Catherine de Médicis présente à Charles IX son royaume/L’Année 1565


DEUXIÈME PARTIE

L’ANNÉE 1565



I

EN LANGUEDOC



Depuis le départ de Montpellier, le temps fut affreux. Le conseil avait même donné l’avis de ne pas se mettre en route. Comme toujours, une grande confusion régna. Fallait-il laisser des garnisons à Montpellier et à Nîmes ? C’était l’avis du chancelier, qui fut suivi. Le connétable dut bientôt rebrousser chemin. Monseigneur d’Orléans perdit ses bagages ; mais le reste du charroi fut sauvé, non sans grands dommages. Ce « naufrage » obligea le roi à s’arrêter deux jours dans une petite ville pour rassembler la cour. Et la reine-mère promit d’indemniser les pertes de chacun.

L’itinéraire tenu à jour par Jouan, serviteur du roi de France, permet de fixer ces étapes difficiles. Charles IX passe le lundi, premier janvier 1565, à Poussan et à Florensac où il couche ; le lendemain, il entre à Agde, « bonne ville » et évêché. Le mercredi 3, le roi traverse l’Hérault, sur un pont fait de barques, déjeune à Villeneuve, célèbre par sa garenhe de lapins délicieux dont la chair avait le goût de la réglisse. Pour le gîte du soir, il arrive à Béziers, qui passait alors pour une grande ville, et avait en effet un évêché.

L’entrée eut lieu le 4. Le bruit qui circule est que le roi et la reine-mère ne doivent rester qu’un jour dans cette cité, pour marquer leur mécontentement. Car, il y avait deux ans, les gens de Béziers, en partie réformés, avaient tenté de s’emparer de Narbonne, la catholique.

Ces désordres remontaient à l’année 1561, quand les réformés qui chantaient les Psaumes au bois de Soustre avaient été assaillis par les catholiques célébrant leur office à Saint-Nazaire. L’évêque de Béziers, fort mondain, était le cardinal Strozzi, frère du maréchal de France, grand ennemi des hérétiques, si zélé même qu’on dut le calmer en le priant de se retirer à Albi. Antoine Vivès, qui avait fondé à Béziers la foi nouvelle et prêchait la nuit dans les maisons, fut enlevé par Guillaume de Joyeuse, lieutenant du roi en Languedoc et envoyé au fond de la rivière. Depuis ces jours, les menaces, les insultes volaient à travers la ville. Les réformés criaient aux catholiques : « Papistes, grégoriaux ¹ » ; et les catholiques leur répondaient : « Huguenots, Luthérons et grégous ». Les luttes s’étendaient jusque dans les villages voisins, où les « malins » rossaient les réformés de leurs gros bâtons à trois pans, qu’ils nommaient des « pousettes ». Les catholiques, lorsqu’ils entendaient la grand’messe à Saint-Nazaire, croyaient toujours voir surgir les réformés qui allaient les égorger. La peti guerre de M. de Joyeuse avait rassuré les uns en terrorisant les autres.

L’entrée royale à Béziers évoquait encore ces tempêtes. Le roi, sa mère et leur suite passèrent sous la porte des Carmes. On leur offrit, ce qui est singulier, le spectacle d’un combat de deux galères montées sur des roues, en sorte qu’elles tanguaient comme si elles eussent flotté sur la mer. Le roi se place sous le poêle de satin bleu et brodé d’or aux doubles C C ; deux belles jeunes filles présentent les clefs. A l’entrée de la rue Française, on voit les médaillons d’Auguste et de Trajan, entourant le portrait du roi. C’est ici un appel à la pitié et à la clémence. Devant la Maison de Ville, on a planté un bois d’où l’on voit sortir une Diane que des satyres poursuivent. Mais dès que ces derniers ont aperçu le roi, ils s’arrêtent, et regagnent leur asile feuillu. Les gens de Béziers étaient, comme d’autres, en retard. Car on ne devait plus parler de Diane devant Catherine. Mais on en avait tant parlé ! Sur la place du Marché on remarquait un autre tableau, plus extraordinaire, et suscitant de cruels souvenirs. Car il représentait la prise de Béziers par les protestants. Le roi gagne son logis à l’Evêché, et la reine, la maison du baron de Sorgues. Le lendemain, la reinemère et le conseil entendaient catholiques et réformés exposer leurs griefs. Au départ, les consuls présentèrent au roi une Pallas 1. C’est-à-dire lecteurs des Décrétales de saint Grégoire. 2. Autant dire : grognens, grigou.


D gitized by d’argent ciselé, emblème de cette sagesse dont la ville avait tant besoin ; et Catherine de Médicis reçut une coupe d’argent remplie de médailles d’or.

Mais ce qui préoccupait don Francès à Béziers, ce n’étaient pas nos discordes dont il se montrait cependant friand, mais une affaire de corsaires français qui avaient envoyé au fond de la mer des navires espagnols. Les nôtres avaient fait << boire », comme ils disaient, les matelots qui les montaient, ce qui signifie qu’ils les avaient jetés à l’eau. Or les corsaires français ayant tout pillé, on ne trouvait plus aucun indice pour identifier les navires. Le plus petit seulement était présumé portuguais, car il portait des épices, des singes et des perroquets. On va convoquer le conseil à ce sujet. On nommera certainement une personne pour instruire une enquête, cela l’ambassadeur le savait bien. Mais les Français s’en riront, comme ils l’avaient fait déjà si souvent. Le pire est que l’ambassadeur savait qu’on avait armé quatre ou cinq navires, sous le prétexte d’aller en Floride, qui ne devaient être employés en réalité qu’au pillage ! Ainsi le déplorait don Francès, écrivant à Philippe II. Le 4 janvier, on traversa Nissan pour arriver à Narbonne, grande et forte cité, où l’on devait rester deux jours pour fêter l’Epiphanie.

Si Béziers est une ville presque réformée, Narbonne se tient fermement catholique ; aussi Charles IX et la reine-mère montrent-ils aux habitants une bienveillance particulière. Sans doute, pour donner une suite à la fête des Rois, on visite, le 7, Sigean qui domine la mer latine, et le lendemain Leucate, la dernière place de la France à quatre lieues de Perpignan ¹. Là, Catherine de Médicis montait en barque pour se rendre à Salces, emmenant avec elle les trois cardinaux, MM. de Bourbon, de Guise et de Strozzi, le maréchal de Bourdillon et M. d’Escars 2. La bonne humeur fut générale et l’on plaisanta beaucoup durant ce trajet. Car la reine mère, ce qui fit rire tout le monde, déclara qu’elle allait écrire une lettre au connétable et à Mme de Guise, afin de leur annoncer qu’elle s’était embarquée pour aller rendre visite au Roi Catholique ! 1.

On possède sur les progrès de la réforme à Perpignan une lettre intéressante de Pierre de Perpignan (Gaudeau, de Petri Joannis Perpiniani vita, Paris, 1891).

2. François de Peyruse, comte d’Escars, gouverneur de Bordeaux. D gitized by Nous n’avons plus que la lettre, fine et spirituelle, que Cathe rine de Médicis écrivit à ce correspondant qu’elle appréciait entre tous, et qui était M. de Saint-Sulpice, ambassadeur d’Espagne. Certes, elle avait voulu aller jusqu’à Leucate, où l’on travaillait à la fortification, il convenait de savoir où en étaient les travaux sur cette frontière.

200 Dans ce pays, « plein de montagnes et bandoliers » ¹, le roi avait voulu conserver avec lui les bandes de Strozzi qui assuraient sa garde « afin qu’il n’eust ceste honte que ces canailles saccageas sent quelques-uns de sa court » sur la route de Narbonne. Mais le lendemain de son arrivée danscette ville, après le déjeuner, la reine avait eu cette envie de se promener le long de l’étang avec son fils le duc d’Orléans, le cardinal de Bourbon et une partie de sa compagnie. On débarque près du château de Salces où ses chevaux l’attendaient. Catherine fait prévenir le capitaine afin qu’il ne prenne pas l’alarme, et vienne le trouver. Elle lui dit qu’elle est simplement venue pour se promener, qu’elle en avait usé comme des terres du roi son fils, et qu’il voulût bien lui montrer son jardin, qui était hors de la place, où il y a force orangers ». Et la reine-mère s’y était promenée, tandis que l’attendaient ses chevaux, recommandant au capitaine espagnol d’avertir le roi son maître de sa venue, et aux siens de ne pas s’approcher de la place. Car elle était ici pour se promener, et voir le pays, sans plus. Mais l’alarme avait été chaude. Au conseil, à Narbonne, ne disalton pas qu’elle était déjà en Espagne ! A dire le vrai, elle n’y était pas dépaysée : « Si vous en oyez parler, vous en croyrez ce qui en est et en ferez le compte à la royne ma fille, affin qu’elle en rie, comme nous avons faict !… >> Rire, cela ne doit pas arriver souvent à la pauvre enfant. L’entretenir et la voir, c’est ce que Catherine souhaite le plus : c’est pourquoi, dans un post-scriptum, elle demande à M. de SaintSulpice de lui adresser une demi-douzaine de peaux de maroquin noir et du plus beau, et de la « sire de Pourtogallo » pour fermer les lettres de toutes couleurs : « Vous voyés, puys que ne puis voyr ma fille, come je me veulx contenter de me le fayre acroyre, et aller en ses terres ! » On rentra coucher à Sigean. On reprit la route de Nar bonne, où l’on arriva le 9 au soir pour y passer la nuit et la journé 1. Les bandoliers sont des brigands, des contrebandiers. D gitized by


} du lendemain. Le 11 on déjeunait à Canet pour aller coucher au village de Moux. Le 12, déjeuner à Barhaira et arrivée le soir à Carcassonne. Les localités que l’on traversa, à partir de Narbonne, étaient en grande partie catholiques, mais travaillées par l’hérésie, observa don Francès.


201 (ARCASSONNE, ville épiscopale, comptait depuis longtemps des partisans de la Réforme, jusqu’aux troubles du mois inouïe et divisèrent la ville en deux factions ; la haine de deux hommes, François de Lasses, le président au siège présidial, et Raymond du Roux, le juge mage, les compliquaient singulièrement. Un

matin, devant la maison de Raymond du Poix, honorable marchand et réformé, on trouvait une image de la Vierge pleine de fange. Le conseil décida une procession générale réparatrice, y convoquant tous les habitants sous la peine de vingtcinq livres afin d’accompagner cette image à l’église Saint-Michel où elle avait été abattue récemment. Quelques exaltés ayant crié qu’il fallait mettre le feu à la maison de Raymond du Poix, les « épées » sortirent d’elles-mêmes, et la ville s’arma : le marchand Bernard Cavalier, Pierre Bonnet, Guiraud Bertrand et d’autres réformés furent assommés cruellement : à Guiraud Bertrand, on fendit la bouche avec une dague ; on plaça dans cette bouche sanglante un mords de bride, et un livre fut mis entre ses mains.

Les « séditieux », comme dit Théodore de Bèze, tuèrent ces réformés pour tuer, et avec eux huit catholiques. Ils détruisirent de même, pour le plaisir de détruire, chez le libraire des livres de plainchant. Asturgy, lieutenant du sénéchal, fut grièvement blessé. Quant au beau-père du président, qui avait donné ce bel avis de la procession, abattu d’un coup de pierre, il dut se cacher dans sa D gitized by demeure. Le juge mage se sauva de maison en maison, de jardin en jardin. On pilla surtout huit logis, dans une telle précipitation que les séditieux coupèrent les draps avec leurs dagues, chacun emportant son lambeau. André, le bourreau de la ville, se distingua entre tous, celui qu’on vit par la suite marcher devant Guillaume de Joyeuse, tenant son épée à deux mains : il « escorcha cinq de ceux qu’on avoit tués, mangeant le foye de l’un, et scia tout vif un pauvre homme qu’il haïssait de longue main à cause de la religion ».

La sédition ne fut nullement réprimée. Le viguier du roi ayant arrêté trente-deux personnes, cinq furent condamnées à mort. L’évêque de Carcassonne ordonna cependant des quêtes en leur faveur ; l’arrêt condamnant les séditieux fut cassé au Parlement de Toulouse. « Et tout demeura impuni » >. C’est au milieu de ces orages que l’édit de janvier 1562 tenta de ramener un peu de calme en fixant le statut de la religion réformée. Vignaux, le pasteur, autrement dit Masson, se présenta au viguier de Carcassonne pour organiser le culte hors des murailles. Ce jour-là, les catholiques répondirent par une procession générale, portant l’hostie comme à la fête du Saint-Sacrement ; deux cents habitants de la ville, renforcés par trois ou quatre cents paroissiens voisins, occupèrent les portes de Carcassonne. La ville basse et la ville haute se levèrent en armes, sous le commandement de leurs magistrats. Et quand, le prêche terminé, les réformés voulurent rentrer dans la ville, ils furent reçus à coups d’arquebuses, de traits d’arbalètes, de pierres. Ils se rangèrent alors devant l’Hôpital de la peste, envoyant prévenir en toute hâte M. de Crussol, gouverneur de la province. Pour se protéger, ils durent se retrancher derrière des gabions improvisés, vu qu’on avait pointé contre eux, sur les murailles, l’artillerie. On parlementa ainsi quatre jours, du 15 au 19 mars 1562. Puis les gens de Carcassonne ouvrirent le feu, faisant sonner les tambours et les trompettes. Les huguenots retranchés s’empressèrent de prendre la fuite à travers les faubourgs ; rencontrés au bout du pont, par ceux de la Cité, ils eurent trois hommes tués et d’autres blessés. Quant à ceux de la ville basse, envahissant la maison de Jacques Sabatier, réformé, ils le tuèrent avec son fils et trois ou quatre autres. De cette « victoire », les gens de Carcassonne firent une fête avec procession pour en conserver la mémoire. Deux à trois cents personnes de Carcassonne, hommes, femmes et enfants, rentrèrent difficilement dans leur ville six mois après ces tristes événements. Cette affaire illustre, dans un raccourci saisissant, ce qui s’était passé un peu partout, nous montrant les haines particulières, les clans, une populace excitée, empressée surtout au pillage, tuant indistinctement, volant toujours suivant le mécanisme habituel des bagarres.

204 On rougit d’avoir à évoquer ces déplorables scènes, dans le décor héroïque de la « Ville » et de la « Cité », et d’y trouver des cœurs plus durs que les pierres. Regardons le roi monter, le 12 janvier, vers la haute Carcassonne (la Cité), dont l’enceinte est double et se hérisse de tours. L’usage se conservera longtemps de déposer les armes avant d’y entrer. Et sur une des pierres de la muraille, on montrait le portrait de la femme qui s’était opposée à ce qu’on livrât Carcassonne aux Sarrasins.

On pensait, le lendemain (13 janvier), descendre dans Carcassonne, qui est la ville basse que l’Aude ceint en partie. Mais il arriva que la neige tomba, et en telle abondance que personne ne put sortir de la Citél Ainsi elle s’amoncela pendant dix jours, recouvrant de plus de quatre pieds la campagne que l’on apercevrait au loin toute blanche. Alors, comme il fallait passer le temps, on construisit dans la cour, devant le logis du roi, un bastillon de neige. Et ceux de sa maison furent chargés de le défendre contre ceux des deux villes, la haute et la basse Carcassonne. Les gens de la Ville durent se retirer, naturellement, et bien battus. Un autre combat fut donné entre les pages et laquais de la maison.

La neige fondit, suspendant ces jeux. Alors Charles IX descendit de la Cité, le 22, pour faire son entrée dans la basse ville, fortifiée elle aussi, où il devait demeurer quatre jours. Mais la neige y avait écrasé les arcs de triomphe, et gâté tous les autres préparatifs ! Les treize compagnies des quartiers (onze cents hommes) jalonnaient les rues droites où s’élevaient les maisons de bois dans les faubourgs des Cordeliers et des Jacobins. A la porte des Jacobins, on avait dressé une tente de velours rouge, doublée de satin blanc semé de fleurs de lys. Et dès que le roi parut, Bellissent, seigneur de Melun et viguier de Carcassonne, s’avança à la tête de cinq cents jeunes gens, habillés de bleu et montés sur des chevaux, jusqu’à l’arc qui partageait le vieux Pont. D gitized by La troupe décharge ses mousquets. Charles IX, qui était dans son carosse, descend et passe au milieu des cavaliers pour gagner avec sa suite la tente écarlate. Pierre Dufour, le consul, prend la parole, Les troupes défilent, les milices à pied, puis les cinq centscavaliers habillés en sauvages portant des flèches dans leur carquois, en fin les cinq cents cavaliers habillés de bleu. A la suite des troupes processionnent les religieux et les paroisses, derrière leurs croix. Le sénéchal conduit les gentilshommes. Enfin le roi monte à cheval à son tour, précédé des trompettes de la garde du corps et de sa suite habituelle. Et lorsqu’il eut passé le pont-levis, un petit enfam, habillé en Cupidon, lui remit les clefs de la ville, en disant quelques vers à ce sujet. Les consuls présentèrent le dais sous lequel le roi se plaça. Henri duc d’Orléans le suit avec son compagnon, le jeune roi de Navarre, et l’ambassadeur. On prit la rue des Jacobins, des Argentiers, la rue des Carmes pour arriver à l’église paroissiale de Saint-Vincent où Charles IX fit sa prière. Et de là il se rendit, par la rue de la Reilhe, è l’Officialité qui avait été luxueusement meublée. Mais les rues, tendues de tapisseries, ne montraient plus que les ruines des arcs de triomphe, et l’affection des habitants. Le lendemain, les consuls venaient apporter à Charles IX un souvenir de voyage qui était un modèle, en argent ciselé, de la ville de Carcassonne. Quant à la reine-mère, elle avait édifié tout le monde, en allant souvent faire ses prières à l’église des Augustins, devant le saint Suaire. Mais sa pensée était ailleurs, près de sa fille, la reine d’Espagne, qu’elle désirait tant de rencontrer, pour arranger les affaires ¹. Noblement et gravement, Catherine de Médicis l’écrira à Élisabeth : elle exige d’être fixée, elle n’entend pas être jouée, car elle est responsable envers le roi son fils et ne veut pas encourir un jour ses reproches. Jamais ses prédécesseurs n’avaient enduré une indignité, une insolencel On part, le 26 janvier, pour Arzens, petite ville, et l’on couche à Montréal, qui donne une entrée. De là, on domine la Montagne Noire. Il fait bien froid et l’on apporte du bois pour chauffer les logis,

Le roi déjeune le samedi 27 à Prouille, l’abbaye des Dominicaines, couche au château de Villepinte. Il arrive le dimanche 28, à Ferrals, où le seigneur de Malras, François Rougier, dit le baron 1. Voir sa lettre du 22 janvier à la Reine Catholique. D gitized by de Ferrals, le reçoit dans son beau château. Un grand festin est offert à la famille royale. Ainsi M. de Malras, catholique, prélude à la brillante carrière qu’il devait faire comme ambassadeur à la cour de Rome, aux Pays-Bas, soutenu par l’affectueuse confiance de la reine, là où il se montra bon serviteur du pays. Le repas terminé, on enlève les tables. Le roi, et tous les assistants, voient le plafond s’ouvrir au-dessus de leur tête, laissant tomber une grêle de dragées, suivie bientôt d’une pluie d’eau parfumée, si abondante que Charles IX fut obligé de s’abriter d’un manteau. Un assaut est enfin donné à un bastillon, gardé par soixante soldats : il est pris incontinent, car on avait oublié de lever le pont-levis ! Et cela vaut mieux que les crimes de Carcassonne, et semble plus sérieux que les boules de neige échangées par sport dans la cité. Le 28, la famille alla coucher à Castelnaudary, belle et bonne place, où Charles IX fit le lendemain son entrée. Les habitants donnèrent, sous les halles de la ville, le spectacle de la martingalle, une danse vive en l’honneur du roi. Charles IX regarde avec envie, car il ne sait pas encore danser. L E train de la cour reprenait, le 30 janvier, la route, remontant vers Toulouse, en passant par Avignonet, par Villefranche-de-Lauraguais, le centre de la culture du pastel servant à la teinture, et qui faisait de cette région un pays de Cocagne. On couchait à Villenouvelle, où étaient des maisons neuves. Le roi y déjeune le lendemain, traverse Baziège et Montgiscard. Sur le chemin, on visite les pierres de Naurouze, mises là par une fée. Lorsque les trois pierres se rejoindront, toute honte sera abolie en ce monde, et le jour du jugement deviendra proche. A considérer ce qui se passait, ce jour pouvait ne pas sembler lointain ! Dans la soirée, apparut Toulouse, avec ses maisons de briques et ses clochers. La cité parlementaire, la ville des marchands et de leur Capitole, des joyeux étudiants en droit qui travaillaient si peu et remplissaient des éclats de leur voix méridionale les venelles de la cité, portant l’épée comme des fils de famille et caressant les brunes servantes, Toulouse, et pour mieux dire « la cité de Pallas pour l’éloquence et la poésie », avait bien souffert et semblait fort divisée.

