossière, s’ils comptoient que j’aurai toujours la même indulgence.

IV. J’ai réussi à ce que je voulois, à vous convaincre tous qu’il y a une Conjuration ; si ce n’est qu’on veuille dire que ceux qui marchent sur les traces de Catilina, ne se proposent point le but de Catilina. Il n’est donc plus temps de pencher vers la douceur ; il faut un procédé rigoureux. Qu’ils se retirent, je le veux bien, et c’est toute la grâce que je puisse encore leur faire. Qu’ils ne laissent point languir Catilina en leur absence. Je leur dirai quelle route il prend : il va par la voie Aurelia : pour peu qu’ils se hâtent, ils le rejoindront sur le soir.

7. Quand cet égout ne nous infectera plus, heureuse alors, heureuse la République ! Par l’éloignement seul de Catilina, elle me paroît avoir déjà pris vigueur. Peut-on, en effet, imaginer quelque crime qui ne lui fût point venu dans l’esprit ! Y a-t-il dans toute l’Italie un empoisonneur, un gladiateur, un brigand, un assassin, un parricide, un faussaire, un fourbe, un débauché, un libertin, un adultère, une femme perdue, un corrupteur de jeunes gens, et pour tout dire enfin, un scélérat de quelque espèce que ce soit, qui ne convienne d’avoir été intimement lié avec lui ? Quel meurtre s’est fait sans lui depuis quelques années ? quelle prostitution dont il n’ait pas été le ministre ?

8. Pour séduire de jeunes hommes, quel suborneur eut jamais ses talens ! Plein lui-même d’un amour infâme pour quelques-uns, et servant les autres dans leurs plus honteuses débauches ; promettant à ceux-ci de les rendre lucratives, et faisant naître à ceux-là, non-seulement le désir, mais les moyens d’abréger les jours de leurs pères. Aussi voit-on que dans un moment il est venu à bout d’attrouper une étonnante quantité de scélérats, tant de la ville que de la campagne. Pas un homme obéré, ni dans Rome, ni dans le moindre coin de l’Italie, qu’il n’ait engagé dans cette incroyable Conspiration.

V. Admirez comment il réduit[3] les goûts qu’on croiroit incompatibles. Parmi les gladiateurs les plus déterminés, pas un qui ne se dise de ses amis : et parmi les Comédiens les plus libertins, pas un qui ne se vante d’avoir vécu avec lui, comme avec son égal, à peu près. Voilà quelles sortes de gens lui ont fait la réputation d’homme endurci à la fatigue ; et cela sur ce que, dans le cours de ses voluptés, de ses brigandages, il a eu occasion d’apprendre à braver le froid, la faim, la soif, les veilles : faisant servir à d’infâmes débauches, et à une audace criminelle, les ressources données à l’homme pour se porter au travail et à la vertu.

10. Ô ! si tous ses partisans le rejoignoient ; si cette foule de scélérats quittoit Rome ; quelle félicité pour cette ville ! quelle gloire pour mon Consulat ! Ils ne mettent plus de frein à leur licence ; ils ne renferment plus leurs attentats dans les bornes de l’humanité ; ils n’ont dans l’esprit que meurtres, que rapines, qu’incendies. Ils ont absorbé leur patrimoine ; ils n’ont plus ni biens, ni crédit ; et cependant, comme s’ils étoient dans leur l’abondance d’autrefois, ils conservent leurs mêmes passions. Encore faudroit-il les tolérer, quoiqu’il n’y eût rien de bon à espérer d’eux, si nous ne trouvions à redire dans leur conduite que l’intempérance, le jeu et les femmes. Mais souffrira-t-on. (i) que des misérables abrutis par la crapule, dressent perpétuellement des embûches aux plus gens d’honneur ? Que languissamment couchés dans leurs festins, tenant des femmes impudiques entre leurs bras, gorgés de vins et de viandes, couronnés de fleurs, tout parfumés, énervés par leur incontinence, ils parlent de brûler Rome, et de massacrer tout ce qu’il y a de Citoyens qui ont de la probité ?

