Imprimerie Royale (p. 234-254).
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A C T E   I V.
S C È N E   P R E M I È R E
Cicéron, Craſſus, Caton, et le reſte des ſénateurs.
C I C É R O N.

Arbitres ſouverains de Rome et de ſes lois,
Qui parmi vos ſujets comptez les plus grands rois,
Je ne viens point ici, jaloux de votre gloire,
Briguer avec éclat le prix d’une victoire ;
Le ſort, à mes pareils prodiguant ſes faveurs,
Me réſervait le ſoin d’annoncer des malheurs :
De mon amour pour vous tel eſt le premier gage,
Et de mon conſulat le funeſte partage.
Tandis qu’enorgueillis par tant d’heureux travaux
Vous pouviez méditer des triomphes nouveaux,
De la terre et des mers vous promettre l’empire,
Un ſeul homme à vos yeux travaille à vous proſcrire :
Pourrai-je ſans frémir nommer Catilina,
L’héritier des fureurs du barbare Sylla ;
Lui que la cruauté, l’orgueil, et l’inſolence,
N’ont que trop parmi nous ſignalé dès l’enfance !

Lui qui, toujours coupable et toujours impuni,
Veut, ce que n’eût oſé l’univers réuni,
Subjuguer les romains ? ô vous, que Rome adore,
Et qui par vos vertus la ſoutenez encore,
Vous, l’appui du ſénat et l’exemple à la fois,
Incorruptible ami de l’état et des lois,
Parlez, divin Caton.

C A T O N.

Parlez, divin Caton. Et que pourrais-je dire
En des lieux où l’honneur ne tient plus ſon empire,
Où l’intérêt, l’orgueil, commandent tour à tour,
Où la vertu n’a plus qu’un timide ſéjour,
Où de tant de héros je vois flétrir la gloire ?
Et comment l’univers pourra-t-il jamais croire
Que Rome eut un ſénat et des légiſlateurs,
Quand les romains n’ont plus ni lois ni ſénateurs ?
Où retrouver enfin les traces de nos pères
Dans des cœurs corrompus par des mœurs étrangères ?
Moi-même, qui l’ai vu briller de tant d’éclat,
Puis-je me croire encore au milieu du ſénat ?
Ah ! De vos premiers temps rappelez la mémoire ;
Mais ce n’eſt plus pour vous qu’une frivole hiſtoire :
Vous imitez ſi mal vos illuſtres aïeux,
Que leurs noms ſont pour vous des noms injurieux.
Mais de quoi ſe plaint-on ? Catilina conſpire !

Eſt-il ſi criminel d’aſpirer à l’empire
Dès que vous renoncez vous-mêmes à régner ?
Un trône, quel qu’il ſoit, n’eſt point à dédaigner.
Non, non, Catilina n’eſt pas le plus coupable :
Voyez de votre état la chute épouvantable,
Ce que fut le ſénat, ce qu’il eſt aujourd’hui,
Et le profond mépris qu’il inſpire pour lui.
Scipion, qui des dieux fut le plus digne ouvrage,
Scipion, ce vainqueur du héros de Carthage,
Scipion, des mortels qui fut le plus chéri,
Par un vil délateur ſe vit preſque flétri :
Alors la liberté ne ſavait pas dans Rome
Du ſimple citoyen diſtinguer le grand homme ;
Malgré tous ſes exploits, le vainqueur d’Annibal
Se ſoumit en tremblant à votre tribunal.
Sylla vient, qui remplit Rome de funérailles,
Du ſang des ſénateurs inonde nos murailles :
Il fait plus ; ce tyran, las de régner enfin,
Abdique inſolemment le pouvoir ſouverain,
Comme un bon citoyen, meurt heureux et tranquille,
En bravant le courroux d’un ſénat imbécile,
Qui, charmé d’hériter de ſon autorité,
Éleva juſqu’au ciel ſa généroſité,
Et nomma ſans rougir père de la patrie
Celui qui l’égorgeait chaque jour de ſa vie.
Si vous euſſiez puni le barbare Sylla,

Vous ne trembleriez point devant Catilina ;
Par là vous étouffiez ce monſtre en ſa naiſſance,
Ce monſtre qui n’eſt né que de votre indolence.