Tel était le résultat des querelles intestines de la ville. La Réforme y était entrée au temps de Henri II, quand le Parlement de Toulouse, celui que Bèze nommera « le plus sanguinaire de France >>, fit brûler Pierre Serre qui mourut avec une telle constance. Les passions sont vives au pays des Albigeois. La ville de Toulouse est remplie de couvents, condition toujours favorable au développement des réformés. Mais bientôt se posa, dès la première année du règne de Charles IX, la question du paiement des dettes de l’Etat. Toulouse était, comme on disait, l’une des « villes capitales » désignées pour y contribuer : Toulouse brillait en fait CATHERINE DE MÉDICIS

14 telle une capitale. Des avocats, comme les du Faur, les marchands que sont la plupart du temps les capitouls de la cité, pensaient qu’il convenait de vendre le temporel des ecclésiastiques pour acquitter cette contribution, plutôt que de charger le peuple des travailleurs et le monde des commerçants. L’Eglise, nel’entendant pas ainsi, fit agir sur tous les parlementaires qui s’y opposèrent. Par là les gens du Capitole s’étaient rendus suspects de favoriser la Réforme. On les accusa de tolérer le chant des Psaumes, de souffrir les réunions du collège de l’Esquille. Les Jacobins tonnèrent contre eux dans les couvents. Ainsi la Réforme à Toulouse avait été liée au sort meilleur des petites gens, des marchands. On y observa des rixes, des croix renversées, comme ailleurs. On y brûla Bodin de Bourgogne, le moine qui s’était fait serrurier, et vivait du travail de ses mains. Et les gens des campagnes, propriétaires et châtelains, effrayés du caractère de révolte sociale que prit la Réforme dans les campagnes, se réfugièrent à Toulouse comme des sans-abri. L’édit de janvier avait autorisé l’exercice de la religion dans les faubourgs. Du Nort, ministre, fit le premier sermon hors de la Cité. Vers la porte de Villeneuve, un temple fut érigé. Mais injures et coups étaient échangés, à l’aller comme au retour des prêches. Par là on cherchait à intimider les capitouls, et certaines familles célèbres du Parlement de Toulouse qui les favorisaient : les du Faur, d’Assesat, de Paule. Ainsi la situation était demeurée difficile, et l’on vivait à la merci d’un incident. Un jour un coup de canon malencontreux fut tiré sur le prêche : trois blessés et un mort ! Une autre fois, tandis que les réformés accompagnaient un enterrement, les catholiques des faubourgs Saint-Etienne, Saint-Michel, Saint-Salvadour se jetèrent sur eux. Encore des blessés. Sous la protection des capitouls et des magistrats, les réformés avaient mis le château en défense ; les catholiques armèrent de leur côté les églises, leurs clochers et leurs tours. Des deux côtés on leva des troupes. Les réformés s’emparèrent alors de l’Hôtel de Ville, marquant de la croix blanche les maisons de leurs adversaires. Le Parlement nomma de nouveaux capitouls. Et les tocsins sonnèrent dans la ville et à la ronde à travers la campagne. Les réformés se retranchèrent derrière les barricades, dans les rues de Toulouse, livrant un combat de deux jours (14-15 mai 1562). Le trompette les excitait du haut de la maison commune, au chant des Psaumes. Quant aux catholiques, ils don nèrent l’assaut aux cris de : « Vive la croix ! » On compta plusieurs milliers de morts. Le 18 mai, les compagnies de Monluc étaient maîtresses de Toulouse. Le temple fut brûlé ; on pilla des maisons où s’exercèrent des vengeances particulières. Trois à quatre cents huguenots furent exécutés. L’arrêt du Parlement dut enregistrer les lettres de pardon du roi relatives à ces faits abominables. Le cardinal d’Armagnac, comme lieutenant du roi, fit son entrée dans la ville qu’il chercha à pacifier dans un esprit catholique ; et autour du palais, pour l’isoler, il fit construire une clôture. Toulouse, refuge des gentilshommes terrorisés dans les campagnes, séjour du Parlement intolérant, devint un bastion de la résistance catholique, où l’on vit naître la première Ligue, dite association (2 mars 1563). Ce n’est pas cependant cet aspect de Toulouse qui devait retenir don Francès de Alava quand il y vint pour attendre la cour dès la seconde moitié de janvier 1. Doué d’un flair aussi subtil qu’un chien du Seigneur, l’ambassadeur flairait à Toulouse l’hérétique : ils sont au nombre de trois mille, nous dit-il, et sur cinq présidents trois sont hérétiques ; on pourrait en compter autant parmi les conseillers et les notables. Don Francès fut invité par les recteurs et les maîtres de l’Université à la fête de saint Sébastien où les étudiants, suivant une coutume ancienne, portaient les reliques du martyr à travers la ville. Bien qu’ils fussent tous priés a’y assister, pour honorer l’ambassadeur d’Espagne, sur les deux mille huit cents étudiants de Toulouse, huit cents demeurèrent absents. Parmi ces étudiants, vingt étaient sujets espagnols, aragonais et catalans. Ceux-là, l’ambassadeur le reconnaissait, vivaient catholiquement. Ici, don Francès dressait la liste des Espagnols habitant Toulouse, catholiques et suspects (un renseignement toujours utile au grand inquisiteur d’Espagne). Et don Francès dîna à Toulouse avec le cardinal d’Armagnac. On parla de la religion. L’ambassadeur ne lui cacha pas sa peine, puisqu’il se disait un de ses amis, de le voir accueillir dans sa maison des réformés aussi bien que des catholiques : « C’est vrai, et vous aviez raison de m’avertir à Valence que je serais trompé. Mais c’est la reine qui veut que cela soit ainsi. Je vois clairement dans ce royaume la religion perdue. Mais je ne suis ici qu’un pauvre hommet »

1. Sa première lettre datée de Toulouse est du 18 janvier 1565. D gitized by Toulouse, douze cents gentilshommes gascons étaient venus à l’avance pour baiser la main du roi et recevoir la gratification de leurs services. C’étaient les hommes de Blaise de Monluc, qui les avait conduits naguères à l’assaut de Toulouse. Dans leur inquiétude, la reine-mère et le chancelier avaient écrit à Monluc de les renvoyer. Blaise leur avait fait part de cette commission : mais les Gascons avaient déclaré que, s’ils rentraient dans leurs maisons, ce serait pour toujours, que jamais plus ils ne serviraient le roi. Sur quoi Blaise de Monluc, qui avait la plume aussi facile ue la langue, répondit que ses compagnons étaient venus pour voir le roi, car on racontait dans tout le royaume que Charles IX ne vivrait pas plus d’un an, qu’il n’avait ni appétit ni sommeil, qu’il allait toujours s’affaiblissant. La reine-mère tenant à donner un démenti à ces bruits, n’avait pu que faire savoir aux gentilshommes gascons qu’ils seraient bien reçus et traités par son fils. Blaise de Monluc, dont le castel s’élevait non loin d’Agen, à Étillac, où il écrira ses Commentaires, était un homme de soixantequatre ans, brave Gascon s’il en fut, possédé du désir de la gloire comme un italien, mais au demeurant un besogneux, prêtant à l’occasion à intérêt quand il avait lui-même touché son traitement et ses revenus.

Quel soldat, quel ardent cadet de Gascogne, malgré son âge ! Il darde sur vous de grands yeux ardents et sombres ; son long nez remue et sa barbiche blanchie s’agite, Arquebusé tant de fois, Blaise de Monluc avait laissé un bras en Italie, émerveillé Sienne par son cran. Le traité de Cateau-Cambrésis, en 1559, lui avait donné l’âme d’un demi-solde. Car la paix c’est le chômage et la misère du combattant ! Alors on l’avait vu, cherchant sa voie, qui fut si près de la Réforme, comme celle de son frère Jean, l’évêque de Valence, conseiller de Catherine de Médicis, et tenu pour un véritable huguenot par les Espagnols. Blaise de Monluc le fut en réalité, mais peu de temps, à Nérac, en 1560. C’est alors qu’envoyé en Guyenne avec Burie, Monluc observa le caractère si curieux de révolte sociale que prit la Réforme en cette province. Tandis que les buguenots de Marmande tuaient les moines, que les catholiques à Cahors tuaient les réformés, le seigneur de Fumel, ancien ambassadeur de France à Constantinople, était assassiné dans son château par les paysans ! Et quand les collecteurs royaux réclamaient le paiement des impôts, dans la campagne on leur montrait la Bible. Que d’audacieuses paroles s’élevèrent sur l’égalité absolue, d’après l’Evangile ! Les seigneurs catholiques n’osant plus sortir dans la campagne, se réfugiaient dans la ville de Toulouse. > 211

Monluc, à demi-huguenot, prit un parti devant le désordre et s’y tint celui de mettre son bras, unique, au service de l’ordre, et du catholicisme. Ce qu’il ne fit pas à moitié, mais en soldat et non en bourreau, sans cruautés inutiles comme le rappellent trop ses mémoires où le Gascon se vante. Monluc assura l’ordre dans Bordeaux, sauva à ce qu’il dit la Guyenne, et naturellement par là la couronne. Il aurait tout aussi bien servi l’Espagne, qui en fait le paya, et dont il fut l’agent. Il était prêt au besoin à faire la conquête du Béarn, à ramener prisonnière cette reine de Navarre, qui n’était pour lui qu’un jupon. Car M. de Monluc l’a dit sans fard à la reine-mère : impécunieux, il s’est jeté dans un « réseau d’intrigues peu utiles à l’Espagne et à lui deshonorantes ¹ ». Car il fut, comme plus tard Henri de Guise, un pensionné. Qu’importe, l’argent anglais a tant joué dans l’autre camp ! Le château en Espagne de M.de Monluc sera la retraite dans un prieuré de la montagne, à la frontière, là où l’on découvre à la fois l’Espagne et la France. C’est bien cela, M. de Monluc lui-même, devenu maréchal de France, défiguré par une nouvelle arquebusade (la septième), dégoûté de tout, accablé de misères physiques, et qui avait vu la guerre se venger sur lui, en lui prenant ses fils ! Il dira 1 I. Un si grand nombre de documents du fonds de Simancas le prouvent qu’il est inutile d’insister. D gitized by alors : « Je ne suis pas Espagnol ». Il en avait été le « voisin ». Les fleurs de lys étaient demeurées chez lui : M. de Monluc était resté fidèle à sa façon ; et chaque jour, il avait fait sa prière, ayant mis sa confiance en Dieu. Il écrira un jour, dans la retraite de son château près d’Agen, ses Commentaires qu’Henri IV nommera la « Bible du soldat ». Car à tous ceux qui auront des hommes à mener au danger, Monluc a laissé ce précepte, magnifique et efficient

« Mettez la main à l’œuvre le premier. Vostre soldat de

honte vous suivra. Croyez, mes compagnons, que tout dépend de vous ! >>

212 Monluc et son fils (ce dernier prépare une expédition coloniale en Amérique), sont vraiment curieux à observer à Toulouse, chez l’ambassadeur d’Espagne. Blaise venait dénigrer les services rendus par l’ambassadeur de France, M. de Saint-Sulpice, aspirant peut-être à devenir lui-même un intermédiaire entre le roi de France et Philippe II, alors qu’il était déjà, ou se proposait d’être un agent du roi d’Espagne : — — Je veux servir Sa Majesté Catholique et prendre part à la première expédition qu’elle fera en Afrique… (et baissant la voix) : J’ai pris cette décision, car la vraie religion est ruinée dans ce royaume. Les hérétiques veulent tuer le roi, mon maître, et du moment que ce Roi Catholique nous laisse nous perdre ainsi, je veux aller contre les Maures. Mon fils va à la découverte de la terre des Indes, et il prépare pour cela un navire. — Je vous assure de l’estime de Sa Majesté. Mais on n’entend pas parler d’une entreprise en Afrique pour le moment. Le Roi Catholique ne pense qu’à restaurer la religion catholique et la couronne du roi son frère. — Cela ne peut pas se faire, car le chancelier est un mauvais homme, et le connétable n’est pas meilleur non plus. Les cardinaux sont des faibles et des timides ! — Au sujet de votre fils, savez-vous qu’en Bretagne et en Normandie des pirates ont pillé les navires du Roi Catholique venant Indes ¹, et ont jeté l’équipage à la mer ; et j’ai prié le conseil de Sa Majesté d’armer des navires pour châtier ces corsaires. Je serais en peine qu’il arrivât quelque chose de fâcheux à votre fils. Je vous remercie. Mon fils ne va pas à la conquête d’une terre touchant à Sa Majesté. 1. De l’Amérique s’entend. D gitized by Le fils de Monluc vint voir, lui aussi, don Francès ¹. C’était un jeune homme de bonne contenance : « Comme il n’y a pas de guerre dans ce royaume, et puisque le roi récompense si mal le mérite de ses serviteurs, moi et d’autres nous irons à la conquête d’une terre ; mais nous respecterons les sujets du Roi Catholique, comme si nous étions ses nationaux… » Sur quoi le fils de Monluc demanda des lettres patentes pour être accueilli dans les ports d’Espagne comme un sujet espagnol. 1. Lettre du 22 janvier. D gitized by L’ENTRÉE A TOULOUSE HARLES IX, arrivé à Toulouse le mercredi 31 janvier, près de la porte Saint-Michel, remit son entrée au lendemain. Ayant fait le tour de la ville, il alla coucher aux Roquets (ainsi on appelait les pères Minimes de Saint-François de Paule, dont l’église était sous l’invocation de saint Roch). Cela donnerait un peu plus de loisir aux capitouls pour préparer l’entrée du lendemain. Le 1er février arrivaient Catherine avec la cour, Mme Marguerite sa fille, la douairière de Ferrare, fille de Louis XII, qu’on appelait Mme Renée de France, la duchesse de Ferrare comme disait don Francès qui la détestait, en tant qu’hérétique. Les capitouls avaient préparé plusieurs compagnies formant quatre mille hommes, dont le bourgeois Delpech était le colonel. Ils firent sortir plusieurs canons, tendre la grande rue de tapisseries et couvrir son pavé de sable. Ils l’ornèrent de plusieurs arcs de triomphe, avec des inscriptions dans toutes les langues en l’honneur du roi. A l’entrée de la place de la Peyre furent dressés deux arcs, en forme de portails, au milieu desquels était une pomme artificielle. On y avait logé un écolier, nommé Terlon, pour faire le compliment au roi quand il passerait. Au-devant de Charles IX s’avançaient les grands seigneurs et la noblesse de la ville, le Parlement en robe rouge, suivi des autres corps. Les capitouls prirent leur place près du poêle rouge cramoisi dont la crépine était d’or. Comme il sortait des Roquets, le roi fut harangué par le président Jean Daffis, à la tête du Parlement. L’escopetterie commença sa décharge et le commissaire de l’artillerie ayant par mégarde, ou dérision, rangé le gros canon de Castres le premier, celui qui portait cette inscription : LA PAROLE DE DIEU DEMEURE L’ENTRÉE À TOULOUSE 215

ÉTERNELLEMENT, le canon éclata, tuant le commissaire et trois canonniers. Charles IX commanda de cesser le feu. Alors il regarda passer les processions tandis que les chantres de Saint-Sernin faisaient entendre leurs motets où revenait si fréquemment le cri de : « Vive le roil » Mais c’est un fait, qu’observa don Francès au milieu de trois ou quatre mille gentilshommes français de forte santé, le roi sembla « un peu faible ». Après défilèrent les arquebusiers, les piquiers armés deblanc, gascons légers et aventuriers. Les délégués du troisième ordre étaient à Toulouse les Bazochiens qui suivaient leur enseigne, portant des casaques de taffetas bleu descendant jusqu’à la cheville, tous montés à cheval. On vit passer ensuite cent petits enfants, de cinq à dix ans, derrière un drapeau, tous à cheval et habillés de taffetas blanc. Et cinquante autres fils de la cité, ceux-là âgés de vingt à vingt-huit ans, en pourpoint de satin blanc et manteau de velours noir, montés sur de grands chevaux, passèrent représentant le cinquième ordre. Les nobles formaient le sixième, habillés de casaques de velours noir, portant des brassards et montés également sur de grands chevaux. Le septième ordre était celui des marchands, à cheval aussi et honorablement vêtus. Enfin venaient Messeigneurs du Parlement dans leur robe d’écarlate rouge. Le neuvième ordre était formé des archers du Prévôt de l’Hôtel.

▾ Les nymphes de la Garonne, chères à tant de poètes, venaient réciter un chant de joie : elles disaient au jeune Charles IX qu’il se hâtât de voir la grande ville, civile et fière, florissant enfin en justice :

Les Tolosans t’attendent à grand tas, Nobles, bourgeois, et gens de tous estaz… Dans la cité des arts, les nymphes ne manquaient pas de recommander les Appelle, les Phidias, les Zeuxis qui venaient d’illustrer les portails et les frontispices de l’entrée, et les avaient ornés de vers virgiliens. Les nymphes de la Garonne crièrent : Vien, Charles, vien, ne te fay plus prier, Vien veoir soudain tes subjects Tolosains A ton vouloir prompts et obéissans… Qui t’offrent tout, et le corps et le cœur, Roy par douceur, le vainqueur des vainqueurs… Amaud Bernardou et les capitouls lui présentent encore le pavillon, après lui avoir fait la harangue par l’organe du sieur Etienne Duranti, premier président, chef de leur assemblée. Le roi prend place sous le pavillon avec ses deux frères : Alexandre et Hercule. Le petit Henri de Navarre, Charles cardinal de Bourbon, Henri de Montmorency le maréchal Damville, Honoré de Savoie marquis de Villars, les comtes d’Aubijoux, de Candale (Henri de Foix), de Caraman (Paul de Foix, conseiller d’Etat qui sera archevêque de Toulouse), de Rieux, les sénéchaux de Toulouse et de Carcassonne, les sieurs de Thermes, Monluc, un grand nombre de seigneurs du pays de Languedoc et de Guyenne forment le cortège. Devant marchaient les hautbois et clairons, et sept trompettes ; le connétable portait l’épée nue à la main, suivi des autres officiers de la couronne.

216 Quand le roi fut arrivé devant les deux arcs de triomphe de la place de la Peyre, on fit descendre la pomme suspendue. L’écolier Terlon en sortit, récitant sa harangue en latin ; puis il fut remonté dans sa machine. Charles IX passa jusqu’à la place du Salin, descendit par Perchepinte, arriva à l’Archevêché où il trouva, place Saint-Etienne, un nombre infini de peuple criant : « Vive le roi ! » Il visita tous les corps d’état, bien avant dans la nuit. Les capitouls avaient fait allumer aux carrefours de grands feux pour éclairer la ville et corriger un peu le rigoureux froid. La nuit était venue. On gagna en hâte l’Archevêché où le cardinal d’Armagnac avait fait élever dans la cour des baraques en bois pour loger la suite du roi et de la reine, qui eut tant à souffrir de la basse température. D gitized by


. J PROJET DE L’ENTREVUE C²

E fut le lendemain seulement, jour de la Purification (2 février) que le roi se rendit à la cathédrale Saint-Étienne, afin d’entendre la messe et le sermon. Devant le porche, on le vit inviter le jeune prince de Béarn à entrer avec lui. Ce dont il s’excusa, naturellement. Alors Charles IX, par jeu, lui prit son chapeau et le lança dans l’église d’où on le rapporta au futur Henri IV.

Le prédicateur ordinaire, un chanoine, prononça un long discours sur la religion que le roi devait observer, en y obligeant ses sujets. Et souvent, il s’adressait à Charles IX lui-même, l’interpellant, semblant lui faire la leçon. Il faut le dire, ce qui préoccupait les esprits et faisait l’objet des conversations, c’était moins la manifestation catholique, l’exemple à donner à Toulouse, que cette nouvelle que M. de SaintSulpice venait d’apporter, la veille de l’entrée : Philippe II le roi d’Espagne, en qui les catholiques voyaient un protecteur, acceptait l’idée d’une entrevue avec la reine-mère, ou du moins la venue en France de son épouse, Elisabeth, qui serait son porteparole. Catherine

semblait bouleversée par la joie. Et lorsque don Francès lui demanda ce qu’elle pensait de l’entrevue, elle partit d’un éclat de rire, si violent qu’il finit dans les larmes, en sorte que Charles IX lui dit : « Mère, il me semble que vous pleurez ! >> Puis Catherine se pencha vers son fils, murmurant quelque chose à son oreille, lui commandant le secret. Et le roi, lui aussi, tout souriant, dit à l’ambassadeur : « Soyez certain que je garderai bien le secret ! »

D gitized by Alors la reine-mère, se tournant vers don Francès : — Et vous, êtes-vous content de l’entrevue ? — Oui !

218 Mais l’ambassadeur n’avait dit que ce petit mot, qui semblait presque un silence. C’est pourquoi Catherine reprit avec douceur : — —Dites-nous clairement ce due vous en pensez et conseilleznous sur la façon de procéder dans cette entrevue, suivant votre avis.

— Je crois que Sa Majesté ne viendra jamais en personne, si elle n’est certaine que ce soit pour le service de Dieu. Or cette dernière chose est entre vos mains, Madame. Je supplie même le roi de demander à la reine sa mère de remplir le service de Dieu.

Charles et Catherine se levèrent : — Comment ? que devons-nous faire ? — La reine votre mère doit fermer à clef ses oreilles qu’elle tenait toujours ouvertes à vos sujets hérétiques et traîtres, qui veulent vous tuer, vous voyant un roi si chrétien, et donnant de telles espérances. Ne dites pas que vous ne les écoutez pas ; car à présent il n’y a qu’un seul moyen, qui est de ne pas les croire ; mais ils viendront sûrement avec leurs mensonges et inventions pour vous empêcher de faire ce qui convient au service de Dieu et de votre fils, c’est-à-dire de traiter avec le roi mon maître et la reine, ma dame, ouvertement, en leur confiant tout le mal dont vous souffrez. La reine-mère répondit : Je vous donne ma parole qu’il en sera ainsi. — Sa Majesté le Roi Catholique le fera de son côté. Mais il a aussi des inquiétudes… Catherine demanda :

Quelque chose en Espagne ? — Non, Madame, Dieu merci, pas en Espagne, mais en Flandres, comme vous le savez. Alors Catherine s’écria : — Oui, je vous l’assure, il se passe des choses très graves en Flandres !

— Très graves ? sûrement non, Madame. — Si, je le sais d’une façon certaine. Alors l’ambassadeur sur un ton de reproche : — Pourquoi donc, Madame, vous n’en donniez pas avis quand D gitized by PROJET DE L’ENTREVUE 219

il y avait encore moyen de remédier à cet état de choses ? Catherine se tut, et l’ambassadeur ne réussit à lui tirer aucune parole par la suite. Elle changea le thème de la conversation, lui demandant si vraiment la reine d’Espagne viendrait avec une petite suite :

— Elle prendra juste ce qui lui est nécessaire pour son service. — C’est très bien ainsi ; moi et mon fils, de notre côté nous ferons la même chose. On a pris déjà des mesures nécessaires pour préparer à Bayonne un logement pour la reine d’Espagne. Sa Majesté le Roi Catholique peut venir tout près de Bayonne, et le roi mon fils peut aller le chercher là où il se trouvera, et où il le voudra.

Mais don Francès pensait que Bayonne ne saurait convenir, la cour de France lui paraissant trop considérable pour y résider. Et surtout il estimait qu’on ne ferait rien pour réformer ce train de cour ; par là il redoutait bien des ennuis. La joie que les catholiques éprouvaient au sujet de l’entrevue semblait vraiment très grande. Par contre les huguenots se montraient inquiets et l’on pensait qu’ils feraient quelque tentative pour empêcher cette rencontre. C’est du moins dans ce sens que don Francès parla, à dessein, à la reine-mère.

Mais deux hommes aussi paraissaient sombres et somnolents : le connétable et le prince de La Roche-sur-Yon. Car ce dernier, qui s’occupait de mariages, voulait faire celui de la princesse de Portugal avec le roil C’est encore lui qui disait toujours à la reine-mère : « Nous ne voulons pas d’autre maîtresse que vous, sauf une toute jeune fille que vous formiez à vos habitudes ». Quant à Monluc, il se montrait l’homme le plus heureux du monde : « Mais Votre Majesté peut croire que certains braves tremblent, et surtout le connétable, et le chancelier plus que personne ! >>

Ainsi don Francès exprime à Philippe II sa joie faite du chagrin de ceux en qui il voyait des adversaires. D gitized by I la reine laissait éclater sa joie, si les « meilleurs » de la cour, S suivant l’expression de don Francès, avaient mis toute leur à la cause de Dieu et pour la tranquillité du royaume, ces « meilleurs estimaient que la nouvelle était arrivée au moment même où le mal allait se développer dans tout le pays. Ceux-là craignaient surtout pour Paris, que Montmorency gouvernait à leurs yeux si mollement, complice peut-être d’une tentative de Condé et de l’amiral sur la capitale. Ce dernier y était entré avec six cents chevaux. Or François de Montmorency avait écrit que tout demeurait calme à Paris ! On lut sa lettre, au conseil du 2 février.