11. Je vois rapprocher le coup fatal qui mettra fin à leurs dissolutions et à leurs crimes. Ou la peine qu’ils méritent est déjà toute prête, ou elle va l’être incessamment. Puisque mon Consulat ne sauroit guérir ces membres gangrenés, du moins en les retranchant, j’aurai par là prolongé la durée de cet Empire, non pas de quelques années, mais de plusieurs siècles. Car nous n’avons point de Nation à craindre : point de Roi qui ose nous attaquer : tout est tranquille au dehors, et par mer, et par terre, grâce à la valeur d’un[4] de nos Guerriers : il n’y a plus de péril qu’au dedans : l’ennemi est dans l’enceinte de nos murs : l’incontinence, la folie, la scélératesse, voilà, Romains, contre qui nous avons à nous battre. Je serai votre Général. Je prends sur moi la haine des pervers. Tout ce qui donnera espérance de guérison, je le sauverai : mais pour ceux dont la corruption est sans remède, je ne souffrirai pas

que leur venin se communique plus avant. Ainsi, ou qu’ils se retirent, ou qu’ils se tiennent ici en paix, ou, s’ils ne veulent ni sortir, ni se corriger, qu’ils s’attendent à être punis comme ils le méritent.

VI. Mais d’autre côté aussi, quelques-uns publient que j’ai exilé Catilina. Pour bannir un Citoyen, s’il ne falloit que lui dire une parole, j’aurois bientôt banni quiconque tient de tels discours. Oui sans doute, Catilina est d’une modestie, d’une timidité si grande, qu’il n’a pu soutenir la voix du Consul : dès qu’on lui a parlé d’exil, il y est allé, il s’est d’abord soumis. Hier, ayant manqué d’être assassiné chez moi, je convoquai le Sénat dans le temple de Jupiter Stateur, et je rapportai tout aux Pères Conscrits. Quand Catilina se présenta, fut-il regardé, fut-il salué par quelque Sénateur ? On crut voir en lui, ne disons pas simplement un mauvais Citoyen, mais un ennemi mortel. Il voulut s’asseoir : les principaux de cette auguste Compagnie, qui étoient du côté où il alloit se placer, quittèrent leurs sièges, et mirent du vide entre eux et lui.

13. Alors, moi, ce violent Consul, dont un mot suffit pour exiler un Citoyen, je lui demandai s’il ne s’étoit pas trouvé à l’assemblée qui s’étoit tenue la nuit chez Lecca ? Tout hardi qu’il est, il n’osa me répondre, convaincu par le témoignage de sa conscience. Je continuai mon rapport. Je racontai ce qu’il avoit fait cette nuit-là ; ce que la nuit suivante il vouloit faire ; comment la guerre qu’il nous préparoit étoit toute arrangée dans son idée. Je le vis embarrassé, interdit ; et je lui demandai enfin, qu’est-ce qui arrêtoit un départ si bien médité ? Pourquoi il n’alloit pas où il avoit déjà envoyé des armes, des haches, des faisceaux, des trompettes, des étendards et même son Aigle d’argent, cette Divinité, qui avoit de sacriléges autels dans sa maison ? Un homme donc qui partoit actuellement pour nous faire la guerre, on dira que je l’aurai exilé ? Apparemment, ce n’est point à lui qu’obéissent les troupes campées sous[5] Fésule. Vous verrez qu’elles sont au Centurion Mallius, qui de son chef déclare la guerre au peuple Romain : que Catilina n’y a point de part : qu’il n’est point attendu au camp : et que bien loin de s’y rendre, ce prétendu exilé va droit à Marseille, comme le bruit en court.

VII. Triste condition, que d’avoir non-seulement à conduire, mais à sauver une République ! Quoi ! si la peur venoit s’emparer de Catilina, mainienant que je l’ai mis en déroute, non sans beaucoup de travaux et de périls ; si changeant tout-à-coup de pensée, il renonçoit à sa détestable faction : si tout-à-coup se détournant du chemin qui le mène à une guerre criminelle, il prenoit effectivement le parti de s’exiler : dans ce cas-là, on ne diroit pas que je l’ai prévenu, désarmé, effrayé, désespéré ; on diroit que c’est un homme innocent, qui a été banni par les menaces et par la violence du Consul. Au lieu de le regarder comme un scélérat, on trouveroit qu’il mérite d’être plaint ; et moi, au lieu de passer pour un Consul trés-zélé, je ne serois qu’un très-cruel tyran.