C R A S S U S.

N’eſt-ce qu’en affectant de blâmer le ſénat
Que Caton de ſon nom croit rehauſſer l’éclat ?
Mais il devrait ſavoir que l’homme vraiment ſage
Ne ſe pare jamais de vertus hors d’uſage.
Qu’aurions-nous à rougir des temps de nos aïeux ?
Si ces temps ſont changés, il faut changer comme eux,
Et conformer nos mœurs à l’eſprit de notre âge.
Et qu’a donc perdu Rome à n’être plus ſauvage ?
Rome eſt ce qu’elle fut ; ſes changements divers
Ont-ils de notre empire affranchi l’univers ?
Non ; car ce fier Sylla, d’odieuſe mémoire,
Même en l’aſſervissant, combla Rome de gloire.
Mais c’eſt trop s’occuper de reproches honteux,
Importunes leçons d’un cenſeur orgueilleux,
Qui ſe trompe toujours au zèle qui l’enflamme.
Que Caton à ſon gré nous mépriſe et nous blâme ;
N’aurions-nous déſormais d’oracle que Caton,
Et les ſaintes frayeurs qui troublent Cicéron ?
Où ſont vos ennemis ? Quel péril vous menace ?
Un ſimple citoyen vous alarme et vous glace !
À percer ſes complots j’applique en vain mes ſoins,

Je vois plus de ſoupçons ici que de témoins.
On dirait, à vous voir aſſemblés en tumulte,
Que Rome des gaulois craigne encore une inſulte,
Et qu’un autre Annibal va marcher ſur leurs pas.
Où ſont des conjurés les chefs et les ſoldats ?
Les fureurs de Caton et ſon impatience
Dans le ſein du ſénat ſemant la défiance,
On accuſe à la fois Cépion, Lentulus,
Dolabella, Céſar, et moi-même Craſſus :
Voyez de vos conſeils juſqu’où va l’imprudence ;
On craint Catilina, cependant on l’offenſe ;
Mais plus vous le craignez, plus il faut ménager
Un homme et des amis qui pourraient le venger.
Et quel eſt, dites-moi, le témoin qui l’accuſe ?
Une femme jalouſe et que l’amour abuſe,
Qui, ſur les vains ſoupçons d’une infidélité,
Veut ſurprendre à ſon tour votre crédulité ;
Qui, ſans pudeur livrée à l’ardeur qui l’entraîne,
Invente des complots pour flatter votre haine.
Si je plains l’accuſé, c’eſt parce qu’on le hait :
Voilà le ſeul témoin qui prouve ſon forfait ;
Car la haine a ſouvent fait plus de faux coupables
Qu’un penchant malheureux n’en fait de véritables :
Je dis plus ; et quand même il ſerait criminel,
Faut-il comme Caton être toujours cruel ?
Dans ſon ſang le plus pur voulez-vous noyer Rome ?

Songez qu’un ſeul remords peut vous rendre un grand homme :
La rigueur n’a jamais produit le repentir ;
Ce n’eſt qu’en pardonnant qu’on nous le fait ſentir.
Rome n’eſt plus au temps qu’elle pouvait ſans craindre
Immoler à la loi quiconque oſait l’enfreindre :
D’ailleurs il eſt toujours imprudent de ſévir,
À moins qu’en sûreté l’on ne puiſſe punir.
De quatre légions qui campaient vers Préneſte,
Celle de Manlius eſt la ſeule qui reſte :
Quand le ſénat devrait punir Catilina,
Êtes-vous aſſurés que quelqu’un l’oſera ?
S’il échappe à vos coups, redoutez ſa vengeance,
Et des amis tout prêts d’embraſſer ſa défenſe :
À des projets nouveaux n’allez pas l’inviter
Par d’impuiſſants décrets qu’il ſaurait éviter.
Pour l’intérêt public il faut qu’on lui pardonne,
Et qu’à ſon repentir le ſénat l’abandonne.

C A T O N.

Si l’intérêt public décide de ſon ſort,
Conſul, qu’à l’inſtant même on lui donne la mort.