Mais le roi ayant fait écrire que Condé devait rejoindre son gouvernement de Picardie, décision prise sur l’avis du connétable, le cardinal de Bourbon se levait pour défendre l’un des siens : « Le prince de Condé n’est pas Châtillon, ni votre neveu ; alors, sa venue à Paris vous déplaît, quand l’amiral y est déjà. Le service du roi importe plus au prince de Condé, qui est de sang royal, que vos fils et vos neveux !… >> Le connétable ne répondit pas. Mais le voyage de Condé en Picardie inquiéte autant don Francès qui voit un complot permanent da

sa présence, cause du voisinage des Flandres. Il imagine déjà les huguenots maîtres de Ham, de Saint-Quentin, de La Fère, entrant à Paris, et dans les Flandres. Damville lui-même, qui gouvernait le Languedoc avec une fermeté qui avait paru si cruelle aux huguenots, demandait qu’on y laissât des garnisons. Ces garnisons lui semblaient nécessaires, alors que les cardinaux eussent voulu les licencier par mesure d’économie. Damville alléguait que Philippe II y pouvait faire une descente à l’aide de ses galères. Sur quoi Monluc fit une sortie violente, défendant le roi d’Espagne toujours prêt, non pas à attaquer le roi de France, mais à mettre à sa disposition ses forces pour le bien de la religion. L’altercation fut vive, entre les deux hommes, lui ne voulaient pas se réconcilier. Monluc, Bourdillon et Cipierre venaient prier, en ces conjonctures, l’ambassadeur d’Espagne de persuader la reine-mère d’agir enfin avec décision et fermeté. 221

Don Francès était las de lui faire des remarques à ce sujet : « Je lui en ai si souvent parlé que mes paroles n’ont plus de force ! Les trois reprirent : « Il faut quand même l’importuner, car cela peut donner un bon résultat. » Monluc intervenait, lui, en faveur de son espion, Bardaxi, très catholique, si capable de rendre des services au roi d’Espagne, irascible sans doute, mais qui avait le naturel d’un soldat : « J’ai grande confiance en lui et lui confierais ce que je ne dirais pas à mon propre fils. Bardaxi m’a assuré qu’il mourra, ou qu’il fera un très notable service au Roi Catholique ! >>

On voit combien il importait, sous le contrôle de ces violents, qui vendaient tous les secrets d’État, avec leurs espions et leurs coupe-jarrets, d’agir avec prudence, de se montrer plus catholique qu’eux-mêmes, tout en tenant compte des réalités, du fait huguenot, des intérêts supérieurs du pays. Trois cents gentilshommes réformés de Toulouse étaient venus. demander la liberté de faire des prêches dans cette ville, et en trois ou quatre places. Charles IX ne veut pas les entendre, et la reine leur enlève leurs pétitions (7 février). A ceux de Montauban, on a enjoint d’avoir à démanteler leur forteresse, leur laissant seulement une église, qui est d’ailleurs une petite forteresse. Le connétable refuse de les écouter, bien qu’ils allèguent qu’ils aient toujours gardé la ville au service du roi. Aucune bonne volonté, nulle part. Alors que la reine a promis au roi d’Espagne la ession de la relique de saint Eugène, conservée à Saint-Denis, le cardinal de Lorraine déclare maintenant qu’il ne pouvait consentir à ce don sans un bref du papel Le 7 février Charles IX entra au palais pour siéger dans son lit de justice, et honorer les gens de la cour de Parlement qui l’attendaient en robes rouges. D gitized by Mais il n’apparaît pas cependant que le Parlement de Toulouse, que Théodore de Bèze a qualifié de « sanguinaire », ait fait montre en ces jours d’intolérance. Il comprenait des conseilIers appartenant aux meilleurs familles de la province et des avocats renommés. Le roi écouta la plaidoierie du fameux avocat Terlon qui, ce jour-là, plaida la cause de Mme de Ferrare, la fille de Louis XII, que Catherine de Médicis aimait et respectait infiniment, réformée d’esprit et de cœur, charitable à tous. Or, comme Mme de Ferrare revenait dans son carrosse d’un synode huguenot tenu à Nîmes, en compagnie de son ministre, des gens « séditieux » de Toulouse avaient proféré contre elle des paroles qu’elle estimait injurieuses et ils avaient jeté des pierres contre sa voiture.

222 L’avocat disait la grandeur et l’antiquité de sa maison, celle de France, la première du monde. Les coupables sont immédiatement condamnés à être fouettés aux carrefours. L’autre affaire, débattue en présence du roi, fut la plainte de Catherine de Narbonne, dame de Brassac, épouse du sénéchal de Castres, qui avait assigné le seigneur de Ferrières en restitution des meubles enlevés par lui lors des premiers troubles. Le seigneur de Ferrières, huguenot, reconnut ses torts, invoquant à son profit l’abolition consacrée par l’édit de pacification. Et le roi imposa silence aux deux parties, leur recommandant de vivre en bons amis, ordonnant au seigneur de Ferrières de restituer ces meubles d’une grande valeur. Au synode provincial de Nîmes, les églises du Bas-Languedoc avaient élevé leurs plaintes contre le trop zélé gouverneur Damville ; et le roi avait renvoyé l’affaire au Parlement de Toulouse. Là vinrent les députés du Bas-Languedoc, auxquels s’étaient joints ceux du Haut-Languedoc, représentés par le sieur de Ferrières et les autres par le conseiller Clausonne, du présidial de Nîmes. Le connétable avait écouté leurs plaintes contre son fils Damville avec impatience. Puis il avait dit au conseil : « Si ces choses sont véritables, il faut que Votre Majesté fasse trancher la tête de mon fils ; mais si elles sont fausses, il faut faire punir ses calomniateurs ! » Clausonne fut arrêté. L’affaire s’apaisa, et le connétable aussi.

On voit que la venue du roi et de sa mère à Toulouse y fit naître une autre atmosphère que celle des combats. C’est grâce aux souvenirs d’un ardent réformé, Jacques de Garches, que D gitized by nous savons que ceux qui étaient jadis des adversaires, catholiques et huguenots, Toulousains et Gascons, se rencontrèrent pacifiquement au temps du carnaval, dans beaucoup de récréations, de mascarades, de joutes, qui formaient le sujet de la conversation de tous 1. Les bonnes maisons leur étaient ouvertes, de jour et de nuit. Excités par la présence du roi, gentilshommes de Languedoc et Gascons joutaient avec des lances de tournoi, comme des chevaliers errants, montés à crû, déployant leur force et leur adresse, tel Pierre de Larroque, sieur de Jouarre, qui emporta le prix sur tous. Et cela faisait oublier les assauts qu’ils donnèrent à la ville, les affreux combats de rue qui l’ensanglantèrent ! Mais

rien en ces jours n’aurait su donner satisfaction à don Francès.

Invité par le roi à assister à la séance du Parlement, il entendit Michel de L’Hospital reprocher aux gens du Parlement de ne pas avoir obéi à l’édit d’Orléans (le chancelier demeure la bête noire de don Francès qui le tient pour un huguenot, un hypocrite qui a fait baptiser l’un de ses neveux à la mode des réformés et entend cependant la messe, un homme chez lequel on mange de la viande le vendredi, pour lequel les huguenots font des prières publiques).

Et don Francès s’indignait quand il voyait le roi consentir à entendre les plaintes des huguenots contre les catholiques. Un homme de Nîmes, et lettré, les avait exposées, accusant même les gouverneurs de vouloir vendre cette ville au roi d’Espagne. On l’écouta avec stupeur, les assistants se regardaient les uns les autres. Le connétable répondit à ce lettré : « Si cela est vrai, ceux de la ville méritent une punition exemplaire, mais si cela est faux, c’est vous qui serez châtié exemplairement ! >> Le lettré disparut, et on ne le retrouva jamais. I. E. Droz a signalé que Guillaume Boni, musicien de Saint-Etienne, fit entendre une « symphonie vocale et des Sonnets de Ronsard que Charles IX et le futur Henri III admirèrent beaucoup (Mélanges offerts à M. Abel Lebfranc, 1936).

CATHERINE DE MÉDICIS D gitized by

15 BAYONNE, quand irait-on, comment et avec qui ? A Le bruit courait que la reine-mère voulait renvoyer son conseil et tout le superflu de la cour à Bordeaux, afin de mieux accomplir, comme le disait Catherine, la volonté du Roi Catholique (2 février). Et dans ce même instant don Francès déclarait qu’on venait d’expédier à Sampierro, en Corse, trois mille écus pour l’aider : « Vous ne savez donc pas, répondait Catherine en haussant les épaules, que les temps sont tels qu’on ne peut adresser d’argent à personnel D

Mais la reine-mère envoyait déjà à Bayonne pour y faire de grandes provisions, préparer les logements de la reine d’Espagne et de sa suite espagnole. Elie faisait dresser la liste des dames et des demoiselles catholiques qui devaient l’accompagner. Philippe II était-il sincère, en accordant l’entrevue ? Don Francès l’affirmait ; mais il avait des raisons de penser que la reine-mère ne l’était pas. Il estimait qu’elle ne voyait dans la rencontre qu’un rapprochement de famille, une occasion de parler de mariages pour ses enfants. Et la reine-mêre pensait en ces jours unir Marguerite de France au roi de Portugal. L’ambassadeur de ce pays était même arrivé à Toulouse. Durant les trois jours qu’il y séjourna, on vit Margot habillée en Portugaise. Cependant les invitations partaient pour l’entrevue de Bayonne. Mme de Guise était priée d’y envoyer son fils. On mandait M. Louis de Gonzague, et quelques jolies femmes. Quatre jours, on agita au conseil (3-7 février) la question de savoir si Charles IX D gitized by s’y rendrait avec son conseil. Le chancelier fit prévaloir que l’on devait aller d’abord à Bordeaux. On verrait par la suite. On établissait encore en secret le programme des fêtes, et il changeait toutes les heures. Catherine de Médicis semblait espérer enfin que le roi d’Espagne voudrait bien venir en personne. Quant au duc d’Orléans, il tenait à jouer un rôle, comme on l’écrivait au duc d’Albe ; il désirait aller chercher sa sœur jusqu’à Tolosetta : ainsi il paraîtrait gagner la victoire » pour le Roi Catholique !

Ce qui se précisait aux yeux de don Francès, c’est que les Français voulaient donner une forte idée de leur grandeur, de leur munificence. L’ambassadeur voulait croire qu’on n’y verrait ni la reine de Navarre (ce que le roi d’Espagne n’eût pas toléré), ni le prince de Condé, d’ailleurs si décrié en ces jours, depuis qu’il avait fait tirer de sa prison, par quatre chevau-légers lui appartenant, Mlle de Limeuill

Le bruit se répandalt enfin qu’on irait à Bayonne en trois groupes. Le duc d’Orléans irait avec Damville ; la reine-mère jusqu’à Saint-Jean-de-Luz et Irun ; le roi les attendrait à Bayonne. Mais l’entrevue aurait-elle lieu ? On pouvait parfois penser que non, car le bruit se répandait que la reine Elisabeth était enceinte, et que le roi d’Espagne ne voulait plus qu’elle fit ce voyage.

Était-ce là une invention de la reine-mère, comme l’estimait l’ambassadeur, pour calmer les huguenote inquiets ? Mais quand don Francès la rassure, elle ne se tient pas de joie.Et déjà Catherine arbore un long manteau à l’espagnole. On la voyait en fin s’occuper des bijoux pour les cadeaux, s’entendre avec les Florentins, négociant un prêt de quatre-vingt mille ducats pour les frais de la fête. Quant au roi, il envoyait chercher des bagues jusqu’à Constantinople ! Le moindre faux bruit inquiéte la reine-mère et la rend nerveuse. Elle importune chaque jour don Francès au sujet de l’entrevue, se plaint que le serviteur qu’elle a envoyé vers Philippe II ne soit pas encore rentré. Aurait-elle déjà peur, se demandait don Francès ? Le roi d’Espagne est heureux, lui, de tenir tout le monde en haleine. Il félicite son ambassadeur de sa dextérité et lui donne l’ordre de rien dire au sujet de l’entrevue, sinon qu’elle n’aura pas lieu avant Pâques.

D gitized by On danse à Toulouse jusqu’à minuit, et cependant les conseils d’État se tiennent dans la matinée jusqu’à midi. Charles IX est pâle, fatigué, parfois même indisposé. Le 20, la ville organisa un banquet en son honneur au Capitole. On l’attendait vers dix heures. Il avança son arrivée et se présenta vers neuf heures, demandant à manger avec une hâte visible. L’ambassadeur anglais, craignant je ne sais quoi, prit place près de don Francès. Il semblait attendre l’envoyé de Portugal. Ce dernier s’avança d’un air si désemparé que le roi et la reine ne purent s’empêcher de rire ! Don Francès eut pitié de son collègue que les dames provoquaient, lui envoyant des « bouchées », buvant à sa santé un si grand nombre de fois qu’il dut implorer grâce. La table enlevée, le roi regarda les danses et le théâtre. Puis Charles IX demanda au connétable d’appeler don Francès :

226 —

Je brûle d’impatience de voir la reine ma sœur, et chaque jour me dure autant u’un an. Je voudrais que vous alliez avec moi au camp, car je vais courir une course de bague, et je veux que vous me voyiez.

Le connétable dit à l’ambassadeur des mots d’amitié, et la reine-mère montra, une fois de plus, son allégresse au sujet de l’entrevue.

Puis le roi emmena au camp l’Espagnol. Durant le trajet, M. de Cipierre s’empara de lui : — La reine est décidée à donner ordre aux affaires de la religion, aussitôt après l’entrevue ; le connétable est d’accord avec la reine.

— Comment la reine pense-t-elle le faire ? Elle seule le sait, avec vos amis. Probablement le roi rendra une ordonnance pour ne plus tolérer de ministres en France. Vous ne pensez auparavant à tenir les armes nécessaires, car vous savez bien que l’amiral et le prince les prendront aussitôt ? — C’est la première chose que nous ferons, si le roi votre maître nous favorise. Croyez-vous qu’il nous favorisera ? — Vous doutez encore de lui ? Soyez persuadé de sa résolution. Mais moi, je crois que le chancelier fera encore fléchir la volonté de la reine.

Nous avons, Bourdillon et moi, prévenu la reine qu’il ne s’agit pas là d’un jeu d’enfants, que si le Roi Catholique l’apprend, il sera trop tard pour revenir sur sa décision. D gitized by — Vous me présentez le connétable comme un homme résolu et entier. Croyez-vous que cela lui fera plaisir si on met la main sur ses neveux, dans le cas où ils s’armeraient ? Certainement, il sera avec nous. — Cipierre, faites attention à ce que vous dites ! Le premier qui sera contre le connétable sera alors Damville, son fils. Mais jusqu’à présent le connétable nous a dit qu’il serait avec nous.

— Gardez-vous que les hérétiques ne vous entendent pas, car vous savez que dans ce royaume, ils ont les bras longs pour vous inquiéter.

Seigneur, la vérité est que tous les jours nous gagnons des hommes, et qu’eux ils en perdent… Le Roi Catholique se rendrat-il cette année en Flandres ? — En tout cas, la reine ma dame, ne traitera rien avec sa mère et le roi son frère sans l’approbation du Roi Catholique, et il sera toujours prêt à les secourir, en ce qui concerne le service de Dieu. Plus tard don Francès rencontra Catherine : elle lui dit d’espérer que de cette entrevue sortirait un grand bien pour le service de Dieu, de Sa Majesté Catholique et du roi son fils. N arrivait au temps du Carême, où l’abstinence était rompue par les jours gras et les mascarades 1. Le dimanche le roi passait la Garonne en bateau pour aller déjeuner à SaintMichel, le petit château de l’archevêque. Le soir, on fêta le Carêmeprenant, qui annoncait le carnaval. On maria ce jour-là le marquis d’Alix, qui épousa Mademoiselle de Curton, Gilberte de Chabannes. Les masques présentèrent les armes, et Mars parla fort pacifiquement au roi Charles IX : Souillié de sang humain, les armes j’en apporte Pour de rechef la France renverser l… Mais la dissimulation et les masques sont vraiment de tous les jours. Chaque parti cherche à s’illusionner sur ses forces, à tromper l’autre par la menace. Le 2 mars, eut lieu le banquet à l’Hôtel de Ville. C’était un usage à Toulouse de faire peindre sur les murs de cette maison les portraits des membres du Parlement. Or, pendant la récente sédition, les catholiques, après avoir chassé huit ou dix parlementaires réformés, avaient fait effacer leurs portraits. Au cours du banquet, certains réformés, dont les traits avaient été grattés, demandaient que leurs effigies fussent rétablies, car ils n’avaient 1. On peut citer par exemple le menu du 9 mars au festin donné aux dames de la ville brochet, lanceron, carpes, lamproies, saumons, raies, rougets, charon, baleine, grenouilles, truites, aloses, merluches, harengs, tortues, oranges, verjus, petits fours, escargots, verdures. Pendant le carême, le poisson domine naturellement (Bibl. Nat., fr. 25.755). D gitized by rien fait au préjudice du roi. Les portraits furent repeints, ce qui consterna les catholiques : « Si tout cela continue, après l’entrevue il ne nous restera qu’à tendre nos cous, et à nous laisser couper la tête ! »

Les réformés n’étaient pas moins désespérés. Comme ils étaient venus prier le roi de leur accorder des prêches, un gentilhomme huguenot dit : « Trois fois, sire, je vous l’ai demandé, et vous me l’avez refusé. Alors, permettez-moi de vendre mes biens et de partir avec ma famille à l’étranger pour sauver nos âmes ! >> Le roi avait répondu que le gentilhomme réformé serait libre de s’en aller, mais que ses biens lui appartiendraient, car il pouvait en disposer à son bon plaisir. Quelques jours auparavant, on avait publié dans la ville de Toulouse une ordonnance interdisant de manger de la viande pendant le carême. Un membre du conseil, favorable aux réformés, un hérétique suivant don Francès, avait déclaré que l’ordonnance était contraire à l’édit d’Orléans, suivant lequel chacun pouvait agir en cela d’après sa propre conscience. La nouvelle arrivait qu’en Normandie une bande de huguenots ayant pillé quelques églises, le gouverneur de Dieppe leur était tombé dessus, faisant des prisonniers. Les réformés les avaient délivrés par la force, tuant ceux qui les gardaient. La chose fut discutée au conseil où la reine-mère déclara qu’il n’y avait pas d’autre remède à ces violences que de demander aux gouverneurs de châtier immédiatement les huguenots dans des cas de ce genre. Les cardinaux et le connétable de Montmorency l’ayant appuyée, le chancelier se leva : Madame, la justice doit être administrée avec pitié. Le roi votre fils a besoin d’hommes. Il faut considérer les inconvénients qui pourraient se produire si on exécutait ce qui vous paraît bon aujourd’hui.

→ Il est nécessaire de mettre bas les masques ! répondit la reine. Mais c’est l’opinion du chancelier qui l’emporta cependant. On écrivit aux gouverneurs, non pas de sévir, mais de fermer les yeux. Le secret de cette douceur, de cette dissimulation, don Francès croyait bien en savoir la raison : la reine-mère avait peur. L’ambassadeur reçut en effet par l’un de ses espions, la copie d’une lettre que l’amiral venait d’adresser à Catherine de Médicis. Coligny l’avertissait, en bon sujet du roi, que les deux tiers du royaume étaient formés de huguenots, si fermes qu’il était imposD gitized by sible d’espérer de leur faire changer d’opinion. C’est pourquoi l’amiral suppliait la reine d’y bien prendre garde, la priant de ne pas mettre en danger le roi et la couronne. Quant à Brissac, de son côté, il semblait en revanche qu’il fût chargé sans doute de faire pénétrer aussi le trouble dans le cœur de don Francès. Car il l’avertissait que la flotte turque, dont on attendait l’arrivée, était très puissante, et que si le Roi Catholique le voulait, il pourrait bien lever chez nous deux ou trois mille hommes d’élite qui le serviraient. L’ambassadeur d’Espagne n’était pas homme à perdre facilement contenance. Il répondit que le roi son maître ne se servirait pas volontiers des sujets français, et qu’au surplus, en Espagne, on n’avait jamais eu peur des Turcs. Au milieu de ces menaces, de ces mensonges, Charles IX venait de rendre pour tout son royaume un édit que don Francès envoyait immédiatement à Philippe II, et qu’il considérait comme monstrueux. Il se rendit à l’instant chez la reine-mère : « C’est la chose la plus scandaleuse qu’on ait vue dans la Chrétienté. » Catherine de Médicis fit bonne contenance. Elle couvrit le chancelier qui l’avait rendu, déclara qu’elle-même était l’auteur du tiède édit, et que s’il était mauvais, on l’amenderait. Don Francès se retourna vers elle : « Votre responsabilité demeure grande, car vous êtes la maîtresse absolue du royaume et du roi. C’est ce dernier qui est responsable de l’édit… >> Mais le connétable et la reine mirent sur le dos du chancelier le fâcheux édit, et promirent de le faire changer. Le 18 mars eut lieu à Toulouse la procession générale où furent portées les reliques de saint Semin, Elle fut suivie d’un grand peuple. On visita les châsses, entre autres celle de saint Jacques que les pèlerins venaient vénérer avant de se rendre à Saint-Jacques de Galice. Cette adoration était tout indiquée, pour une cour qui allait se rendre en Espagne. Ce jour-là, le duc d’Orléans reçut la confirmation des mains du cardinal d’Armagnac dans la cathédrale Saint-Etienne. Alexandre Edouard prit officiellement le nom de Henri, en souvenir du feu roi son père ; Hercule, le duc d’Anjou, reçut celui de François porté par son aïeul. Car ces fils sont si grands, qu’on ne ferait pas d’eux de simples cardinaux, mais au besoin des papes ! La reine-mère tint à faire elle-même à don Francès le récit de la confirmation de Henri d’Orléans, lui rapportant pourquoi il D gitized by avait abandonné le nom de son parrain, le roi d’Angleterre, Edouard. L’ambassadeur d’Angleterre n’en revenait pas. Il le déclara à don Francès : « Ce cas, extraordinaire, montre bien la mauvaise nature des Français » >. 231

L’ambassadeur d’Espagne excita d’ailleurs son indignation. Il feignit, lui aussi, la colère. Car, bien que grand hérétique, l’ambassadeur d’Angleterre n’aimait pas les Français. Le lendemain Smith revient vers lui se plaignant encore de leur méchanceté : « La veille, la reine me flatte, m’assure de son amitié, car elle traite avec moi une négociation qui doit être avantageuse pour la France, et le lendemain on me fait une si grande offense, en changeant le nom du duc d’Orléans. Si ma reine et son conseil n’ont pas perdu la raison, j’ai porté un mauvais coup à la reinemère, car j’ai prévenu aussitôt la reine, ma maîtresse, de ce qui se passe ici. Et peut-être on ne fera pas cette négociation, dont nous autres Anglais pourrions pleurer, si elle était faite ! » Ainsi avaient passé les quarante-six jours de Toulouse. Les enfants royaux y avaient eu aussi le loisir de reprendre les leçons que leur donnait Jean-Paul de Selve, leur maître, un prélat érudit. Mais que n’apprend-on pas en voyage ! Un jour que le jeune Clermont-Tallard étudiait avec le duc d’Orléans, dans son cabinet de travail, ils eurent l’idée de regarder ce qui se passait dans la pièce à côté. Et les écoliers découvrirent par les fentes de la cloison « deux fort grandes dames » imitant de leur mieux « la docte Sapho lesbienne ».