15. Je veux bien, Romains, que la haine et l’injustice s’acharnent sur moi, pourvu qu’à ce prix-là j’éloigne de vous le fléau de cette guerre sacrilège. Qu’on m’accuse d’avoir envoyé Catilina en exil, j’y consens, pourvu qu’il y aille. Mais, croyez-moi, il n’y songe point. Aux Dieux ne plaise que, pour ma justification, je souhaite qu’il soit vu à la tête d’une armée ! dans trois jours cependant la nouvelle vous en viendra ; et s’il arrive qu’on me juge répréhensible, je crains fort que ce ne soit bien moins pour l’avoir chassé, que pour avoir permis son évasion. Mais quoique sa fuite ait été volontaire, si pourtant il se trouve des gens qui disent que je l’ai banni : quels discours ces gens-là tiendront-ils donc, si je lui avois ôté la vie ?

16. Quand ils font courir le bruit qu’il se retire à Marseille, ce n’est pas qu’il le croient ; c’est bien plutôt ce qu’ils craindroient. Aucun de ceux qui paroissent s’attendrir sur son sort, ne l’aimeroit mieux à Marseille qu’au camp de Mallius : et lui-même, quand sa démarche actuelle ne seroit pas préméditée, n’aimeroit-il pas mieux chercher la mort en faisant son métier de brigand, que de se tenir paisible dans un lieu d’exil ? Au fond, puisqu’à cela près, qu’en sortant de Rome, il nous y a laissés en vie, toutes ses entreprises lui avoient réussi : loin de nous plaindre qu’il aille en exil, c’est ce que nous devons souhaiter.

VIII. Mais à quoi bon parler si long-temps d’un ennemi seul, d’un ennemi qui se donne pour tel ; et qui a cessé de nous être formidable, depuis qu’il y a, comme je l’ai toujours désiré, un mur entre nous et lui ? Pourquoi ne rien dire de ces ennemis couverts, qui se tiennent dans Rome, qui sont au milieu de nous ? Ce que je souhaite, ce n’est assurément pas qu’ils périssent, c’est qu’ils rentrent dans le devoir. Je voudrois, et il n’y aura rien d’impossible, s’ils veulent me croire, je voudrois les réconcilier avec la République. Voyons, en effet, de qui est composée toute cette troupe de factieux ; et je leur donnerai ensuite aux uns et aux autres des conseils proportionnés à leur situation, pour tâcher, autant que je le puis, de les en tirer.

18. Je place dans le premier rang ceux qui doivent beaucoup, mais qui ont encore de plus grands biens, et qui les aiment si passionnément, que pour se libérer de leurs dettes, ils ne peuvent se résoudre à rien vendre. Parmi nos mécontens, ce sont là ceux qui ont le plus l’apparence d’honnêtes gens ; car ils sont riches ; mais le motif de leur rebellion est injuste et impudent. Quoi ! vous serez riche, et abondamment riche, en terres, en maisons, en esclaves, en argent, en tout, et vous ne voudrez renoncer à rien pour satisfaire vos créanciers ? Qu’attendez-vous ? une guerre ? Mais la guerre entraînant une désolation générale, vos maisons seront-elles respectées ? Vous promettez-vous de voir[6] annuller vos dettes ? Mais en vain l’attendriez-vous de Catilina. Pour moi, je vous obtiendrai cette grâce ; mais en faisant que vos biens, jusqu’à la concurrence de vos dettes, soient vendus à l’enchère. Point d’autre moyen que celui-là, de sauver ces riches obérés. S’ils avoient pu s’y résoudre plutôt, et ne pas compter follement de faire face aux arrérages avec le revenu de leurs fonds, sans toucher aux fond mêmes, ils seroient aujourd’hui, et meilleurs Citoyens, et plus à leur aise. Quoi qu’il en soit, je ne les crois pas bien redoutables ; car ils changeront peut-être de sentiment : ou en tout cas, s’ils persistent, je ne les crois pas gens à prendre les armes, et ils exhaleront leur colère en vœux impuissans contre L’État,