S C È N E   I I.
Catilina,et les acteurs précédents.

Catilina entre bruſquement par le milieu du ſénat, qui ſe lève à ſon aſpect. Un moment après chacun reprend ſa place.

C A T I L I N A.

La mort ! à ce décret je crois me reconnaître.

C A T O N.

Tu le devrais du moins, puiſqu’il regarde un traître.

C A T I L I N A.

Je ne ſais qui des deux, dans ce commun effroi,
Rome doit le plus craindre, ou de vous ou de moi :
Je la ſauve, et Caton la perd par un faux zèle.

C I C É R O N.

Téméraire ! Au ſénat quel ordre vous appelle ?

C A T I L I N A.

Et qui m’empêcherait, Seigneur, de m’y montrer ?
Sont-ce les ennemis que j’y puis rencontrer ?
Je n’en redoute aucun, ni Caton, ni vous-même.

C I C É R O N.

Quoi ! Vous joignez encore à cette audace extrême

Celle d’oſer paraître en armes dans ces lieux !

C A T I L I N A.

Que mes armes, conſul, ne bleſſent point vos yeux ;
Mais ſur ce nouveau crime avant que de répondre,
Souffrez ſur d’autres points que j’oſe vous confondre :
Auriez-vous oublié que je vous l’ai promis ?
Quoiqu’à votre pouvoir vous ayez tout ſoumis,
J’eſpère cependant qu’on daignera m’entendre,
Et c’eſt en citoyen que je vais me défendre ;
J’abdique pour jamais le rang de ſénateur.
Pardonnez, Cépion, Craſſus, et vous, préteur ;
Antoine, à votre tour, ſouffrez que je vous nomme
Parmi les ennemis du ſénat et de Rome :
Céſar ne paraît point, mais je vois Céthégus :
Il ne nous manque plus ici qu’un Spartacus ;
Car entre nous et lui, grâce à ſon imprudence,
Le vertueux Caton met peu de différence.
Eh bien ! Pères conſcripts, êtes-vous raſſurés ?
Vous voyez d’un coup d’œil l’état des conjurés,
Leurs chefs et leurs ſoldats, cette nombreuſe armée
Dont Rome en ce moment eſt ſi fort alarmée ;
Ces périls enfantés par les folles erreurs
D’un témoin dont Tullie adopte les fureurs :
C’eſt ſur ce ſeul témoin qu’une beauté ſi chère
Me croit dans le deſſein d’aſſassiner ſon père,

D’égorger le ſénat ; et vous le croyez tous !
Malheureux que je ſuis d’être né parmi vous !
Sylla vous mépriſait ; et moi, je vous déteſte :
De nos premiers tyrans vous n’êtes qu’un vil reſte ;
Juges ſans équité, magiſtrats ſans pudeur,
Qui de vous commander voudrait ſe faire honneur ?
Et vous me ſoupçonnez d’aſpirer à l’empire,
Inhumains, acharnés ſur tout ce qui reſpire ;
Qui depuis ſi longtemps tourmentez l’univers !
Je hais trop les tyrans pour vous donner des fers.

C A T O N.

À quoi te ſervirait cette troupe cruelle
Que ton palais impur et vomit et recèle,
Qui le jour et la nuit ſemant partout l’effroi,
Miniſtres odieux de tes fureurs…

C A T I L I N A.

Miniſtres odieux de tes fureurs…Tais-toi.
Il eſt vrai qu’autrefois, plus jeune et plus ſensible
(vous l’avez ignoré ce projet ſi terrible,
Vous l’ignorez encor), je formai le deſſein
De vous plonger à tous un poignard dans le ſein :
L’objet qui vous dérobe à ma juſte colère
Ne parlait point alors en faveur de ſon père ;
Mais un autre penchant plus digne d’un romain
M’arracha tout à coup le glaive de la main :

