Catherine de Médicis présente à Charles IX son royaume/L’Année 1566


TROISIÈME PARTIE

L’ANNÉE 1566


L’ASSEMBLÉE DE MOULINS

Moulins, nous sommes, on peut le dire, au terme du A voyage. Ici sera faite la mise au point de l’enquête à tracœur à Michel de L’Hospital, le chancelier, et demeurera sa grande œuvre.

Rendez-vous à Moulins avait été donné, au nom du roi, à Messieurs de Guise, aux Châtillons, à la plupart des princes, aux présidents des cours de Parlement. Il convient, avant de mettre en ordre les affaires du royaume, d’apaiser le différena entre les Guises et les Châtillons. Dans cette assemblée des notables et même au conseil vont se rencontrer les chefs des deux factions : le princé de Condé, le cardinal de Lorraine et les Guises, les Châtillons et l’amiral, Damville et Montpensier, c’est-à-dire les chefs de partis les plus opposés parmi les huguenots et les catholiques. Ainsi on pourra donner à la France réconciliée un statut adapté aux temps qui viennent. Telle est la pensée du chancelier, Michel de L’Hospital, traduisant celle de la reine-mère. Que les consciences fussent libres naturellement, était un concept que ne pouvaient partager les croyants de ce temps, catholiqués ou huguenots, pas plus à Genève qu’à Rome. La foi même, les intérêts en présence, les passions et la violence des hommes ne l’eussent permis dans aucun camp. Mais le pays avait besoin de la paix à l’intérieur, d’un renouvellement et d’une réforme ; et dans les deux camps, chacun l’accordait. Allait-on prolonger les troubles, nés de la diversité des « opinions » qui règnent en la religion, comme le disait le chancelier ? D gitized by Devait-on assurer le triomphe d’un parti sur l’autre par l’extermination ? Les forces en présence, souvent sensiblement égales, si l’on tient compte des sympathisants, ne le permettaient plus. Une minorité catholique l’eût souhaité ; et l’Espagne le désirait pour la France par le moyen de l’Inquisition. Mais ce qui était possible dans une Espagne récemment unifiée, qui sortait de la reconquista sur les Maures et continuait sur la Méditerranée une lutte nationale contre l’Islam, ne l’était déjà plus dans les états de Flandres. L’Empereur ne le concevait même pas devant le fait luthérien, imposé dans les Allemagnes divisées. Un parti moyen, celui de la pitié, celui de la tolérance, devait donc en France l’emporter sur les tendances extrémistes. La nécessité, beaucoup plus que la raison et le cœur, l’imposait d’ailleurs. Pour réagir en faveur de la tradition, il était trop tard. Ce n’était pas le temps, lorsqu’une femme continuait de régner près d’un roi adolescent, entourée d’enfants mineurs, au milieu des partis déchaînés et des grands féodaux. Ni la force, ni le sang versé, ni le silence n’ont jamais été des solutions françaises, qui furent toujours moyennes, conformes à un idéal honnête de justice, d’équité, et non de despotisme. Les remèdes provisoires à apporter à un mal que tous reconnaissaient n’apparaissaient donc ni la sévérité ni les rigueurs. Ils semblaient plutôt bienveillance et clémence. Telle était la pensée d’une femme, de la mère que fut Catherine de Médicis, qui montra toujours un tel respect envers la couronne de France, du fait même qu’on l’accusait d’être une princesse étrangère. Et comme elle était femme et continuait de régner sous le nom de son fils, ce que les durs gentilshommes de France, soutiens et adversaires de la couronne, enduraient mal, ils la jugeaient faible. En réalité, Catherine gouvernait par le connétable, M. de Montmorency, et par Michel de L’Hospital, avec tout son conseil. Michel de L’Hospital, parlementaire sorti du milieu très libre de la maison de Bourbon, ne connaît que l’exercice de la justice, son premier métier. Nourri des grâces antiques, il est resté catholique, mais pénétré par la gravité morale des réformés huguenots, souvent très près d’eux par l’esprit et le cœur. Il était l’homme de la terre d’Auvergne, et simplement de la terre de France, serviteur de sa maîtresse, la reine, comme chancelier, et le patron des justiciers. C’est

de Thou qui a recueilli la tradition que Michel de L’HosD gitized by L’ASSEMBLÉE DE MOULINS 367

pital avait été désigné par la duchesse de Montpensier ¹ comme l’homme ferme et courageux, seul capable de barrer le chemin aux Guises. Par lui, Catherine avait pu gouverner. Ainsi il était arrivé à la cour après le tumulte d’Amboise, au milieu d’un bruit de guerre, parmi les audacieux et les violents ne pratiquant ni « conseil ni raison ». Il avait trouvé la reine « presque desbouttée de toute l’administration du royaulme ». Dextérité, patience : tout ira bien. Pas d’Inquisition chez nous, pas de France « desguisée à l’Espagnole », dira-t-il. Nous avons trop oublié ces choses, vu chez lui les grâces, la souplesse. Mais les Espagnols ne s’y sont pas trompés. Pour don Francès, le chancelier est l’adversaire, et demeure simplement l’hérétique.

Michel sait parler de tout son cœur, d’une manière simple et digne, avec la force, on l’a vu, de son expérience aux parlementaires et aux gens du conseil, comme aux jours des mercuriales. Chaque fois qu’il en a l’occasion, le chancelier développe le thème de la tolérance, de la coexistence possible des deux religions, de la réforme de la justice, de la défense des droits laics du roi et des autres.

Toujours Michel de L’Hospital a servi la couronne. Aux États d’Orléans (janvier 1560), il a affranchi la reine-mère de tutelles dangereuses ; il a défini le statut de la minorité du roi, tout en promulguant une réforme générale pour le pays. Par l’édit de janvier 1562, il a reconnu le fait des deux religions, déterminé les conditions de leur coexistence hors des villes, traçant leur devoir au magistrat des cités, aux prêtres et aux ministres. Le chancelier a tenté de désarmer les bras et les cours, demandant aux huguenots d’abandonner les églises ; et il a imposé le désarmement général par l’interdiction du port des armes et de leur vente (édit de SaintGermain, des 20 et 21 octobre). Le 19 mars 1562, à Amboise, dans un esprit de pacification, « pour empescher que le feu ne s’allumast davantage », pour éviter les meurtres, la ruine des églises et des temples, les batailles, pour ranimer entre les sujets l’union indispensable à la conservation du royaume, il a permis le libre exercice de la religion, et donné la liberté de conscience, dans la 1. Jacqueline de Longwy, première femme de Louis II duc de Bourbon femme très digne, qui eut une grande influence sur Catherine de Médicis. Théodore de Bèze la compte parmi les sympathisants de la Réforme ; elle mourut en 1561.

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24 famille et chez le gentilhomme. A Rouen, au Parlement, le chancelier avait fait confirmer l’édit de pacification, la défense du port d’armes ; enfin, toujours au Parlement de Rouen, après la prise du Havre sur les Anglais, le chancelier avait fait déclarer le roi majeur (1563).

Il y avait près de trois ans de cela. Ainsi le roi a pu grandir et la reine-mère gagner du temps. Depuis deux ans et demi, on promenait Charles IXà travers la France ; on montrait au pays que le roi, et la reine-mère étaient toujours de bons catholiques, en dépit des calomnies suscitées par ceux qui avaient voulu faire naître chez nous des ligues. Chacun avait donc pu voir qu’il était souvent possible de faire vivre, en dehors de l’atmosphère d’émeute, deux religions. Un peu partout, le chancelier avait parlé sévèrement aux Parlements, leur rappelant la grande ordonnance d’Orléans, les édits de tolérance qu’il convenait d’appliquer, et non pas de discuter, leur proposant une réforme profonde de la justice et surtout celle de leurs mœurs.

Ici Michel de L’Hospital se montrait incomparable, un technicien. Le chancelier était laïc, tout français, gallican, et serviteur du roi.

A Moulins, on ne réunira pas les États-Généraux, qui forment de trop larges assises, où l’on siège en trop grand nombre, les États amenant, le plus souvent, confusion et irrésolution. On tiendra une assemblée de notables, plus souple, sous la présidence de Henri, duc d’Orléans, fait récemment duc d’Anjou, le frère du roi.

On en finirait d’abord avec la querelle des Guises et des Châtillons, au sujet de l’assassinat de François de Guise, et de la participation supposée de Coligny dans ce meurtre. Il convenait de rendre un jugement, toujours ajourné, qu’on pouvait espérer le dernier. Puis on donnerait au pays, qui avait tant besoin d’une sérieuse réforme dans son administration et dans sa justice, un statut confirmant les édits déjà éprouvés, adapté aux besoins des temps nouveaux, MICHEL DE L’HOSPITAL E chancelier et la reine-mère avaient conçu ces desseins, lui dans l’absolu de sa conscience, dans l’amour de son mé scepticisme d’humaniste ; elle, dans le provisoire de son état de régente d’hier, dans le sentiment des réalités, des difficultés journalières, avec son optimisme de femme en bonne santé, avec la confiance qu’elle avait dans son adresse touchant à la ruse. La petite ville de Moulins vit ces grandes choses. Et, sans doute, mériteraient-elles mieux ce nom, si des règlements, en France et ailleurs, avaient jamais été suffisants pour rendre les mœurs bonnes et assurer la pratique d’une saine politique. Moulins était une petite cité, assise en « lieu plaisant et délectable », au bord de l’Allier. Sur la motte féodale s’érigeait le château des ducs de Bourbon, aussi propre à abriter des rois que des princes avec leur suite. Il était décoré d’une des plus belles fontaines du royaume. De grands jardins se développaient vers l’orient, plantés d’orangers et de myrtes, de citronniers, de lauriers, de pins, de chênes verts et d’arbres à fruits. Les parterres, suivant les saisons, fournissaient melons, citrouilles, pommes d’amour, et toutes les herbes ménagères. On y voyait enfin un beau labyrinthe, un grand pavillon, des lices pour courir la bague, une oisellerie ; et, du côté des champs, de belles écuries pour les grands et les petits chevaux. La terrasse était arrosée de bassins. Un double fossé séparait le château de la ville ceinte de hautes murailles, avec quatre grandes portes ouvrant sur des faubourgs opulents : ceux de Paris, de Bourgogne, des Carmes, de


D gitized by l’Allier. Partout de beaux édifices des marchands, des bons artisans, de salubres fontaines et d’agréables jardins. A l’intérieur de la ville, les serviteurs de la maison de Bourbon avaient leurs demeures, reproduisant parfois un motif du château

une tourelle pointue, avec ses girouettes, offrait leurs blasons

à l’admiration des passants. C’était dans l’une de ces maisons qu’avait vécu le père de Michel de L’Hospital, médecin et confident de Charles de Bourbon, connétable de France ; et celui-ci l’avait fait son bailli de Montpensier, puis son auditeur des Comptes à Moulins. Une atroce injustice, la haine d’une femme à demi-étrangère, la mère de François Ier, avait précipité le connétable de Bourbon dans la révolte, et le père de Michel dans la misère, avec les aventures de l’exil. Mais dans l’exil et la misère, Michel de L’Hospital avait retrouvé la force du travail, le goût de servir, la prudence à concilier, et cette liberté de la pensée qu’on rencontre seulement dans le libre exercice d’un office avec la culture, les joies divines de la méditation et de la poésie, la satisfaction d’une conscience tranquille.

Le chancelier ne s’était pas rendu directement à Moulins, où le roi et la reine étaient arrivés dès le 21 décembre. Il avait été passer quelques jours dans sa maison, située à dix lieues de Paris, c’est-à-dire sur sa terre de Vignay, non loin d’Etampes. Il y avait, en effet, chez Michel de L’Hospital, un vrai terrien, un homme vigoureux, avec de fortes racines. Du paysan, il conservera la simplicité dans les mœurs, dans le costume, dénonçant le luxe des villes. Car il a fait ce rêve innocent, renouvelé d’un Caton, de vouloir transformer une nation en lui interdisant la soie et le luxe, en lui imposant quelques plats, en proscrivant les cuisiniers.

Le chancelier avait l’amour de la terre et des siens, l’habitude du travail sans repos. Sa famille était son vrai bien, formait son unique richesse. Pour l’enfant, il avait demandé le sein de la mère. La campagne nourricière, Michel l’avait toujours aimée, dans son Auvergne natale d’abord, où il avait passé ses vacances, même an temps où pas un bœuf ne labourait pour lui la glèbe fertile, quand pas un de ses troupeaux ne paissait dans la montagne ! Sur la terre de son beau-père, avec sa femme et ses filles, souvent Michel avait lu les poètes, les historiens, les magnifiques romans de l’histoire grecque. C’est dans le silence des champs qu’il


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avait conversé avec les Muses adorées. Elles l’avaient consolé des troubles de la première guerre civile, fléau sorti de la boîte de Pandore. En 1569, quand le chancelier perdra les sceaux pour n’avoir pas prévu le coup de main des réformés sur la famille royale à Monceaux, Michel reviendra à la chère terre de Vignay, qui lui semblait un petit royaume, n’ayant plus à en administrer un grand. Il y passera la seconde guerre civile, voyant l’abandon de sa politique de tolérance, y vivra les heures tragiques de la SaintBarthélémy, où sa fille unique Madeleine ne fut sauvée que par la bonté de Mme de Guise. Loin des « mauvais chrétiens », des séditieux, l’ex-chancelier administrera son bien, menant la douce vie des champs, semant, récoltant, feuilletant les livres étalés sur sa table, écrivant sur la justice, sa passion, qu’il aima tant, non pas en désespéré, mais toujours prêt à sauver sa patrie des fléaux qui l’accablaient et des tyrans qui la perdaient. De Blois à Moulins, la route fut bientôt encombrée de voitures, de bêtes de somme, d’une caravane de gens, comme il s’observe après une défaite. Cela avait fort diverti Catherine de Médicis, qui riait d’ailleurs facilement, et amusa même le roi son fils, qui était, lui, un adolescent triste. Qu’allaient devenir, pour parler comme don Francès, les « hérétiques notables » qui s’étaient rendus à Blois ? Le connétable s’y attardait, avec l’amiral. Et l’on disait même que s’y trouvaient encore M. de Lorges, c’est-à-dire Montgomery, qui avait tué le roi Henri accidentellement, et que l’on accusait aussi d’avoir tiré le roi de Navarre, et qui avait été l’âme du soulèvement à Rouen. Or Charles IX et Catherine de Médicis n’avaient pas craint de le recevoir, disait l’ambassadeur, avec beaucoup de faveur, ce qui nous semble cependant peu croyable. Ce que l’on voyait du moins, dès le début de janvier, c’était la multitude de gens rassemblée à Moulins pour les États. Les soldats de Strozzi et les Suisses occupèrent la petite ville. Une ordonnance de police y fut publiée, aussi stricte que celle appliquée à Bayonne. Ainsi on ne devait sortir dans les rues, le soir après minuit, que par nécessité, en portant une torche ou une lanterne allumée. Toute la nuit, la ville demeurait éclairée par des chandelles, mises de deux en deux maisons ». Il fut interdit aux pages et aux laquais de porter des armes. Chaque nuit, une patrouille de douze soldats de Strozzi parcourait la ville, sans compter les rondes du prévôt de l’Hôtel, de ses lieutenants, du connétable et des maréchaux de France. La cour du châtean fut occupée par les archers, et le roi n’en sortait qu’entouré de sa garde. Le lieutenant du prévôt assura même les rondes dans les villages voisins. Il faut dire que, pour la première fois, se retrouvaient amis et adversaires.