IX. Il y en a d’autres qui sont endettés pareillement, et qui, de plus, sont dévorés par leur ambition. Ils voudroient dominer, se voir dans les premières dignités, et comme ils désespèrent d’y parvenir durant le calme, ils souhaiteroient un orage. J’ai à leur dire à eux, ce que je dis en même temps à tous : qu’ils ne verront point leurs désirs accomplis ; que ma vigilance, mes soins, et les précautions que je prends, détruiront tous leurs projets ; qu’il y a dans Rome une multitude infinie de bons Citoyens, unanimement prêts à signaler leur courage et leur fidélité ; que nous avons des troupes innombrables ; et qu’enfin les Dieux immortels opposeront leur prompt secours à un si noir attentat, pour sauver ce Peuple invincible, ce florissant Empire, cette capitale de l’Univers. Mais d’ailleurs, quand même ces traîtres auroient prévalu, est-ce que dans le sang des Citoyens, et dans les cendres de la Patrie, ils y trouveroient ce qu’une fureur exécrable leur fait imaginer, à être Consuls, Dictateurs, ou même Rois l Et ne voient-ils pas que ces dignités seroient alors le partage de quelque esclave ou de quelque gladiateur ?

20. Une troisième classe est composée d’hommes avancés en âge, mais que le travail a endurcis. Tel est ce Mallius, à qui Catilina vient de succéder. Ils sortent des colonies de Sylla : colonies où je veux croire qu’il n’entra que d’honnêtes gens, mais qui, se voyant tout d’un coup dans l’abondance, et lorsqu’ils s’y attendoient le moins, n’ont pas usé modérément de leurs richesses. Ils ont voulu bâtir comme des Seigneurs, avoir des terres, des[7] équipages, nombre d’esclaves, donner dans les festins : et par là ils se sont endettés, mais à un tel point, que pour s’acquitter, ils auroient besoin de retirer Sylla du tombeau. Ils ont engagé aussi dans leur parti quelques misérables paysans, qui ne font avec eux qu’un même corps de brigands et de voleurs. Il les ont gagnés en leur faisant espérer qu’on renouvelleroit ces proscriptions, qui les avoient enrichis du temps de Sylla. Mais je les en avertis ; c’est un temps qui ne reviendra plus. Ils n’ont plus de Dictateur à espérer. Car,[8] les cruautés qui s’exercèrent alors, ont fait à la République une plaie si profonde, que non-seulement des hommes, mais des brutes mêmes, si je l’ose dire, ne souffriraient rien de semblable aujourd’hui.

X. Pour la quatrième classe, c’est un mélange confus de toutes sortes de gens, soit de la ville, soit de la campagne, que leur paresse, leur mauvaise conduite, leurs dépenses excessives, ont ruinés depuis long-temps, et qui, hors d’état de se relever jamais, las de se voir à toute heure cités et condamnés en justice, vont se jeter, dit-on, dans le camp de Mallius. Vils banqueroutiers, que je ne compte point pour des soldats. Ne peuvent-ils se soutenir ? lié bien qu’ils tombent ; de telle sorte pourtant, que leur chute ne soit aperçue, ni du public, ni même de leurs voisins. Je ne sais, au reste, pourquoi ils veulent périr avec infamie, faute de pouvoir vivre dans la splendeur, ni comment ils se figurent que de périr en compagnie, ce soit quelque chose de plus doux que de périr tout seul.

22. Je mets au cinquième rang, les parricides, les assassins, tous les scélérats de profession. Pour ceux-là, ne les séparons point de Calilina, ils sont trop bien ensemble. Qu’ils soient tous accablés sous une même ruine, puisqu’il n’y a point de prison assez spacieuse pour les contenir. Enfin ceux que je compte pour les derniers de tous, parce qu’aussi-bien le sont-ils en mérite, ce sont ces jeunes gens, que Catilina s’est choisis de sa main, et qu’il a toujours à ses côtés ; que vous voyez si proprement mis, une chevelure arrangée, point ou peu de barbe, de longues tuniques[9] à manches, des robes flottantes, qui n’ont d’autre métier, et ne sont capables d’autre travail, que de passer les nuits à table.