D gitized by A AGEN LA CATHOLIQUE INSI que l’avait décidé le conseil, il convenait de se rendre à Bordeaux avant de gagner Bayonne. Le 19 mars, après la longue station de quarante-cinq jours à Toulouse, on reprit la route vers Saint-Jory et Fronton. Le zo, on déjeuna à Clau, qui n’était qu’un petit château. Ayant traversé le Tarn sur un pont de pierre, on arriva vers les trois heures de l’après-midi à Montauban, évêché et ville fortifiée qu’on commençait à démanteler, suivant les ordres reçus. Il faut dire que la ville marchande, qui était en même temps une place de guerre, l’une des bastilles des réformés, avait eu in finiment à souffrir des trois sièges que Monluc et Burie avaient mis devant ses faubourgs et ses enceintes. Montauban, ville du Quercy, était sous la protection du roi de Navarre, gouverneur de la Guyenne. La nouvelle religion y avait été apportée par Bernard Colon, enfant de la ville et écolier à Paris, en 1560 ; et de bonne heure, en dépit des hostilités de l’évêque et des commissions du Parlement de Toulouse, le chant des Psaumes s’était élevé, vainqueur, au milieu de bien des agitations et grâce aux sermons d’un prédicateur défroqué de l’ordre des Augustins, Clément.

Les notables de Montauban, avocats, conseillers municipaux, comme les artisans, autant dire les gros et les petits, continuaient de se chamailler entre eux, ne s’accordant guère qu’au sujet du chant des Psaumes et de la foi nouvelle. Leur violence faisait l’étonnement de leurs premiers pasteurs, Croissants, Masson et Martin Taschard. Les élusde la ville ne prêtaient déjà plus serment sur l’Evangile, par Dieu et sur le missel, mais sur la Bible, et au nom du Dieu vivant, en levant les mains vers le ciel. 233

Telle est l’emphase lyrique et révolutionnaire, et on peut le dire traditionnelle, des gens de Montauban. Ils faisaient leurs prêches dans plusieurs églises de la ville ardente, rouge comme ses briques cuites au soleil. Comme partout les prêches étaient l’occasion de rixes entre les réformés, la population catholique, les chanoines. Maîtres de l’église Saint-Louis, où les catholiques n’avaient plus qu’un jour de service, les offices, les enterrements de deux cultes faisaient naître des luttes perpétuelles où les réformés pensaient être les plus forts. Après l’édit de janvier, à l’exemple de Toulouse, le culte ne devait avoir lieu que dans les faubourgs, puisque Montauban était une place forte. Mais le gouverneur de la Guyenne, Monluc, et son lieutenant Burie, avaient résolu de frapper un grand coup. Le ministre Taschard y fut arrêté, et la ville de Montauban ne devait pas subir moins de trois sièges en mars 1562, septembre et octobre, jusqu’en avril 1563. M. de Monluc s’était découvert l’ennemi particulier de Montauban, place riche et bonne à piller, le réduit de l’adversaire. Et les gens de Montauban, devant les forces déployées devant eux, se découvraient, sous la terreur de Monluc, de Terrides et de Burie, des croyants qui devenaient des soldats, dans un camp retranché de la foi.

Ce n’est pas ici le lieu de dire la misère de ces sièges, du blocus, sous la famine et le canon, les succès et les revers de cette petite guerre. La ville, abandonnée par ses chefs, devait retrouver ses magistrats peu avant l’entrée de Charles IX. Au mois de février ils avaient reçu l’ordre de faire démanteler leur forteresse dont les armes et les munitions étaient abandonnées à Monluc. Toutefois on leur laissait une église, qui était plutôt, au dire de don Francès, une petite forteresse. Et les habitants, ruinés et misérables, cherchaient à rentrer dans la bonne grâce de Charles IX, lui demandant de reconnaître qu’ils avaient toujours gardé la ville à son service.

La pétition avait été renvoyée au conseil par le connétable (février). La veille de l’entrée du roi, les gens de Montauban virent arriver le petit prince de Béarn, le futur Henri IV, alors âgé de douze ans, l’enfant vigoureux et robuste, leur maître, qui était D gitized by leur espoir. Et le peuple le reçut avec beaucoup de joie, chantant en son honneur des Psaumes. Sans doute, il aurait voulu, le lendemain pouvoir répéter ces chants, qui exaltaient sa foi, à l’entrée de Charles IX ; mais dès que le roi les entendit s’élever, il parut si mécontent que les chanteurs s’arrêtèrent. Il était trois heures de l’après-midi quand Charles IX fit son entrée à Montauban. Le prince de Navarre, le maréchal de Bourdillon, Monluc, l’ennemi de la ville qu’il avait subjuguée, suivis d’un grand nombre d’habitants se portèrent à sa rencontre. Au bout du faubourg Tolozenc, douze petits enfants à cheval, vêtus de taffetas violet, saluent le roi en récitant des vers français composés à sa louange. Près de la porte du Pont, attenant au château, Charles IX trouva les consuls dans leurs robes et chaperons. On lui présenta les clefs de la cité. Bonencontre prononça une harangue ; les consuls, tête nue, s’agenouillèrent, et le roi confirma les privilèges et droits de Montauban. Mais Charles IX ne devait pas être de bonne humeur ce jour-là. Lorsque les enfants de la ville crièrent, selon la coutume : « Vive le roi », Charles ordonna à la garde de les faire taire. Nombreux furent ceux qui lui présentèrent des pétitions. Le roi les prit sans dire un mot. Alors les consuls portèrent le poêle, et l’on parcourut les rues principales de la ville. On passa devant le château royal, puis devant le temple de Saint-Jacques, en traversant le quartier de la Faurie, jusqu’à la maison de Jean Tieys Dariat, bourgeois de la ville, où le logement de Charles IX était préparé. Sur le portail, on avait mis la devise du roi : Pietate et Justitia. Dans la ville réformée, on ne voyait pas les mythologies habituelles. Mais sur l’arc-de-triomphe, on avait peint l’histoire du roi Salomon et celle de Josias. Josias, tel était le nom donné à Charles IX par les huguenots qui avaient mis en lui beaucoup d’espoir. Et l’on sait encore que le lendemain les consuls de Montauban lui firent présent, au nom de la ville, d’une coupe à dragées d’argent, « <fort exquise », sur laquelle étaient gravés les quatre éléments. Quant au prince de Navarre, il reçut un cheval de 200 écus, que l’adolescent accepta : « Mais ne luy fust lors baillé, n’ayant ladicte ville commodité de luy bailler pour ceste heure ». Telle était la misère de Montauban ! Le lendemain, de bonne heure, le roi entendit la messe dans la cité réformée. Il partit aussitôt après, déjeunant à la bastide du


D gitized by Temple, un pauvre village ; et l’on passa le Tarn sur un pont de bois pour aller coucher à Moissac. Cette petite ville s’allonge sur la rivière qui, une demi-lieue plus bas, mêle ses eaux troubles aux limpides ondes de la Garonne. La vieille église est adossée à la colline couverte de vignes. Les rues sont larges, les maisons de bois,

Le lendemain, 22, déjeuner à Pommevic ; on traverse la petite ville de Valence d’Agen, pour aller coucher à la Magistère, qui est formée de trois pauvres maisons sur la rive du fleuve. Le vendredi 23 mars, le roi montait sur le bateau offert par les capitouls de Toulouse et descendait pour déjeuner à la Fox ¹ ; il s’embarquait pour gagner la jolie ville d’Agen. Le connétable de Montmorency y était arrivé la veille ; responsable de l’ordre, il faisait partout le fourrier. Agen, à mi-chemin de Toulouse et de Bordeaux, avait toujours été un centre catholique. Il est vrai que Monluc y résidait habituellement. Les

rues de la ville étaient toutes ornées de tapisseries, et dans l’espace plus large de la voie, compris entre l’enceinte et le portail des Carmes, on avait tendu des draperies entre les maisons, en sorte qu’elles formaient un ciel de mille couleurs. La partie plus étroite était bordée de verdures, de peintures de saints et de héros, entre lesquels devaient s’avancer les princes. Le lendemain, dès neuf heures du matin, paraît Henri de Navarre. Vers trois heures seulement Charles IX débarque un peu en amont d’Agen. Le cortège se forme : derrière le roi s’avançait son frère, Henri duc d’Anjou, suivi des cardinaux de Bourbon et de Guise. On rencontra bientôt le jeune prince de Navarre, derrière lequel, chevauchaient en bon ordre, mais sans armes, les magistrats, les officiers royaux, les consuls et les bourgeois d’Agen. Les cloches sonnent, les canons de Monluc tonnent ; le peuple, pressé dans les rues, crie : « Vive le roil », tandis que dans les quatre couvents s’élevait le chant du Te Deum. Les consuls qui attendaient Charles IX sous la voûte, entre les deux tours du Pin, lui remettent les clefs de la ville : le roi était naturellement bien disposé à garder les habitants dans leurs privilèges et franchises à condition qu’ils obéissent à ses édits, ce qu’ils faisaient de si bon gré ; il leur « seroyt roy et père ». Parvenu devant Saint1. Lieu dit Moulin de la Fox, sur la carte de Cassini. D gitized by Etienne, Charles IX mit pied à terre, faisant oraison devant le grand autel ; puis il se retirait à l’Evêché. Et c’est un fait que dans Agen la catholique, le roi fit jeter dans la Garonne plus de vingt paquets de livres hérétiques, dont deux ou trois en langue espagnole, tous venant de Genève ! Tandis que les gens d’Agen se pressaient sur le passage du roi, un autre cortège entrait par la porte de la Garonne. C’était celui de la reine-mère et de sa fille Marguerite. Le jour suivant, on vit peu les princes. A peine les apercevait-on quand ils quittaient l’Évêché pour se rendre à la cathédrale entendre les vêpres Cependant, le lendemain 25 mars, les consuls attendirent que le roi sortit de sa chambre pour lui offrir un présent au nom de la ville. C’était une pièce d’orfèvrerie d’argent massif et doré. On y voyait les armoiries d’Agen. Entre les deux tours, symbole de la cité, se dressait une Vierge tenant d’une main une palme, et de l’autre une targe. Ce présent était, comme il convient, accompagné de vers.

Alors le roi se rendit à Saint-Étienne, où il devait toucher les écrouelles et présider au baptême d’une fille de Monluc qui reçut le nom de Charlotte-Catherine. Gracieusement, leurs Majestés reconduisirent l’enfant au logis du père où était préparée une collation. Nous

avons rencontré déjà plusieurs fois Blaise de Monluc, le gouverneur de la Guyenne, qui est chez lui à Agen, un maftre en son fief catholique. On aimerait le montrer dans sa maison, Gascon håbleur, que don Francès connaît très bien, car il n’y a guère de meilleur défenseur de la foi, ni de plus dévoué serviteur de Sa Majesté le Roi Catholique. Monluc le sert en partisan, use de ses espions. Mais don Francès ne le prend pas au sérieux. Monluc est à ses yeux un bavard, un vaniteux personnage, ridicule quand il paraît à cheval couvert de plumes de différentes couleurs, comme s’il devait toujours se rendre à un tournoi. Le panache du Gascon n’en imposait guère au grave et sobre Espagnol. Don Francès a connu mieux que nous tous ses projets, ses offres de service ; et il ne peut pas accorder quelque confiance au fils de Monluc, qui l’importune depuis quelque temps avec l’armement d’un galion devant gagner l’Amérique pour y découvrir la fortune du jeune conquistador. Don Francès voit dans le fils um pirate. Dans le père, il reconnaît l’homme léger, le bavard, utile seulement quand son espion espagnol Bardaxi le renseigne sur les


· endroits d’où l’on peut tirer de bons chevaux. Suivant leur convention, il s’agit là de centres où l’on fabriquait, où l’on répandait des livres hérétiques destinés à perdre les âmes des habitants de la Navarre, et qui pouvaient contaminer un jour les purs croyants de l’Espagne. Car ces renseignements, don Francès ne manquait pas de les envoyer au grand inquisiteur, l’archevêque de Séville. Monluc triomphe en ces jours. Le Gascon est persuadé qu’il est le promoteur de l’entrevue qui va se tenir à Bayonne. Il en attend tout. Mais que ne dit pas Monluc ? Il vient à l’instant même de rapporter à don Francès toutes les carresses et les honneurs qu’il a reçus de Catherine de Médicis et de Charles IX. Monluc serre la main de l’ambassadeur avec effugion

— Tenez, je pourrais vivre trompé par tout cela jusqu’à l’entrevue du roi mon maître avec la Reine Catholique, comme peuvent l’être Bourdillon et Cipierrel Mais si je vois qu’ensuite on ne prend pas une décision pour en finir avec tous les hérétiques, je passerai au service du Roi Catholique pour lui dire comment on peut les achever. Car si cette entrevue n’apporte pas l’ordre, tout est perdu ! Don Francès écoutait ces paroles d’une oreille distraite : Monluc était tellement léger dans ses propos ! Mais il constatait aussi que le Gascon jouissait d’une grande réputation, et que ses hommes le suivaient avec beaucoup d’affection. Monluc lui demanda encore si le comte d’Egmont était hérétique

l’ambassadeur répondit qu’il était un bon catholique, très

estimé du roi d’Espagne. Or Monluc tendit une lettre qu’il venait de recevoir d’un ami de Bordeaux : le comte d’Egmont n’avait pas été à la messe. Don Francès se prit à rire. Tout cela ne tenait pas debout.

C’est Monluc cependant qui était bien renseigné. Le lendemain du baptème de la fille de Monluc, on se rendit au gravier, sur les bords de la Garonne, où, non loin des piles d’un vieux pont, on tirait à l’arbalète. Sur la rive, le populaire jugeait des coups. Ce fut la dernière fête avant le départ de la cour. On monta, le 21, sur le bateau pour descendre à Port SainteMarie, petite ville sur la Garonne et gagner ensuite le château d’Aiguillon, la vieille bastide où l’on arriva le mercredi 27. Il y eut une entrée. Le roi y déjeune, s’embarque à nouveau et s’arrête à Marmande. De là il repart, le 29, pour la Réole où il couche dans la petite ville formée de trois bourgs. Le samedi, Charles IX s’embarque pour Cadillac, et passe la nuit dans le beau château du seigneur de Candale.

Ici nous sommes chez les Nogaret d’Epernon qui tenaient Cadillac du chef de Marguerite de Foix. M. de Candale est Frédéric de Foix, dont le père avait été tué à Pavie, et qui fut luimême otage à la paix de Cateau-Cambrésis, chevalier de l’ordre du roi et Captal de Buch. Quel pays fertile, avec ses auberges plantureuses, où l’hôte, suivant la coutume, vous donne l’accolade ! Le dimanche, 1er avril, on remonta sur la Garonne jusqu’au port de Bordeaux, la grande et belle ville, siège du Parlement, le fleuron de la Guyenne. D gitized by ORDEAUX était une grande ville marchande, et surtout un port où les Anglais, débarquant leurs draps et l’étain, B également aux nefs du Portugal et à celles du Nouveau Monde. Ce qui caractérisait alors, entre toutes les villes, Bordeaux c’était son peuple de matelots, le passage des « sauvages » de toutes sortes, gens d’Amérique ou d’Asie, la résidence des Portugais, des renégats et des Juifs, le commerce du vin avec les Anglais. Ce milieu coudoyait un puissant et riche clergé, comme en Espagne, une bourgeoisie de marchands aisée, souvent fort lettrée, avide de profits et curieuse de nouveautés. Le monde du Parlement touchait à celui de la noblesse, au-dessus de cette riche bourgeoisie. Il se piquait de lettres, et Bordeaux s’enorgueillissait d’être la ville des antiquaires, des déchiffreurs d’inscriptions, des admirateurs des statues antiques qui étaient conservées à l’Hôtel de Ville. Pendant trois siècles, Bordeaux était demeurée sous la domination anglaise. Les anciens occupants y avaient leurs habitudes, leurs comptoirs, appréciant, comme l’on sait, le claret. Ville rebelle au début du règne de Henri II, soulevée contre l’impôt sur le vin et la gabelle qui pesait sur la consommation du sel, ses habitants protestataires avaient été écrasés précisément par le connétable de Montmorency qui allait conduire dans la ville, pour la première fois depuis les troubles, un roi de France. Les idées nouvelles s’étaient propagées à Bordeaux, portées par Arnaud Monier de Saint-Emilion et son amí Cazes, de Libourne, brûlés en 1556. A la mort de François II, suivant Théodore de Bèze, on y comptait sept mille réformés, évangélisés par deux ministres, Philibert Grenée dit la Fromentée et Jean Duranson, dit Neuchâtel. Les réunions avaient lieu dans la mai. CATHERINE DE MEDICIS. 16


D gitized by son du président Pierre Carles, oncle de la femme d’Étienne de la Boétie, aux couvents des Augustins et des Cordeliers, au collège de Guyenne dont les étudiants avaient embrassé le luthérianisme. Dans ce pays de soleil, de gaîté, du vin onctueux et robuste, on chantait cordialement les Psaumes. Les pouvoirs furent bientôt débordés. Burie, lieutenant du roi, n’osant quitter la ville, s’interposait entre les sectateurs des deux religions, les turbulents écoliers, les jurats qui perdaient la tête, les religieuses de l’Annonciade qui se défroquaient. La ville dans sa grande majorité demeurait cependant catholique. La noblesse y souhaitait un régime de tolérance, une représentation à l’anglaise. L’édit de janvier décevait cependant les deux partis qui allaient s’aborder. Les jurats n’auraient su l’approuver, dans cette ville frontière, habitée par tant de nations. Des rixes, des contestations s’élevaient continuellement au sujet des enterrements. Une ligue catholique, la première dans notre histoire, avait enrôlé et armé trois mille personnes, soutenue par le Parlement et par le gouverneur de la Guyenne ; le « syndicat », comme on nommait cette ligue, fut vainement dissous par les ordres de la reinemère. Un homme aussi modéré que Burie le constatait. Les réformés ne laisseront ni un prêtre, ni un moine dans la province : « Voilà bien le fruict qu’ont apporté les ministres en vostre royaume, et n’est que le commencement du mal. » Le nouveau gouverneur de la Guyenne, Monluc, se jeta, lui, dans Bordeaux à l’instant où les réformés allaient s’emparer du château Trompette et occupaient les murailles de la ville. Il fit la guerre la plus cruelle dans les campagnes voisines de Bordeaux, livrant une série de combats très sévères où il défit Duras, où les Gascons et lui-même massacrèrent les réformés, pendirent les ministres, violèrent les femmes huguenotes. Cette petite guerre, qui remplit l’année 1563, avait sauvé le catholicisme, et Monluc le croyait, la monarchie, à Bordeaux et dans la Guyenne.

Don Francès, qui séjournait dans la ville, attendant l’arrivée de la cour, l’écrivait cependant avec tristesse à Philippe II. A Bordeaux, l’hérésie avait fait de grands progrès. L’ambassadeur avait interrogé le curé d’une église sur l’état actuel de la religion ; et ce dernier lui avait répondu : « D’après mon livre paroissial, je puis vous démontrer que les deux tiers de mes paroissiens sont des hérétiques ! » C’était la proportion normale, selon lui, en France. Les ambassadeurs étaient à Bordeaux tous logés chez des aubergistes huguenots.Celuidu représentant de l’Espagne senommait Villeneuve.Et don Francès dénonçait un Parlement en partie hérétique. Quelle ville curieuse devait être alors Bordeaux ! Et comment résister à son appel savoureux ? C’est un fait que Charles IX et Catherine de Médicis, arrivés le 1er avril, la visitèrent secrètement pendant plusieurs jours. On rentrait coucher au petit château de Thoars¹, à une lieue de la ville, tandis que le conseil préparait l’entrée. Le 9 avril, on s’embarqua sur la Garonne à Fraus pour gagner Bordeaux, sur les nefs préparées par les maires et jurats. Elles ressemblent à deux petites maisons. On s’arrête au-dessous du château Trompette. La ville se développait le long du port, qui affectait la forme d’un croissant ; et pour cela on le nommait le port de la lume. Au-dessus de la muraille pointent les clochers, et ceux de la cathédrale les dominent tous. La Garonne, en ce temps-là libre de ponts, formait comme un petit bras de mer où les galiotes de guerre et les barges évoluaient à la voile. Sept galions, avec autant de pavillons, avaient escorté la magnifique maison flottante du roi, quand il débarqua aux Chartreux, le couvent entouré de vastes jardins, en dehors de l’enceinte de la ville. Quant au roi de la Bazoche, il se tenait, lui, dans un esquif recouvert de coquilles de mer. On descendit au pied du château Trompette, faisant le coin de la ville et du port, et qui formait une bastille. Les nefs tirent des salves d’artillerie, et la famille royale prend place dans la galerie préparée pour entendre les harangues et assister à la revue des troupes. Bordeaux défilait, non sans quelque désordre, dans le tonnerre des coups de canon : car il semblait, comme dit un pédant, que Vulcain faisait jouer toutes ses flûtes pour foudroyer la ville ! Le clergé cherchait à passer le premier, ce qu’il n’arrivait pas à faire à cause de la multitude des soldats. On regardait les sergents à cheval suivis des présidiaux, des gens de l’Université, des graves conseillers en robe rouge, des avocats, des procureurs à cheval ou sur leur mule. Un trompette monté précédait la cohorte des petits enfants cavaliers, habillés de blanc, qui tenaient un drapeau aux armoiries de France et criaient : « Vive le roil >> Six capitaines menaient les enfants de la Cité, déployant leurs enseignes et portant la pique ou l’arquebuse : leur colonel était le 1. A Saint-Genès de Talence (abbé Baurein, Variétés, t. II, 1876). maître de la Monnaie. Le capitaine de la Bazoche, une autre puissance de Bordeaux, conduisait une grande compagnie à cheval et à pied. Mais voici, sans doute, l’image la plus saisissante de Bordeaux

les trois cents hommes armés qui semblaient mener au

roi douze nations captives, habillées suivant leur mode particulière les Grecs, les Arabes, les Égyptiens, les Taprobiens, les Américains, les Indiens, les Canariens, les Sauvages, les Brésiliens, les Marocains, les Éthiopiens. Et chaque capitaine des nations. prononça dans son idiome une harangue qui fut immédiatement traduite à Charles IX par un interprète. Car on parlait toutes les langues dans la ville et sur la marine d’où l’on voyait toujours évoluer les navires. Cela dura quatre heures. Enfin le roi monte à cheval. Il entre par la porte voisine, dite du Chapeau Rouge, qui était faite de bois, et toute neuve. On y voyait un Neptune, avec son trident, qui semblait faire au roi l’hommage de la mer. Les érudits y avaient également placé un vieillard qu’ils nommaient le « génie de la Cité. On lisait sur sa pancarte ces vers latins, appropriés à la jeunesse du roi et à l’antiquité de la ville :

Carole, si vultu senior nova gaudia testor Ne mirere, tuo juvenes revolutus in annos Numine florentemque viris opibusque paremque, Burdegalam antique spero tibi reddere Rome. 1 Enfin s’avancèrent deux hommes figurant la Garonne et la Dordogne. Charles IX prit place sous le poêle porté par les jurats ; et l’on monta jusqu’au portail de la rue Sainte-Catherine, nommé la porte de Médoc, où l’on vit encore d’autres hommes incarnant des rivières. Au-dessus était une coquille d’où sortit la jeune fille qui présenta les clefs de la ville, avec quelques papiers, et débita sa petite harangue. La rue était couverte de tentures jusqu’à l’Archevêché où descendit le roi. En passant devant Saint-Projet, il put voir la figure de femme tenant un calice en sa main et une hostie de l’autre, avec l’inscription : In hoc signo vinces. Le sym bole fut trouvé si convenable à la situation qu’on porta cette image devant le logis du roi, pour lui rappeler son devoir. Enfin, il nous faut penser qu’il y a quelque part dans la ville, 1. Charles, si mon visage est vieux, je t’apporte des joies nouvelles ; ne t’en étonne pas, c’est que je voudrais revenir à mes jeunes années pour te présenter la ville de Bordeaux, égale à la Rome antique en peuples et en ressources,


D gitized by un homme de trente-trois ans, Eyquem, fils de marchand, conseiller au Parlement de Bordeaux, dont la mère fut sans doute une juive, et qui va illustrer la France et le nom de Michel de Montaigne. Il a perdu son ami Étienne de la Boétie, il y a deux ans, emporté par une de ces pestes maudites qui sévissaient dans le port empoisonné.