Les vivres, qui avaient été à l’origine plus abondants à Moulins qu’à Blois, y devinrent bientôt aussi rares. Comme chacun avait fait des provisions, la cherté y fut bientôt la même que dans la ville qu’on venait de quitter. La confusion, habituelle aux assemblées en France, y règna. Mais l’ordre ne s’observait pas beaucoup plus ailleurs. Ainsi le conclave, à Rome, s’ouvrait alors dans le même désordre, à la suite du décès de Pie IV. L’ambassadeur d’Espagne, qui combattait partout la France, renseignait aussitôt Philippe II. On tenait pour assurée l’élection du cardinal de Ferrare, si le Roi Catholique ne s’y opposait pas. Les cardinaux ne se pressaient pas de quitter Moulins, ceux du moins qui étaient retenus par l’assemblée. A quoi cela eût-il servi ? On sait que ce fut Michele Gisleri, grand inquisiteur, qui devait tenter de détrôner Elisabeth d’Angleterre et conduisit la grande Ligue chrétienne à la victoire de Lépante, qui fut en effet nommé pape sous le nom de Pie V. Tandis que les travaux de l’assemblée se préparaient, les maisons de Moulins furent visitées pour y faire loger les gens suivant la cour. Mais les trois mille gentilshommes qui les habitaient affirmaient qu’ils avaient tous des affaires par ici, et on n’arriva pas à en mettre un seul dehors. Le programme de la négociation paraissait aussi ardu que le problème du logement. Il convenait d’accorder d’abord les Ġuises et les Châtillons. Le maréchal de Bourdillon fut chargé de préparer la négociation. Le connétable, arrivé le 6 janvier, se plaignait, lui aussi, qu’on eût contraint les gentilshommes à venir jusqu’à Moulins ceux de son fils, par exemple, n’avaient plus ni argent, ni chevaux, pour suivre la cour. Peut-être avait-il dit ces paroles, sachant que l’amiral avait réuni plus de 2300 chevaux pour suivre le roi ? Partout la supériorité de l’organisation des réformés, l’emploi judicieux des collectes dans les églises, l’emportaient. Mais la reine-mère ne se trouD gitized by


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bla pas et répondit : « Lorsque nous irons à Metz, ni le roi ni moi ne pourrons attendre de nos sujets qu’ils nous servent attentivement. » Il était en effet question de se rendre, après Moulins, sur les marches de Lorraine pour s’accorder avec le cardinal. Les ambassadeurs étaient logés à cinq lieues de Moulins, à l’exception de ceux de Portugal et d’Angleterre, toujours à Paris. Don Francès était domicilié, lui, dans la ville. Chaque jour, comme il souffrait alors de la fièvre, la reine lui envoyait ses médecins. Et c’est par tant de remarques malveillantes qu’il l’en a remerciée. Ce qui inquiétait particulièrement don Francès était la pensée que Mme de Vendôme ou le prince de Condé pourraient organiser des prêches dans le palais des ducs de Bourbon où ils logeaient. On avait pris cependant un édit défendant aux ministres de faire dans aucune maison de la ville des services, comme cela était d’ailleurs la loi quand le roi faisait résidence quelque part. Don Francès observait encore que le fils de Jean Ribaut, et les autres capitaines rescapés de la Floride, s’étaient rendus vers l’amiral pour se plaindre du massacre des leurs, ce que l’ambassadeur appellait « leur défaite ». Mais il doit reconnaître qu’ils se tenaient très modestement, ne parlaient pas de l’affaire. Enfin don Francès recevait dans sa maladie les visites du connétable, du cardinal de Bourbon et du duc de Montpensier. Et comme il l’écrivait à Philippe II, chaque fois qu’il le pouvait, dans la conversation, il essayait de « servir Dieu et Votre Majesté ». Qu’ils parvinssent à arranger les affaires, avant la fin du mois de février, don Francès ne le pensait pas. Tous les jours, cependant, le conseil siégeait deux fois. Et don Francès, l’ambassadeur espion, ne manquait pas de travail : « Ils me rendent fou avec leurs changements et leurs diligences aujourd’hui on enverra vingt-deux courriers, demain sept seulement ! >> On vit en fin arriver les cardinaux de Lorraine et de Guise ; le 5 janvier, ils étaient encore à quatre lieues de la ville, et don Francès laisse entendre à Philippe II qu’ils n’osaient entrer à Moulins pour la peur qu’ils avaient des réformés. Le maréchal de Bourdillon, chargé de la fameuse réconciliation, allait à leur rencontre. Condé, pense don Francès, ne fera jamais sa paix avec les Guises. Et bientôt on voyait arriver les gentilshommes du Languedoc avec Damville, ceux de la Bourgogne avec le comte de Charny ; un autre amenait les gens d’armes de Picardie. Car la France a toujours délibéré devant des partisans prêts à défendre leurs chefs, prompts à en venir aux coups, et sous la me nace d’assassinats !

Le bruit courut d’ailleurs que M. d’Aumale méditait de tuer M. d’Andelot, et l’on avait arrêté deux hommes qui devaient exécuter ce plan.

Le vieux connétable recommanda au roi, tenu pour un trop bon garçon, de montrer de l’énergie : — Sire, comme on voit que vous ne faites pas de justice, que vous n’êtes pas rigoureux, on ne vous obéit pas ! Charles IX se fâcha : — Connétable, une telle idée ne doit venir ni à vous ni à d’autres : Car je suis déjà assez grand pour châtier ceux qui ne m’obéissent pas, du plus petit au plus élevé. C’est pour cela qu’on a déjà publié l’édit au sujet des prêches. D gitized by L’ARRIVÉE DU FILS DE JEAN RIBAUT ’EST à la date du 6 janvier que don Francès fit savoir à Philippe II l’arrivée à Moulins de Jean Ribaut : « Le fils de Jean Ribaut et deux autres capitaines sont allés directement vers l’amiral pour se plaindre de la défaite qu’ils ont eue en Floride. Ils se tiennent très modestement et ne disent rien de cette affaire. »

Cette affaire, c’est l’épopée de la Floride, qu’il nous faut rappeler ici, la tentative de colonisation d’une partie de l’Amérique pour la sécurité des huguenots et la gloire de la France. On a vu déjà les objections que présentait Philippe II à ce sujet, les chåtiments qu’il avait demandés à la reine pour ceux qu’il considérait comme des pirates. Bien empêché de le faire, Philippe II avait fait procéder à leur massacre et à la destruction du fort Coligny (novembre 1565). Telle est la défaite dont le fils de Jean Ribaut venait d’apporter la nouvelle. La Floride était cette partie du nouveau monde qui faisait suite à la France antarctique, et était située au nord dans le prolongement du Mexique (la nouvelle Espagne). La terre tirait son nom de la date de sa découverte, à Pâques Fleuries 1513, par le pilote espagnol, Antonio de Alaminos, compagnon de Fernand Cortez. C’est un fait que les Espagnols, fort intéressés par la conquête du Mexique, où ils avaient trouvé devant eux des villes, la vieille civilisation des Maias, de l’or, ne s’étaient pas préoccupés de l’occupation de la Floride où ils ne voyaient que des tribus, vivant de la chasse et de la forêt. Les Espagnols étaient plutôt soldats que colons. On n’entendit plus parler d’eux en Floride où Verrazano fit un voyage en 1524, nommant cette terre Francesca en l’honneur de François Ier, Quatre ans plus


D gitized by tard, Panfilo de Narvaez en prenait cependant possession, sans l’occuper davantage. Nul ne s’en inquiétait plus quand Jean Ribaut, de Dieppe, au mois de janvier 1562, reçut de l’amiral de Coligny l’ordre, en vue d’y acclimater les huguenots, de reconnaître les Indes Orientales, c’est-à-dire l’Amérique, « depuis la pointe de la Floride jusqu’au Cap des Bretons » >. Jean Ribault était un soldat, et un vrai marin, qui s’était distingué à la reprise de Calais. Son compagnon René de Goulaine de Laudonnière, gentilhomme poitevin, revenait, lui, d’Alger et avait ramé sur les galères. Ils montaient deux roberges frow barges) armées et tirèrent la bordée. Au mois de mai, ils arrivaient au Cap Français, découvrant la belle rivière qu’ils nommèrent le Mai, et d’autres fleuves qu’ils baptisèrent la Seine, la Loire, la Garonne, la Gironde. Ils découvrirent un pays plat qui leur semblait couvert de chênes, de noyers, de merisiers, de châtaigniers, de lauriers, de houx, de vignes sauvages grimpant le long des arbres. Ainsi ils allaient sans dépaysement. Puis ils s’engagèrent sur la belle rivière de Mai, marquant sur une colonne les armoiries de France. On rencontra quelques Indiens à qui l’on offrit des bracelets et des miroirs. Ils étaient doux et forts, semblaient ne pas connaître les atteintes de la vieillesse. La pêche suffisait à nourrir les marins. On se récréait en chantant les Psaumes, en priant sur les rives du fleuve. Dans ces lieux enchanteurs, les oiseaux s’envolaient comme des étincelles ; on entendait le soir gronder les ours et bramer les cerfs ; et la suave odeur des lentisques troublait parfois la tête. Plus haut, sur la côte, on rencontra la Somme. On fonda Port-Royal et Charlesfort en l’honneur de Charles IX sur la rivière de Chenonceaux. Vingt-huit Français y restèrent : « Vivez en fraternité les uns avec les autres, et en ce faisant Dieu vous aidera » avaient dit, en manière d’au-revoir, ceux qui retouraient en France porter à l’amiral la bonne nouvelle de la découverte. En vain ceux qui étaient demeurés attendirent les secours de la France. Ils se disputèrent entre eux, et Philippe II donna, le 24 mai 1563, l’ordre de supprimer toute trace des piliers de pierre blanche et des fleurs de lys qui marquaient le passage et l’occupation des Français. Charlesfort (le fort de Charles) fut livré aux flammes.

Ce n’est qu’en 1564, deux ans après ce premier voyage, que D gitized by L’ARRIVÉE DU FILS DE JEAN RIBAUT 377 René Goulaine de Laudonnière, qui venait de recevoir cent mille francs de Coligny, arma deux vaisseaux d’Honfleur, l’Isabeau et le Faucon, pour retrouver la Floride : « Si Dieu m’aide, j’irai à la fin ! »

Il arriva en effet à cette « fin », le 22 juin 1564, reconnut la Floride à la douceur de son parfum. Il retrouva les Indiens amis, recommença à distribuer sa pacotille, admira de nouveau les sauvages nus, droits, carrés, rouges de visages, qui portaient dans leurs cheveux relevés formant au sommet de leur tête un bonnet piqué de flèches agiles, les vieillards sans rides, et le blason fleurdelisé qu’ils adorèrent en chceur, comme on ferait devant un autel de la patrie. Laudonnière reconnut la Seine, se fixant sur la rivière de Mai, dans cette forteresse dite la Caroline du nom du roi de France. Les trompettes sonnaient la diane, marquaient la prière, le travail de la construction du rempart et du four. On remonta jusqu’à Charlesfort, échangeant des cadeaux avec les indigènes. Le dieppois Jean des Hayes allait sur le fleuve en barque, à la recherche d’un Eldorado, de la fosse pleine d’or ; il eut le crâne ouvert par la hache de pierre d’un indigène… Et ce fut, comme toujours, la mutinerie, la révolte ; une partie de l’expédition dut s’embarquer pour Cuba. Jean Ribaut, arrivait cependant, après un inquiétant séjour en Angleterre… Créé lieutenant du roi dans la Nouvelle France, il s’était embarqué à Dieppe au mois d’avril 1565, avec neuf navires, neuf cents hommes, de l’argent, de la poudre, des canons, et la lettre de Coligny qui sommait Laudonnière de rentrer, pour mettre fin au désordre : « Et c’est pourquoi j’envoie le capitaine Jean Ribaut pour y commander, auquel vous délivrerez tout ce que vous avez en charge, l’instruisant de ce que vous pourrez avoir découvert… Ne pensez pas que je vous envoie quérir pour mécontentement et méfiance que j’aie de vous, mais c’est pour votre bien et honneur, et vous assure que toute ma vie vous aurez un bon maître en moi. CHATILLON. » On voit que l’amiral savait parler aux aventuriers. Mais ce qu’il n’avait pas prévu, ce fut la colère de Philippe II. Que les Français prissent pied sur les terres dont il se désintéressait, sans doute, ne l’admettait-il pas. Mais que des familles entières, des femmes, des enfants aient quitté la France pour faire une Floride huguenote, luthérienne, cela lui paraissait D gitized by intolérable. Et le cardinal Granvelle lui faisait dire qu’il y avait quarante mille familles en France pouvant prendre ce chemin, ou qui du moins paraissaient susceptibles de quitter notre pays. Un vieil Espagnol, Menendez, pleurant un fils qu’il avait perdu en ces parages, reçut l’ordre de devancer la flotte de Jean Ribaut, avec six vaisseaux. Philippe II le chargeait de sa vengeance. Le Dieppois avait gagné l’Espagnol de justesse. L’Estuaire de Mai entendit ce dialogue : Messieurs, d’où vient cette flotte ? De France,

Que fait-elle ici ? Nous apportons de l’infanterie, de l’artillerie et du matériel pour un fort que le roi de France a dans ce pays et pour d’autres forts qui sont à faire. —

--— Etes-vous catholiques ou luthériens ? Quel est votre chef ? — Nous sommes tous des luthériens de la religion nouvelle, notre capitaine est Jean Ribaut. Et vous, qui êtes-vous ? — Mon nom est Pedro Menendez. La flotte est au roi d’Espagne. Il m’a commandé de vous pendre et d’égorger tous les luthériens qui sont ici. Les catholiques seuls seront épargnés ! Des jurons partirent avec les bordées. On manœuvra, un combat incertain fut livré. Et les compagnies espagnoles débarquèrent, embauchant des terrassiers nègres. Ils enlevèrent le fort de Saint-Augustin. Au fort de la Caroline, on brûla le matériel de guerre, les cuirasses, les piques, les casques, et les jeux de cartes où les luthériens remplaçaient le cœur par l’hostie et les autres figures par celles des saints. La forteresse de Saint-Mathieu fut de même rasée, et les blasons du roi et de Coligny grattés. Quant à la garnison, elle fut passée au fil de l’épée, et ceux qui avaient cru trouver le salut dans la retraite vers la plage furent égorgés. Combien étaient-ils ? Cent onze ou cent vingtquatre qui furent ainsi pendus, devant l’anse qui garda le nom du « massacre » et de la barre de Ribaut ». Le fort fut rasé, et les derniers colons massacrés au mois de novembre 1565. Telle est la nouvelle que Jean Ribaut, le fils, venait d’apporter à Moulins (6 janvier 1566). D gitized by LE CAS DE L’AMIRAL E 12 janvier, I amiral comparaissait devant le roi, à la séance du conseil.

Coligny était en effet arrivé pour le règlement du différend avec les Guises, sans savoir, comme il le dit dans sa lettre à Renée de France, si l’on devait faire à Moulins un long séjour : « Et aussi que quand l’on dit que l’on fera un séjour en un lieu, c’est alors que l’on en déloge plus tôt » >. L’amiral devinait seulement que la présence de la bonne Renée de France eût été ici bien nécessaire ; et il l’avertissait que, depuis deux jours, on avait publié une défense de faire à la cour quelque « exercice de religion » *. L’amiral « proposa » tout ce qu’il voulut : il parla librement. Et quand il se fut retiré, on fit comparaître le cardinal de Lorraine. La

reine-mère avait pris la parole. C’était pour déclarer, au nom des membres du conseil, que tous étaient d’avis qu’on ne pouvait pourvoir aux affaires du royaume, ni au repos public de ses sujets, si on n’apaisait pas d’abord les querelles particuliè res. Il y en avait deux principales : l’une entre le cardinal de Lorraine et le maréchal de Montmorency ; l’autre pour l’homicide commis sur la personne de M. de Guise, concernant l’amiral. Le roi, Catherine et toute la compagnie priaient le cardinal de les aider en favorisant un bon accord ; ils affirmaient que l’amiral se soumettait à toute bonne raison, qu’il était prêt à déclarer sous le serment à Leurs Majestés qu’il était innocent de cet homicide, I. C’était là d’ailleurs le règle générale. D gitized by qu’il n’en avait rien su avant qu’il fut perpétré, qu’il jugeait méchant et malheureux celui qui l’avait commis. Le cardinal essaya de gagner encore un délai, disant qu’il n’avait aucune proposition écrite, que néanmoins, pour le service du roi et le repos public, il ferait son devoir… Il parla, lui aussi, non sans éloquence sur l’homicide manifeste, réclamant la justice au nom des enfants dont il était le tuteur. C’était, suivant lui, à la cour du Parlement qu’un tel débat devait être évoqué… La délibération s’ouvrit. On fit revenir l’amiral, le cardinal et la duchesse de Guise pour la lecture de la sentence. Les deux parties avaient promis de se montrer obéissantes. Le jugement, c’était que le roi leur interdisait de se nuire, de dire du mal les uns des autres. A cet accord les antagonistes devaient donner leurs signatures et prêter serment. Ce qu’ils firent au nom de leurs familles. La reine-mère avait exigé du maréchal de Montmorency le même accord amiable avec le cardinal de Lorraine. Ainsi l’amiral était reconnu innocent ; et les Guises n’avaient pas produit leurs pièces. L’arrêt fut communiqué à la date du 31 janvier. Il fut lu en présence des parties. A la demande du roi, Anne d’Este, le cardinal et l’amiral s’embrassèrent tous les trois ! Il convient d’ajouter que le sieur de Soubise obtint aussi une réparation, au sujet de l’accusation de Poltrot portée sans preuve contre lui, dans l’affaire de l’assassinat de François de Guise. Mais c’est dans l’atmosphère d’un massacre que les gens se réconcilièrent. Ainsi M. de Soubise, réformé, à qui l’on chercherait une querelle d’Allemand, devait être frappé par le maréchal de Bourdillon et par le comte de Brissac, sous les yeux de la reine-mère, dans sa propre chambre : mais elle empêcha l’entreprise.

Un gentilhomme italianisé avait dit à Moulins qu’il tuerait l’amiral. Coligny n’en avait fait que rire. Car l’italianisé n’était pas assez courageux et résolu pour faire le coup ¹. Don Francès suivait avec anxiété tout ce qui se disait et se faisait au conseil. Car si le conseil privé n’a pas laissé d’archives, nous connaissons le débat qui s’engagea, et qui fut rapporté 1. S’il s’agit comme on peut le croire de Gondi, le coup aurait été reporté à la Saint-Barthélémy.