Je ſentis malgré moi l’amour de la patrie
S’armer pour des cruels indignes de la vie.
Aujourd’hui, que tout doit raſſurer les eſprits,
Une femme en fureur les trouble par ſes cris ;
À ſes tranſports jaloux tout s’alarme, tout tremble,
Et c’eſt pour les ſervir que le ſénat s’aſſemble !
C’eſt ſur ſes vains rapports qu’un homme impétueux
Veut perdre ce que Rome eut de plus vertueux ;
Orgueilleux citoyen, dont l’auſtère ſagesse
Eſt moins principe en lui qu’un fruit de ſa rudeſſe ;
Tyran républicain, qui, malgré ſa vertu,
Eſt le plus dangereux que Rome ait jamais eu :
Par lui ſeul d’entre nous la concorde eſt bannie ;
C’eſt lui qui, du ſénat détruiſant l’harmonie,
Fomente la chaleur de nos diviſions,
Et nous force d’avoir recours aux factions.
Mais il veut gouverner ; eh bien ! Qu’il vous gouverne ;
Qu’il triomphe à ſon gré d’un ſénat ſubalterne,
Qui, lâche déſerteur de ſon autorité,
N’en a plus que l’orgueil pour toute dignité.
Et quel eſt aujourd’hui l’ordre de vos comices ?
Le tumulte et l’effroi n’en ſont que les prémices :
De chaque élection le meurtre eſt le ſignal ;
Vos préteurs égorgés au pied du tribunal,
Un conſul tout ſanglant, mais trop juſte victime
D’un peuple malheureux qu’à ſon tour il opprime :

Tous vos choix ſont ſouillés par des aſſassinats ;
Ainſi furent nommés vos derniers magiſtrats ;
C’eſt ainſi qu’on élit ou que l’on ſait exclure,
Et qu’on oſa me faire une mortelle injure :
Le plébéien s’élève, et le patricien
Se donne ſans rougir un père plébéien ;
Et pour l’adoption où l’intérêt l’entraîne
Vous laiſſez profaner la majeſté romaine.
Le voilà ce ſénat, ce protecteur des lois,
Dont l’exemple aurait dû diriger tous les rois ;
Le voilà ce ſénat qui fait trembler la terre,
Et qui diſpute aux dieux le dépôt du tonnerre.
La juſtice, autrefois votre divinité,
Ne règne plus ici que pour l’impunité ;
La décence, les lois, la liberté publique,
Tout eſt mort ſous le joug d’un pouvoir tyrannique :
Caton eſt devenu notre légiſlateur,
L’idole des romains…

C I C É R O N.

L’idole des romains…Et vous le deſtructeur,
Traître. Si le ſénat vous eût rendu juſtice,
Vos jours n’auraient été qu’un éternel ſupplice ;
Mais ſi je puis encor faire entendre ma voix,
Vous ne braverez plus la faibleſſe des lois.

C A T I L I N A.

Eh bien ! Pour achever de confondre un coupable,
Qu’on offre à mes regards ce témoin redoutable,
De vos ſoins pénétrants monument précieux,
Cet eſclave qui peut me convaincre à vos yeux.
D’où vient qu’en ce moment vous me cachez Fulvie ?
Manlius aurait-il diſposé de ſa vie ?
Car elle fut toujours l’âme de ſes ſecrets.

C I C É R O N.

Laiſſons là Manlius ; parlons de vos projets :
On ne connaît que trop vos lâches artifices.
Tremblez, ſéditieux, pour vous, pour vos complices ;
Vous êtes convaincu, le crime eſt avéré :
Déjà ſur votre ſort on a délibéré ;
Vos forfaits n’ont que trop laſſé notre indulgence.

C A T I L I N A.

Je vais de ce diſcours réprimer l’inſolence.
Vous penſez, je le vois, que, tremblant pour mes jours,
À des ſubtilités je veuille avoir recours :
Et qu’ai-je à redouter de votre jalouſie ?
Ainſi ne croyez pas que je me juſtifie.
Imprudents ! Savez-vous, ſi j’élevais la voix,
Que je vous ferais tous égorger à la fois ?
Inſtruit de votre haine et de mon innocence,
Tout le peuple à grands cris m’excite à la vengeance ;