Michel est fils de Pierre Eyquem soldat, qui fit de son fils un magistrat : c’est l’ascension régulière du pays. Mais les Eyquem, à Bordeaux avaient été pendant des siècles marchands de père en fils, exportateurs, établis dans la rue de la Rousselle. Ils avaient acheté la maison noble de Montaigne, sur la rive droite de la Dordogne. Michel fut le premier des Eyquem à prendre le nom de Montaigne. Par sa mère, il descendait des Lopez d’une tribu originaire de l’Espagne, que l’on trouve un peu partout dans les villes commerciales du midi de la France, Antoinette de Louppes, comme on disait. Michel de Montaigne est, on le voit, le miroir de Bordeaux.

Michel vient d’épouser Françoise La Chassaigne, dans son milieu de parlementaires érudits, d’une famille que l’on retrouve à toutes les pages de l’histoire du Consulat et du Parlement. Lui, il pense à ce que c’est « bien vivre et bien mourir », à faire sa retraite. Son frère Thomas est huguenot ; Michel est catholique, et surtout l’élève de Socrate, le fils de l’expérience, conservateur et sceptique, s’il en fut. Michel de Montaigne qui a regardé tant de choses, peut bien regarder le spectacle de la reine-mère entrant dans Bordeaux, pour y faire respecter l’édit de tolérance qu’a sans doute commenté, sur ses derniers jours, le cher Étienne de la Boétie, et par là sauver le pays, l’autorité du prince. Quel étonnant jeu, ce compromis à tenir entre huguenots et catholiques ! Quel problème, celui de l’autorité du prince, de la coutume royale !

Dans le cortège, voici le vieux Montmorency qui a mâté Bordeaux, y a fait tomber des têtes, au temps de Henri II, lors du soulèvement de la gabelle. Il porte toujours l’épée nue ! Mais voici, non loin, Michel de l’Hospital, le nouvel Horace, cher aux gens de l’Université où enseigna Buchanan, et à tous les écumeurs de latin du collège de Guyenne. C’est le chancelier, l’apôtre, l’arbitre de la tolérance, et surtout l’homme de la paix à l’intérieur, quand Michel de Montaigne pense à la seule paix intérieure de notre âme. D gitized by OMBIEN la position d’un don Francès de Alava est plus aisée ! C Lui, il fait le compte des bannières marquées de la croix qui sur cinq, alors qu’on avait demandé que toutes portassent ce signe. Mais sur la barque du roi, on vit aussi la croix, ce qui réconforta les catholiques.

Ce qui déplaît surtout à l’ambassadeur d’Espagne c’est le discours qu’a prononcé le premier président du Parlement, venu avec d’autres magistrats pour baiser la main de Charles IX. Le premier président était Jacques Benoist, sieur de Lagebaston, qui physiquement ressemblait tant à François Ier et passait en effet pour être son bâtard. On le soupçonnait surtout de protéger les religionnaires qu’il recevait dans sa maison, les traitant avec bonté. On rapportait qu’il avait dit que si l’on examinait bien les choses, on trouverait infiniment plus d’agresseurs du côté des catholiques que du côté des réformés. Le sieur de Lagebaston n’avait pas caché sa joie à la nouvelle de l’édit de 1562 ; et ses collègues l’avaient même récusé comme partial dans les affaires concernant la religion. Il soutenait cependant qu’il avait toujours cherché à conserver à Bordeaux l’autorité du roi, les aroits et les honneurs de sa compagnie. En fait, il avait travaillé à faire bien recevoir Charles IX par Bordeaux, s’occupant aussi de l’élection en cette circonstance d’un roi de la Bazoche, auquel il avait recommandé de se tenir avec modestie, ainsi que ses suppôts. Jacques

Benoist de Lagebaston avait flatté le roi, disait don Francès. L’orateur déclara que Charles avait commencé ses


D gitized by I pénibles travaux dès son jeune âge, contractant une grande dette envers sa mère qui l’avait si bien élevé et secondé, en sorte que bientôt il pourrait gouverner seul, mais en suivant ses conseils prudents.

Le président parla ensuite de la grandeur et de la puissance du royaume, déclarant que le roi de France était un véritable empereur ne reconnaissant aucun souverain au-dessus de lui. Et même en ce qui concernait le domaine de l’Église, il n’avait rien à demander au pape, ni décimes, ni aides, ni autre chose. Autant dire que le premier président avait parlé d’une manière qui ne pouvait que sembler insolente à don Francès au sujet du Concile de Trente.

C’est qu’il s’agit ici de la défense du pouvoir laïc, de l’absolutisme royal, qui prendra un jour la forme de l’État, la pensée même des gens du Parlement. Sans doute le Premier avait mis quelque emphase, et certaine longueur girondine, à énoncer ces principes. Car Charles IX, sur sa quinzième année, qui grandissait dans son corps et dans son esprit, regarda souvent pendant ce discours l’ambassadeur d’Espagne. Le roi répondit par quelques formules d’usage au président. Pendant ce long discours, un chevalier de l’Ordre du roi était venu avertir Charles IX que la reine sa mère l’attendait dans une maison voisine. Informée de la tendance de la harangue, elle ne paraissait pas satisfaite. C’est du moins ce que pensait don Francès qui se rendait, lui aussi, chez la reine. Tout le monde croyait déjà que c’était à cause de la harangue. Mais en fait don Francès l’entretint des misères que le vicomte d’Orthe ¹ causait aux sujets du roi d’Espagne. Catherine de Médicis lui répondit, qu’elle le regrettait, qu’elle ferait le nécessaire. Mais don Francès savait bien qu’elle n’en ferait rien, dût la maison où elle était s’écrouler sur sa tête ! La reine avait chaud en ce printemps bordelais. Elle se mit aussitôt en el turidine 2, laissant non loin l’ambassadeur, tout en parlant et en plaisantant au sujet de la Reine Catholique sa fille. 1. Guillaume de Nogué, vicomte d’Orthe, gouverneur de Bayonne Bayonne était un nid de corsaires, comme Dieppe. 2. Elle met sur son visage un a touret de nez ». D gitized by Durant cet entretien le « bon nonce », c’est-à-dire le nonce bien disposé, était venu demander à l’ambassadeur ce qu’il pensait de la harangue. Don Francès lui répondit qu’un vrai catholique ne pouvait se réjouir des paroles que le président avait dites au sujet du pape.

Il faut reconnaître que ce qui intéressait justement Catherine, n’étaient ni les controverses doctrinales entre parlementaires et religieux, ni même le grand débat de conscience qui avait manqué de provoquer en Guyenne une révolution, et y avait laissé la guerre entre les villes et entre les citoyens. Sa pensée demeurait à l’entrevue de Bayonne, suivait les déplacements de sa fille à travers l’Espagne, s’intéressait seulement aux nouvelles que l’on donnait de sa santé. De telles difficultés s’élevaient au sujet de l’entrevue, que parfois personne n’y croyait plus, don Francès lui-même. De l’Escurial, Philippe II jouait de l’entrevue à sa manière féline, le velours et la griffe. Il faisait connaître à sa belle-mère que la Reine Catholique avait déjà commencé le voyage en bonne santé et avec une telle joie de l’entrevue. Mais jamais Philippe II ne donnerait son consentement à la venue à Bayonne de Condé et de Mme de Vendôme. Il fallait le dire nettement à Catherine, expliquait-il à l’ambassadeur, car il eût préféré rompre dans le cas contraire. Et l’ambassadeur demandait que l’on continuât à bien entretenir Monluc qui « affectionnait tellement ses intérêts » > ! Le duc d’Albe, qui avait l’habitude de répéter et de préciser les ordres de son maître, le disait aussi à don Francès : l’ambassadeur d’Espagne doit s’opposer de toutes ses forces à la venue à Bayonne de Condé et de Mme de Vendôme. Au besoin, menacer Catherine, en lui disant que la reine sa fille ne viendrait pas. De même, avant l’entrevue de Bayonne, il fallait parler fermement à la reine. Elle devait rappeler ceux qui venaient de partir pour la Floride, empêcher l’expédition. Or l’ambassadeur d’Espagne, sans trop y croire d’ailleurs, avait recueilli le bruit que les Français armaient dix ou douze vaisseaux pour gagner la Floride. Ainsi la Nouvelle France aux Indes servirait à recevoir ceux qui étaient passés entre les mains de la justice, et aussi les huguenots ! Don

Francès avait fait à Catherine de Médicis la relation des lettres de Philippe II. Mais on commençait à mettre tellement en D gitized by doute la réalité de l’entrevue, que ces nouvelles rassurèrent, plutôt qu’elles n’inquiétèrent la reine, qui jouissait d’un robuste optimisme. Le connétable n’avait-il pas dit : « Je croirai à cette entrevue quand je verrai la reine-mère et sa fille ensemble. Autrement, non ! »

A la cour les catholiques étaient déjà arrivés : MM. de Guise, de Nemours et de Nevers. Le bruit se répandait que la garde habituelle de 600 soldats allait être portée à 1000 hommes. Pour eux on avait envoyé chercher à Milan des armures splendides. Les catholiques reprenaient quelque espoir et commençaient à parler plus fermement. Montpensier, par exemple, se disait exaspéré

il ne voulait plus rester gouverneur d’une province où on

ne disait pas la messe, où Mme de Vendôme faisait tenir partout des prêches. Si l’espoir de l’entrevue de Bayonne ne le retenait, il eût quitté la cour. Les insolences des gens de Paris étaient mises en évidence. On disait que Montmorency pensait chasser de la capitale et de la France les Théatins. Le cardinal de Lorraine demandait que Montmorency, gouverneur de Paris, fût châtié de l’insolence qu’il lui avait faite, le cardinal étant en service commandé. Don

Francès savait bien d’ailleurs que le prince de Condé ne viendrait pas à la cour, comme le bruit en avait couru. Condé avait de telles pratiques avec les Anglais et les Allemands ! Enfin la Cène approchait, Pâques tombant le 22 avril. Et l’ambassadeur pouvait penser encore que les affaires des Espagnols n’allaient pas très bien alors. Elles allaient même mal, en Corse, où les forces espagnoles diminuaient tous les jours. Le fils de Monluc était parti pour s’embarquer à Saint-Sébastien : il devait se diriger ensuite sur Terre-Neuve pour organiser là un petit port afin de centraliser la pêche à la morue et à la baleine, sinon il suivrait la rive en quête d’une terre. En Bretagne et en Normandie, on faisait des préparatifs pour armer les navires de la piraterie. Et tout cela ne pouvait être dirigé que contre les navires du Roi Catholique revenant des Indes. On parlait toujours de l’expédition en Floride. Mais qu’attendre d’un royaume où les meurtres demeuraient, comme dit l’ambassadeur, impunis ? 1. L ordre fondé en 1525 par Pierre Caraffa, archevêque de Chieti, en latin Theate. MICHEL DE L’HOSPITAL HARANGUE LE PARLEMENT C²

’ÉTAIT bien le sentiment qui animait le chancelier de France, Michel de L’Hospital. Il avait des choses graves à dire aux gens du Parlement de Bordeaux. Mais don Francès et Michel ne pensaient certainement pas aux mêmes victimes, Ce qui importait au chancelier c’était de savoir comment la justice était rendue, la manière dont les édits de pacification pouvaient être exécutés. Il savait que le Parlement de Bordeaux éludait leur enregistrement, qu’une partie de ses membres protégeaient les bandes armées de ceux qui, sous le prétexte de la défense de la religion catholique, portaient l’effroi dans les environs de Bordeaux et osaient même se présenter en armes dans la ville. Ils allaient jusqu’à enlever des jeunes filles, de riches héritières, les forçant à épouser leurs complices. En vain les victimes et leurs parents réclamaient la justice : deux coupables seulement avaient été condamnés, mais sans avoir pu être arrêtés. A la tête de ces bandes de pillards se déclaraient le comte de Candale, l’évêque d’Aire, son frère, le marquis de Trans, son cousin, le sire de Melville. Ils avaient formé une ligue, dénoncée au roi lui-même par le premier président de la cour de Bordeaux, Lagebaston. Le même magistrat n’avait pas craint de déclarer courageusement à la reine-mère tous ces méfaits. On voit que le chancelier avait beaucoup à faire à Bordeaux. Il demanda la réunion du Parlement pour le 12 avril, avec une audience extraordinaire où le roi tiendrait son lit de justice. Et il décerna un mandat d’ajournement personnel contre le marquis de Trans, l’un des chefs de bandes infestant la Guyenne. Les protecteurs des coupables provoquaient des récusations pour retar D gitized by MICHEL DE L’HOSPITAL HARANGUE 249

der la réunion demandée par le chancelier. Il ordonna de passer outre.

Ainsi la séance s’ouvrit cérémonieusement, et le chancelier y entra, suivi des membres du grand conseil, du maître des Requêtes de l’Hôtel. Et peu après arrivèrent le roi, la reine-mère et leur suite.

Charles IX, assis sur son trône, dit qu’après avoir fait son entrée dans cette ville, il avait voulu voir sa cour, et comment sa justice s’administrait ; car il entendait être mieux obéi qu’il n’avait été, ne permettant à aucun de ses sujets de prendre les armes sans son congé. Et il voulait de même que ses édits fussent gardés.

Le roi passa ensuite la parole au chancelier, qui se tenait debout avec les autres, et nu-tête tandis que Charles IX parlait. Le chancelier à la barbe blanche se tourna vers l’adolescent, lui demandant s’il lui plaisait que la cour et les présidents pussent se couvrir et s’asseoir, ce qu’il accorda. Alors Michel de L’Hospital salua le roi et se plaça devant sa chaire. Il célébra la justice, l’institution du Parlement, conta quelques exemples des anciens d’après Paul-Emile qu’il retrouvait à propos dans sa mémoire omnée. Le roi se trouvait ici dans sa maison ¹ : il voulait que son ordonnance fût exécutée, et non pas interprétée : « Vous estes, messieurs, commiz à faire justice ; ne pensez pas qu’elle soit vostre ; vous n’estes qu’en sièges empruntez. Il fault que vous la recognoissiez tenir du roi : selon ses ordonnances légitimes, vos jugements sont astricta legibus. Il fault que la loy soit sur les judges, non pas les judges sur la loy. Le roy est veneu en ce pays, non pas pour veoir le monde, comme aulcungs disent, mais faire comme ung bon père de famille, pour sçavoir comme l’on vit chez soy, et s’informer avec ses serviteurs comme tout se porte… Il s’est enquiz de son peuple et de sa justice : ce ne sont pas contes, ce que je vous dis ; je vous diroy ce qui sera profictable. Il a trouvé beaucoup de faultes en ce parlement… >>

Telle était la manière rude, familière et magnifique de Michel de L’Hospital, si différente, on le voit, de la fine recherche d’humaniste dont il usait dans ses œuvres latines. Le chancelier disait 1. Michel de L’Hospital développait là un lieu commun, qui était une réalité tangible. La maison du roi à Paris était la maison de la justice. D gitized by leur fait aux parlementaires de Bordeaux qui s’étaient « débauchés », ce qui était inexcusable dans un Parlement relativement jeune¹. Il savait que les opinions des gens de bien n’y comptaient pas ; il avait reçu des plaintes adressées sur les meurtres et les pilleries commis dans ce ressort, connaissait les dissentiments qui régnaient entre les gens du Parlement : « Voicy une maison mal réglée ; c’est vous aultres qui fault que vous en rendiez compte…>>. La première faute était la désobéissance portée au roi en n’enregistrant pas les ordonnances présentées : « Si vous avez des remontrances à luy faire, faites les y au plus tost, et il les oyra… Vous luy ostez sa puissance royale quand vous ne voulez obéir à ces ordonnances royales, qui est pis que de luy oster son domaine… » Le chancelier disait encore : « Votre prudence doit se limiter à juger les procès, non à vous estimer plus sages que le roi, la reine ou son conseil ». Il tirait une leçon du mot que Varron, Romain, avait prononcé, et qui lui semblait si bien approprié au pays des oignons « Vos prédécesseurs sentoient aux aulx et oignons, mais ils avoient l’estomac bon et l’haleine bonne ». C’est que les prédécesseurs des gens du Parlement avaient bon sens et entendement.

Le chancelier répétait encore le mot d’Horace : qu’il faut manier doucement un cheval pour ne pas lui apprendre à ruer. Attention à vous, ou gare aux ruades royales ! Il disait encore : Vos arrêts ne sont pas au-dessus des ordonnances. Je suis le chef de la justice ; j’ai été président. Je sais mon métier. Le mal vient de vos divisions, de vos ligues. J’ai vu vos registres, vous en venez parfois aux injures, et jusqu’à vous battre et vous menacez les gens de votre justice. Vous êtes sous la coupe des gouverneurs. Vous faites des mariages par force : « et quand on sçait quelque héritière c’est pour monsieur le conseiller ». Ceux-là, il ne les nommera pas !

Le chancelier évoquait, avec la même simplicité majestueuse, les guerres civiles de Rome : « C’estoit le commencement que le sang des citoyens feut respandeu, et depuis, le plus fort tuoit le plus foible ». « Il ne fault jamais défendre un meurtre faict de voye de faict ». Enfin le chancelier semblait craindre « qu’il n’y eut céans de l’avarice. » Il disait sans vergogne : ayez les mains nettes. On dit qu’il y a de grands présents à la cour, et que 1. Établi par Charles VII et confirmé par Louis XI. D gitized by MICHEL DE L’HOSPITAL HARANGUE 251

les « gros larrons sont, in aula. Il n’est pas bien faict, ny là, ne icy ». On fait pendre un petit voleur, et l’on pardonne à celui qui a commis plusieurs vols en assemblées ou congrégations illicites. — Prenez exemple à votre roi. Lui a-t-on jamais entendu dire : je ferai pendre celui-ci, je ferai mourir celui-là sans qu’il l’ait mérité ? Que Dieu lui fasse la grâce de subvenir à nos vieilles fautes ! Ici, disait-il encore, l’on craint plus les gouverneurs que le roi. Il n’y a pas un seigneur de ce ressort qui n’ait son chancelier en cette court

Enfin, on lui avait dit « qu’il y en a céans qui baillent leur argent à intérêt à des marchands. » Ceux-là devraient bien se faire marchands eux-mêmes. Car le chancelier déplorait qu’on vît aujourd’hui trop de communications entre les gens de robe et les marchands : et dès qu’un marchand a de quoi, il faut qu’il fasse son fils avocat ou conseiller 1. « D’ambition, vous en estes garnis ». C’est pourquoi le chancelier disait : « < Soyez ambitieux de la grâce du roy et non des aultres » >. On réputait alors ceux de Toulouse trop graves 2, ceux de Bordeaux trop familiers. Michel de L’Hospital, encore qu’il ait vécu en l’une et en l’autre ville, préférait la gravité toulousaine : Gardez-vous de trop de familiarité. Pourquoi craint-on les lieutenants du roi et les forts seigneurs du ressort ? C’est le commencement de la tyranniel On a vu un simple sergent, avec sa gaule blanche, parcourir tout le ressort. « Vous n’avez pas d’excuses », ajoutait le chancelier. Il avait vu les registres. Tantôt un avocat, tantôt un jurat, c’est-à-dire un officier municipal, siégeait parmi les parlementaires. Leur charge est cependant la police, et non les affaires de l’État. Alors Michel de L’Hospital en vint aux péchés véniels. Il y en a parmi vous qui sont joueurs et paresseux, qui ne servent pas de six mois et d’un an ; « et toutefois ils signent leurs debentur et certifient avoir servi. » Un conseiller à Paris qui avait donné un faux certificat de trois jours avait été condamné à de grosses amendes, et suspendu de son état. Tel était l’exemple que Michel de L’Hospital proposait à la méditation des gens de Bordeaux. Il en vint à sa conclusion : « Voicy la maison du roy et de sa jus1. C’est l’histoire de Montaigne. 2. L’influence espagnole qui est ici marquée à Toulouse. 3. C’était le semestre, institué au temps d’Henri II pour occuper les juges, multiplier les offices, et que Michel de L’Hospital combattit. tice ; le roy vous l’a bailliée en garde. Gardez-la, à la descharge de sa conscience. Ne craignez rien, car Dieu et le roy vous maintiendront : et quand l’on vous verra forts, et non point lasches, aulcun ne vous osera assaillir ; et si vous faites, Messieurs, ce que le roy vous a commandé, oultre la récompense que vous attendez de Dieu, le roy vous récompensera. Si vous faictes aultrement, vous aurez à crier : Templum domini 1, car tout se ruynera. Je serois marry que cela advînt ; car je suis de vostre corps… >> Ainsi, dans sa simplicité, parla magnifiquement Michel de L’Hospital.

Le premier président, Lagebaston, prononça, lui aussi, une longue harangue sur l’autorité de la justice. Alors on ouvrit au public les portes de la salle et le chancelier fit appeler la première cause que le roi pria de mettre en délibéré… Après quoi l’on s’en fut à la comédie que donnèrent les écoliers du collège de Guyenne. C’était là le triomphe de la savante maison de Gouvéa, que détesta Montaigne. On y récitait des tragédies de Muret, et d’autres, qu’il joua étant écolier ; certains drames de Buchanan, sa Médée, et d’autres encore de Guérente… La seconde harangue du premier président avait eu, comme la première, l’effet d’exaspérer don Francès. Car Lagebaston avait, selon lui, développé tous ces points, la reine ayant toléré son premier discours. Cela ne pouvait que donner cœur aux hérétiques.

Ainsi, lorsque Charles IX se rendit à Saint-François, les huguenots étaient venus lui demander la permission d’y construire un temple. La reine-mère leur répondit qu’ils perdaient leur temps, car il y avait là une église qui resterait celle de l’ancienne religion. Mais elle prit leur pétition, disant qu’on leur ferait réponse.