D gitized by LE CAS DE L’AMIRAL 381

immédiatement à l’ambassadeur espagnol par « une personne de confiance » appartenant au cardinal de Lorraine. C’est ainsi que nous savons que le nombre de conseillers d’État, réunis pour juger le cas de l’amiral, se montait à vingt-quatre. Le premier président de Paris avait déclaré qu’il ne voyait rien dans le procès qui pût décharger l’amiral, comme le procureur du roi l’avait demandé. Mais dix-neuf voix s’étaient prononcées pour l’innocence. Le maréchal de Bourdillon avait même déclaré que c’était une chose juste, conforme au droit ; M. de Nemours se récusa en raison de la profonde affection qu’il portait au défunt duc de Guise, et à toute sa maison. Quant au cardinal de Bourbon et au duc de Montpensier, ils avaient annoncé ouvertement qu’ils chargeaient leur conscience s’ils prenaient part à cette décision, s’en excusant auprès du roi. Le 29 janvier fut publiée la sentence déclarant l’amiral libre et innocent de toutes recherches au sujet de la mort du duc de Guise,

Le 2 février, le cardinal de Lorraine entrait dans le jardin de la maison où se trouvait la reine. Elle l’appela pour le consoler : — Prenez, sur votre vie, en bonne part ce qui a été fait, car cette décision nous convient grandement. Avec le temps, vous verrez des choses qui vous donneront satisfaction. Le cardinal répondit sèchement : — Je n’ai rien à dire, Madame, de cette affaire, et n’ai qu’à aviser tous les princes catholiques de cette décision, et comment elle fut prise.

Catherine sembla recevoir un grand choc. Elle garda quelque temps le silence :

Vous ne devez pas le faire, car ce serait odieux ! Mais le cardinal lui donna ses raisons auxquelles elle ne répondit pas.

Quant à la duchesse de Guise, la veuve de François, la mère de tant de Guises, toujours belle, toujours aimée, la superbe Anne d’Este, elle informait don Francès comment le roi et la reine l’avaient pressée dans son logis, en la persuadant qu’il était nécessaire de conclure la paix entre les deux maisons ennemies. La duchesse avait pleuré, comme il était convenable : « Ne m’en parlez plus, tout ce que je veux, c’est que mes parents ne m’abandonnent pas. Je suis la femme la plus malheureuse du monde de voir que le marquis d’Elbeuf et Monseigneur d’Aumale D gitized by vont chacun de leur côté, ne faisant rien pour l’honneur et pour le relèvement de la maison… >> Ceci semblait, on le voit, assez bien dit, digne de la tragédie, mais dans la bouche d’une grande dame, toujours amoureuse, dont Catherine savait de plus tendres faiblesses… La reine-mère, qui appréciait surtout les comédies, dut bien rire son saoûl. Comment rompre cet accord, qui semblait si préjudiciable au service de Dieu, au Roi Catholique, qui devait amener « la perte du roi de France, car les Châtillons feront tout pour s’emparer de lui, s’ils ont autorité et crédit » ? Telle était la question que se posait don Francès.

Le prince de Condé et le cardinal de Lorraine se montraient cependant amis ; et ils l’avaient prouvé dans cette affaire en deux ou trois occasions. « < Ainsi on voit qu’il n’est pas sincère avec les Guises, ni avec le roi non plus », concluait l’ambassadeur désabusé.

1. Le cardinal de Lorraine. D gitized by UNE CHOSE TELLEMENT NOUVELLE : L’INTIMIDATION

L E 19 janvier, des nouvelles bien agréables, arrivèrent à

  • Catherine de Médicis.

Sa fille, la reine d’Espagne, Elisabeth de France, était grosse. Dans sa joie la reine-mère fit appeler aussitôt l’ambassadeur. Or don Francès commença à parler gravement de la situation de la foi catholique. Catherine de Médicis ne put se tenir de rire longuement, d’un rire qui parut bien peu convenable à l’ambassadeur d’Espagne. Ce mouvement fut saisi par la reine qui lui dit, non sans malice : Ne connaissez-vous pas les affaires de ma maison mieux que moi ?

— Ces affaires sont en effet sues de tout le monde, et par conséquent je les connais aussi. Quoi qu’il en soit, mes affaires ne sont pas en aussi mauvais état qu’auparavant.

Don Francès fit cependant remarquer que l’amiral était venu à la cour, où il avait ouvertement la faveur. Or tout le monde savait que son action était dirigée contre le roi son fils. Catherine sembla troublée : — Je vous en supplie, dites-moi la vérité ! Savez-vous quelque chose de précis ?

— Je ne vois pas non plus qu’on fasse exécuter quoi que ce soit des choses qui ont été décidées entre vous, Sa Majesté et le duc d’Albe à Bayonne. A présent, tous les premiers présidents sont réunis ici. Mais on ne fait pas rompre les édits pernicieux, qui ont été faits à un certain moment dans ce royaume, et on n’en parle CATHERINE DE MÉDICIS

25 même pas. Si cela continue, les hérétiques auront bientôt toute liberté d’action !

— On ne peut pas toucher à présent aux édits, car ce serait mettre le feu dans tout le royaume. La discussion fut longue. Don Francès l’abrège, dans la lettre qu’il écrit à son maître, pour ne pas l’importuner. Il avait repris : — Mais la religion ?

Je vous donne l’assurance que je vais me rendre à Paris. Dès mon arrivée, j’exécuterai ce que j’ai dit au duc d’Albe. Vous pouvez écrire dans ce sens au Roi Catholique. Don Francès lança ce reproche à la reine-mère : Vous voulez diviser !

J’aime mieux mes enfants que le pouvoir… Je ne veux pas une nouvelle guerre civile. Mes affaires ne marchent pas trop mal, si l’on veut bien se placer à ce point de vue. L’amiral, je l’ai fait venir à la cour pour le tirer hors de Paris, et pour le réconcilier avec les Guises !

C’est un fait que la reine avait été assaillie jusqu’à l’importunité avec les preuves de son innocence dans l’assassinat de M. de Guise.

Don Francès avait toujours pensé qu’on ferait proclamer cette innocence par une sentence. Le connétable avait tant travaillé dans ce sens !

L’Espagnol’s'efforçait, lui, de harceler la reine en lui parlant de la Floride, et de la volonté du Roi Catholique à ce sujet. Elle répondit :

— —Les gens qui sont allés à l’Ile des Bretons doivent être en train de revenir, à ce que j’ai pu savoir. L’ambassadeur sauta à ce nom : — Je ne sais rien de l’Ile des Bretons ; ils peuvent, s’il leur plaît, la baptiser île bretonne ou terre ferme des Bretons. Mais moi, j’ai entendu qu’un de vos capitaines se rendant à la Nouvelle France, disait la Floride, et qu’on l’appelait donc de la sorte… La reine ne répondit rien de précis. Elle pria cependant l’ambassadeur de ne pas parler avec cette dureté devant le roi son fils, car il était déjà assez grand pour ne pas supporter un ton pareil. Je ne lui en parlerai pas du tout, répondit don Francès. Le bon Dieu lui a donné certes un esprit éclairé, mais il est trop jeune pour qu’on l’entretienne de choses si importantes. D’une manière générale, on ne parlait plus de cette expédition — D

gitized by UNE CHOSE NOUVELLE : L’INTIMIDATION 385 de la Floride, ni de son résultat. Seulement, dans le milieu de l’amiral, on accusait le capitaine Laudonnière, qui se trouvait dans le fort. On lui avait proposé plus de 200 hommes pour le tenir : il n’en avait voulu que 60. Et au moment de l’assaut, lui et ses hommes dormaient !

Le lendemain ¹, la reine envoya chez l’ambassadeur M. de l’Aubespine avec trois plaintes litigieuses. Don Francès le comprenait. C’était pour donner le change de sa monnaie, et ne pas perdre le pas.

Ce qu’il ne pouvait supporter, c’était de voir l’amiral et le prince de Condé à la cour, en faveur, comme s’ils n’avaient rien fait contre le roi. L’amiral avait même donné à comprendre à la reine-mère que c’était une invention tout ce qu’on racontait de leur projet de tuer le roi. Et, tandis que Catherine de Médicis regardait danser ses dames et ses gentilshommes, l’amiral s’approcha d’elle, disant que dans le corridor certains attendaient qui voulaient, eux, tuer le roi. La reine ordonna aussitôt au capitaine des gardes de voir ce qui se passait. On ne trouva personne. Mais dans la nuit on plaça vingt-quatre Ecossais de garde auprès de l’appartement de Charles IX.

Quand on rapportait à don Francès que le prince de Condé allait suivre la cour du roi, il ne pouvait s’empêcher de s’écrier : « C’est bien ce qu’il fallait pour rétablir la foi catholique dans ce royaume ! » La Rochefoucauld, Gramont, le prince de Porcien, Montgomery, Maligny, Soubise et plus de 2000 hérétiques étaient déjà à Paris. On n’arrivait pas à les faire sortir de la capitale, Voilà pourquoi le maréchal de Montmorency n’était pas venu à Moulins, avant la réconciliation des Condé et des Guises. L’amiral, en parlant au conseil du mauvais état des finances de la couronne, avait proposé de licencier vingt compagnies de gens d’armes, qui coûtaient environ 800.000 ducats. On avait décidé déjà de le faire, puis on avait changé d’opinion. Mais tout cela ne paraissait pas sérieux don Francès. On dépensait, fort inutilement, l’argent à bien d’autres choses en ce moment, pour les frais de la maison. On réquisitionnait, dans chaque ville visitée, la viande, le pain et le vin. Les 60.000 écus destinés aux fortifications de Malte avaient été pris sur les décimes de l’ordre de Saint1. Dépêche du 19 janvier. Jean de Jérusalem. Il y avait des compagnies où les hommes n’avaient pas reçu plus de 30 payes ! Et tout cela finissait par retomber naturellement sur les paysans ! Car l’ambassadeur d’Espagne, quand il parlait de chez nous au despote catholique son maître, se faisait démocrate, annonçant déjà le tour de langage républicain que prendront plus tard les ligueurs démagogues. L’élection du nouveau pape, inquisiteur, provoquait, on peut le dire, certain mécontentement à la cour de France. Les renseignements arrivés sur lui venaient du duc de Florence, et ils avaient rendu les gens de chez nous aussi soupçonneux qu’inquiets. Mais

ce qui consterna le plus les Français réunis à Moulins, ce fut la « défaite de Floride », bientôt connue, celle dont on ne parlait pas, officiellement, et qui se manifesta sous la forme d’une douleur muette.

Sept colonnes de marbre, ornées des armes du roi, avec de nombreuses épitaphes, furent cependant chargées dans un navire pour être portées dans le fort de la Floride, le fort Coligny, où étaient tombés les nôtres ¹. Don Francès, annonçant la nouvelle à Philippe II, écrivait : « C’est une chose tellement nouvelle pour eux ! » La chose « tellement nouvelle », c’était que les Espagnols donnaient aux Français une forte leçon, qu’ils cherchaient à les intimider. 1.

Ce monument a été restauré par les Américains après la guerre, en 1925. Es deux premiers mois de l’année furent remplis à Moulins par les travaux qui devaient aboutir à l’ordonnance de févier sur la réforme de la justice. Elle est sur cette matière le Code français des Valois, dont la valeur pratique n’a été que récemment abolie ¹. L La justice, c’est la figure symbolique du roi et le tangible visage de la France.

La longue ordonnance reflète la pensée de Michel de L’Hospital, le chancelier : mais elle porte, dans sa ratification par le conseil, les noms de Charles IX, de Catherine de Médicis, de Henri duc d’Anjou, des membres des maisons réconciliées : du cardinal de Bourbon, du prince de Condé, du duc de Montpensier, des cardinaux de Lorraine et de Guise, des ducs de Longueville, de Nemours, de Nevers, du cardinal de Châtillon, réformé et marié, du connétable de Montmorency, du chancelier Michel de L’Hospital, des maréchaux de France : Vieilleville, Bourdillon, Damville, et enfin du sieur de Châtillon, amiral de France, honneur des réformés, qui est Coligny. Nous avons trop souvent montré les passions funestes de ces hommes pour ne pas les saluer tous une fois, unis pour le bien du pays. La nouveauté est la présence au conseil celui qui est nommé le duc d’Anjou, le futur Henri III. Il a quatorze ans, tandis que Charles IX va sur ses seize ans. 1. Isambert écrit en 1829 que l’ordonnance était encore en vigueur à la Martinique et à la Guadeloupe, Recueil des lois françaises, t. XV, p. 189. D gitized by La reine-mère laissait voir sa prédilection pour lui, à cause de la vivacité de son esprit et de sa gentillesse. Philippe II venait de faire répondre à Catherine de Médicis, au mois de décembre dernier, que vraiment l’union projetée entre le jeune garçon et sa propre sœur, dona Juaña, était chose qui ne pouvait se réaliser, malgré tout le désir qu’il avait de contenter sa belle-mère. M. de Fourquevaux, notre ambassadeur, en avait convenu, glissant à l’oreille du roi qu’il devrait l’aider à trouver un établissement pour le faire sortir de France, ce que la reine désirait le plus. » Le duc d’Albe, lui-même, s’était presque engagé, au nom du roi d’Espagne, à lui procurer une grandeur nécessaire, comme si c’était pour son propre frère. » Déjà le jeune Henri avait pénétré en Espagne pour y chercher et pour y ramener la Reine Catholique, sa sceur, montrant en cette occasion un sentiment et une grâce in fi. nis. Le nouveau duc d’Anjou espérait bien d’être envoyé en Espagne à l’occasion de la grossesse de la Reine Catholique. C’est à Moulins, et en France, que Henri duc d’Orléans devait recevoir la récompense de son jeune mérite. Il entra au conseil où il fut accueilli avec respect, et même écouté, se montrant bien stylé ; le 8 février, il reçut, comme frère du roi, l’apanage de l’Anjou, le Bourbonnais, le Maine et l’Auvergne qui devaient lui permettre de vivre indépendant ; et François, duc d’Anjou, reçut l’apanage d’Alençon.

Le premier acte de l’assemblée des notables de Moulins avait été un acte de réconciliation française, déclarant l’amiral innocent de toutes complicités dans l’assassinat de François de Guise. Le second fut l’acte de la réformation de la justice qu’annonça la remontrance, comme on disait alors, de M. le chancelier, à la séance du 24 janvier. Ici Michel de L’Hospital se montrait incomparable, car ayant l’habitude et la tradition des mercuriales, il savait dire à chacun son fait, ce qu’il énonçait directement, et avec une rare verdeur dans l’expression.

Le roi était assis sur une chaire, dans sa chambre, ayant la reine sa mère et Monsieur¹ à main droite. Autour de son siège, près de la fenêtre donnant sur le fossé, MM. de Vendôme, de Nevers, les cardinaux de Bourbon, de Lorraine et de Guise ; le prince de Condé demeurait absent pour raison de santé. Un peu au-dessous, 1. Monsieur désigne toujours le frère du roi, ici Henri. du côté droit, on voyait le connétable, le cardinal de Châtillon, l’amiral, le maréchal de Bourdillon, les évêques d’Orléans, de Valence, de Limoges, l’abbé de la Chaise-Dieu, Lansac, et M. de Lagarde. A gauche, le chancelier, MM. de Vielleville, de Crussol, Du Chesne, de Villiers et de l’Isle. Au bas se tenaient MM. de Thou et Séguier, premier et second présidents, et derrière eux Dumesnil, avocat au Parlement de Paris, les sieurs Daffis, Lagebaston, Truchon, Le Febvre, les premiers présidents de Toulouse, de Bordeaux, de Grenoble et de Dijon. Derrière eux, sur d’autres bancs, étaient assis Foyneau, second président de Provence, de Monceau, de Dinteville, Maubin, La Bourgade, Bordeaux, Rabot, La Coustardoye, et d’autres conseillers du Parlement. Le roi commença par déclarer qu’il avait presque fait le tour de son royaume, visité villes et provinces, particulièrement pour entendre les plaintes de son peuple. Afin d’y porter remède, suivant sa volonté, il avait fait assembler cette compagnie, dans laquelle il avait confiance, les priant tous d’y vouloir entendre afin qu’il en fût déchargé, et son peuple soulagé. Le chancelier prit alors la parole. En présence de si grands personnages, il ne ferait pas comme ces auteurs qui composent des dialogues, à la manière de Platon, y introduisant Socrate, ou comme l’a fait Cicéron, Laelius ou Scipion. L’autorité résidait ci d’ailleurs dans la seule grandeur du roi. Il disait simple. ment :

« Le roi a fait la ronde par tout son royaume et out beaucoup de plaintes… Et pour ce, Messieurs, ne devez trouver étrange, si le roi appelle les hommes par leur nom, sans fard ni déguisement : le brigand, brigand ; le larron, larron, en marquant les fautes qu’il a trouvées dans son royaume… Il faut garder la justice avant tout… Et lui aussi nommera les fautes par leur nom, sur l’ordre du roi… » Alors Michel de L’Hospital faisait l’éloge de la justice, dénonçant le danger des interrègnes. La justice n’est pas fille de Mars, mais de Jupiter, qui est paisible et humain. Pauvre justice, intègre jadis, celle que l’on venait chercher chez nous autrefois, et qui était demandée même par les étrangers ! Mais depuis Charles VII on avait trop plaidé chez nous, chacun voulant rentrer dans son bien. Les lois, que les Romains avaient jadis fixées sur des tables d’airain avec des clous sur les marchés, pour que chacun pût les lire, il aurait fallu aujourd’hui, avec ces mêmes clous, les fixer dans les cœurs, dans la conscience ; car c’est aux mœurs qu’il convient de s’attacher… « Quant à vous, Sire, il vous faut travailler et étudier à faire de bonnes et saintes lois, et les réduire toutes à leur entier par un bon conseil de grand nombre de sages et vertueux personnages ».