23. Auprès d’eux ils attirent tous les joueurs, tous les impudiques, tous les débauchés. Ils ne savent, ces enfans si jolis, si délicats, encore autre chose qu’aimer et qu’être aimés ; que chanter et que danser ; ils savent manier le couteau et le poison. Tant que cette jeunesse ne sera pas chassée, extirpée, vous aurez dans Rome une pépinière de Catilinas. Mais les pauvres gens, a quoi songent-ils ? Est-ce qu’ils prétendent mener leurs maîtresses à l’armée ? Pourront-ils néanmoins s’en passer, présentement sur-tout que les nuits sont longues ? Et comment s’accommoderont-ils des frimas et des neiges de l’Apennin ? Ils se croient peut-être apprivoisés avec le froid, parce qu’ils se sont faits à danser nus dans les festins. O ! que je crains une guerre où le Général aura pour cohorte[10] Prétorienne, tous ces impudiques autour de lui !

XI. Pour pouvoir donc résister aux excellentes troupes de Catilina, voyons, Romains, ce que nous avons. Opposez d’abord à ce vieux gladiateur[11] estropié, vos Consuls et vos Généraux. Produisez ensuite la fleur et la force de toute l’Italie, pour faire tête à ces misérables noyés de dettes. Vous avez de votre côté, et colonies, et villes municipales : tandis que l’ennemi a, pour tout retranchement, quelques monticules couvertes de broussailles. Tant d’autres avantages qui vous rendent si considérables et si puissans, ne doivent pas se mettre en parallèle avec l’indigence de ce voleur.

25. Mais sens compter toutes les ressources que nous avons, et qui lui manquent, le Sénat, les Chevaliers, le Peuple, la ville, le trésor, les revenus de l’État, toute l’Italie, toutes les provinces, les nations étrangères ; sans compter, dis-je, toutes ces ressources, et à n’examiner que les différens motifs qui nous font prendre les armes, on voit assez où est la supériorité. Ici la pudeur combat, là c’est l’insolence : ici la pudicité, là la débauche : ici la droiture, là la mauvaise foi : ici la piété, là le crime : ici la fermeté, là la fureur : ici l’honneur, là l’infamie : ici le devoir, là la passion. D’une part sont l’équité, la tempérance, la force, la prudence, toutes les vertus armées contre l’iniquité, contre la lubricité, contre la lâcheté, contre la témérité, contre tous les vices. Et pour tout dire enfin, l’abondance est ici en guerre avec la disette, la raison avec l’aveuglement, la sagesse avec la folie, l’espérance la plus juste avec un désespoir total. Quand donc les hommes viendroient à nous manquer, les Dieux immortels ne feront-ils pas que de si grandes vertus écrasent tant de vices si affreux ?

XII. Ainsi, Romains, continuez à bien tarder vos maisons. Pour la sûreté de la ville, j’y ai pourvu, sans que cela vous cause ni trouble, ni embarras. J’ai fait savoir dans nos colonies, et dans nos villes municipales, l’évasion nocturne de Catilina ; elles se garantiront aisément de ses insultes. Quoique les Gladiateurs, qui est le corps sur lequel il comptoit davantage, soient mieux intentionnés que beaucoup de Patriciens, je ne laisserai pas d’y avoir l’œil. Prévoyant ce qui est arrivé, j’avois par précaution envoyé Métellus attendre l’ennemi dans le Picentin, et dans la contrée des Gaulois, où s’il ne le terrasse pas, du moins il observera ses mouvemens, et rendra tous ses efforts inutiles. À l’égard des autres mesures qu’il nous convient de prendre, je vais en conférer avec le Sénat, dont vous voyez que rassemblée se forme.

27. Mais auparavant revenons à ceux qui, par l’ordre de Catilina, se tiennent dans Rome pour travailler à notre perte commune. Quoique dès-là ils se déclarent nos ennemis, cependant, puisqu’ils sont nés Citoyens, je veux bien les avertir encore une fois, et leur dire que ma douceur, où l’on a cru voir de l’excès, n’a eu pour but que de faire éclore leurs complots : qu’au reste, je ne saurois présentement oublier que c’est ici ma Patrie, que j’y suis Consul, et que je dois ou vivre avec mes compatriotes, ou mourir pour eux. On n’arrête point aux portes, on n’épie point sur les chemins : sortira librement qui voudra. Mais quiconque restera dans Rome, s’il y excite le moindre trouble, si j’apprends qu’il trame, qu’il conçoive quelque entreprise contre la Patrie, il y trouvera, et des Consuls vigilans, et de vertueux Magistrats, et un Sénat vigoureux, et des armes, et une prison destinée par nos pères à la punition de ces crimes, où la notoriété se trouve jointe avec l’énormité.