Catherine de Médicis, souriante, n’était pas dupe de la comédie jouée par don Francès, plus intéressante sans doute que la représentation du collège. L’ambassadeur connaissait le mot à son sujet, qu’elle avait dit au cardinal de Bourbon, mot que s’était empressé de lui répéter le cardinal de Guise : — Don Francès ne veut plus me parler, parce que je n’ai pas fait pendre le premier président ! 1. Allusion à la déploration de Jérémie, 7-8. 2. Dit aussi le Couvent des Cordeliers, près de la muraille. D gitized by E 18 avril arrivèrent à Bordeaux le prince de Parme et le comte d’Egmont, qui remontaient, avec le passeport français, vers les Flandres, après avoir vu Philippe II. Il faut connaître ces deux ennemis du pays, deux grands soldats. L’un est Alexandre Farnèse, adolescent espagnolisé et hautain qui va aux Pays-Bas retrouver sa mère, Marguerite d’Autriche, et épouser Marie, nièce du roi de Portugal ; l’autre, Lamoral, comte d’Egmont, de la maison de Gavre en Hainaut, l’un des vainqueurs de Saint-Quentin, capitaine général des Flandres, brillant soldat, qui parlait trop cependant. Il retournait en Flandre avec un programme de pacification, modéré, car il y avait lieu de craindre qu’en cas de soulèvement, la France ne s’emparât des places frontières. Il échoua, impliqué plus tard dans la conspiration du prince d’Orange. Philippe II le considérera un jour comme traître à sa parole, et le duc d’Albe fera tomber cette tête qui fit deux fois trembler la France. Mais Egmont n’était pas le héros de la liberté. Il avait alors quarantetrois ans, serviteur zélé du roi d’Espagne. Charles IX envoie à la rencontre des deux voyageurs le comte de la Mirandole, et la reine-mère, M. d’Escars, le gouverneur de Bordeaux.

La réception parut, aux yeux de don Francès, plutôt froide. Egmont rendit visite au connétable, et chercha à voir Me de Guise, qui avait pris médecine. Et pour montrer aux deux géné raux de Philippe II que Charles était obéi à Bordeaux, qu’on rendait dans cette ville la justice, on pendit un homme, mais juste avant leur passage ! Les jours de la semaine sainte arrivèrent. Pendant toute cette D gitized by période on vit le roi et la reine-mère assister aux services, ce qui fut d’un très bon exemple pour le peuple, comme l’observa don Francès. Le 19 avril, Charles et sa mère avaient visité douze ou quinze églises, montrant toujours grande dévotion et bon esprit. On remarquait que le roi remettait lui-même les aumônes aux pauvres, ce qui réjouissait les catholiques. Et Cipierre était venu dire à l’ambassadeur d’Espagne : « Vous verrez prochainement la décision prise par la reine ; avec l’aide de Dieu et du Roi Catholique, les affaires de la religion seront bientôt arrangées dans le royaume. >> Le jour de Pâques (22 avril), le roi et la reine-mère communièrent dans la cathédrale, la vaste église Saint-André, proche de l’Archevêché, où habitait le roi, et du château du Hâ, demeure et forteresse du gouverneur. La veille de la fête de saint Georges, Charles IX avait prié l’ambassadeur d’Espagne de se trouver à l’église le soir, et le lendemain matin à la messe, car on ne lui avait pas parlé depuis le jour de l’entrée.

La reine lui fit dire qu’elle l’attendait dans un jardin. — J’ai très bien compris que vous étiez mécontent de moi ! Charles, arrivant, en demanda les raisons. Don Francès développa toutes les injustices commises sur les sujets du roi d’Espagne détenus en France. Nous ferons ce qu’il faudra. La conversation vint ensuite sur la religion : — Je vous parle, dit la reine, avec ma confiance habituelle. J’espère bien en finir avec les ministres, car ils ont rompu plusieurs fois l’édit d’Orléans, en faisant des assemblées et des synodes. Pour cela, ils doivent être châtiés… — Ce n’est pas la première fois, Madame, que j’entends vos bonnes intentions. Mais jamais je ne vois un résultat, aussi n’est-il pas étonnant que je conserve mes doutes. Catherine de Médicis joua la surprise : — Vous me tenez donc pour une femme ? Vous croyez qu’on me fera revenir sur ce que j’ai dit ? ( — Oui, Madame, celui qui vous a fait revenir à Lyon pourra le faire aussi dans deux mois ! — A Lyon, la peste m’a empêché de poursuivre ma décision. — Qui, on peut très bien appeler cela la peste. Car n’ayant pas achevé votre ceuvre, vous avez laissé se damner tant d’âmes chrétiennes, èt la couronne de votre fils est aujourd’hui en danger ! —

Dans ces peines où j’étais, je ne pouvais faire autrement… C’était bien l’unique secret de Catherine de Médicis : elle ne pouvait pas faire autrement. Don Francès, qui venait de recevoir de nouvelles instructions de Philippe II relatives à l’entrevue, les lui communiqua : — Enfin, j’aurai bientôt le bonheur de pouvoir embrasser ma fillel

Mais Catherine de Médicis ne devait pas voir son gendre. De Madrid, le 6 février, il avait fait connaître les raisons de son éloignement à Chantonnay, l’ancien ambassadeur de France, alors son représentant en Allemagne et demeuré son confident. Philippe II s’exprimait avec ce débit de lente réflexion qui le caractérisait

« La reine-mère et le roi mon frère m’ont demandé

plusieurs fois de nous rencontrer ensemble aux frontières de Perpignan et de Bayonne. Je désirais beaucoup voir et connaître la reine-mère et le roi, et leur donner la possibilité de retrouver la reine ma femme. Mes occupations et mes travaux ne m’ont jamais permis de le faire. A présent, voyant que la reine-mère est tout près des frontières de mon royaume, et qu’elle m’a renouvelé sa prière, je ne veux pas l’empêcher de voir sa fille. Ainsi j’ai consenti à ce que ma femme vînt trouver sa mère et ses frères. Mais moi, je suis toujours si retenu par des affaires pressantes qu’à mon grand regret je ne pourrai y aller en personne… >> En vérité, on le lit clairement sous ces beaux prétextes : voir directement les gens, c’est déjà s’engager. Et les purs ne se mélangent pas aux impurs. Dans la haute solitude de la Sierra, la lumière et la source, et tant de clartés, non loin du couvent, font qu’on ne pense pas comme en France, dans la misérable réalité, au milieu des forces en présence, d’un peuple qui parle, gronde, se poursuit, et qui cherche à dominer, dans l’un ou l’autre parti,

Philippe II ne viendra pas en France. Déjà les ordres ont été donnés pour augmenter les effectifs de la garde royale. Cinq cents arquebusiers reçoivent des chausses et des pourpoints aux couleurs tricolores de Charles IX. La reine a dit, sans réplique : Je partirai le 1er mai. Et Charles IX a tenu sa parole. CATHERINE DE MÉDICIS

D gitized by 17 Car les reliques de saint Eugène viennent d’être déposées dans la cathédrale de Bordeaux. Don Francès est même invité à venir les prendre. Mais l’ambassadeur a d’indiqué que don Pedro Manrique, prêtre, paraissait plus qualifié que lui pour le faire. Le roi de France assure à don Francès que c’est uniquement pour montrer au Roi Catholique son affection qu’il s’est décidé à se séparer de reliques, si saintes et réputées. D gitized by E fut seulement le 3 mai, vingt-trois jours après l’arrivée à Bordeaux, qu’on prit le chemin de Bayonne. On annonça accompagné de cent vingt-cinq chevaux, devait partir pour Tolosetta et pour Vittoria à la rencontre de la Reine Catholique. Catherine de Médicis s’était préoccupée d’abord de réunir les fonds nécessaires pour l’entrevue diplomatique. L’argent manquait comme toujours, même pour payer les Suisses, les pensionnaires allemands de Bavière. Du Perron, de la banque de Lyon, le majordome, a prêté 580.000 écus. On a fait quelques retranchements sur les pensions du duc de Ferrare et du Rhingrave dont les gens se montrent furieux et se disent prêts à quitter la cour. A Lyon, on a cherché vainement à faire couvrir un emprunt de 130.000 écus d’or. Et d’autres mécontents sont les ambassadeurs auxquels la reine vient d’annoncer que, vu le petit nombre des logements existant à Bayonne, ils seraient hébergés à dix lieues de là. Le nonce et l’ambassadeur de Venise se distinguent parmi ceux qui poussent les hauts cris. Ils ne veulent pas croire que le manque de logement soit la raison principale de leur éloignement. Mais Catherine de Médicis leur répond avec fermeté qu’ils devront demeurer à Bordeaux.

L’ambassadeur d’Angleterre est parmi les protestataires du corps diplomatique. Il s’en ouvrit à don Francès à qui il laissait voir bientôt d’autres raisons de mécontentement. D’abord Throckmorton était toujours assez monté contre les Français. On continuait cependant à traiter de la négociation du mariage de D gitized by Charles IX et de la reine Elisabeth d’Angleterre. L’ambassadeur comprenait bien que la reine d’Angleterre et monseigneur Robert¹ se moquaient de toute cette négociation, ainsi que son conseil. L’ambassadeur d’Angleterre, qui avait trop bu, accompagnant un de ses amis français, s’était laissé allé à dire que la reine d’Angleterre avait des raisons d’être mécontente de Sa Majesté le Roi Catholique, et qu’à l’occasion elle le montrerait… A Paris, tout semblait calmé. Et le roi avait trouvé le loisir à Bordeaux d’apprendre à danser, ce qu’il avait fait avec beaucoup d’application et d’une manière fort secrète, ordonnant à tout le monde de sortir de sa chambre. Mais on découvrit, derrière un rideau, M. de Méru, qui s’était caché ; et le roi était entré dans une de ses colères qui n’appartenaient qu’à lui. Or, Méru, fils du connétable, s’imaginait que c’était M. de Guise qui avait dénoncé sa ruse. Glorieux à son habitude, il alla le trouver, tandis qu’il bavardait avec monseigneur d’Orléans. La conversation avait pris un tour très vif : Croyez-le bien, si c’était une autre personne que le roi qui m’ait fait sortir, je lui aurais planté mon poignard dans la poitrinel dit M. de Méru.

— Henri, le jeune duc d’Orléans, ne laissa pas cette insolence sans réplique :

— Et moi, j’aurais fait jeter Méru par la fenêtre ! Guise abonda dans le même sens : Si Méru, en ce disant, a fait une allusion à mon sujet, je le ferai châtier comme il le méritel — —.

Le connétable, entendant ces menaces adressées à son fils, levait les bras au ciel, disant qu’il voulait, lui, retourner dans sa maison de Chantilly. Mais bientôt il se calma. Et le connétable gagna, comme les autres, Bayonne. Le 3 mai on s’arrêtait pour déjeuner à la maison de Montplaisir, et l’on couchait au château de Castres. Le lendemain, on fut à Langon sur les bords de la Garonne, qui mire son clocher dans ses 1. On sait qu’il s’agit du célèbre Robert Dudley, qui sera fait comte de Leicester. Agé alors d’un peu plus de trente ans, le grand écuyer, membre du Conseil privé, était le chevalier servant d’Elisabeth, et aspirait à l’épouser. Ce que lord Cecil empêcha seulement. Tel était l’ascendant de Dudley qu’il avait seul osé annoncer à Elisabeth, en 1562, la perte de Rouen. 2. Charles de Montmorency, quatrième fils du connétable, qui devint colonel de Suisses et amiral. Il avait alors trente-sept ans. D gitized by eaux tranquilles. Le samedi 5, le roi faisait son entrée à Bazas, jolie petite ville et évêché ; et le dimanche il assista sur la grande place, à une course de taureaux piqués à l’aide de longs aiguil lons. Le lendemain, on traversa le Ciron sur le pont de pierre de Beaulac, qui formait la frontière de la France et du royaume de Navarre. Le roi coucha le même soir à Captieux, petite ville où commencent les Landes. On déjeuna, le mardi 8 mai, aux deux maisons isolées des Traverses, dans les Landes de Bordeaux, pour arriver le soir même à Roquefort, antique cité avec un château, qui offrit une entrée.

Puis l’on s’avance à travers des solitudes jusqu’au Mont-de Marsan, très ancienne bastide, au confluent de la Douze et de la Midouze. Au Mont-de-Marsan, on s’arrêtera quinze jours. Que ce pays était pauvre 1 ! Et combien incommodes semblaient les logements au Mont-de-Marsan, qui provoquèrent les plaintes du roi et de la reine !

On y vécut au surplus dans l’attente et l’inquiétude. Certes, constate don Francès, Catherine de Médicis a accordé à Philippe II que ni le prince de Condé, ni Mme de Vendôme ne se rendraient à Bayonne, et à moins de dix lieues. Cependant à Bayonne, où don Francès était arrivé à l’avance, il observait que M. de Valence ?, M. de Crussol 3 et M. de Gramont4, avec leurs secrétaires, tous plus ou moins hérétiques, étaient logés. Les secrétaires du conseil étaient tous, moralement, contaminés ! Don Francès estimait donc qu’il appartenait à Philippe II de donner des ordres à ce sujet. Car s’il parlait lui-même à la

1. D’après les comptes de la bouche (Bibl. Nat., fr. 25755), la nourriture paraît choisie et abondante. Voici le menu de Captieux du 7 mai : bouillon, bouf, moutons, chevreuils, chapons, oisons, tourterelles, cailles, poulets, pigeons, oufs, lard, cochon, poules, poulets, pigeons, gelinotes et un pâté, oranges. Celui du 10 à Mont-de-Marsan, un vendredi : lancerons, saumon frais, truite, esturgeon, alose fraîche, morue, barbues, grandes carpes, grande truite, sole, raie, saumon salé, tortue, Oranges, artichaut, fèves, pois, fruit et fromage. La reine-mère était friande d’artichauts. Le mot est entré dans la langue de son temps.

2. Jean de Monluc, évêque de Valence, frère de Blaise, conseiller privé, considéré comme un hérétique à cause de sa liberté de penser.

3. Antoine, comte de Crussol, puis duc d’Uzès, qui avait tant cherché à pacifier le Languedoc, à apaiser les choses à Nîmes, avant de se mettre à la tête des huguenots. Conseiller privé.

4. Antoine d’Aure, dit de Gramont, colonel huguenot, époux de Louise de Clermont. reine-mère de personnes suspectes, elle ne manquerait pas de lui répondre à son habitude que tout le monde allait à la messe, que tous les gens de la cour avaient communié cette année, que toutes les dames l’avaient fait, à l’exception de Mme de Crussol et de la femme du chancelier de France ! 260

Au Mont-de-Marsan se croisent les nouvelles les plus contradictoires. Le bruit court que la Reine Catholique ne viendra pas en France, et que la reine-mère rappelle les ambassadeurs étrangers. D’autres assurent que la réception sera vraiment bien belle, qu’on donnera à Bayonne des fêtes et des comédies. Rambouillet l’aîné¹ venait d’accomplir sa mission. Il avait du moins l’assurance que Condé, d’ailleurs en ce moment malade, ne viendrait pas, que l’amiral resterait dans sa maison. Et le connétable de Montmorency confirmait aux ambassadeurs qu’il n’y aurait aucun logis disponible. La reine-mère laissait dire qu’elle allait se rendre en secret à Bayonne pour voir si les logements préparés pour sa fille étaient convenables.

Le jeudi 24 mai, on reprend le chemin à travers les landes. Charles IX passe à Meilhan où il s’arrête pour déjeuner, et va coucher à Tartas, qui est une ville formée de deux bourgs, séparés par la Douze, la petite rivière qui se jette dans le Gave et peut porter des bateaux. Tartas donne une entrée. Trois jours après, le 28, on part pour Pontons, le dernier village des Landes. Après avoir traversé l’Adour, le roi fait son entrée le 28, à Dax, où était un évêché. C’était une petite ville célèbre par ses bains, les plus beaux que l’on aurait su voir alors, et qui donnaient une eau bouillonnante et chaude. L’entrée à Dax, qui n’est plus qu’à sept lieues de Bayonne, est traversée d’inquiétudes. Depuis dix jours le roi et la reine n’ont pas de nouvelles de M. de Saint-Sulpice, envoyé en Espagne. Le 25 mai seulement arriva le courrier annonçant que la Reine Catholique ne ferait pas son entrée à Burgos, à cause de la peste, mais qu’elle s’avancerait à travers la Navarre, jusqu’à Tolosetta. Alors le connétable de Montmorency, repris par ses craintes, s’imaginait encore que la fille de Catherine de Médicis n’allait pas venir !

La situation paraissait d’ailleurs assez trouble à don Francès. 1. Charles d’Angennes, évêque du Mans, puis cardinal de Rambouillet. Il remarquait que le prince de Condé était à Paris, qu’il y avait eu là des prêches publics, ainsi que dans la maison du cardinal de Châtillon, que six mille personnes peut-être s’y étaient rendues. Les gens de l’Hôtel de Ville de Paris, les gens du Bureau comme l’on disait, les vieux Parisiens demeuraient dans la crainte, s’en ouvraient au Parlement, et ce dernier à Montmorency. Certes, la réception qu’ils avaient faite au prince avait été brillante. Mais les catholiques de Paris craignaient également d’être passés au fil de l’épée. Et Charles IX avait donné l’ordre de ne pas toucher aux princes de sang. De là, l’inquiétude des catholiques parisiens ! Don Francès croyait savoir que les gens de Paris avaient offert un million au roi, s’il consentait à venir séjourner auprès d’eux durant le mois de juillet, tant ils se jugeaient en péril. Et l’ambassadeur pensait encore que le roi et la reine rejoindraient directement Paris, car ils avaient le plus pressant besoin d’argent. D gitized by UNE SAINTE ENTREVUE. L’ENVOYÉ DE SATAN ATHERINE de Médicis n’avait pu se retenir de se porter à Bayonne afin de surveiller les préparatifs de la réception. Don Francès la vit, non sans surprise, tomber dans la maison où il résidait depuis quarante jours, attendant les événements, mais sans avoir jamais reçu de ses nouvelles, ce qui lui semblait vraiment notable. C²

Or la reine s’était présentée sous un déguisement, le 30 mai, sans même le prévenir ! Elle lui avait déclaré, au surplus, qu’elle avait besoin de sa maison pour donner le soir une représentation théâtrale ! Le vicomte d’Orthe, gouverneur de Bayonne, attirait bien son attention sur l’état misérable de cette maison, dont les murs menaçaient de s’écrouler. Mais Catherine en parla elle-même au conseil de la ville de Bayonne, et l’on fit étayer les murs de cette demeure avec des barres de fer. La reine-mère décidait de son chef d’attribuer un autre logement à l’ambassadeur, dans la maison de Monluc.

Le 31, jour de l’Ascension, on vit Catherine entendre la messe du matin dans la cathédrale de Bayonne. Don Francès envoya vers elle pour lui faire dire qu’il avait besoin de lui parler. Et la reine-mère le reçut aussitôt d’un air troublé : — Quel est l’objet de votre visite ? — Madame, je vous remercie d’abord, ainsi que le roi. Je suis bien satisfait que vous ayez changé mon logement, car j’ai su que l’ancien était destiné à servir aux récréations du roi. Catherine fit semblant de se réjouir avec lui de ces paroles, alors que don Francè sétait dans le fond irrité. Ces aimables banalités préludaient à une attaque sérieuse. — Madame, je suis accoutumé à vous parler toujours clairement. Je le ferai encore aujourd’hui. Dieu a inspiré Sa Majesté le Roi Catholique pour le déterminer de faire venir la reine d’Espagne aux fins d’une entrevue avec vous, sa mère, et avec le roi, son frère, afin qu’il en sorte un grand bien pour le service de Dieu, et surtout pour porter un remède au mal qui sévit dans ce royaume. Cette sainte entrevue réjouit les fidèles et désespère les mauvais qui cherchent à l’empêcher. Lorsqu’il y a deux ou trois jours, l’ambassadeur turc est arrivé pour voir le roi votre fils, non, je ne voulais pas croire que ce fût vrai. Mais on me l’avait certifié à Bordeaux déjà qu’il en serait ainsi. Voilà la porte ouverte à l’ambassadeur de Satan, cet envoyé de l’Enfer qui vient ici pour rompre cette sainte entreprise, et le bien qui en pourrait sortir. Mais avant d’écrire ceci à Sa Majesté, je voulais entendre de vousmême la confirmation du fait. La reine-mère sembla bouleversée par ces paroles. Elle fit éloigner les assistants :

Vous dites bien : l’envoyé de Satan ? Il y a quelques jours des navires turcs d’Alger ont approché le rivage de Provence ; ils ont fait porter à terre un Turc. Nous ne savons de la part de qui il vient, du Grand-Turc ou d’un autre ! Il n’a voulu parler qu’au roi mon fils. Je serais, comme vous, très peinée si cet incident pouvait rompre l’entrevue… Des larmes sortirent de ses gros yeux. Mais don Francès savait que Catherine pleurait facilement. Cependant il voyait bien qu’elle était dans une vraie peine. La reine reprit : — Les princes n’ont-ils pas le droit d’entendre les ambassadeurs d’un autre prince ?

— Certes, Madame.

— Mais comment ? En se souvenant de l’amitié et fraternité qui vous lie au roi d’Espagne. Cela, il vous l’a montré en maintes circonstances. Ce qu’il veut maintenant, c’est pour le bien de la foi catholique, pour la couronne du roi votre fils. Il est prêt à vous servir de toutes ses forces. Quant à vous, il vous plaît d’écouter d’une oreille la reine, votre fille, et de l’autre cet envoyé de Belzébuth ! Dieu ne permettra pas une pareille chose ! Catherine semblait une morte et le souffle lui manquait : Dès que j’ai su l’arrivée de ce Turc, j’ai été tellement ennuyée que je croyais devenir malade. Je ne sais qui est ce Turc, et d’où il vient. J’ai envoyé le baron de Lagarde et un autre pour D gitized by s’en informer vraiment. Je ne pouvais pas croire que Sa Majesté s’en serait scandalisée. — Comment le Roi Catholique n’en serait-il pas scandalisé, mon maître, la reine ma dame et toute la Chrétienté, lorsque vous écoutez l’ambassadeur du Turc, chef des infidèles, l’ennemi de Sa Majesté, qui se prépare peut-être à l’attaquer avec sa flotte qui vient chercher ici de l’aide et des munitions, des ports de ravitaillement. —

Des ports, des munitions, ils n’en auront pas chez nous !… Mais que voulez-vous donc ? Que nous fassions la guerre aux Turcs ? Ignorez-vous qu’il a été conclu une alliance avec eux ? Oui, je le sais, c’est lorsque l’Empereur et le roi mon maître faisaient la guerre aux rois François et Henri. Mais avouez que ces deux rois n’avaient pas une telle alliance ni telle amitié qu’on observe à présent entre nous. Et non seulement le roi mon maître peut bien s’en scandaliser, mais toute la Chrétientél Quant à moi, j’en suis bouleversé jusqu’aux entraillest Per

Vous verrez bientôt le bien que je désire à votre maître. Je ne pensais le révéler qu’à lui seul, mais enfin puisque vous m’apparaissez si retourné, je vous dirai que notre dessein principal est de pouvoir nous débarrasser de toutes ces alliances et pratiques avec le Turc, et de nous lier entièrement avec le roi votre maître contre tous les ennemis. Ce qui ne nous paraît pas très difficile… Il en sera ainsi. Ce Turc, on va le renvoyer le plus tôt possible pour satisfaire le roi et la reine, mes enfants ¹… L’ambassadeur, en prenant congé lui demanda s’il lui plaisait qu’il en parlât au roi de France. Charles IX qui avait déjà été préparé par le secrétaire Bourdin déclara, comme si la chose lui venait naturellement, ne pas savoir qui était ce Turc, et qu’on allait procéder dans cette affaire de manière à satisfaire à Dieu, et à complaire à Sa Majesté… Comme don Francès écrivait à Philippe II la lettre qui nous donne ces renseignements, Lansac, qui avait la plus charmante confiance de Catherine de Médicis, entra dans la maison de l’ambassadeur. Il lui dit que la reine était bien ennuyée de la conversation qu’ils avaient eue. Il ajouta : — Je vous dirai une seule chose, et de ma part, que les princes 1. Il s’agit de sa fille et de son gendre, Elisabeth et Philippe II. 2. M. de Saint-Gelais. D gitized by ne peuvent pas ne pas écouter les ambassadeurs d’autres pays ; l’Empereur lui-même reçoit l’envoyé du Turc à Francfort. — C’est un autre genre de négociations. Je ne veux plus en parler. J’ai tout dit à la reine. Mais comme il rencontra l’ambassadeur d’Angleterre, don Francès lui laissa comprendre qu’on lui avait volé, à lui aussi, son chiffre.