D’où venaient les abus ? De la multiplicité des juges, cause de grands procès : il fallait donc en réquire le nombre. L’autre abus résultait des résignations en faveur des fils de conseillers. Le roi devait pouvoir choisir des gens expérimentés, et non pas des jeunes gens. Un mauvais usage se remarquait encore dans la nomination des conseillers. On y mettait souvent un parent, un ami. Or ces nominations doivent être faites légitimement, saintement. Les juges et les magistrats ne rendaient jamais compte de leur administration. Il fallait encore supprimer cette pratique. Un autre mal, bien grand en ce royaume, consistait dans le don d’un office en récompense. Si un bon serviteur s’est dévoué à la guerre, pourquoi lui donner un office de judicature qu’il ne connaît pas ? L’ambition des juges est une autre peste de ce royaume. Un conseiller veut être aussitôt président, le président désire être chancelier : « Et moi, s’il y avait quelque chose de plus haut, j’y voudrais aspirer, ou bien à être cardinal, et le cardinal à être pape !… Cependant personne ne fait son état, ayant le cœur empêché par cette ambition… >> Et Michel de L’Hospital dénonçait l’abus des committimus, des plaidoieries à propos des bénéfices ecclésiastiques : « Y a-t-ilrien au monde plus indécent que de voir le Palais plein de procès pour des cures et abbayes, qui sont choses saintes ! » > Le chancelier dénonçait la police des villes », qui doit appartenir aux juges royaux, et non pas aux « magistrats » (conseillers municipaux) qui les « mangeaient. » Car Michel de L’Hospital mena une attaque très vive contre les juridictions municipales, et même contre sa propre autorité, trop grande en ce qui concernait le sceau. Une idée domine la grande remontrance tout réduire aux lois et aux édits, sans y apporter d’exception : « Il faut aussi ôter les brevets ¹ ; que la volonté du roi soit incontinent 1. Lettres de cachet. D gitized by manifestée par un sceau publique. Faut supplier Sa Majesté de ne donner plus tant de grâces pour crimes, et aussi de n’être légèrement offensé contre quelqu’un… Faut aussi pourvoir aux habits, vivres, conservation des privilèges, collèges, criées, tavernes, chemins, et plusieurs autres choses… >> Une déclaration pour la pacification du royaume réitéra la défense du port d’armes à feu ; un édit renouvela l’inaliénabilité du domaine de la couronne, des bois de haute futaie, exigea que les terres près des marais, dépendant de ce même domaine, fussent donnés à cens et à rente. La grande ordonnance sur la réforme de la justice, offerte comme le remède aux plaintes et doléances des sujets durant le voyage poursuivi depuis deux ans, ne comprenait pas moins de quatre-vingt-six articles. L’ordonnance abrège dans le temps le délai des remontrances pour les Parlements, prescrit les mercuriales, rappelle les ordonnances anciennes dont lecture doit être donnée de six mois en six mois. Le contrôle est confié aux maîtres des Requêtes ; les Grands jours sont remis à l’honneur. L’ordonnance précise l’âge du recrutement, les garanties de science par examen ; elle supprime les petits présidiaux, d’où économie. Elle définit les devoirs des gouverneurs, des hauts justiciers, des petits, des villes, des hôpitaux, qui sont protégés ; les confréries sont interdites ou réglementées ; les vicaires tenus à la résidence ; l’ordonnance proscrit les libelles contre l’honneur des personnes, réglemente l’imprimerie par le permis, exige l’affichage du taux des vivres dans les hôtelleries, requiert la punition des blasphémateurs.

Tel est le travail juridique accompli à Moulins. Il est intéressant de connaître le jugement de don Francès sur l’ordonnance réformant la justice. Les présidents réunis ici, dira-t-il, travaillent beaucoup pour relever la justice. D’autre part, il était nécessaire de se procurer de l’argent, et on revenait aux impositions passées que le Parlement n’avait pas approuvées : on a fait licencier tous ceux de la Chambre, à l’exception de quarantehuit personnes ; et auparavant elles étaient deux cents. On a renvoyé quelques maîtres d’Hôtel, et autres officiers de la maison : « Mais tout cela s’en va en fumées, car on n’observera jamais es qu’on a fait à présent ». Tel est le jugement de l’Espagnol, assez méprisant, sur l’encemble des édits et sur l’ordonnance de Moulins.


166 Il est un autre travail beaucoup moins connu, qui résulte de la mise en ordre du pays. C’est, en quelque sorte, son inventaire géographique. Il fut demandé par Catherine de Médicis, qui aima beaucoup les cartes, à N. de Nicolay, dauphinois, qu’elle rencontra à Moulins, pour chaque province du royaume. Nous n’avons plus malheureusement que la description très remarquable du Bourbonnais, du Berry, de Lyon par N. de Nicolay, seigneur d’Arfeuille, ami de Ronsard et voyageur dans le Levant, esprit libre et précis. D gitized by

VII

LES CONSEILS ROMPUS

ES conseils succèdent aux conseils, comme l’écrit don Francès, le 7 février, remerciant son maître Philippe II des marques de sympathie et de faveur qu’il lui avait témoignées durant sa maladie : « Tous les jours on publie en grande pompe des pragmatiques qu’on n’observera plus le len

L

demain ». Un courrier arrivait de la part de M. de Fourquevaux ;

et le commissaire Salcède 1 était venu de Metz. De longs conseils avaient été immédiatement tenus.

La reine-mère avait envoyé dire à don Francès que bientôt elle mettrait ses affaires dans un tel ordre que le roi d’Espagne en serait satisfait, qu’on abandonnait les voyages projetés en Lorraine, que l’on partirait bientôt pour Paris. >

Cette dernière nouvelle n’est pas sans donner des inquiétudes à l’ambassadeur espagnol. Il pense que le connétable va emme ner avec lui l’amiral, et peut —être réussira —t — il à persuader la reine d’aller à Châtillon, pour honorer cette maison… Aller à Châtillon… Ce serait affreux, intolérable. Nous avons vu cependant ce qu’était Châtillon, un grand domaine féodal et français.

Mais l’amiral demeure aux yeux de don Francès l’hérétique. Il observe ce dernier à Moulins, quand Coligny accueille le commissaire venu de Berne. Le Bernois a déclaré que rien qu’en faisant observer l’édit d’Orléans, la reine —mère se procurerait

déjà la bonne amitié et l’alliance de ce canton. 1. Sans doute Pierre Salcède, considéré comme un très dangereux intri gant, ni huguenot, ni catholique, mais athée, suivant Meurisse. Le connétable ne paraissait pas d’ailleurs satisfait de cette remarque : « Il ne lui convient pas de parler de cette matière. Comme mes prédécesseurs sont morts en bons catholiques, je le ferai, moi aussi. » A quoi le roi ajouta : « Certes, avec l’aide de Dieu ! >>

L’ambassadeur de Berne fut cependant le bienvenu et s’en retourna avec une chaîne d’or de mille trois cents ducats, On avait reçu des lettres d’excuses de Montmorency, le fils du connétable, qui assurait la garde de Paris. Il ne viendrait pas à Moulins ; même si le roi le lui mandait, pensait don Francès, car jamais il ne consentirait à faire des excuses au cardinal de Lorraine, depuis l’affaire de l’entrée à Paris. Damville, par contre, était arrivé. Mais don Francès craignait qu’on le neutralisât. On allait le flatter ; et son père, le connétable, parviendrait sans doute à faire de lui un ami de l’amiral. Ainsi les conseils à Moulins se poursuivaient toujours fréquents, et l’on s’efforçait maintenant d’organiser les finances, comme l’écrivait don Francès, le 20 février. . On allait renvoyer douze cents officiers de finances, pour en garder seulement dix-huit, ce qui correspondait au nombre des provinces du royaume. Ces décisions devaient être gardées secrètes jusqu’au départ de Moulins. L’armée n’était pas oubliée ; et on interdisait, dans tout le royaume, l’usage des petites arquebuses. Enfin Damville venait d’être fait maréchal, ce qu’il désirait tant, mais ce qui mit hors de lui M. de Martigues, qui partit de Moulins précipitamment. L’amiral gagnait en autorité, tout en montrant la grande réserve qui lui était habituelle. Il resterait à la cour jusqu’au départ du roi, qui était annoncé pour la fin du mois. Et l’on parlait même de son entrée à Paris en avril. L’évêque de Rennes ¹ venait de revenir d’Allemagne où l’Empereur l’avait fort bien reçu, tandis qu’il négociait les mariages. Don Francès observait qu’il serait certainement question de celui de Henri, frère du roi, avec la fille du duc Augusteª. Car on envoyait un gentilhomme auprès du roi de Danemark, qui avait suggéré cette négociation. 1. Bernardin Bochetel, très apprécié comme diplomate par la reine-mère pour les affaires de l’Est. 2. Il s’agit naturellement d’une princesse réformée. Dans ce projet d’union, on avait mis beaucoup d’espoir, bien que le comte palatin eût écrit que pour mener cette affaire à un bon résultat, il convenait d’envoyer une personne ayant des principes plus fermes au sujet de la religion. Ce qui désolait surtout don Francès, c’était de voir que pour réussir dans cette négociation, on allait changer l’âme de Henri, comme on lui avait déjà changé son nom, il y avait juste un an, à Toulouse, mais d’une façon si catholique. A présent, on le livrait aux mains de Mme de Vendôme et de l’amiral, avec lequel il parlait souvent. Jeanne d’Albret le faisait endoctriner ; et déjà il montrait de bonnes dispositions à l’égard des hérétiques. Alors don Francès écrivait : « On m’affirme qu’il n’a plus de serviteurs catholiques ; auparavant, suivant l’ordre de la reine-mère, il assistait à la messe avec beaucoup d’attention ; mais à présent c’est juste le contraire. Le pire est que Carnavalet est en ce moment le gouverneur des deux frères ; on ne fait rien sans lui. » Mais dès qu’on parlait de cela à la reine, comme l’ambassadeur l’avait fait, elle affirmait aussitôt que Charles allait à la messe, se confessait et communiait.

Le jour où l’on créa Damville maréchal, il y eut grande altercation. Condé,

du sang des Bourbons, avait affirmé qu’il pouvait commander aux quatre maréchaux. Le connétable, fier de voir son fils aîné dans la promotion, avait répondu : Et moi, je puis commander à la France entièrel Le prince de Condé se fâcha et répliqua : — Vous ne pouvez pas commander aux princes du sang… Allez essayer de commander en Picardie, vous verrez si on vous laissera faire…

— —Au temps passé, dans les guerres, répondit le connétable, j’ai toujours gouverné les rois François et Henri, et tous les princes qui étaient avec eux. Mais je ne l’ai jamais laissé voir. La leçon avait porté, puisqu’ils se réconcilièrent. Le cardinal de Lorraine et le connétable partageaient cependant cet avis de ne pas rompre les bonnes relations avec le Roi Catholique, et dans tous les cas d’attendre deux ans encore. Pendant ce temps on se procurerait de l’argent ; le roi grandirait, et il pourrait alors, s’il le voulait, faire une guerre et unir tous ses sujets. Et cela semblait, même à don Francès, le moyen le plus sûr : car il a écrit : Les gens d’ici ne s’accorderont jamais ». Don Francès le prévoyait : on flatterait le cardinal de Lorraine, tant qu’on aurait besoin de lui dans cette négociation, sans lui donner d’ailleurs la situation dont on lui avait parlé ; car dans son ambition et sa cupidité, il était insatiable 1. Avec Mme de Guise, on procèdera avec tendresse : elle adorait M. de Nemours, et la reine lui avait déjà fait dire qu’il resterait ici tout le mois, et qu’il pouvait se marier avec elle… L’ambition du cardinal de Lorraine, c’était d’être nommé gouverneur des finances, ce qu’on cherchait à faire en ce moment, bien qu’il eût peu d’autorité, ayant montré une telle faiblesse envers ses ennemis.

Le cardinal de Lorraine, il faut cependant l’entendre au conseil demander l’abrogation de l’édit d’Amboise, déclarant qu’aux termes mêmes de cet acte les malades et les mourants ne devaient être assistés, dans les lieux où l’exercice du culte réformé n’était pas autorisé, que par les prélats catholiques. Il s’exprima avec une telle violence que le chancelier répondit : —

Comment voulez-vous que fassent ceux de la religion ? C’est œuvre de miséricorde que de visiter et réconforter les malades. Voudriez-vous que lorsqu’ils sont sur le point de mourir ils ne soient pas consolés par la parole de Dieu ? — Le poison, avait répliqué le cardinal. Vous le dites, et ils en disent autant de votre religion. Si vous voyez là du poison, pourquoi ne disputez-vous pas à l’encontre d’eux, et ne les confondez-vous pas par les textes de la Sainte Écriture, vu qu’ils s’offrent journellement pour argumenter et ne demandent autre chose ? Une conférence serait plus nécessaire que de recourir aux violences, lesquelles, nous l’avons vu, ne servent à rien pour contraindre les hommes contre leur conscience… Vous nous voulez donc ramener aux troubles ? — Il semble que ce soit moi qui les ait amenés par ci-devant ! — Vous le savez…

— Il est tout de même permis de parler librement au conseil du roi. Moi je suis d’avis que si ceux de la nouvelle religion veulent être consolés et visités en leurs maladies, il faut qu’ils le soient par les évêques ou par ceux qui sont commis et députés par eux,

1. C’est ce que don Francès écrit à toutes les pages. C’était aussi l’avis du duc d’Albe.

D gitized by — Mais ceux de la nouvelle religion tiennent fermement qu’ils blesseraient leurs consciences s’ils s’assujétissaient aux céré monies des prêtres et des évêques et que de les forcer ce serait faire renaître les troubles. Vouloir être consolés par les prêtres, ils y consentiraient encore moins. Et de dire que les ministres pourraient les visiter avec la permission des évêques et des curés, les évêques et curés n’y consentiront jamais. Le cardinal de Lorraine se tourna vers le cardinal de Bourbon : — Vous voyez, Monsieur, qu’il ne faut plus d’évêques… — C’est grand cas, reprit le chancelier, que vous vouliez tant de mal à ceux de la religion. Vous ne pouvez endurer que vivants ils servent Dieu, et vous voulez que sur le point de mourir, ils n’en entendent parler aucunement. Voulez-vous qu’ils meurent comme bêtes et chevaux ?

— Il faut qu’ils soient visités et consolés par les évêques et les curés.

— Vous tâchez merveilleusement de les ruiner et affaiblir. Nous tâchons par tous les moyens de les rendre faibles, afin qu’ils ne demeurent en ce royaume, et qu’il n’y reste que la seule religion du roi…

Plusieurs membres du conseil trouvèrent bien étranges ces façons de s’exprimer du cardinal. Enfin on avait fait venir à Moulins le jeune duc de Guise. L’admirable est que tous ces gens-là venaient demander à l’ambassadeur d’Espagne d’excuser leur attitude. Le cardinal de Lorraine se disait contraint et forcé. Mme de Guise affirmait que ce qu’on avait fait ici était une chose inouie. Le comble, c’est que Montmorency s’était décidé à venir à la cour, et que le cardinal de Lorraine avait dîné avec lui, malgré leur terrible altercation de Paris. Mais le pire, aux yeux de don Francès, était le bruit que le roi se rendrait à Châtillon. Dans cette réconciliation universelle, on vit le duc de Nevers, si catholique, tendre la main au prince de Porcien, si réformé, et consentir à oublier tous les différends qu’ils avaient entre eux. Tout le monde semblait croire à la paix, à la force des écrits : et, pour fêter tant de réconciliations, Catherine donna un grand festin dans la belle maison, située au fond d’un vaste parc, qu’elle occupait à une lieue de la ville ¹, 1. Le 2 mars.