Mais je n’imite pas les fureurs de Caton,
Et je laiſſe la peur au ſein de Cicéron.
Je n’aurais pour punir votre coupable audace
Qu’à vous abandonner au coup qui vous menace ;
Sans m’armer contre vous d’un ſecours étranger,
Me taire encore un jour ſuffit pour me venger.
Et vous me condamnez, inſensés que vous êtes,
Moi qui retiens le fer ſuspendu ſur vos têtes ;
Moi qui, ſans me charger d’un projet odieux,
N’ai qu’à laiſſer agir Manlius et les dieux ;
Moi qui, pouvant me mettre à couvert de l’orage,
M’expoſe pour ſauver un conſul qui m’outrage !
montrant Cicéron.
J’ai cauſé par malheur votre premier effroi ;
Et dans tous les complots vous ne voyez que moi ;
Il en eſt cependant dont vous devez tout craindre.
Que vous êtes aveugle, et que Rome eſt à plaindre !
Laiſſons là Manlius, conſul peu vigilant,
Tandis que Rome touche à ſon dernier inſtant,
Qu’au plus affreux danger le ſénat eſt en proie,
Qu’on va faire de Rome une ſeconde Troie !
Lorſque vous ne ſongez qu’à me faire périr,
Ingrats, ſur vos malheurs je me ſens attendrir :
Je ſens en ce moment l’amour de la patrie
Reprendre dans mon cœur une nouvelle vie ;
Et votre aveuglement me fait trop de pitié,

Pour vous ſacrifier à mon inimitié.

C I C É R O N.

Eh bien ! Rompez, Seigneur, un ſi cruel ſilence ;
Puniſſez en romain l’ingrat qui vous offenſe :
En faveur de vous-même oſez tout oublier,
Et ſauvez le ſénat pour nous humilier.

C A T I L I N A.

Je n’ai point attendu l’inſtant du ſacrifice
Pour ſervir ce ſénat qui m’envoie au ſupplice ;
Depuis huit jours entiers j’aſſemble mes amis.
Les voilà ces complots que je me ſuis permis !
Mais, malgré tous les ſoins d’une âme généreuſe,
Ils m’ont fait ſoupçonner d’une trame honteuſe.
Armez ſans différer, prévenez l’attentat,
Si vous voulez ſauver la ville et le ſénat.
Celui qui hors des murs commande vos cohortes,
Manlius, dès ce ſoir, doit attaquer vos portes.

C I C É R O N.

Manlius !

C A T I L I N A.

Manlius !Oui, conſul ; craignez qu’avant la nuit
Aux dépens de vos jours on n’en ſoit trop inſtruit.
Je vous ai déclaré le chef de l’entrepriſe ;
Veillez, ou de ſa part craignez quelque ſurprise :

Je n’ai pu découvrir le reſte du parti.
C’eſt à vous d’y penſer ; vous êtes averti.
Manlius vous trahit : c’était pour vous défendre
Qu’en armes dans ces lieux j’étais venu me rendre,
Et non pour vous punir de m’avoir outragé ;
En combattant pour vous je ſuis aſſez vengé.
Vous pouvez déſormais ou douter, ou me croire ;
J’ai rempli mon devoir et ſatisfait ma gloire.
Mes amis ſont tout prêts, vous pouvez les armer ;
Leur qualité n’a rien qui vous doive alarmer,
Vous les connaiſſez tous : ſongez au capitole,
Garniſſez l’Aventin, les portes de Pouzole ;
Il faut garder ſurtout le pont Sublicien,
Le quartier de Caton, et veiller ſur le mien ;
Car le plus grand effort de ce complot funeſte
Éclatera ſans doute aux portes de Préneſte,
Et mon palais y touche ; on peut s’y ſoutenir ;
Du moins un long combat pourra s’y maintenir.
Vous paraiſſez émus, et rougiſſez peut-être
D’avoir pu ſi longtemps me voir ſans me connaître.
Après tant de mépris, après tant de refus,
Tant d’affronts ſi ſanglants, dont vous êtes confus,
Aurais-je triomphé de votre défiance ?
Non, j’en ai fait ſouvent la triſte expérience,
On ne guérit jamais d’un violent ſoupçon ;
L’erreur qui le fit naître en nourrit le poiſon ;