D gitized by HARI ES IX s’embarqua à Saubusse sur la flottille bayonnaise pour descendre l’Adour. On fit halte à l’île de La bois. Le roi arriva le 3 juin à Bayonne pour y faire son entrée. Bayonne ¹ était une petite ville marchande, et surtout militaire, qui trouva son développement dans l’enceinte de ses murailles au confluent de la Nive et de l’Adour. L’antique cité, sur la rive gauche de la Nive, demeurait une vieille bourgade romane, que traversait la via major, la route d’Espagne, avec le vieux château, la cathédrale Sainte-Marie et l’Evêché ; ses ruelles attestaient encore le souvenir des primitifs commerces : la vieille boucherie, la savaterie. La ville basse ou Bourgneuf, avec le quartier des tonnelliers, le grand couvent des Jacobins et les chantiers des navires, s’allongeait sur les rives de l’Adour. Un grand pont de bois franchissait le fleuve, reliant ce faubourg à celui du Saint-Esprit, où demeuraient les Portugais et les Juifs.

La ville de Bayonne avait vu passer, tour à tour, les Romains, les Wisigoths, les Normands. Saint Léon lui avait amené le christianisme. Les évêques, qui se partagèrent le pouvoir avec les seigneurs du Labour, puis les sénéchaux anglais l’avaient gouvernée jusqu’à la conquête de Charles VII. Assiégée par les Espagnols au temps de François Ier, et défendue par Lautrec, la ville avait pris cet aspect de place forte frontière, assez pauvre, et trop souvent dévastée par la peste. 1. Ibaiona en basque, la bonne rivière ». D gitized by Le port s’étant ensablé, les gens de Bayonne avaient ouvert sur l’Adour, non loin de la barre, un nouveau port, le Boucau que les pirates espagnols menaçaient. Les gens de Bayonne, bien que catholiques, détestaient ces Espagnols, contre lesquels ils avaient le privilège de s’armer. Leurs navires allaient pêcher jusqu’à Terre-Neuve. Les marchands de Bayonne faisaient le commerce des épices et du vin. Ainsi végétait la petite ville, administrée par son conseil municipal, et par Guillaume de Nogué, vicomte d’Orthe, son gouverneur. Les difficultés invoquées par Catherine de Médicis pour loger les ambassadeurs et la cour dans la petite cité étaient réelles. La ville manquait alors de blé. On craignait toujours la contagion dans le centre formé de populations diverses, sur le passage d’une Espagne, alors aussi touchée que la France par la peste, et dont la situation s’aggravait d’une saleté reconnue des Espagnols euxmêmes. } Il

fallait assurer dans Bayonne la sécurité, comme Philippe II l’avait expressément recommandé ; les indésirables, les mendiants, les étrangers furent refoulés dans une sorte de quarantaine et campés à l’extérieur. La garnison fut renforcée, ainsi que la garde du château. On sabla la rue Major ; on faucha l’herbe sur les remparts, on refit les profils des parapets de la fortification ; le long des murailles fut placée l’artillerie, sortie des magasins. On renouvela la tenue des Echevins qui était de velours noir, la livrée des capitaines et des guetteurs aux couleurs rouge et jaune de la ville. C’est un fait que le roi fut salué à son entrée par les salves de l’artillerie, que les rues de Bayonne étaient tendues de tapisseries et décorées de verdures. Le roi, descendu de son bateau, prit place sur une estrade au bout du pont pour voir défiler les compagnies de la milice bourgeoise qui suivaient leur drapeau rouge et vert. C’est un dimanche. Charles IX monte alors à cheval et fait son entrée par la porte du Saint-Esprit. Sur la grande porte on lit des inscriptions en vers entourées de guirlandes de feuillages. Sur le pont, le roi voit un dieu Ma que le roi chrétien domine. La place occupée

par un bataillon d’enfants de la ville armés d’épées. Après avoir traversé le pont Mayou et la rue tendue de tapisseries, Charles IX passe encore sous un arc de triomphe et rentre à son logis. Près de la demeure du roi est le portrait de la reine-mère, celui de ses enfants sous lesquels on peut lire ces vers : D gitized by Ce sont les fruits de Sibelle féconde, Qui aujourd’hui ne trouve sa seconde, Ce sont rameaux vigoreux et puissans, Ce sont fleurons en vertus verdissans : Royne sans pair, de grâce décorée, Vous surmontez Pallas et Citharée ! Henri, duc d’Orléans, part en poste, le samedi 9 juin, pour aller au devant de sa sœur, la reine d’Espagne que le duc d’Albe conduisait, et qui se montrait si émue à l’idée de revoir sa mère. Le roi et la reine l’accompagnent jusqu’à un quart de lieue de la ville.

Monluc, gouverneur de la Guyenne, était naturellement à Bayonne. Il bavardait, à son habitude, se plaignant de l’échange de son logement au profit de don Francès. Il faut dire qu’à Bayonne on montra beaucoup de faveur à M. de Monluc. A l’entrée, on l’avait vu mettre un genou en terre, devant le roi et la reine et leur baiser la main à la mode d’Espagne, les assurant de sa fidélité constante. Monluc racontait que la reine l’avait appelé dans sa chambre et lui avait dit : « Nous avons décidé d’aller à Paris aussitôt après l’entrevue ; nous vous laisserons comme maître absolu dans la Guyenne avec l’ordre a’obliger tout le monde à aller à la messe, et en cas de désobéissance vous pourrez détruire les rebelles par les armes ! » Monluc se montrait aussi ami que possible de Damville, en qui cependant il avait vu un rival. L’ambassadeur d’Espagne l’écoutait, non sans hausser les épaules, dire le plus grand bien de la reine-mère, qu’il avait tant de fois décriée. Les propos de Monluc n’avaient pas à ses yeux grande importance : il le tenait pour un homme si léger En attendant la venue de la Reine Catholique on continuait à s’entretenir du mariage de Charles IX avec Elisabeth, la reine d’Angleterre. Les Français y montraient beaucoup de zèle. En grand secret, on déclarait que ce projet était dans l’intérêt des deux parties, ce qui n’engageait personne, car le roi paraissait à don Francès bien jeune et faible ; mais il observait aussi que cette négociation permettait aux Français d’afficher une grande amitié avec les Anglais, afin de susciter des ennemis au roi d’Espagne et de l’empêcher de venir en Flandres, ce qu’ils craignaient le plus. Ces projets matrimoniaux semblaient, eux aussi, fort agréables à la reine Élisabeth, qui n’entendait nullement cependant se D gitized by marier. Mais elle pensait que dans ces conjonctures le Roi Catholique ne pourrait pas favoriser la reine d’Écosse pour ne pas offenser le roi de France. L’éloignement du Roi Catholique ne pouvait que permettre d’organiser une révolte dans les Flandres. Les princes protestants d’Allemagne feraient de même, avec la complicité de l’Empereur. Déjà Philippe de Reiffenberg était auprès du prince d’Orange et conseillait les gens de Flandres. Dans tous les cas, estimait don Francès, cette situation d’attente et d’équilibre ne pouvait se prolonger. Dans leurs conversations, ceux qui parlaient des choses de la religion le déclaraient : « Il faut que cela soit arrangé d’une façon, soit catholique, soit huguenote. >>

Ce qui inquiétait davantage don Francès était la nouvelle qu’une flotte venait de partir de Normandie vers la Floride, comprenant quatre navires bien armés ; d’autres devaient guetter les navires espagnols à leur retour des Indes. Entre temps, l’ambassadeur turc approchait, et l’on préparait son logement à quatre lieues de Bayonne. Il amenait avec lui cent cinquante Turcs et autant de chevau-légers du baron de Lagarde. Horreur ! A Toulouse, on l’avait logé chez le cardinal d’Armagnac. L’objet de l’ambassade était connu de don Francès. Il s’agissait d’obtenir l’ouverture des ports de Marseille et de Toulon, de ravitailler le Turc si la flotte passait l’hiver dans ces parages.

En son optimisme, Catherine pensait toujours que Philippe II se rendrait à l’entrevue. Don Francès la tira de ce doute. Le roi d’Espagne était bien en route, mais pour Madrid. La raison du retour du roi d’Espagne à Madrid, nous la connaissons par une lettre datée de l’Escurial, le 2 juin, adressée à don Francès. Il voulait avertir lui-même le conseil des Indes que la flotte française se préparait à partir pour la Floride. Suivant ses informateurs et le rapport de Gabriel de Envexa, on ne pouvait mettre en doute que l’expédition se faisait sur les ordres de la reine-mère, ce qui l’avait pourtant surpris. Philippe II demandait à don Francès de présenter à Catherine de Méaicis des observations à ce sujet :

<< Vous direz à la reine que je suis au courant qu’à Dieppe on a armé les navires, qu’on a mis là cinq cents soldats avec des munitions prêts à partir pour la Floride, que tout cela est fait par son D gitized by ordre à elle. Je voudrais bien savoir d’elle-même les raisons d’un acte si contraire à l’amitié et aux articles du traité qui existe entre nos deux pays. Si nous, les Espagnols, avons jusqu’à présent feint d’ignorer ces préparatifs, c’est parce que nous croyions qu’il s’agissait de corsaires ordinaires ne recevant pas d’ordres. Si vraiment ces navires partent pour la Floride, cette expédition est contraire à notre amitié. Tout cela vous le lui direz, si les navires ne sont pas encore partis. Dans le cas contraire, ne lui en parlez pas. Car le duc d’Albe, qui accompagne la reine ma femme, recevra toutes les instructions nécessaires. >> SA HAUTESSE LE DUC D’ALBE (ÉTAIT un grand caractère que don Fernando Alvarez de Toledo, celui que nous nommons le duc d’Albe¹, et qui parvenait à sa cinquante-septième année. Le duc avait pris part, sous Charles-Quint, aux campagnes de la Hongrie, aux expéditions de Tunis et d’Alger, aux guerres de Navarre et de Catalogne. Sur l’électeur de Saxe, il avait gagné la décisive rencontre de Muhlberg (1547), combattu en Italie les troupes françaises et les soldats du pape. A l’abdication de Charles-Quint, don Alvarez de Toledo avait gardé le commandement en chef des armées, conquis les États pontificaux. Par la suite on verra le duc d’Albe, lieutenant génét ral des Pays-Bas où il établira par la force sa domination, régnegrâce à la terreur, à l’aide des conseils de la sangre qui procédèrenr à l’exécution de dix-huit mille personnes, comme il s’en vantera. Mais le duc d’Albe affectait de porter volontiers les péchés de son maître, ainsi qu’il se fera représenter sur le monument érigé à Anvers. Le duc consentait à prendre sur lui toutes les malédictions pour décharger son roi, comme il convient à un noble serviteur. Il a écrit à Philippe II de lui-même : « J’accepterai volontiers que toutes les indignations tombent sur ma tête, pourvu que soit fait le service de Dieu et de Votre Majesté. » > Le Titien a peint d’après lui plusieurs portraits. On y retrouve toujours le grand front plissé et sérieux, déjà dégarni, des yeux sombres au regard vif, ce nez noble et busqué, son long et étroit visage aux oreilles tendues comme un mince cornet, la 1. De son château d’Alva. CATHERINE DE MEDICIS

D gitized by 18 fine barbiche retroussée en accent circonflexe sur le W de la longue barbe à deux pointes. Le duc d’Albe porte le bâton de commandement du soldat qui se détache sur la cuirasse brune. Le profil des médailles montre la même rare distinction, l’ardente et froide volonté. Le duc d’Albe écrasera l’hydre aux trois têtes taillées dans la petite statue de bois qui le représente. Ces trois serpents sont : Elisabeth d’Angleterre, le pape et l’électeur de Saxe. On n’est pas plus éclectique. Mais la figure caricaturale donne une indication intéressante. Alvarez de Toledo n’avait été qu’un soldat et un serviteur d’esprit fort indépendant ainsi qu’il convient à la vraie noblesse, comme Philippe II l’était lui-même devant ses hidalgos et ses villes. Dévoué à son maître jusqu’au sacrifice, le duc d’Albe protestait envers certains excès du pouvoir royal. Fils de l’Église, il s’insurgeait contre l’ingérence ecclésiastic réclamait àu pape la réforme des abus. Ainsi il lui avait écrit : « Je ne fais pas la guerre à Paul IV comme au vicaire du Christ, mais comme à un ennemi acharné du Roi Catholique, et j’employerais tous les moyens les plus rigoureux pour le forcer d’être digne du titre de Sainteté que les fidèles lui donnent. >> Le duc d’Albe avait conseillé la vente des biens de l’Église pour les besoins de la guerre, recommandé l’intervention diplomatique dans l’élection du nouveau pontife. Quand il réclamait la réforme de l’Église, le duc usait d’expressions énergiques, dignes d’un partisan de Luther. Il disait que l’avarice et les abus de la curie étaient les causes des progrès des réformés, qu’une vie exemplaire des religieux demeurait seule capable de rendre courage aux fidèles. Le duc d’Albe savait l’incapacité des clercs ordonnés, leurs mœurs corrompues, les désordres dans la conduite des gens du chapitre des cathédrales. Toute sa vie le duc traita les évêques d’une manière hautaine. Son action était avant tout politique et militaire ; et lorsqu’il combattait pour le Christ, il le faisait au nom de son souverain, et non pas au nom de l’Église. disait : « J’adorerais de bien mauvais cour toutes les idoles faites de la main des hommes ; mais le roi, fait par Dieu, volontiers. » Si par ses talents militaires et d’organisateur, le duc d’Albe s’était imposé à Charles-Quint (dès l’enfance, il avait appris par cœur, avec le latin, les préceptes du De re militari de Végèce), celui-ci I avait recommandé à Philippe II d’une manière pleine


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de réserves : « Gardez-vous de mettre le duc trop avant dans le gouvernement, car par toutes les voies qu’il pourra, il prendra l’autorité, et ceci vous coûtera cher un jour ! » > (1543). Ce qui avait imposé le duc d’Albe, c’était sa discrétion, sa mémoire, la solidité du jugement, l’expérience qu’il avait des affaires, tant de qualités évidentes et reconnues de tous. L’antidote du duc d’Albe se trouvait dans la personne de Ruy Gomez de Silva, qui partageait avec lui, depuis 1559, le pouvoir et l’administration. Il suffisait de la protection de l’un pour encourir la défaveur de l’autre. De là, observe Soriano, le désordre, la lenteur des expéditions dans les affaires en Espagne. Car Philippe II s’était réservé les grâces, la politique extérieure ; il voyait tout, annotait les renseignements venus de l’Univers entier. Ses ambassadeurs n’étaient, comme ses ministres, que des agents d’exécution et des soldats. Mais le duc d’Albe ayant dépassé la cinquantaine, paraissait déjà « bien âgé » à un homme comme Tiepolo il était vieux surtout de son expérience, de son autorité, ayant éclipsé tous les autres conseillers. Il ne souffrait pas cependant qu’on lui donnât l’estime accordée à un autre. Il aurait voulu être fait par le roi le chef unique et suprême du gouvernement, comme l’avait été celui qui se disait son ami, le connétable de Montmorency, au temps de Henri II. De là, souvent, des plaintes de sa part, des façons hautaines de procéder, des départs brusques de la cour (il s’absentait trois ou quatre mois attendant qu’on le priât de revenir). Philippe II observait tout cela, notait en sa mémoire ces manières peu admissibles. Le manque de bons conseillers l’imposait. Le Roi Catholique avait besoin du duc. Il l’estimait plus qu’il ne l’aimait, usant de lui par nécessité, et non suivant son bon vouloir. Il savait, au surplus, que le duc d’Albe le servait parce qu’il se confondait à ses yeux avec Dieu lui-même. C’est pourquoi Philippe II endurait parfois de vertes réponses, comme celle concernant l’Escurial : « Que Votre Majesté ne pense pas qu’il soit suffisant pour remercier Dieu de ses bienfaits de cons truire une maison et une sépulture pour les corps morts, mais que Dieu veut avant tout que son nom soit connu et glorifié dans tous les pays du monde. » Le duc d’Albe prend noblement sur lui les responsabilités, les erreurs, les cruautés mêmes. Un observateur aussi averti que l’ambassadeur de Venise, Cavalli, a écrit à ce sujet au pape : « Votre Sainteté peut être certaine D gitized by que les nombreuses exécutions ne sont dues ni à la sévérité, ni à la cruauté du duc d’Albe, mais proviennent des ordres exprès de Sa Majesté. » >

Les lettres du duc sont pleines en effet de protestations de sacrifices et de soumission pour Philippe II. C’est encore pour se sacrifier, à la place de son maître, prendre une responsabilité que le duc d’Albe avait accepté de venir dans la France impure. A l’approche d’un tel personnage, il convient de montrer son orthodoxie. Catherine, qui veut surtout réussir, entre dans les vues de don Francès, lui disant que Condé avait été éloigné sous le prétexte de visiter les frontières de la Picardie, où il menait grand bruit, changeant les garnisons, à ce point qu’il pourrait donner des inquiétudes à la duchesse de Parme. Le renseignement ne pouvait être perdu ni par le Roi Catholique, ni par la régente des Pays-Bas, sa sœur. Le cardinal de Bourbon venait, lui, déclarer à don Francès que le petit prince de Béarn lui avait dit que si sa mère ne le menaçait pas de le déshériter, il irait de bon cœur à la messe et se rendrait même en Espagne pour assurer le Roi Catholique de son obéissance, pour lui baiser les mains. Le connétable, qui souffrait toujours de la goutte, témoignait qu’il avait le plus grand désir du monde de baiser, lui aussi, les mains du Roi Catholique, traduisant la confiance qu’il avait que le bien de la religion serait rétabli. Anne de Montmorency était disposé, lui aussi, à se rendre à Madrid, mais naturellement, en carrosse. Damville et Monluc assuraient à Philippe qu’ils étaient toujours prêts à mourir pour le service de Dieu. Ils s’étaient réconciliés, se tendant la main. La reine-mère elle-même montrait à don Francès une plus grande faveur, l’assurant que la foi catholique serait entièrement rétablie après l’entrevue. C’était bien l’opinion de M. de Montpensier, l’homme le plus clairvoyant. Mais il allait plus loin encore : « Si à Bayonne, on ne prend pas la résolution de chasser les hérétiques de France, moi je prendrai la croix avec l’aide du Roi Catholique. Je puis rassembler jusqu’à huit cent gentilshommes. Si le Roi Catholique m’en donne licence, j’irai demeurer dans une ville qu’il m’indiquera avec mes enfants qui sont des catholiques. » Don Francès ajoutait en aparté pour Philippe que bon nombre de gentilshommes, liés par un serment, pensaient ici comme D gitized by


i I SA HAUTESSE LE DUC D’ALBE 275

lui. Nous pouvons aussi ajouter que d’autres, que don Francès voulait voir détruire, tenus envers Dieu et leur conscience, étaient prêts à sortir de la France, les uns pour vivre à l’étranger exilés, les autres pour coloniser des terres nouvelles, comme la Floride.

Voilà toute la misère, la grandeur tragique, du débat de conscience du XVIe siècle. Le ro juin, on fêta à Bayonne la Pentecôte. Le roi devait toucher les écrouelles. Les malades d’humeurs froides, de goîtres, étaient nombreux dans la région et sur les frontières de l’Espagne. Il y eut une telle presse que quinze ou seize personnes furent blessées lorsqu’on ouvrit les portes. Charles IX apparut très fatigué.

On apprit le même jour, contraste saisissant, que la flotte des Tures était en vue de Messine. Don Garcia de Toledo, alors en Corse, embarqua en hâte les Espagnols de l’île pour les transporter, à leur rencontre, devant le grand port de la Sicile. E rol Charles devait quitter Bayonne le mardi 12 juin, pour aller coucher à Saint-Jean-de-Luz, port de mer, était devenu un lieu de plaisance sur la grande mer. Là une galère fut baptisée la Caroline en son honneur, et lancée dans les flots. Le roi quitte Saint-Jean-de-Luz le jeudi 14. Il accompagne sa mère, les princes et grands seigneurs de France qui vont recevoir la reine Elisabeth à l’extrémité de son royaume, à Hendaye, où la Bidassoa sépare la France de l’Espagne, non loin de Fontarabie, la ville qui appartient par la force au Roi Catholique Charles IX paraît à la tête de son régiment, menant lui-même les compagnies ; la chaleur est si accablante que sur la route quelques hommes sous les armes tombent frappés d’insolation, Après une marche de deux lieues, on arrive à Hendaye, où le roi fait dresser sur les bords de la Bidassoa une « belle feuillée », c’est-à-dire un abri de verdures. Là est préparée une collation composée de jambon de Mayence, langue de bœuf, cervelas, pâtés, fruits, salades, confitures et vins du pays¹. Sous cet abri Charles IX attendra sa sœur, la reine d’Espagne, qui vient d’arriver de l’autre côté de l’eau, à Ir Henri, duc d’Orléans, l’avait rejointe le 9 dans la montagne sévère et la forêt, à Hernani, où ils déjeunèrent. Puis ils allèrent coucher à Saint-Sébastien, où ils restèrent jusqu’au mercredi soir pour gagner Irun. 1. Le compte fr. 25755 confirme les renseignements de Jouan. D gitized by C’est là que la Reine Catholique, Élisabeth de France, retrouva la comtesse de Tende, qu’elle aimait beaucoup, car elles avaient

été élevées ensemble, bien que la comtesse fût plus âgée qu’elle. Il faut savoir que la femme d’Honorat de Savoie, comte de Tende, gouverneur de Provence, était Claire Strozzi, fille de Pierre Strozzi le maréchal de France et de Laudamia de Mé dicis.

Et bien tard les deux compagnes restèrent ensemble, jusqu’à la collation. Le duc d’Orléans leur annonçait qu’on pourrait

continuer la route. Mais Élisabeth se sentait fatiguée, faisait pu blier son départ pour le lendemain, car elle était décoiffée. C’est pourquoi on ne partit d’Irun que le ro à midi.