D gitized by I’ L faut le dire, ce qui intéressait infiniment plus don Francès de Alava, que ces réconciliations factices, étaient les griefs réels qui s’élevaient à propos des corsaires et des colonies. Il jugeait de ces choses en homme souffrant encore des suites de sa fièvre ; il demeurait toujours très faible, s’exaspérait de vivre sous notre climat humide et malsain qu’il accusait de s’opposer à sa complète guérison. Or don Francès savait qu’à Marseille on préparait neuf galères ; et le bruit courait qu’on envoyait toujours, en secret, de l’argent et des munitions à Sampierro, le Corse. Sampierro faisait mener une négociation afin que Henri, duc d’Anjou, le prît sous sa protection et favorisât la guerre dans l’ile. Plus de quatre cents gentilshommes et de nombreux fantassins gagnaient Malte. Mais ce qui désespérait l’ambassadeur d’Espagne, c’était de voir qu’il était impossible ici de rien obtenir de la justice en faveur des sujets du Roi Catholique faisant la navigation. On acquittait tous les corsaires pirates, et toutes leurs victimes étaient condamnées. Il lui semblait donc évident que les gens du conseil touchaient leur part dans le butin ! Don Francès avait fait dresser un mémoire de tous ces cas particuliers, demandant des instructions à son maître et son avis sur la manière de procéder. En vérité, c’était une misèrel Les gens d’ici n’avaient aucune pudeur. La reine montrait toujours sa même diligence pour faire rendre la justice ; mais, disait don Francès à Philippe II, si Votre Majesté ne prend pas « des mesures sévères », ils finiront par aller faire le pillage sur la côte d’Espagne. D gitized by L’ambassadeur malade était désolé de tout ce qu’il apprenait ; et le maréchal de Vieilleville augmentait son souci en l’infor mant qu’on venait d’envoyer cinquante mille ducats à Malte. La pensée du maître et celle du serviteur se rencontrèrent en quelque sorte, car Philippe II, écrivant à Madrid son courrier pour don Francès, lui donna ces instructions ¹ : — Vous direz à la reine qu’il est certain, d’après notre enquête, que celui qui a organisé l’expédition de la Floride fut l’amiral de France ; que c’est suivant ses ordres que les Français ont construit quelques forteresses et qu’ils avaient l’intention d’occuper certains ports. J’ai commandé de châtier ces Français comme ils le méritaient, car ils voulaient rompre la paix et l’amitié existant entre nos deux pays. Vous devez, en mon nom, prier la reine de faire châtier cet amiral, comme j’aurais procédé moi-même contre n’importe lequel de mes sujets qui aurait entrepris quelque chose contre le roi, mon frère. Vous en ferez bonne instance auprès de la reine et du roi, en leur montrant que nous sommes persuadés que ce n’était pas leur désir qu’on fît cette expédition. De la même façon, le duc d’Albe doit parler ici à M. de Fourquevaux. L’ambassadeur français a répondu qu’il n’avait aucune instruction du roi à ce sujet. Mais on lui a cependant parlé de deux points : on lui a dit que le capitaine Diego Florez était revenu de la Floride, racontant que lorsque Jean Ribaut, chef des Français, voulut se rendre, il demanda au capitaine espagnol d’être traité en soldat. Le capitaine répondit qu’il le considérait comme un corsaire. Le Français répliqua alors qu’il avait des lettres patentes du roi, qu’il pouvait les lui montrer. Le duc d’Albe estimait qu’il avait dit cela de sa propre imagination, car autrement nous devrions porter plainte, non contre l’amiral, mais contre le roi et la reine. 399

On a parlé de la cruauté que montrèrent les Espagnols en passant au fil de l’épée des gens qui s’étaient rendus. Le duc indiqua que les Français qui se trouvaient en Floride n’étaient pas des soldats à la solde du roi, mais de véritables bandits et des pirates, et en même temps des hérétiques qui voulaient propager leurs erreurs dans cette région. Comme les habitants sont simples et non civilisés, l’hérésie pouvait se répandre facilement. Le capitaine espagnol ne pouvait pas agir autrement qu’il a fait ; car si on les avait laissés libres, les Espagnols étant peu nombreux, les 1, La lettre est du 23 février. CATHERINE DE MÉDICIS

26 D gitized by Français auraient pu devenir dangereux. Il était impossible de les emmener sur des navires, car il n’y avait pas de place. N’importe quel capitaine aurait fait, dans ces conditions, la même chose que l’Espagnol. Vous pouvez le dire à la reine, Vous avez très bien fait de lui parler d’exécuter ce qui était accordé entre nous à Bayonne, et au sujet de la religion dans ce royaume, en lui signalant le bon traitement accordé à l’amiral, qui est le poison même, et que d’autre part la reine n’a pas cassé les pernicieux édits. Vous m’avez informé de l’inquiétude que la reine éprouve au sujet des gens que je fais lever en Allemagne. Si cette peur pouvait la décider à tirer l’épée, et à remplir le service de Dieu, je lui en serais reconnaissant, à elle et au roi mon frère ! J’ai vu aussi ce que vous m’écrivez au sujet de la réconciliation des Guises et de l’amiral, et qui m’a fort déplu, pour diverses raisons. Il est à craindre que les partisans de la duchesse (de Guise) étant si faibles, la chose ne s’achemine pas vers une fin désirée par la reine…

Ainsi, de loin, à Madrid, Philippe II raisonne et menace. D gitized by L’AUDIENCE L E 14 mars, don Francès résolut d’aller demander une audience au roi et à la reine-mère. Tous deux venaient d’être terrassés par une fièvre subite, dont ils avaient eu six accès dans la même journée. Charles IX lui parut quelque peu affaibli, mais gai, avec un teint plutôt frais. Quant à la reine, elle semblait ne pas avoir été touchée. Tous deux désiraient quitter Moulins le plus tôt possible, car le mauvais air y régnait : les vivres manquaient, et la cour était déjà aux trois quarts dispersée. Le 12, par exemple, le connétable, l’amiral et le cardinal de Châtillon avaient quitté Moulins. Damville et le comte de Villars n’avaient pas consenti à les accompagner plus loin que la porte. On racontait que le connétable avait fait tout son possible pour persuader au cardinal de Lorraine de se trouver alors à la fenêtre de son logement, car il aurait voulu que l’amiral, sur son chemin, eût l’occasion de tirer sa révérence au cardinal de Lorraine. Mais ce dernier avait fait fermer les fenêtres et les portes de sa maison, le jour du départ…

Aucune trace de maladie chez la reine, bien qu’on eût dit ici qu’elle était presque mourante ! Mais il aurait fallu que Philippe II vit la multitude de gens qui accourait déjà voir Henri, duc d’Anjou, comme si la reine et le roi étaient morts ! Le roi demeurait cependant alité, et sa mère se tenait à côté de lui. Charles IX parut, ce jour-là, à don Francès faible, amaigri de visage. Tous les jours on lui donnait une purge, et il n’avait pas d’appétit, bien qu’en général il fût un gros mangeur. Mais la reine faisait cependant toujours savoir à l’ambassadeur qu’il mangeait bien, qu’il n’avait plus de fièvre. D gitized by Catherine ayant fait dire à don Francès qu’elle pourrait lui parler, l’ambassadeur répondit : « Puisque votre fils va mieux, il est préférable que ce soit en sa présence. » La reine sembla fâchée, mais s’exécuta. Don Francès déclara : J’ai reçu de Sa Majesté des lettres au sujet de l’accord de Bayonne. Le temps passe. Vous devriez y faire attention, car des ennuis en pourraient venir. La reine ne souffla mot. Ce fut Charles IX qui répondit : — Don Francès, ce qui fut accordé à Bayonne, en présence de ma sœur, de ma mère et de moi-même, avec le duc d’Albe et Manrique, sera exécuté.

La reine le con firma. 402

— Mais quand ? demanda l’ambassadeur, La reine répondit :

Il faut d’abord arranger les affaires du royaume, car si le royaume est perdu, la foi catholique le sera aussi. Si la couronne est gardée pour le roi, celui-ci fera ensuite relever la foi. Je suis bien étonné, Madame, de vous voir si changée depuis une vingtaine de jours, sous le rapport de la religion. — Mon plus grand désir est de voir rétablie la foi catholique. Mais je procède de telle manière pour désarmer et réduire, un à un, les ennemis de la religion dans ce royaume ; et tous les jours on les réduit.

— Don Francès se prit à rire : Je m’étonne qu’on les réduise chaque jour si vous les traitez de la même manière que l’amiral que vous avez accueilli dans votre logis. Il a l’entrée dans la chambre du roi, comme s’il vous avait gagné deux batailles, et pacifié le royaume. Sachez donc que tous les hérétiques s’en vantent, et mon hôtelier le premier. Depuis que l’amiral est venu à la cour, il y a déjà sept ou huit mille personnes séduites par l’hérésie, et le nombre des ministres a augmenté de trente ou quarante, car on les a mis dans les villes principales où ils peuvent faire beaucoup de tort. — Ce sont des choses qu’on vous raconte ; et vous les croyez vraies ?

— Par ma foi, je n’ai besoin de personne pour voir que vous laissez tomber en ruine la foi catholique. Je vois bien que je partirai d’ici avec moins d’allégresse que l’autre jour, quand vous m’avez assuré que bientôt on prendrait une décision agréable à Sa Majesté ! D

gitized by L’AUDIENCE Catherine de Médicis parut touchée par ces paroles : Venez plus près, pour que Mme de Vendôme ne nous entende. Elle reprit :

— Vous croyez que pour satisfaire Sa Majesté, votre maître, je dois entrer en guerre avec mes propres sujets ? 403

— Cette guerre peut commencer sans vous, Madame : d’autre part, vous avez encore le temps de tenir la parole donnée à Sa Majesté, mon maître, sans faiblir, sans changer de décision : car il avait été décidé, avant l’arrivée de l’amiral, d’aller à Paris et de traiter là de la religion. — Vous croyez que l’amiral a tellement d’autorité sur moi et sur mon fils ?

On juge selon le traitement que vous et votre fils lui faites. Je vous assure, le Roi Catholique aura bientôt le plaisir de voir la foi rétablie. — Voulez-vous me dire nettement ce qu’on va faire en ce qui concerne la religion ? — Sa Majesté sait très bien que je tiendrai la parole que je lui ai donnée.

La reine envoyait à l’ambassadeur le maréchal de Vieilleville qui lui racontait toujours la même chose, que dans deux ans le roi serait un homme, et qu’alors on pourrait organiser les affaires du royaume. Pour le moment, il fallait procéder sagement, et petit à petit.

Mais aux yeux de don Francès, il était visible qu’ils prenaient une autre route, sans aucun respect pour Dieu et le Roi Catholique. Ils ne voulaient plus partir d’ici avant deux ou trois mois ; on ne parlait plus d’aller bientôt à Paris où ils seraient obligés d’exécuter ce qu’ils avaient promis. Comme l’ambassadeur s’entretenait de la Floride avec beaucoup de seigneurs français, la reine les entendant, se retourna « comme une lionne », disant à haute voix à Montmorency, à l’évêque de Valence et aux autres qui faisaient partie du groupe et l’écoutèrent avec une curiosité visible : — Jamais ni les Turcs ni les Maures n’ont fait de telles cruautés comme celles commises par les Espagnols envers les sujets de mon fils !

D’après les instructions qu’il avait reçues, don Francès répondit

— On ne pouvait pas procéder autrement, et ils ont bien méD gitized by rité ce châtiment. Je vous avais prévenue, il y a longtemps, qu’ils ne devaient pas faire cette expédition, et qu’ils seraient châtiés ; et tel n’était pas l’ordre du roi. Il s’agissait d’une armée envoyée par l’amiral qui voulait s’emparer d’un autre port et causer un dommage aux possessions de Sa Majesté. Un tel acte méritait une punition exemplaire… La reine l’interrompit. Son visage tremblait : L’amiral n’est pour rien dans cette affaire. L’expédition était faite par l’ordre du roi et de moi-même. L’amiral n’a procédé que comme un serviteur exécutant les ordres de son maître. On a envoyé les soldats dans les terres où l’amiral avait un château occupé par ses gens de guerre, dans la région appelée l’île des Bretons. Que dira-t-on dans la Chrétienté lorsqu’on saura qu’au temps de l’amitié et de la fraternité, on avait commis une telle cruauté !

— Sa Majesté le Roi Catholique aura grande peine en apprenant que cette expédition a été faite par l’ordre du roi son frère, car il m’a écrit de vous dire qu’il n’avait aucun soupçon à ce sujet contre le roi et la reine. Quant à la Chrétienté, elle sera étonnée qu’au temps d’une telle amitié et fraternité on puisse envoyer des hérétiques, les pires de tout le royaume, pour usurper des terres appartenant au Roi Catholique. Car ces gens, du plus petit au plus grand, étaient des hérétiques qui avaient amené avec eux quatre ministres, et déjà ils avaient exercé leur action mauvaise. Si, pour disculper l’amiral, cause de tous ces maux, le roi et la reine n’hésitent pas à se charger euxmêmes, le monde entier le verra et le comprendra ! La reine interrompit encore don Francès : — L’amiral n’a fait aucune faute. C’est par mon ordre que les quatre ministres s’y trouvaient. Quant au reste des gens, plût à Dieu qu’ils fussent tous des huguenots ! Don Francès la coupa à son tour : Si un huguenot entre dans les terres du Roi Catholique, ce qu’à Dieu ne plaise, qu’il soit aussitôt mis en pièces ! Catherine sembla troublée : On ne les a pas envoyés dans les terres de Sa Majesté le Roi Catholique, mais dans les terres du roi mon fils. — Alors ils se sont trompés de chemin, car ils sont venus en Floride, terre conquise depuis longtemps par le Roi Catholi que.

D gitized by L’AUDIENCE 405

Non, c’est une terre de mon fils qu’on appelle l’ile des Bretons. —

Tout cela n’est que la frontière de cette région. Charles IX se leva vivement et cria : —.

— Regardez la carte, regardez la carte ! — Je l’ai vue. Là devrait se trouver le titre que votre mère prétend que vous avez sur cette terre. Mais la reine recommença aussitôt à parler de la cruauté commise envers ses gens, et ne parla que de cette cruauté. Sur quoi don Francès recommanda à Philippe II de ne jamais rien dire à l’avance à l’ambassadeur français, qui les prévenait aussitôt, la reine ayant des réponses préparées à tout ce qu’on lui proposait. Il était préférable de la surprendre, car alors elle se montrait plus embarrassée, découvrant mieux son véritable esprit.

Don Francès continua de la poursuivre : — En Normandie, on arme six navires, et à Rouen se trouve un navire chargé de marchandises pour aller aux Indes y faire secrètement commerce avec les indigènes. Catherine se fâcha d’une étrange manière : — Mais c’est une tyrannie de vouloir empêcher que mes sujets fassent le commerce !

— Oui, Madame, et le roi votre fils en sera très content, car il ne voudra pas que ses sujets se rendent dans des terres interdites. Au

sujet de Sampierro, le Corse, don Francès attaqua aussi fortement. Catherine répondit : — Ce sont de faux bruits, et s’il en était autrement nous n’aurions pas tenu la parole donnée au Roi Catholique, ce qui nous serait impossible !

Mais la reine rit beaucoup à l’idée que Henri duc d’Anjou aurait voulu prendre Sampierro sous sa protection. Car la fin de cette conversation fut douce, Catherine passant facilement des larmes au rire, et de la colère à la caresse. Elle dit finalement à l’ambassadeur :

— Maintenant allez, que Dieu soit avec vous, car en somme vous êtes notre ami ! OMME il sortait de chez la reine ¹, don Francès rencontra le cardinal de Bourbon, qui était bien le meilleur homme dans sa chambre où don Francès lui parla de la religion, disant que la reine ne s’intéressait plus à elle et que lui, le pilier de la foi catholique, la laissait faire, bien que, il y a trois mois, il ait pris une si sainte décision à Tours. Le cardinal lui répondit : Voyez-vous, je voudrais vous parler comme à un ami, car je connais le zèle avec lequel vous procédez. C’est vrai, j’ai approuvé la décision suivant laquelle nous pensions faire nos affaires et contenter le roi, votre seigneur, comme on le lui a promis ; mais je vous jure, par le saint Sacrement que mon chapelain célébra ce matin dans cette même chambre, que jamais je n’ai vu la reine plus catholique dans ses paroles et dans toutes ses démonstrations. Il est vrai cependant que les ennemis du roi et les nôtres sont si puissants et si forts, à considérer le nombre des gentilshommes qui les suivent, qu’ils peuvent nous jouer un mauvais tour. J’ai vu, au conseil, les meilleurs catholiques s’opposer à ce que l’édit soit rompu avant que le roi ne soit toutpuissant dans son royaume…

Don Francès montra quelque étonnement. Le cardinal répondit aussitôt que le Roi Catholique pourrait les aider, en facilitant le mariage du roi avec Élisabeth d’Autriche. Et là-dessus il se 1. La dépêche est du 16 mars. L’entrevue eut lieu le 14. D gitized by lança dans un long discours que l’ambassadeur d’Espagne estima prolixe et de peu de substance. Don Francès jugeait l’ambassadeur de Portugal, qui était en ce moment à la cour, un homme si français par l’esprit qu’on aurait pu le prendre pour un Parisien. Bien qu’il fût appelé pour traiter certaines affaires concernant les navires, il s’occupait surtout d’autres choses, car il voyageait beaucoup, tantôt à Paris, tantôt à Châtillon ; et ici il avait rendu plus de quatre visites à l’amiral. Longtemps sur ses gardes avec don Francès, l’ambassadeur lui avait dit un jour : « Je sais que Sa Majesté votre maître voudrait empêcher le mariage de ce roi avec Élisabeth pour la marier plutôt avec le roi de Portugal, mon seigneur, ce qui ne convient pas du tout à ce royaume, car il serait plus avantageux de lui faire épouser Mme Marguerite, puisqu’ici trois couronnes seraient apparentées. » Puis l’ambassadeur de Portugal l’importuna par un long récit relatif à la grandeur de sa nation. Don Francès se contenta de l’assurer de l’affection que portait également le Roi Catholique à son maître et au roi de France.