Et dans tout intérêt la vertu la plus pure
Peut être quelquefois ſuspecte d’impoſture :
Mais pour calmer les cœurs je ſais un sûr moyen,
Qui vous convaincra tous que je ſuis citoyen.
On connaît Cicéron, et ſa vertu ſublime
A ſu dans tous les temps lui gagner votre eſtime ;
Il en eſt digne auſſi par ſa fidélité :
Caton vous eſt connu par ſa ſévérité ;
Cicéron ou Caton, l’un des deux, ne m’importe,
Je vais dès ce moment ſans amis, ſans eſcorte,
Me mettre en leur pouvoir : choiſissez l’un des deux,
Ou le plus défiant, ou le plus rigoureux ;
Je veux que de mon ſort on le laiſſe le maître,
Qu’il me traite en héros, ou me puniſſe en traître :
Souffrez que ſans tarder je remette en ſes mains
Un homme la terreur ou l’eſpoir des romains.

C A T O N.

Catilina, je crois que tu n’es point coupable ;
Mais, ſi tu l’es, tu n’es qu’un homme déteſtable ;
Car je ne vois en toi que l’eſprit et l’éclat
Du plus grand des mortels, ou du plus ſcélérat.

C I C É R O N.

Catilina, daignez reprendre votre place ;
De vos ſoins par ma voix le ſénat vous rend grâce :
Vous êtes généreux ; devenez aujourd’hui,

Ainſi que notre eſpoir, notre plus ferme appui.
Nos injuſtes ſoupçons n’ont plus beſoin d’otage ;
D’un homme tel que vous la gloire eſt le ſeul gage.
Vous, ſénateurs, veillez à notre sûreté :
Il s’agit du ſénat et de la liberté ;
Courons ſans différer où l’honneur nous appelle.
Adieu, Catilina : j’attends de votre zèle
Tous les ſecours qu’on doit attendre d’un grand cœur.
Rome a beſoin de vous et de votre valeur ;
Combattez ſeulement, ma crainte eſt diſſipée.

C A T I L I N A, à part, regardant ſortir Cicéron.

Va ; ma valeur bientôt ſera mieux occupée ;
Elle n’aſpire plus qu’à te percer le ſein.


S C È N E   I I I.
Catilina, Céthégus.
C É T H É G U S.

Catilina, dis-moi, quel eſt donc ton deſſein ?
D’où naît ce déſespoir ? Éclaircis ma ſurprise.
Après avoir formé la plus haute entrepriſe,
Toi-même tu détruis de ſi nobles projets !
Tu trahis Manlius, tes amis, tes ſecrets !

C A T I L I N A.

Arrête, Céthégus ; tu me prends pour Tullie :
Tes doutes ont bleſſé l’amitié qui nous lie ;
Qu’entre nous déſormais ils ſoient plus meſurés.
Mais avant tout dis-moi l’état des conjurés,
Et s’il en eſt quelqu’un qui tremble ou qui balance.

C É T H É G U S.

Aucun d’eux : nous pouvons agir en aſſurance.
Autour du vaſe affreux par moi-même rempli
Du ſang de Nonius avec ſoin recueilli,
Au fond de ton palais j’ai raſſemblé leur troupe :
Tous ſe ſont abreuvés de cette horrible coupe ;
Et, ſe liant à toi par des ſerments divers,
Semblaient dans leurs tranſports défier les enfers.
De joie et de frayeur mon âme s’eſt émue.
Céſar, le ſeul Céſar s’eſt ſoustrait à leur vue.

C A T I L I N A.