XIII. Tout se passera de telle sorte, {sc|Romains}}, que les plus grands désordres soient apaisés sans bruit ; les plus grands périls, repoussés sans tumulte ; une guerre intestine, la plus dangereuse et la plus cruelle qui fut jamais, terminée par un[12] Général en robe, par moi seul. Je me conduirai de manière qu’il n’y ait pas même, s’il se peut, un des coupables qui porte dans l’enceinte de cette ville, la peine de son crime. Ou, si la hardiesse de quelque attentat, si le danger éminent de la Patrie me force à démentir ma douceur, je ferai ce qui passe le vraisemblable au milieu de tant d’embûches secrètes ; je ferai qu’il n’en coûte la vie à pas un seul des bons Citoyens, et que le châtiment d’un petit nombre de criminels suffise pour vous sauver tous.

29. Je m’appuie, en vous promettant de si heureux succès, non sur mes soins particuliers, non sur aucune précaution humaine, mais sur de fréquens et indubitables témoignages des Dieux immortels. Ce sont eux qui m’ont conduit, et je leur dois la confiance qui m’anime. Ils agissent, non pas au loin, et pour nous secourir dans nos guerres étrangères, comme autrefois, mais ici même et pour défendre leurs temples, et nos maisons. Vous devez, Romains, les prier, leur offrir vos hommages, leur demander qu’après avoir mis cette ville dans un état si florissant, après l’avoir fait triompher de tous ses ennemis sur terre et sur mer, ils la prennent sous leur protection contre ses propres Citoyens, coupables du plus horrible attentat.


    des figures trop marquées ne réussissent pas toujours en français. Jamais le Traducteur ne se trouve dons cet embarras avec Démosthène, à ce qu’il me semble.

    Quelque admirable que soit un Auteur, il ne doit être imité qu’avec précaution et suivant le génie de notre langue.

  1. Pour entendre ainsi, quem amare in prætexta calumnia cœperat, il faut regarder le mot calumnia, comme étant de trop dans celle phrase. C’est en effet l’un des partis que Muret propose ; mais en avouant qu’il n’y a rien de certain à dire là-dessus. J’ai rapporté, dans le Cicéron de M. le Dauphin, les autres conjectures des Critiques, qui ont cherché à éclaircir ce passage.
  2. Il n’y avoit guère que les Sénateurs et les Chevaliers, mais avec des différences où il n’est pas nécessaire que j’entre ici.
  3. Voyez son portrait ci-dessus, page 7.
  4. Pompée, qui, cette même année 690, achevoit de soumettre l’Orient aux Romains.
  5. Fæsulæ, anjourd’hui Fiesoli, ville de Toscane, à laquelle ou donne Atlas pour fondateur, selon Politien d’après Bocace.
  6. les débiteurs. Cette injustice n’étoit pas sans exemple. Rien de plus sage là-dessus que la morale de Cicéron, Offic. II, 22, 23 et 24.
  7. Il y a dans Cicéron, lecticis, des litières. Voyez Juste-Lipse, in Electis, I, 10.
  8. Voyez dans Florus, liv. III, chap. 21, le récit de ces cruautés en abrégé.
  9. Voyez Aulu-Gelle, liv. 7, chap. 12.
  10. On appeloit Cohorte Prétorienne, la cohorte ou compagnie qui gardoit le Général. Elle étoit composée de quatre à cinq cents hommes choisis entre les plus braves. Voyez Festus, liv. 14.
  11. A Mallius. Il ne devoit pas être jeune, puisqu’il avoit servi sous Sylla.
  12. Il y a en latin, me uno togato duce ; et cette circonstance de n’avoir pas quitté la robe qui se portoit en temps de paix, toga, pour prendre l’habit qui se portoit à la guerre, sagnum, paroît à Cicéron une chose si remarquable, si glorieuse pour lui, qu’il la répète un million de fois. Tout le monde sait le vers qu’il fit à cette occasion :

    Cedant arma togæ, concedat laurea linguæ.