L’ambassadeur d’Espagne avait pu parler enfin au cardinal de Lorraine, qui lui raconta comment la reine l’avait envoyé chercher pour l’entretenir de l’accusation portée contre l’amiral au sujet de l’assassinat de M. de Guise ; et comment elle lui avait promis qu’il resterait toujours auprès du roi. Quant à Mme de Guise, on l’assura que le roi ferait de telle sorte que le procès qu’avait M. le duc de Nemours serait accéléré, qu’il deviendrait bientôt libre, et que son mariage avec Mme de Guise aurait lieu dans cette ville même, le plus tôt possible. Le bruit courait toujours que le Turc, cette année, ne conduirait pas sa flotte à l’attaque, mais à la défense, et que luimême, avec toutes ses forces, viendrait par la voie de terre. La reine lui avait dit à ce sujet : — Plus de sept cents gentilshommes se rendent à Malte. Mais on leur a mandé de rentrer. Il n’y a aucune raison pour nous de rompre l’alliance avec le Turc. — Si vous le faisiez, ce serait cependant pour la plus grande utilité de la Chrétienté. Charles IX intervenait à son tour : — Madame, pourquoi dites-vous cela ? Moi, je voudrais les voir tous au fond de l’eaul D gitized by Le cardinal de Lorraine avait supplié don Francès d’écrire au Roi Catholique que la foi allait disparaître dans ce royaume, s’il n’apportait pas les secours nécessaires, que la maison des Guises serait perdue avec celle de Lorraine, car ils ne savaient plus à qui recourir, le Roi Catholique étant si loin. Quant à l’Empereur, on tenait pour certain qu’à la première occasion, il s’emparerait de Nancy, pour établir sur ce point la frontière, et fermer ainsi cette porte d’Allemagne et des Pays-Bas. EPUIS le Iz mars, le connétable, l’amiral et le cardinal de D Châtillon avaient quitté Moulins. Le jour de leur départ, accompagner plus loin que leur porte. On se souvient que le connétable avait fait cependant tout son possible pour persuader au cardinal de Lorraine de se trouver à la fenêtre de son logement, car il aurait voulu que l’amiral, sur son chemin, eût l’occasion de tirer sa révérence au cardinal. Or ce dernier avait fait fermer les fenêtres et les portes de sa maison, ce jour-là. Ainsi, les passions demeuraient ardentes, malgré les signatures données, malgré les baisers échangés. A Châtillon, qui était sur une route empruntée par les étrangers, l’amiral dut par la suite augmenter la garde pour sa sûreté. Don Francès pouvait bien s’en réjouir. En dépit de sa fièvre et de sa maladie, il s’efforçait de voir les choses calmement. Dans l’après-midi du 19 mars, par exemple, le cardinal de Lorraine lui envoyait dire que son insistance énergique auprès de la reine l’avait obligée à provoquer trois « bonnes actions » : 1° le roi avait appelé le chancelier, et lui avait dit qu’il voulait que désormais on n’envoyât aucune dépêche concernant la foi catholique sans qu’il l’eût vue le premier et l’eût signée de sa main ; 20 qu’aucun secrétaire ne signerait les lettres de cette sorte, excepté les quatre secrétaires [d’État ; 3° qu’on ne donnerait aucune charge sauf à des personnes vivant catholiquement et réputées telles.

Don Francès, jamais satisfait, riposta immédiatement :


D gitized by — Je puis vous citer trois choses encore : Iº le chancelier avait présenté la pétition des procureurs venus de Bourgogne pour qu’on leur assignât de nouveaux endroits pour les prêches ; 20 Mme de Crussol était faite duchesse ; 30 on avait donné au lieutenant de l’amiral l’Ordre de Saint-Michel ! Les potins reprirent de plus belle à Moulins, au château et dans la ville que la cour abandonnait peu à peu, mais où l’on devait rester encore à cause de l’indisposition de Charles IX. On s’entretenait du projet de mariage du roi avec Élisabeth d’Autriche, pour lequel Charles IX et la reine montraient tant de diligence. Déjà ils avaient envoyé à ce sujet leurs émissaires en Allemagne, en Italie, au Pape, au duc de Florence, à l’archevêque de Trèves. Le duc de Guise faisait, disait-on, ses préparatifs pour aller résider à la cour de l’Empereur. Et Mme de Guise et le cardinal avaient reçu du roi et de la reine vingt mille ducats de secours, ce qui paraissait bien extraordinaire alors qu’il n’y avait pas d’argent. Suivant l’ambassadeur espagnol, on attendait en France, de ce mariage, la rupture ou la division des amitiés du Roi Catholique en Italie. Quant à Rambouillet 2, il n’avait pas caché un soir à Montmorency, que la reine d’Angleterre lui paraissait un peu folle, qu’elle n’avait guère de sens, protégeant trop ouvertement un gentilhomme irlandais venu par là, de quoi mylord Dudley se montrait fort ennuyé 8.

On parlait enfin d’une secte forte déjà de mille deux cents personnes, et dont le chef serait le duc de Longueville. Ils se nommaient les Déistes, « car ils ne reconnaissaient pas JésusChrist, mais croyaient en un seul Dieu, créateur de toutes choses. On voit par là qu’ils touchaient un peu à la secte des Mahométans », ajoutait don Francès ! Ce qui semblait plus sérieux était l’arrivée à Moulins du capitaine René de Laudonnière (19 mars), échappé du fort de la Floride. Il était, avec Jean Ribaut, l’un des chefs de l’expédition des huguenots partis en 1562 pour coloniser la Floride où ils I. Louise de Clermont-Tallard, épouse d’Antoine de Crussol, fait duc d’Uzès.

2. Nicolas d’Angennes, seigneur de Rambouillet, vidame du Mans, envoyé extraordinaire en Angleterre. 3. Voir plus haut la note sur Robert Dudley, favori d’Elisabeth. avaient construit Charlesfort, du nom de Charles IX. En 1565. les Espagnols s’en étaient emparés, détruisant, on l’a vu, la colonie. Et Nicolas Durand, seigneur de Villegagnon, vice-amiral dans la baie de Rio-de-Janeiro, avait fondé Henryville et Fort Coligny dans la « France antarctique ». On voit que Coligny n’a pas été un amiral en titre, mais l’un des rares Français qui aient eu la vision d’une Nouvelle France, comme il se montra par la suite le partisan d’un programme français et royal dans sa résistance à la politique de Philippe II. La présence du capitaine de Laudonnière ne pouvait que réveilIer les passions à propos de la Floride, les uns affirmant que le Roi Catholique avait fait tuer les Français, et qu’ils seraient déshonorés si on n’en tirait pas vengeance », Le capitaine criait en effet vengeance et tous ceux qui restaient à la cour se passionnaient pour l’affaire. L’on voyait ceux que don Francès nommait « les pirates » tenir leurs conciliabules et traiter fort secrè tement de la question. Don Francès s’intéressa surtout à un certain Espagnol, serviteur de Laudonnière, et s’aboucha avec lui. L’Espagnol lui raconta qu’il était un pauvre homme qu’un naufrage avait jeté sur les côtes de la Floride. Les sauvages avaient tué et mangé tous les matelots, à l’exception d’une quinzaine. Apprenant qu’au fort de Floride il y avait des chrétiens, il s’y était rendu et avait suivi les Français en qualité de « < truchement ». Le cardinal de Bourbon s’intéressait aussi à cet interprète. C’était pour lui demander s’il y avait de l’or et des perles en Floride ; si la terre était bonne pour produire du vin. Les Français prenaient sous leur protection cet Espagnol informé. Don Francès jugea bon de mettre la main dessus. Le jour du départ de Moulins, on ne le retrouva pas. Il avait été expédié à la cour d’Espagne par la voie des Flandres, afin de détourner toutes recherches.

Il y avait comme un mot d’ordre, exaspérant pour l’ambassadeur, de lui répéter toujours que tout allait bien. C’est ce que le connétable venait lui faire dire tous les jours. Il est vrai qu’ayant accompagné pendant quelque temps ses neveux, les Châtillons, le cardinal de Lorraine aurait pu en son absence reprendre plus d’autorité. Mais, lui aussi, venait répéter à don Francès que les choses de la religion allaient bien. L’ambassadeur se fit narquois :

D gitized by — C’est pourquoi on a délivré, par exemple, l’assassin de La Mothe-Gondrin ¹, le gouverneur de Valence. Cela prouvait évidemment que la reine était bien disposée en faveur de la religion catholique, comme l’écrivait ironiquement, don Francès.

1. Hector de Pardailhan, sieur de La Mothe-Gondrin, capitaine de fortune catholique, lieutenant général du Dauphiné, homme du duc de Guise, dit le plus souvent M. de la Mothe. Le vieil adversaire de Montbrun est présenté par Théodore de Bèze comme un soldat de peu de valeur, et surtout avide de profits. Persécuteur à Romans, sa répression au mois d’avril 1562 avait provoqué une émeute au cours de laquelle il fut massacré (Hist, ecclésiastique, éd. Baum et Cunitz, t. III, p. 304). D gitized by DANS LEUR AUVERGNE ST-CE, comme le dit don Francès, à cause du manque de vivres à Moulins que l’on allait gagner l’Auvergne ? C’est là encore, une malveillance de plus, due à l’ambassadeur espagnol.

E Le sentiment du loisir, le besoin de la détente, l’amour de la terre qui ont déjà amené le chancelier sur son domaine de Vignay, peuvent bien le conduire à Aigueperse où il est né, et surtout attirer la reine-mère au pays des La Tour d’Auvergne, où vécurent ses ancêtres maternels, et qu’elle parcourut tout entier 1.

Car, si l’on a nommé Catherine de Médicis beaucoup trop souvent l’Italienne, si par un jeu de mot facile on a fait de la Médicis une Médée, l’empoisonneuse, on a oublié qu’elle était autant Auvergnate que Florentine. Catherine de Médicis était La Tour d’Auvergne. Et rien n’est plus noble, et plus paysan tout ensemble, en France.

Voilà pourquoi la caravane se mit en route vers l’Auvergne. On prit, en cette fin d’hiver, le chemin bordant le cours de l’Allier. La première étape fut Bessay, petit village. On coucha à Varennes, et le 25, jour de la fête de Notre-Dame de Mars, on dina à Saint-Germain-des-Fossés dans le château, au bord de l’Allier, en attendant d’entrer à Vichy. La ville de Vichy, l’une des dix-sept châtellenies du Bourbonnais, dans un beau site et sur les rives de l’Allier, posée sur le 1. Sa mère était Madeleine de La Tour d’Auvergne, comtesse de Boulogne. D gitized by roc, hors de l’atteinte des sapes, loin du cercle peu franchissable des montagnes, végétait entre ses vieilles murailles et quelques tours. Une grande et belle fontaine pour l’usage et commodité des habitants avait été détruite par ses voisins de Cusset : en haine des gens de Vichy, ils avaient rompu les conduites à l’intérieur de la ville. La chapelle Saint-Blaise, le moutier, possédaient des eaux chaudes, déjà estimées par les malades atteints de la goutte, les infirmes, et les « rogneux », tandis que les eaux soufrées envigoraient les femmes stériles. Mais ces eaux, moins chaudes que celles de Bourbon-Lancy, étaient loin d’avoir leur renommée. C’est à Bourbon-Lancy qu’on allait alors recouvrer vigueur et santé.

On passe l’Allier sur un long pont de bois, assez dangereux, pour entrer dans la Limagne d’Auvergne. C’est ici une aimable vallée, de quinze lieues peut-être ; et l’on pouvait voir, paissant sur les collines, de nombreux troupeaux de vaches, et surtout de moutons dont la laine pendait jusqu’à terre. Partout on cultivait le blé, la vigne donnant un vin excellent ; partout l’on voyait de frais pâturages. Voici Saint-Priest-Bramesant, pauvre village ; Maringues, la jolie petite ville où étaient des tanneries, donna une entrée (28 mars). On traversa la plaine, pour gagner Pont-du-Château qui dominait fièrement l’Allier et appartenait au sire de Curton. Ici, nous sommes chez les Chabannes, seigneurs de Curton, ancienne famille militaire, alliée aux La Tour dont descendait la reine-mère ¹.

Charles IX devait coucher le soir même à Dusset, petit château de Catherine de Médicis qui se trouvait au milieu d’un bois. Le lendemain 29, on prit le chemin qui suivait d’abord la rivière, grimpait ensuite à travers les hauteurs ; ainsi on arriva à Vicle-Comte, appartenant également à la reine-mère. On repasse l’Allier sur un pont de bateaux pour continuer vers Saint-Amant, beau château et petite ville, près du lac, et SaintSaturnin dont le joli manoir, dominant la montagne, appartenait aussi à Catherine de Médicis. De là on regarda le Mont-Dore, a toujours couvert de neige ». Il l’était du moins en cette saison. 1. Dans des déclarations pour les années 1542-1555, de la paroisse de Chastres, etc., nous lisons un dénombrement de la Tour, avec cette mention : « la royne… dame de La Tour (Arch. Nat., Q¹937). 2. Dallet, plutôt. On s’arrêta au Mont-Dore, le dernier jour de mars, longeant le bord d’un grand lac, célèbre par l’abondance de ses poissons, of l’on pêchait les meilleures brêmes. On arrive enfin à Clermont que le Puy-de-Dôme surmonte. La légende disait qu’au fond du gouffre de la haute montagne, se formait la foudre ; il est vrai que les orages, si fréquents l’été, couchaient les blés dans le creux des vallées. Et durant le séjour que Charles IX fit à Clermont, il ne manqua pas de visiter la fontaine qui jaillissait hors de la ville du rocher qu’elle avait creusé et semblait alors une grande curiosité. A la vérité, Clermont demeurait encore une ville rurale, en débat avec Montferrand, mais habitée par de fort bons chrétiens, préoccupés surtout de leurs foires, des adjudications à la chandelle, de la récolte et de la vente des moissons. Or à l’occasion de l’entrée de Charles IX à Clermont, on lui présenta la célébrité du lieu. C’était le principal du collège. Appelé à l’Hôtel de Ville, il exposa qu’ayant composé une tragédie jouée à Clermont, il s’occupait de la mettre au net afin de la communiquer à plusieurs chanoines de la cathédrale. Il désirait savoir si, avec leur permission, cette pièce pourrait être représentée. Le principal était François Pezant, auteur célèbre d’un grand nombre de Noëls en patois qui connurent en leur temps beaucoup de succès. Charles IX complimenta le compositeur. On quitta Clermont pour gagner Montferrand (2 avril), gracieuse cité construite en pierres de lave, presque noires, mais avec des logis élégants, à la mode nouvelle d’Italie. Car l’Auvergne a eu de bonne heure ses humanistes, ses adorateurs de l’antiquité. Devant le logis du roi on donna une fête triomphale, et de fort belles filles parurent pour y danser. Une curiosité du voisinage était la fontaine faisant « la poix aussi naturelle que l’on pouvait voir » >. Le 3 avril, on partit pour Riom, autre jolie petite ville. On déjeuna à Saint-Bonnet, un pauvre village, avant d’arriver à Aigueperse, petite cité rurale, tout en longueur. La campagne est ici une des plus riches de France, le centre de l’élevage des vaches et des porcs. Tel est le bien de Louis de Montpensier, seigneur très catholique. C’est ici le lieu de naissance de Michel de L’Hospital. Le chancelier était né, quelque part, dans la petite ville à la longue rue marchande, au pied de la motte de Montpensier, sur CATHERINE DE MÉDICIS

27 D gitized by le bord de cette corbeille que forme la Limagne, riche en tous biens. D’un côté est le Bourbonnais, très cultivé et ordonné ; de l’autre, la montagne escarpée d’Auvergne. A Aigueperse, on voyait clair, sur la campagne et sur la rue. Dans la petite ville on avait beaucoup travaillé, et exercé le commerce ; on avait lutté pour les libertés communales comme dans une cité italienne. Michel de L’Hospital était le fils d’un médecin de Moulins, confident de Charles de Bourbon, qui l’avait fait son bailli de Montpensier.

Le 4 avril, on s’engagea dans les gorges de la Sioule que l’an traversa sur un pont de bois pour déjeuner dans l’abbaye des religieux d’Ébreuil.

Ici finissait l’Auvergne. On entra dans le Bourbonnais. AU CŒUR DE LA FRANCE ET AU CŒUR DE L’ESPAGNE A région du Bourbonnais, au cœur de la France, qui donna son nom à la race issue de saint Louis, est un pays plantureux. Le premier château où l’on coucha, construit par le feu duc de Bourbon, fut Chantelle (5 avril). Ce Bourbon là, c’était celui qui avait trahi. Ses descendants s’agitaient seulement. Le lendemain, on traversa la Covée, où il n’y avait que quelques maisons, pour arriver le soir au petit château de Sazeret, près de Montmarault. On déjeuna à Saint-Priest le 6 avril, avant de coucher à Cosne-sur-l’Eil, où l’on célébra le dimanche de Pâques fleuries.