Céſar n’a pas beſoin de ſerments avec moi,
Et ſon ambition me répond de ſa foi.
Pour toi, que de ma part rien ne devrait ſurprendre,
Qui ſur un ſeul regard aurais dû mieux m’entendre,
Apprends que Manlius voulait nous perdre tous,
Et qu’un moment plus tard c’en était fait de nous.
Manlius autrefois ſoupira pour Fulvie ;
Corrompu par ſes pleurs, ou par ſa jalouſie,

Le perfide courait nous vendre à Cicéron ;
Mais d’un deſſein ſi lâche informé par Céſon,
Un inſtant m’a ſuffi pour prévenir le crime :
Ma main fumait encor du ſang de la victime
Quand tu m’as vu paraître au milieu du ſénat,
Qui pourra, s’il apprend ce nouvel attentat,
Croire qu’en ſa faveur je l’ai commis peut-être,
Et que pour le gagner je l’ai défait d’un traître.
Au reſte ne crains rien des frivoles récits
Dont je viens d’effrayer de timides eſprits
Qu’il fallait exciter par de feintes alarmes,
Si je veux les forcer de recourir aux armes,
Ne pouvant ſans nous perdre armer un ſeul guerrier
Si le ſénat tremblant n’eût armé le premier.
Quel triomphe pour moi, dans ce péril extrême,
De le voir pour ma gloire armé contre lui-même !
Des poſtes différents fauſſement indiqués,
Qui, ſelon mon rapport, pourraient être attaqués,
Aucun ne me convient ; mais il faut par la ruſe
Diſperser les ſoldats d’un ſénat qu’elle abuſe.
Prends garde cependant qu’à des ſignes certains
On puiſſe diſtinguer nos ſoldats des romains.
Le palais de Sylla, notre plus fort aſile,
Pourra ſeul plus d’un jour tenir contre la ville.
Céſon, de Manlius devenu ſuccesseur,
Avec ſa légion doit ſervir ma fureur.

Je ne crains que Rufus, préfet de ſix cohortes
Pleines de vétérans qui défendent les portes :
Rufus n’a de ſoutien ni d’ami que Caton,
Et je n’ai convaincu ni lui ni Cicéron.
Si Rufus, dont je crains le courage et l’adreſſe,
Pénètre les complots où Céſon s’intéreſſe,
Rufus tentera tout, la force ou les bienfaits,
Pour regagner Céſon, ou rompre ſes projets :
C’eſt l’unique moyen de tromper notre attente :
Mais ce péril nouveau n’a rien qui m’épouvante.
Les dangers que pour moi j’ai laiſſés entrevoir,
Malgré tant d’ennemis, me flattent de l’eſpoir
Qu’en des pièges nouveaux je pourrai les ſurprendre.
Soit pour s’en emparer, ou ſoit pour le défendre,
Autour de mon palais ils vont tous accourir ;
Que ce ſoit pour ma perte ou pour me ſecourir,
Nos premiers ſénateurs viendront le reconnaître ;
Cicéron et Caton s’y trouveront peut-être.
Que ce moment me tarde, et qu’il me ſerait doux
De pouvoir d’un ſeul coup les ſacrifier tous !
Adieu, cher Céthégus : je vais revoir Tullie.

C É T H É G U S.

C’eſt elle qui nous perd.

C A T I L I N A.

C’eſt elle qui nous perd.Crois-tu que je l’oublie ?

Je veux, pour l’en punir, employer à mon tour
Aux plus noirs attentats ſes ſoins et ſon amour :
Va, ce n’eſt point à moi, dès qu’il s’agit d’offenſe,
Que l’on doive donner des leçons de vengeance ;
De ce ſoin ſur mon cœur tu peux te repoſer :
C’eſt aujourd’hui qu’il faut tout perdre et tout oſer.
Je vais ſolliciter la défenſe des portes,
Et l’ordre d’y placer de nouvelles cohortes,
Sur le prétexte vain de quelque affreux projet
Dont je puis avoir ſeul pénétré le ſecret.
Ce n’eſt pas tout ; je veux par Tullie elle-même
M’aſſurer cet emploi, s’il eſt vrai qu’elle m’aime :
Sur ce fatal décret je vais la prévenir ;
C’eſt de ſon amour ſeul que je veux l’obtenir.
Dans trois heures au plus le jour va diſparaître :
Des poſtes d’alentour il faut te rendre maître.
Probus ne m’a fait voir qu’un eſprit chancelant ;
Prévenons les retours d’un conjuré tremblant,
Et de la même main ſonge à punir Fulvie
De ſes forfaits nouveaux et de ſa perfidie.
Plus de ménagements, de pitié, ni d’égards :
Le feu, le fer, le ſang, voilà mes étendards.