A vrai dire, don Francès se demandait où l’on allait ainsi ; et il croyait comprendre que le roi se dirigeait vers Bourges, qui ne ne se trouvait guère qu’à trois lieues. Au pays de Bourbonnais se présenta, après tant d’aventures, celle qui poursuivait de son amour le prince de Condé, un Bourbon. La dame de Limeuil, dont nous avons rapporté les amours, était sortie de sa prison. Un dragon de Condé l’en avait tirée. Elle arrivait sous un déguisement, et même elle se donnait, pour avoir libre passage, comme l’épouse du gentilhomme qui l’accompagnait. Mais c’était là une feinte d’amoureuse. Car le cœur de Mlle de Limeuil ne s’était pas repris. Elle venait réclamer le mariage au volage Condé qui, lui, s’était remarié. Ainsi le prince avait oublié sa parole, ses serments d’un éternel amour. Mais il Iui fit cependant bon accueil, l’engageant à regagner sa maison. L’histoire pouvait bien divertir Philippe II, tout aussi volage d’ailleurs.

Cependant les intrigues qui intéressaient le plus les Français étaient alors celles des Flandres où, suivant don Francès, ils faiD gitized by saient tout pour développer l’hérésie. Car les Flamands leur semblaient être des gens faciles à soulever. Que Votre Majesté y prenne bien garde, ajoutait don Francès, On savait en France, par le bruit qui en avait couru, que le roi d’Espagne devait se rendre à Nice. Or, à cette époque, Nice était la tête de route de l’itinéraire que suivaient les Espagnols pour gagner les Flandres. Ils débarquaient dans ce petit port les soldats et les forces qui cheminaient ensuite à travers la Savoie, la Franche-Comté, et longeaient la Lorraine pour retrouver les Flandres. De là l’importance de Nice, et l’alliance de la maison de Savoie avec le roi d’Espagne. Tandis que les Français célébraient la Pâque catholique au cœur de la France, du monastère de Notre-Dame d’Espérance, Philippe II envoyait à don Francès des instructions explicites sur ses intentions et sur ses volontés : « Je commencerai par le point principal : l’état de la religion en France, et les remèdes qu’il faut y apporter. J’approuve votre énergie ; de mon côté, j’ai dit à Fourquevaux qu’il écrive à la reine de ma part que je ne peux pas manquer de lui signaler l’état malheureux de la religion. J’ai parlé à Fourquevaux, comme on pouvait le faire, puisqu’il ne fut pas de ceux qui assistèrent à l’entrevue de Bayonne, et qu’il n’était pas au courant de la décision prise dans cette ville. Ainsi il n’a pu me répondre à ce sujet. « Vous avez très bien parlé au sujet de la Floride. J’en ai dit autant à Fourquevaux qui me signalait la cruauté des Espagnols. On ne pouvait pas procéder autrement. L’ambassadeur de France s’était bien fâché, disant que les Français n’étaient pas des pirates, qu’ils étaient allés sur l’ordre du roi dans une terre conquise par eux qu’on nomme l’Ile des Bretons. Le duc d’Albe lui avait répondu : « La reine-mère a commis deux erreurs. D’abord elle a envoyé les soldats du roi son fils là où il ne fallait pas les envoyer ; ensuite, elle n’a pas donné une réponse claire et nette, lorsque je lui demandais de châtier les coupables. » Le duc d’Albe avait ajouté que lorsque moi, Roi Catholique, je leur proposais de l’argent et des soldats pour organiser leur royaume, et le mettre en meilleur ordre, ils ne l’avaient pas fait ; et en même temps, le roi de France avait envoyé ses soldats pour conquérir des terres qui m’appartenaient. Vous pouvez reparler de cette affaire de la Floride, en répétant les mêmes arguments, c’est-à-dire que le roi s’accuse pour excuser l’amiral,

« Il faut que vous sachiez d’une façon certaine si le duc d’Orléans favorise Sampierro le Corse.

« Vous avez bien fait de m’aviser de l’affaire entre les Châtillons et les Guises. J’ai peur qu’à la fin ils ne viennent à l’accord.

« À propos de la venue probable du duc d’Orléans[1] à l’occasion des couches de la reine, cela me ferait plaisir si, habilement, vous pouviez rompre ce projet… » N Nivernais la richesse est dans la prairie, le bétail et les bois.

Chacun pouvait le remarquer, ce lundi de Pâques, tandis qu’on allait à Theneville, pour gagner de là le château de Tracysur-Loire. Le lendemain, on traversait Grossouvre pour gagner la Guerche dont le château appartenait au duc de Nevers. Le duc de Nevers était alors Louis de Gonzague, issu de la maison de Mantoue.

Louis de Gonzague, frère du duc de Mantoue, que l’on nommait M. de Nevers, avait vingt-cinq ans. Envoyé tout enfant à la cour de France, comme un gage d’amitié donné à Henri II par ses alliés de Mantoue, il avait été fait prisonnier à la journée de SaintQuentin. Délivré par les Espagnols, il était retourné vivre à la cour enchanteresse et raffinée de Mantoue, s’initiant aux finesses de la diplomatie, le duc l’ayant employé au traité de Cateau-Cambrésis. On désignait Louis de Gonzague par ce titre de prince de Mantoue qu’il portait sous François II au temps où il avait repris du service en France. C’est là qu’il avait épousé, le 4 mars 1565, Mlle de Nevers, Henriette de Clèves, héritière du Nivernais et du Rethelois. De là le nom de duc de Nevers donné à Louis de Gonzague. Prince des plus catholiques, en grande partie italien, discret, raisonneur, grand travailleur, de caractère difficile, M. de Nevers était l’intelligence même. C’est en Nivernais que don Francès dut faire la connaissance de Louis de Gonzague. L’ambassadeur d’Espagne était venu à Nevers pour attendre Charles IX. Mais Villeroy lui apporta tout à coup des lettres de


D gitized by Philippe II, adressées à la reine-mère, qui lui accordaient l’audience qu’il n’avait pu obtenir encore. Le duc de Nevers vint visiter par trois ou quatre fois l’ambassadeur espagnol, traduisant le désir que la reine avait de lui parler au sujet du mariage projeté de Charles IX et d’Elisabeth d’Autriche.. Don

Francès lui demanda : — Croyez-vous au succès de cette négociation ? — Il y a lieu d’y prêter attention, car nous savons que la réussite est entre les mains du Roi Catholique. Et aussitôt le mariage conclu, on chassera les ministres de France, et la foi sera ainsi relevée.

La réponse de M. de Nevers traduisait la pensée exacte de la reine-mère. Son ardeur était toujours à placer ses enfants. Et chaque fois que Catherine attendait un service du roi d’Espagne, elle invoquait la similitude des vues quant à la religion catholique, et la promesse verbale qui fut certainement donnée à Bayonne d’expulser de France les ministres huguenots. Mais ce n’était là que paroles captieuses.Don Francès le remarqua et dit : Ainsi, reconnaissez donc qu’il est dans vos moyens de le faire ¹.

www. Le duc de Nevers se fâcha, puis il se prit à rire. Et il commença de parler aussitôt de la Floride. Le massacre touchait infiniment les Français qui avaient vraiment leur échec sur le cœur. L’exploitation de cette affaire, suivant don Francès, était l’œuvre du chancelier Michel de L’Hospital et de Lansac. Par là on excitait les gens, en exagérant la cruauté montrée par les Espagnols en cette circonstance. Et don Francès était également informé qu’on armait quatre navires à Bordeaux et deux à Bayonne, et un autre encore qui n’était pas entièrement payé pour Philippo Strozzi. Don Francès avait surpris d’ailleurs un autre secret. Un émissaire venu du Danemark s’était présenté sous le prétexte d’un engagement de 2000 arquebusiers. Or il était venu à la cour pour proposer l’union de la fille d’Auguste avec Henri duc d’Anjou, et peut-être, comme il l’avait su particulièrement, avec le roil

Tels étaient les pièges tendus, tandis que le temps de Pâques réveillait les champs et la campagne. 1. Relever la foi, chasser les ministres : D gitized by Le Io avril, après le déjeuner au beau village d’Aubigny, on passa la Loire sur les ponts de La Charité. La ville, alors fort importante, commandant l’une des clefs du centre de la France, quand on venait de la Bourgogne ou de l’Est de la France, sur le vieux chemin des reîtres, offrit une entrée. Charles IX y séjourna cinq jours pour y célébrer la fête de Pâques.

D gitized by L² E mardi 16 avril, après un repos nécessaire à la Charitésur-Loire, on arriva à Pougny et Donzy-le-Pré, deux villages. Le lendemain on traversa Entrains, petite cité au milieu des étangs ; on coucha à la Pesselière ¹. Le 18, on traversa Quanne et sa belle campagne pour arriver à Auxerre, après avoir franchi l’Yonne. Auxerre était alors une grande et forte ville du pays de Bourgogne au milieu de ses vignobles français. Parmi ceux qui s’avançaient en armes à la rencontre du roi, les huguenots se faisaient remarquer par une bizarrerie. Ils se tenaient derrière les autorités, avec leur visage noirci au bouchon, un coutelas à la main. Ils remplissaient le rôle de Maures. Mais Charles IX cria : « Les machurés, derrière ! » Ainsi ils passèrent, humiliés, à la suite. Les princes résidèrent à l’Evêché. Le lendemain, ils se rendirent à la cathédrale pour assister à la messe. Henri de Navarre parut hésiter. Charles IX prit sa toque de velours, la jeta dans l’église et le futur Henri IV dut bien aller la ramasser. Espièglerie accoutumée ! Il faut dire que si les catholiques tenaient à Auxerre, la ville était placée entre plusieurs centres de réformés : Noyers où le prince de Condé avait un château fortifié ; Tanlay où d’Andelot avait le sien ; Châtillon-surLoing où Coligny en possédait un plus considérable encore. Ainsi 1. Le château et le moulin à vent de Pesselière sont indiqués sur la carte de Cassini, non loin de Sougères-les-Simons sur le chemin d’Auxerre. 2. Les noircis, les barbouillés. Auxerre demeurait un poste disputé, très envié du moins, donnant le passage aux forces protestantes de l’Orléanais. 424

On quitta Auxerre le 19 pour aller à Régennes, château dépendant de l’évêché d’Auxerre ¹. On traversa l’Yonne sur le pont de Joigny où Charles IX fit son entrée dans cette bonne ville. Le 20, on déjeune à Armeau, pauvre village, et le roi est reçu à Villeneuve 2. Sans s’arrêter, on alla coucher à Sens où l’on passa le dimanche de Quasimodo (21 avril). Après le départ de Sens, le roi va déjeuner le 22 à Sergines ³, village entouré de fossés ; le lendemain on arrive à Bray-sur-Seine, petite ville, tête de pont. Don Francès écrit de Montargis, le 21 avril, que la marche vers Paris devenait de plus en plus rapide. La suite se dispersait, n’en pouvant plus. « Le roi va avec une telle rapidité, presque une furie, que tout cela paraît mystérieux. >> Est-ce là une intrigue de l’amiral ? Dans tous les cas Gaspard de Coligny était allé au devant d’eux, et se trouvait présent à la cour. Et la duchesse de Vendôme avait dit à don Francès que la reine-mère était résolue d’aller visiter la Picardie, qui était le gouvernement de Condé, le centre de l’activité politique des réformés avant de devenir celui de la Ligue. Il est curieux de penser qu’en ces jours, par des moyens très secrets, M. d’Aumale se rappela au bon souvenir de don Francès et par conséquent à l’attention du roi d’Espagne. M. d’Aumale était bon « gentilhomme » >. Il évoquait leurs conversations dans le jardin d’Orléans, quand il lui avait dit qu’un gentilhomme, ayant bonne réputation, pourrait faire une chose paraissant une mauvaise action, et mieux qu’un coquin. C’est dommage ! Mais ils déplorèrent que le Roi Catholique délaissât des gens offrant de si bonnes dispositions ! On vit enfin M. de Nemours venir solliciter la négociation de son mariage.

La Seine fut passée à la sortie de Bray. On quittait la Champagne pour entrer dans la Brie. Le déjeuner à Mons-en-Montois fut gai. Une anecdote, rapportée par Claude Haton, nous montre que le 1. C’est le vieux château des évêques, ruiné en 1420, que restaurera Jacques Amyot.

2. Villeneuve-le-Roi sur l’Yonne. 3. C’est la vieille route vers Provins. La carte de Cassini montre Sergines qui est une motte, couronnée de moulins. 4. A mi-chemin de Bray et de Nangis,


} 1 1 I " voyage avait formé singulièrement la jeunesse. Charles IX et son frère Henri ayant trouvé chez le canonnier de Mons, leur hôte, un catéchisme huguenot et les Psaumes de Marot et de Béze, après le déjeuner, les jeunes gens se mirent à prêcher, à chanter les Psaumes, à contrefaire à qui mieux mieux le huguenot et le prédicant, prenant leurs mines et reproduisant leurs gestes, tout cela en présence de leur mère, de l’amiral, de Monsieur d’Andelot et du cardinal de Châtillon. Charles IX fit le prédicant. Mais Henri lui ôta des mains le catéchisme : « Mon frère, vous ne vous connaissez à être prédicant, vous ne prenez pas bien la mine de l’hypocrite, laissez-moi faire ! — Imitez le huguenot à votre fois, et je vous ferai mieux la mine que vous ne faites. Je le fais mieux que vous, — Et moi que vous ! » Le duc d’Anjou donna cette explication : « Vous ne levez pas bien vos yeux au ciel pour voir le Christ. Et vous, mon frère, vous ne joignez pas bien les oreilles, et ne tournez pas bien votre tête, car pour être bon prédicant, il faut mieux joindre les oreilles que les mains, tout ainsi que fait un âne qu’on vient charger de quelque gros faix. >> Alors les deux frères arrachèrent les feuilles du catéchisme et des Psaumes, se les jetèrent au visage. Et le roi dit au dut d’Anjou

« Mon frère, demandez à M. d’Andelot que voilà, si je ne

sais pas mieux faire le prédicant et le huguenot que vous ! » Sur quoi l’on quitta Mons pour aller coucher à Nangis ¹. Et l’on arriva au beau château de Montceaux après avoir dejeuné à Touquin 2.

Montceaux-en-Brie, au-dessus de Trilport, le « château de la reine », était la résidence préférée de Catherine, qui la meubla, dont elle traça les allées. Là, aucun souvenir de Diane. On y vit comme à la campagne, en bergers, parmi les animaux et les oiseaux préférés. La maison est grande et logeable. Une terrasse domine la futaie.

Ici l’on demeura cinq jours et l’on partit, le dernier d’avril, pour Bussy-Saint-Georges 8. On passa la Marne pour aller coucher à Saint-Maur, l’autre résidence très chère, et splendide, de Catherine de Médicis. On approchait de Paris où l’on attendait depuis si longtemps la reine-mère !

1. Seine-et-Marne, arrondissement de Provins. 2. Seine-et-Marne, arrondissement de Coulommiers, canton de Rozoy. 3. Seine-et-Marne, arrondissement de Meaux, commune de Lagny. . D gitized by Car à Paris, quand la cour y séjourne, la ville est animée, et les marchands font des affaires. Ronsard l’avait bien compris durant le grand voyage : Vostre Monceau tout gaillard vous appelle, Saint Mor pour vous fait sa rive plus belle, Et Chenonceau rend pour vous diaprez De mille fleurs son rivage et ses prez ; La Tuillerie, au bastiment superbe, Pour vous faist croistre et son bois et son herbe, Et désormais ne désire sinon Que de porter sur le front vostre nom ! Depuis longtemps le poète avait exhorté la reine-mère à rentrer, cela dès le printemps, lorsqu’elle était en Provence : car le Rhône impétueux ne valait pas, selon lui, la Seine, ni Marseille, Paris.

Le mercredi 1er mai 1566, on quitta Saint-Maur pour diner à Paris, au beau logis de Mme du Perron, au faubourg SaintHonoré. C’est

Marie-Catherine de Pierre-Vive, dame du Perron, femme d’Antoine, seigneur du Perron, dont le fils Albert sera le maréchal de Retz. Les Gondi venaient de Florence et Antoine avait fait une certaine fortune à Lyon. Consul de la « nation florentine », il avait épousé en 1516 cette Catherine de PierreVive, d’origine piémontaise ; en 1520, le ménage avait acheté la terre et le château du Perron, près de Lyon, d’où leur titre¹, Marie de Pierre-Vive était lettrée : Catherine de Médicis la connaissait depuis si longtemps, l’ayant trouvée à Lyon, en 1533, lorsqu’elle épousa le roi Henri II. Le mari s’occupa de la maison du dauphin. Ainsi il était venu s’établir à Paris, dans l’hôtel de la rue SaintHonoré, non loin des Tournelles. Le ménage avait eu neuf enfants. Et c’est grâce aux conseils de la dame du Perron que Catherine avait eu des enfants : du moins la reine-mère le croyait 3. La dame du Perron était restée la gouvernante de Charles IX, celle de Henri III, celle de Marie-Stuart. Gouvernante d’enfants, 1. L’ambassadeur a présenté par la suite des vues fort intéressantes les Gondi, dont une branche résida à Valence en Espagne, et fut plus espagnole qu’italienne. Ces banquiers ont prêté beaucoup au cardinal de Lorraine qui lia leur sort avec celui de leur maison. Ces Gondi seront les informateurs de l’Espagne (15 janvier 1569). 2. Les relations espagnoles noteront par la suite que c’est à cause de ces artifices que les enfants de Catherine ont été maladifs. D gitized by


1 { J 1 1 I elle vérifiait aussi les comptes des bâtiments de la reine-mère. Ainsi c’est chez leur gouvernante que se termina le voyage de Charles IX et des enfants de France à travers le royaume. Ils venaient de parcourir neuf cent deux lieues, avaient voyagé pendant deux ans et quatre mois. Tant de peines méritaient bien de passer le printemps à SaintMaur qui est si joli, quand les arbres en fleurs couronnent les côteaux, quand la Marne enlace les prairies nouvelles douces aux pieds des chevaux et le sablon de la Garenne, Catherine de Médicis va demander à Philibert Delorme la construction de deux pavillons à Saint-Maur, l’un pour la chambre du roi, l’autre pour le cabinet de la reine, reliés par une galerie-portique. C’est là qu’on célébra le mariage de Jacques de Savoie, duc de Nemours, colonel général de la cavalerie, un modèle de grâce lorsqu’il s’agissait de danser, de jouer à la paume, de rompre une lance, de faire la voltige sur un cheval. Traînant tous les cœurs après soi, M. de Nemours épousait la veuve du grand François duc de Guise, Anne d’Este, la mère de huit Guises, splendide et majestueuse en son automne, celle que Brantôme se plaisait à appeler la petite fille du Père du peuple. L’inconsolable veuve était consolée. Plût à Dieu, qu’au jour de ses noces, la vieille vendetta qui devait agiter encore la France se fût éteinte ! Honesta bonis viris, non occulta queruntur. Telle est la prudente réflexion du bon Abel Jouan, serviteur de Sa Majesté, qui a tenu l’itinéraire du voyage que nous ve. nons de rapporter, et se révèle ici un candide honnête homme. D gitized by N ous voici avec don Francès à Paris, la ville qui lui semblait si huguenote, comme il venait de le dire au temps de la fête de Pâques. Mais c’était surtout parce que Montmorency, le fils du connétable, en était le gouverneur, qu’il y maintenait l’ordre, qu’il en avait refusé l’entrée au cardinal de Lorraine quand il s’y était présenté en armes. Paris demeurait une ville catholique dans son Hôtel de Ville, dans son Parlement, et surtout dans sa population attachée traditionnellement à ses paroisses.

Don Francès écrit de Paris, le 7 mai, à Philippe II : « La légè reté ou plutôt l’insouciance de cette nation est telle que chaque fois qu’on se réunit au conseil, ce qui arrive à présent au moins trois fois par jour, ils en sortent toujours rassurés. On ne peut pas exprimer la joie qui règne à cause des troubles de la Flandre. Le roi et la reine sont à une lieue d’ici, et ils ont mandé le duc et la duchesse de Lorraine. Le connétable rayonne de bonheur à la pensée que les États de Flandres se révèlent pires que ceux de la France, en ce qui concerne l’hérésie et la désobéissance. Le duc de Bouillon 1 demeure en relations avec les Flandres, et les hérétiques ont ici une autorité dont je suis effrayé. Le prince de Porcien voit tous les lundis deux Flamands qui viennent de la forêt des Ardennes… >> 1. Henri Robert de La Marck, duc de Bouillon, gouverneur de Normandie, qui se fit huguenot, mort le 2 septembre 1574 (Brantôme, III, 192). 2. Antoine de Croy, prince de Porcien, qui avait épousé Catherine de Clèves, comtesse d’Eu, fille de François de Nevers. Les deux époux étaient réformés. Antoine devait mourir le 5 mai 1567 à vingt-six ans. On essayait toujours de fléchir M. d’Aumale 1, pour l’amener à approuver la réconciliation des Guises avec les Châtillons. Espérons qu’il restera ferme ! Ici on se réjouissait que la diète d’Augsbourg fût terminée sans qu’on ait touché à la question religieuse ; car, entre temps, chacun pouvait vivre suivant sa conscience.

Lansac paraît de plus en plus en faveur auprès de la reine* ; et il semble le principal entre ceux qui veulent embrasser la confession d’Augsbourg. Lui et les siens avaient mangé publiquement de la viande pendant le carême ; cependant il demeurait toujours auprès du roi et ne le quittait presque jamais. Le jeune duc de Guise, qui venait d’avoir quinze ans, partait pour la cour de l’Empereur. Hier sa mère s’était remariée avec M. de Nemours. Mais lorsqu’ils se trouvèrent à la porte de l’église, arriva un notaire chargé de publier un protêt au nom de Mme de Rohan ; et le roi et la reine avaient dû faire dire à ce notaire de garder le silence, sinon on l’arrêterait. Il continua sa protestation, et il y eut beaucoup de confusion et de bruit. Le roi et la reine avaient fait publier une déclaration disant que M. de Nemours était dégagé de toute obligation envers Mme de Rohan. Mais le procureur avait continué son instance devant le conseil privé, affirmant que M. de Nemours, suivant les lois de France, méritait d’avoir la tête tranchée, car il avait pris de force Mme de Rohan dans la chambre de la reine et l’avait rendue enceinte. Un grand rire s’empara de Catherine de Médicis, de Charles IX et de tout le conseil ! On fit sortir le procureur. Le connétable ne se trouvait toujours pas bien, et Montmorency, gouverneur de Paris, son fils, semblait recueillir le bénéfice de sa faveur.

1. Claude de Lorraine, colonel de la cavalerie, lieutenant général en Bourgogne, le troisième fils de Claude de Lorraine, frère de François de Guise, et du cardinal de Lorraine. Il se retrouvera sur les champs de bataille de SaintDenis et de Moncontour, et fut tué devant la Rochelle d’un coup de canon en 1573. Il avait épousé la seconde fille de Diane de Poitiers et de Louis de Brezé.

2. Il a été souvent question de Louis de Saint-Gelais, baron de la Mothe Sainte-Héraye, seigneur de Lansac, et de Pressy-sur-Oise, conseiller d’État, ambassadeur à Rome en F554, surintendant de la maison de Catherine de Médicis, que l’on nommait le a hon homme » Lansac. Il se remaria, comme on le verra, cette année-là, avec Gabrielle de Rochechouart (Père Anselme). 3. Françoise de Rohan, dame de la Garnache, que Jacques de Savoie, duc de Nemours avait laissée enceinte. On annonçait enfin que le duc et la duchesse de Lorraine seraient ici dans six jours. La lettre du 19 mai que don Francès écrivait à Philippe II, nous montre les précautions qu’il devait prendre pour retrouver le cardinal de Lorraine et M. d’Aumale, si opposés à la réconciliation tant désirée par la reine-mère. Les rendez-vous se donnaient à une lieue de Paris, et à dix heures du soir. Si Philippe II est attentif à tout ce qui passe en Flandre, il est surveillé, lui aussi, dans la Méditerranée. Sur la nouvelle qu’il avait ordonné pour cet été une expédition contre Alger, on fit partir immédiatement par la poste le baron de Lagarde. On croyait qu’il irait à Venise. D’une manière générale, c’est plutôt l’absence de soucis que doivent montrer ici le roi et la reine. Ils étaient d’ailleurs en bonne santé et souvent on les voyait parcourir les rues de Paris, sous un déguisement, pour donner satisfaction à la population. Les Guises étaient également à Paris, mais sans se montrer beaucoup, car ils savaient que l’amiral et ses frères allaient souvent à la cour, qu’on les traitait avec la même considération que M. de Guise, quand il était vivant. L’agitation au sujet de la Floride paraissait se calmer, bien que par ordre de l’amiral on eût fait venir quarante ou cinquante femmes, veuves des Français morts en Floride, pour aller se lamenter et pleurer dans les rues de la capitale. Le connétable était, on l’a vu, malade, souvent absent de la cour, peut-être pour donner plus d’autorité à son fils Montmorency, à l’amiral et à ses frères, déjà si en faveur auprès du roi et de la reine. L’amiral avait même convoqué tous les capi+ taines et « pirates » de la Normandie et de la Bretagne, une partie de ceux de la Guyenne, qui l’avaient suivi durant la guerre passée. Une multitude de gens avaient répondu à son appel, et surtout les survivants de la Floride. Ce ne pouvait être que pour organiser une nouvelle expédition, et surtout pour aller dans les Flandres. Afin de donner de la publicité à ce projet, on voyait l’amiralet ses frères tenir des conciliabules dans la grande salle du Palais, avec M. d’Estrées ¹, capitaine général de l’artillerie, lui-même un grand hérétique. Le bruit courait à Paris que la ville leur 1. C’est le père de la célèbre Gabrielle. avait donné un million de francs d’aides ! La vérité était qu’on leur avait prêté treize cents francs pour faire cela, et que Charles IX allait souvent dîner chez eux. Une expédition en Floride paraissait d’ailleurs à don Francès bien improbable, puisque les cinq cents arquebusiers de la garde ordinaire du roi venaient d’être répartis entre Metz, Toul et Verdun, dans la crainte que l’Empereur s’entendît avec le Turc. Les affaires de Flandre préoccupaient beaucoup plus l’ambassadeur ; ici on était persuadé que le roi d’Espagne s’y rendrait à l’automne, ou au commencement de l’année prochaine. Ce que don Francès observait surtout à Paris, et jusqu’à l’obsession, c’était le spectacle d’une ville entièrement pervertie et hérétique. La prison du Palais, assure-t-il, est remplie de délinquants, de gens qui avaient assassiné leur femme, ou d’épouses qui avaient tué leur mari, meurtres provoqués par les affaires de la religion. En ce temps-là, on jugeait le procès d’un orfèvre, huguenot, dont la femme, une catholique, avait mis au monde un fils. L’épouse avait fait baptiser l’enfant catholiquement et le mari l’avait fait rebaptiser à la huguenote, de telle sorte que la femme vint accuser le mari, et le mari, la femme, d’appartenir à la secte anabaptiste ! Tous deux étaient alors en prison. Dans la maison de Mãe de Vendôme, on faisait des prêches publiquement, et dans d’autres endroits secrètement. Il y avait quelques jours, comme le roi sortait du Palais, l’amiral vint le chercher pour le mener dans une librairie où le marchand, grand hérétique, lui présenta un livre enluminé d’or et avec des peintures. C’était une sorte d’instruction : Comment il faut gouverner le royaume ¹, Le roi l’accepta avec beaucoup de joie, sans que les cardinaux, ni Lansac eussent dit un seul mot. Le 17, on avait publié la confirmation de l’édit d’Orléans et ce qui avait été traité à Moulins. Or tout cela n’empêchait pas la reine d’envoyer à l’ambassadeur d’Espagne des personnes empressées à lui dire que tout allait bien ! Enfin, Mme de Vendôme et Mme de Guise s’étaient déshonorées en se chamaillant comme des blanchisseuses (lavacerias) au sujet du mariage de cette dernière, ne craignant pas d’échanger 1. C’est peut-être une paraphrase du de Regimine principum. Pierre de Ronsard rédigea pour Charles IX une belle instruction en vers, qui ne choque pas l’orthodoxie.

CATHERINE DE MÉDICIS D gitized by


28 des paroles malsonnantes en présence de toute la cour, et de la reine. Mme de Vendôme s’était tellement excitée à ce sujet que Lansac lui avait dit : « Madame, n’oubliez pas que la reine très chrétienne est mère du roi, car vous lui dites des choses trop orgueilleuses ». Mme de Vendôme avait répondu de ce ton sec et pertinent qui n’appartenait qu’à elle, reine de Navarre : « Vous êtes un homme grossier, pour vous mettre entre la reine et moi, et un jour, à cause de vos paroles, vous serez obligé de tirer l’épée » !

Et s’adressant à la reine de France, la reine de Navarre ajouta : « Je suis étonnée que vous ne le faites pas châtier, pour une si grande audacel »…

Le mois de mai 1566, que la reine-mère passera à Fontainebleau, marque le triomphe de Catherine de Médicis, ou celui de son optimisme. Philippe II ne doit pas l’ignorer. C’est pourquoi elle prend la plume pour écrire à M. de Fourquevaux, notre ambassadeur en Espagne. Les nouvelles qu’elle lui donne, il ne pourra certes les trouver mauvaises : « Le Roy Monsieur mon fils est si ayse qu’il s’est assemblé de toutes les deux religions un quantité incroiable de noblesse, partye de leurs maisons et venue expressément pour le veoir et luy baiser la main, laquelle au mesme instant s’est départye. » Catherine n’ignore pas que certains ont « glosé » autrement sur l’assemblée de Moulins. Que l’ambassadeur connaisse du moins la vérité ; qu’il réplique à ceux qui répandent le bruit que la France n’est ni pacifiée, ni obéie de son roi, enfin à tous ceux qui lui en parleront, « que c’est pure menterye ». Et elle affirmait qu’elle pouvait bien avoir chez elle une politique de tolérance envers les hérétiques, puisque le roi d’Espagne montrait alors une telle mansuétude envers les Maures. Gagner du temps, laisser la décision future au roi son fils, le présenter près du chancelier comme le protecteur de la loi, tel avait été le dessein du grand voyage de Catherine de Médicis, de sa « ronde » autour de la France, comme on disait alors. Ce n’est pas fortuitement que Louis le Caron, parisien, dont nous avons fait Charondas, jurisconsulte fameux, publiera en 1566 chez Robert Estienne, l’imprimeur du roi, le Panégyrique ou oraison de louange au roy Charles VIIII nostre souverain seigneur, livre qu’il présentera également à la reine-mère ¹, C’est 1. Bibl, Nat., Lb³8 182 in-8. D gitized by elle, en effet, qui avait dressé la jeunesse de Charles IX « en la splendeur des nobles et vertueuses mœurs, qui le rendent admirable et promettent de luy tout ce qu’on peult espérer d’un bon prince… » Et c’est par la justice et le respect des lois qu’il convenait de restaurer la France agitée par les séditions et les guerres civiles, Un autre jurisconsulte, Gabriel Bounyn, avocat à la cour du Parlement de Paris, lieutenant de Châteauroux en Berry, avait adressé en 1565 à Madame de Savoie, duchesse de Berry et protectrice de Michel de L’Hospital, une Harangue au Roy, à la roine et aux hommes François sur l’entretenement et la reconciliation de la paix, et entrée dudit seigneur en ses villes 1. L’ouvrage a paru, lui aussi, chez le libraire du roi, Robert Estienne. Et il semble bien que dans cette œuvre de propagande, pleine d’ardeur et d’érudition, dans cette entrée imaginaire où nous pou

reconnaître toutes les entrées, nous trouvions aux << hommes français » (le beau vocable d’un humaniste) les paroles de réconciliation que les classes moyennes et le monde des juristes ont dans leur sagesse fait entendre aux partisans. Les lois, les statuts, tels demeurent les piliers du royaume, Peste et contagion est ce qui divise ; chose sainte et aimable, ce qui unit et réconcilie. Sur l’observation des lois reposent la justice et la liberté, « sans la commune usance desquels vos manoirs royaux, vos belles citez, nos maisons et familles, voire et toute ceste monarchie confusément se subvertiroit et decherroit de fonds en comble… >> Soutenir les lois est plus important pour un prince que de mettre l’armet en tête, et faire marcher le soldat sous ses enseignes

« Car, Sire, vos subjects peuvent bien vivre en paix et

union sans mur ou rampart, mais sans loix ou statuts, paix et concorde, ne peut subsister vostre royaume. » Le théorème politique est le suivant : les hommes sont serfs des lois pour être gardés et maintenus en leurs libertés… L’orateur dénonçait l’audace effrontée des mutins, l’ambition des hommes qui minent les monarchies. S’adressant à Catherine de Médicis : « Et vous, dame, mettez y la main ouvrière… Madame, il n’y a rien si populaire que la paix… ». Et puisque vous aimez notre France, continuez tous les jours à la replanter, à l’affermir, à éloigner les orages de notre terre.

1. Bibl. Nat., 80 Lbs 157. D gitized by Gabriel Bounyn lançait l’appel aux Français, le rassemblement autour du petit roi : « Et vous, hommes François, tant aimez et chéris de vostre bon roy, jusques à quand abuserez-vous de sa patience, de sa douceur et clémence rare ? Ne voulez-vous pas despouiller ces harnois froissez, ces corselets, ces saigneuses armes ensanglantées de vostre sang mesme ? « Sus, sus, hommes François, laissons ces partialitez et rancueurs : laissons ces feux, ces brandons, ces armes saigneuses. Et soyons saiges de nos périls mesmes, prévoyans les pertes, tueries, et impressions belliques que nous ont charroyé ces guerres passées où nous avons veu par tel désastre prépostéréement les pères inhumer leurs enfans ja grands et adults, perdre et ruiner par incendies tant de belles villes. Vrayement, hommes François, il n’y a rien qui soit si tant digne du nom et liberté du bon citoyen, que de détester et fuir telles guerres civiles, mesmement ceux qui se veulent nommer et daigner du nom de chrestien, comme ne leur estant rien tant cher et plus recommandé que la paix, laquelle Dieu par droict héréditaire nous a délaissée pour vivre ensemble en unité de foy et religion. » « J’AY DICT. >>

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  1. Le futur Henri III, qui avait été, on s’en souvient chercher en Espagne sa sœur, et l’y avait raccompagnée, désirait fort se rendre encore à la Cour à l’occasion des couches, toujours pour jouer un rôle.