La Reine Catholique descend du village, accompagnée de trois cents archers à cheval, de la garde du roi son mari, et de fantassins qui se déployaient le long de la rivière, là où l’atten daient le roi son frère et la reine sa mère.

Les soldats français déchargent leurs armes en l’honneur des

Espagnols. Et Charles, dès qu’il aperçoit sa sæur, monte sur un ponton pour la recevoir au milieu de la rivière. Les Espagnols, de leur côté, s’avançaient sur plusieurs chalands réunis par un plancher.

Élisabeth a vingt ans. Comme son frère, elle est frêle et mala dive. Et Charles l’embrassa tendrement.

On accosta au rivage. Et tous allaient se mettre à l’ombre et se reposer pendant une heure sous la feuillée, tandis que tam bourins, trompettes et hautbois donnaient un concert.

Après quoi, le roi fait présenter à sa sœur la superbe haquenée blanche, choisie à l’écurie des Tournelles, et dont le harnache

ment était merveilleux. Tous gagnent Saint-Jean —de-Luz. Dans le cortège on remarque le duc d’Albe, porteur de la Toison d’or qu’il doit remettre de la part du roi son maître au roi de France ;

le duc d’Ossuna, de Jaszar, le comte de Benavente, l’archevêque de Pampelune, ainsi que la comtesse d’Urena qui avait la charge

de verser à boire à la reine d’Espagne, car ellen’était servie que par des dames espagnoles. La petite Marguerite, à Saint-Jean —de-Luz, attendait sa sœur

sur le pas de la porte de son logis. On soupa en famille, la reine mère entourée de ses enfants. Mais Catherine de Médicis fit placer à sa droite la reine d’Espagne rougissante de cet honneur. Enfin, elle voyait cette fille, qu’elle avait adorée, conseillée, celle-là qui s’éloigna si jeune et qu’elle avait tant désiré de revoir avant de mourir 1.

Charles IX avait quitté Saint-Jean-de-Luz et la troupe des Espagnols pour aller dîner à Bayonne, afin de préparer l’entrée d’Elisabeth qui devait être celle d’une reine lorsqu’elle pénètre pour la première fois dans sa cité et suivant l’étiquette d’Espagne. Élisabeth attendit dans un jardin de la ville, nommé le Paradou. L’entrée à Bayonne, le 15 juin, se fit aux flambeaux, la nuit étant venue. Elisabeth montait la belle haquenée blanche, couverte d’un harnais, disait-on, de quatre cent mille ducats, présent de son mari, quand elle vint pour la première fois en Espagne, et qui brillait sous les feux des torches. 1. Voir la lettre si touchante à M. de Saint-Sulpice, du 15 avril. D gitized by D ÉJA le duc d’Albe avait présenté au connétable, au cardinal de Bourbon, et au prince de La Roche-sur-Yon, les compliments dont il était chargé. A M. de Montpensier, il donna l’assurance des sentiments affectueux unissant le Roi Catholique à sa famille. Et Montpensier se jeta dans ses bras avec effusion, affirmant que lui et les gens du royaume n’avaient d’espoir qu’en Sa Majesté, M. de Monluc s’approcha du duc d’Albe. Mais le noble hidalgo étant informé de la vanité du personnage, il lui sembla que le meilleur moyen d’entrer en matière serait de le prendre par son faible. L’embrassant, le duc d’Albe dit à l’oreille de Monluc : « Ce mouvement que vous voyez ici, ces princes qui se trouvent réunis avec tant de bonheur, tout cela, Monsieur, c’est votre ceuvre ». Le duc ajouta que Sa Majesté lui avait demandé de se concerter avec lui sur les mesures à prendre pour remédier aux malheurs de la religion et rendre au roi de France l’autorité, en recevant ses conseils sur le genre d’initiatives à prendre et sur la conduite à tenir ici à ce sujet. Monluc fut saisi d’un tel accès de vanité, entendant ce discours, qu’il dévoila, sans façon, sa pensée constamment mise en pratique dans les affaires de religion. Immédiatement après, le duc d’Albe s’approcha du roi, dans l’intention de le sonder sur les principes qu’on lui avait inculqués. Le duc débuta par des propos sans conséquence sur la chasse, les armes. Et la conversation tomba sur l’état actuel de son royaume et la guerre possible. Charles IX s’écria aussitôt : — Oh ! pour prendre les armes, il n’y faut pas songer. Je n’ai pas envie de ruiner mon royaume, ainsi qu’on avait commencé de le faire dans les luttes précédentes ! Ces mots avaient suffi au duc d’Albe pour lui révéler la leçon qu’on avait apprise au roi. Le duc aborda alors le prince de La Roche-sur-Yon, s’attaquant à sa vanité, lui disant que parmi les gouverneurs de province, il passait pour celui qui savait le mieux contenir le peuple dans l’obéissance. Le prince répondit que les voies de conciliation et de douceur étaient celles qu’il employait de préférence. Cette réponse cadrait avec celle du roi. Le duc d’Alpe était fixé.

Ces gens-là récitaient une leçon. Il n’y avait à faire aucun fond sur eux.

Catherine tentait du moins de rassurer le roi d’Espagne. Car on peut imaginer que c’est à sa requête qu’Antonio Pecce écrivit à don Gonzalo Perez un éloge fort senti de la reine-mère qui s’était gouvernée si prudemment depuis la mort de Henri II, et lors des derniers troubles avec les huguenots. La reine avait pris une bonne décision de pacifier le royaume, de diviser les huguenots. Elle était aujourd’hui la maîtresse absolue ; et la France, qui avait connu des troubles, était entrée dans une période de calme. La reine montrait un esprit de décision, de rapidité, des dis positions magnanimes : « Moi qui ai vu beaucoup de personnes, et conduit bien des négociations, je dis que la reine de France est plus ferme et stable que ne sont les hommes d’ici. Elle veut débarrasser le royaume de l’hérésie, et le maintenir en paix, pour pouvoir payer les dettes de son pays. Le roi de France se montre obéissant envers elle ; il lui reprendra pas de sitôt le gouvernement, peut-être jamais. » > Don Francès, confirmait, lui, les informations, et le point de vue du duc d’Albe. Tous les huguenots notables se montraient inquiets. Ils étaient persuadés que, durant les entrevues, il serait question de leur châtiment, et que le roi d’Espagne avait promis son aide au roi de France. La reine, certes, était bien heureuse de revoir sa fille, mais elle demeurait dans un grand embarras. Le connétable de Montmorency se montrait à ce point affaibli que Français et étrangers le remarquaient. Quant au prince de La Roche-sur-Yon, il venait d’avoir une défaillance en entendant la messe le dimanche à la cathédrale. Et déjà le parti catholique relevait la tête, se trouvant tout D gitized by réconforté par l’entrevue. Don Francès avait demandé à Montpensier, qui montrait une telle ferveur catholique, de préciser par écrit le meilleur moyen et le plus rapide d’arranger les affaires de la religion : « < Couper la tête au prince de Condé, à l’amiral, à d’Andelot, à La Rochefoucauld, à Gramont », avait-il répondu. Damville marchait avec Montpensier. Tous les ligueurs voulaient parler au duc d’Albe, comme Cipierre et Bourdillon. Ce dernier, enlevant le gant de sa main, avait serré celle de don Francès, également dégantée, après la messe : « Je vous parle comme à une personne représentant le Roi Catholique, à don Francès de Alava qui sait garder un secret. Le mal augmente dans le royaume ; si nous tardons encore, la foi y sera perdue, et même la couronne pour mon roi ! Bien que la reine dise qu’il faille observer l’édit d’Orléans jusqu’à la majorité du roi, nous autres catholiques avons décidé, vu la bonne disposition du roi d’Espagne, de régler cette question tout de suite. Et j’en parlerai à la reine ma maltresse et au duc d’Albe chaque fois que je les verrai. Et je vous prie d’en écrire à Sa Majesté Catholique. » Ils n’avaient plus d’espoir qu’en Dieu et en Philippe II. Or tandis que Montpensier et les gentilshommes de sa suite parlaient de se croiser, Charles IX recevait l’ambassadeur turc qui lui avait remis trois lettres ! LE PROJET D’UNE LIGUE A Bayonne, le roi Charles tient table ouverte aux Espagnols. Le duc d’Albe cherche à savoir ce que pensent les gens qu’il rencontre, les attaquant par la flatterie. Les grands seigneurs espagnols, en dépit de leur réputation hautaine, se montrent charmants et caressent les Français, leur cédant partout les premières places. Le 21, le duc espagnol reçut le mémoire de Monluc qui ne croyait pas au succès et disait éprouver de mortelles inquiétudes. Montpensier avait, lui aussi, rédigé une note qui était destinée à Philippe II. Certes, il était bon catholique, comme le cardinal de Bourbon, et parlait avec chaleur. Damville ne s’était pas montré moins fervent catholique et aussi loyal chevalier qu’il était possible de le désirer au monde. Et d’autres étaient venus, endoctrinés par la reine-mère ; mais le duc d’Albe les considérait comme ses émissaires. La religion était, suivant eux, dans l’état le plus satisfaisant. Or les « bons », comme les nommait le duc d’Albe, lui avaient déclaré le contraire : « La situation actuelle du roi de France consiste à avoir vingt catholiques pour un huguenot. » Et chaque jour les catholiques perdaient un grand nombre de gens qui se ralliaient au parti des protestants. Le remède, à leur avis serait que le roi ne mît plus de gouverneurs hérétiques dans les provinces, dans la mesure du possible ; que si le roi mandait aux gouverneurs de ces provinces d’expulser les ministres, ils le fissent aussitôt sans difficultés. Les ministres étaient qualifiés de « friponnerie ». Le roi devait obliger ses sujets à vivre en bons catholiques. Un second expédient serait, dans le cas où l’on voudrait en finir une bonne fois avec les cinq ou six, qui sont les chefs de D gitized by LE PROJET D’UNE LIGUE 283

la faction, de se saisir de leur personne, de leur couper la tête, ou de les mettre dans l’impossibilité de nuire. Tout serait consommé dès le jour même où l’on aurait mis la main à l’œuvre. » On reconnaît, dans cette déclaration importante, le thème futur de la Saint-Barthélémy, qui n’est ni un projet de l’Espagne, ni un projet de la reine-mère, mais celui de quelques exaltés de la faction catholique. Catherine de Médicis se taisait. Elle gardait un silence absolu. Le duc d’Albe en était à ce point déconcerté qu’il pria la reine d’Espagne de dire à sa mère que son mari l’avait chargée de recueillir de sa bouche la communication secrète qu’elle avait annoncé devoir faire. Elisabeth s’acquitta parfaitement de cet office. Mais toutes les confidences de Catherine de Médicis à sa fille se limitaient à des plaintes contre le Roi Catholique. Élisabeth répondit qu’elle n’avait même pas le moindre soupçon d’une cause quelconque de méfiance. La reine-mère se borna à répondre à son enfant qu’elle était devenue bien espagnole. Élisabeth répondit : « Je le suis, effectivement, sans cesser d’être votre fille » >.

Le duc d’Albe terminait ce rapport quand la reine-mère l’envoya chercher. On fit sortir tout le monde. Et Catherine exprima au duc le plaisir que lui causait l’arrivée de sa fille. Elle lui formula trois griefs : 1° qu’on n’avait point achevé en Flandres l’affaire de Lumes 1, 2° au sujet des démarches du comte Jean Anquisola et de Molina auprès des Suisses, 30 relativement à la préséance de Rome.

Le duc d’Albe comprit que Catherine voulait débuter par des choses peu importantes. La reine-mère reprit : Vous désirez que nous passions aux affaires de la religion ? » Le duc d’Albe en discuta longuement. Il s’attacha à prouver que son gouvernement ne pouvait pas ne pas insister pour qu’elle apportât aux maux de la religion le remède le plus efficace. Il développa sa proposition. Catherine demanda : Quel est ce remède ? pensant que le duc d’Albe commencerait par parler d’abord des armes. Je m’en remets à vous, car vous connaissez mieux que moi votre royaume.

II ajouta : 1. Terre enclavée dans les Flandres. —

D gitized by Pouvez-vous me dire si, depuis la publication de l’édit qui accorde aux dissidents une si grande tolérance, vous avez perdu ou gagné du terrain ?

284 On en a gagné considérablement. Alors le duc d’Albe tenta de lui démontrer, preuves en main, qu’elle lui mentait, ou se trompait elle-même d’une manière fort grave ; que la tolérance faisait perdre chaque jour du terrain. La reine-mère l’arrêta : Voulez-vous me dire qu’il faille recourir aux armes ? —

Je n’en vois pas actuellement la nécessité. Le plan auquel s’arrête Sa Majesté Catholique, c’est de faire expulser de France cette mauvaise secte. Catherine chercha une diversion, suggérant que Philippe II pouvait conclure avec l’Empereur une ligue au moyen de laquelle on ferait la loi au reste de l’Univers. Le duc d’Albe se borna à lui montrer les inconvénients d’une telle alliance.

Le seul résultat fut qu’on reprendrait la conversation ¹. Dès le 21 juin, le duc d’Albe et don Juan Manrique s’étaient rendu compte de l’échec, on peut le dire, de la conférence de Bayonne. Ils l’écrivaient à Philippe II. Il y avait peu d’espérance d’obtenir une déclaration de Catherine de Médicis. Ils comprenaient qu’ils devaient se renseigner surtout sur l’état des affaires de la religion, sur les remèdes que certains Français voulaient y appliquer pour les remettre en ordre. Tout ce qu’ils pouvaient faire, eux, c’était de démontrer aux sujets catholiques du roi de France que la religion serait maintenue, défendue par le roi d’Espagne, de les faire réfléchir sur l’avenir qui les attendait. C’est tout le projet de la ligue. 1. La reine-mère parla des projets au connètable et au cardinal de Bourbon. Philippe II, qui numérotait les lettres du duc d’Albe, voulait prolonger un contact direct. Il s’en montra mécontent, écrivant de sa main : « Cela ne me plaît pas. Le connétable ne marche pas d’un bon pied, comme on le soupçonne. Ce n’est pas un bon moyen. D gitized by L Es fêtes reprirent. La plus agréable sans doute pour les Espagnols fut la Fête-Dieu, où le duc d’Albe remit la Toison d’or à Charles IX (21 juin) : et il suivit la procession solennelle, chapeau bas, comme tous ceux de sa suite. Le samedi 23 eut lieu le souper dans une île de l’Adour. La reine-mère y avait fait dresser une maison à l’aide de branchages ; et tous les assistants y parurent costumés en bergers ou en bergères. Après le souper, on monta en barque pour admirer les feux de la Saint-Jean illuminant le gave. Le long de la rivière cheminait un cortège de dauphins, de baleines, de tortues et de sirènes, éclairés des feux d’artifice. Les dieux marins chantaient autour de leurs Majestés. Au bal, les Poitevins soufflèrent dans leur cornemuse. Les Provençales voltèrent au son des cymbales ; Bourguignonnes et Champenoises jouèrent de leurs petits hautbois et tambours de village ; et les Bretonnes dansèrent leur passe-pied et branle-gai. Après le festin, on vit se loger dans l’antre d’un rocher illuminé une grande troupe de satyres musiciens qui allaient rejoindre, pour danser, des nymphes étincelantes sous la lumière. Mais l’orage éclata dans la nuit, portant partout la confusion, amenant la retraite, ce qui provoqua tant de rires joyeux ! Il était bien deux heures de la nuit quand chacun regagna son logis.

Le 25, le tournoi s’ouvrait sur le grand champ de Bayonne. Le duc d’Orléans y joua son rôle qui dut bien l’intéresser, car il se déroula sur le thème d’un combat allégorique entre l’Amour et la Vertu. Dames et demoiselles contemplèrent, assises sur des estrades, le vieux thème, toujours jeune, toujours plaisant.


D gitized by

Le futur Henri III fut le champion de l’Amour, et le roi Char les IX celui de la Vertu.

Il y a sur la prairie vingt-cinq maîtres de camp à cheval, l’épée au poing, vêtus de toile d’or, choisis parmi les princes et grands seigneurs. Deux compagnies prennent part au combat, celle du roi et celle de son frère. La compagnie de Charles IX entra la

première. Et le roi parut sur un riche chariot, traîné par quatre haquenées blanches, au sommet duquel siégeait la déesse Vénus ; et plus bas se tenaient de jeunes enfants, costumes en Mercure. L’autre chariot, couleur d’argent, fit son entrée. Il portait Cupidon, le dieu de l’amour, et d’autres Mercures distribuant leurs faveurs aux dames de France et d’Espagne. Le combat

qui s’engageait devait durer trois heures ; il se termina par la réconciliation prévue de la Vertu et de l’Amour. Mélodies, ac

cords de la lyre, salves d’artillerie, feux d’artifices, rien ne man qua au divertissement.

La reine-mère, dont les cheveux commencent à grisonner, qui a tant de soucis, avait voulu rencontrer Philippe II ; elle n’avait

vu que « Madame sa fille », la Reine Catholique, à qui elle avait écrit tant de missives secrètes et de bon conseil.

Or Élisabeth parut à ces fêtes, fort à son avantage, sur ses

vingt ans, et assez jolie, bien qu’elle ne fût pas belle et souvent délaissée ; oui belle, celle —là sur laquelle les courtisans n’osaient pas jeter les yeux pour ne pas donner de jalousie à leur souverain,

comme le dit Brantôme. Sa taille, sa grâce à la fois espagnole et française, la gravité et la douceur de la fille de Catherine, nom mée ici la reyna de la paz y de la bondad, enchantèrent les assis tants.

Nous possédons encore le compte des dépenses de ces fêtes. Leur importance surprit les Espagnols dans un temps où l’argent était si rare ; mais c’est là encore un secret de Catherine de Médi

cis. Catholiques et huguenots estimaient en effet qu’on avait gaspillé trop d’argent en ces fêtes, plus même que dans la con duite d’une guerre.

Ces divertissements, que les Français eux —mêmes ne compre

naient pas, nous montrent déjà une ordonnance, le faste, et les costumes des ballets de cour que l’on retrouvera à Versailles. Ils nous indiquent encore la variété des plaisirs, tantôt simples et tantôt raffinés, où l’on passait des courses de bagues au com bat naval, du tournoi au carrousel, de la fête nautique à la pastorale pour aboutir enfin à la Comédie Italienne qui fait à Bayonne une apparition. Des musiciens y participèrent, comme Vaumesnil, joueur de luth, et Cornille joueur de lyre. Un grand poète, comme Ronsard, a écrit les stances « à chanter sur la lyre > pour la venue de la reine d’Espagne : Soleil, la vie et la force du monde, Grand ceil de Dieu, Soleil père du jour, Monte à cheval, et tire hors de l’onde Ton char qui fait pour nous trop de séjour : Haste ton cours, et la France accompagne L’autre beau jour qui reluit en Espagne… O Siècle heureux, et digne qu’on l’appelle Le Siècle d’or, si oncque en fut aucun, Où l’Espagnol d’une amitié fidelle Aime la France, et les deux ne font qu’un… CATHERINE DE MEDICIE

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19 D’UNE GRANDE ENTREVUE L ES jours franco-espagnols de Bayonne n’ont pas seulement été donnés aux fêtes, aux festins, aux comédies par Catherine de Médicis. Charles IX accueille de son côté tous les Espagnols ; mais il reçoit aussi une ambassade de Turcs qui lui demandent un port de mer en Provence, afin d’abriter leur flotte au cas où l’île de Malte ne tomberait pas en leur pouvoir. Ce que Catherine de Médicis a voulu, c’est surprendre les Espagnols si remplis de morgue, leur montrer que la France n’était pas ruinée, et qu’elle pouvait encore donner des fêtes. Elle eût voulu, dans son rêve, rapprocher l’Espagne et la France, dont l’alliance aurait imposé la loi à l’Univers. Catherine savait, en effet, qu’elles étaient les nations alors les plus fortes. Et dans son étonnant optimisme, elle estimait qu’il était possible de s’accorder, même au sujet de la religion. Cela, la reine-mère l’avait déclaré, lors des dernières conférences avec sa fille et le duc d’Albe ¹. Dans sa famille, Catherine ne craignait pas de trouver les objets de ces alliances : on marierait Marguerite de Valois, une enfant, avec don Carlos, le dément et le monstrueux démon ; et Henri d’Orléans avec dona Juana, reine-mère de Portugal, et la sceur de Philippe III Henri n’avait cependant que quatorze ans, et celle qu’on lui destinait pour épouse était une douairière. Au besoin, on trouverait un royaume pour Henri, dans le Milanais par exemple, ou bien dans la Toscane dont on chasserait le duc, coupable d’intelligence avec le Turc !

Mais quand Catherine avait pour les siens une chimère en 1. Lettres du 29 juin. D gitized by LES RÉSULTATS D’UNE GRANDE ENTREVUE 289 tête, il était impossible de la raisonner. Et la paix du monde paraissait mériter quelques sacrifices aux convenances personnelles ! Sa

fille Élisabeth ne pouvait répondre qu’évasivement : jamais le roi, son mari, ne consentirait, suivant elle, au sacrifice d’un état. Quant au duc d’Albe, il s’opposa formellement aux mariages. Tels étaient les propos qu’ils échangèrent, dans une petite chambre, où l’on entendait tout, au milieu des gens qui se pressaient autour d’eux, en se préparant à une autre fête. Écrire au sujet des mariages à Philippe II paraissait peu sérieux au duc d’Albe. Mais la reine-mère n’était pas femme à se laisser aller au découragement. Elle reprit la conversation dans la chambre même de la reine d’Espagne. La reine-mère avait envoyé chercher le duc d’Albe. Ils parlèrent à l’écart, cette fois, dans une galerie. La conversation reprit au sujet de ces mariages. — Il est nécessaire, dit Catherine, de dissiper les ombres apparues sur nos relations.

— Sa Majesté est loin. Ce n’est pas le moment de soulever cette question. S’il s’agissait cependant du mariage du roi votre fils, on pourrait le traiter. — Mais j’ai cependant des fils et des filles à caser, et Sa Majesté a un fils, une sceur, des neveux et des nièces. On doit écrire au roi d’Espagne…

La Reine Catholique répondit que cela prendrait bien du temps. Le duc d’Albe aborda la seule question qui offrait de l’intérêt à ses yeux, celle de la religion. Ici Catherine se montra très froide, comme si elle n’avait jamais entendu parler de cela. Le projet des mariages l’intéressait seulement. Par ce moyen, ce qu’elle pensait, comme elle avait réussi à le persuader à certains catholiques, on pourrait arranger les choses de la religion. Elle insista auprès du duc d’Albe, déclarant qu’après les unions elle pourrait seulement faire une « bonne justice ». Mais, Madame, je vous vois encore plus faible pour le châtiment des hérétiques que l’autre fois. Je ne crois pas que vous puissiez faire cette bonne justice. Vous n’en avez pas les moyens. C’est tout à fait impossible de remédier au mal avec le chancelier ¹. I. Michel de l’Hospital, comme on l’a vu. — Je le sais, vous ne l’aimez pas. A cause de cela vous voyez en lui un mauvais homme. — Vous ne pouvez pas nier, Madame, qu’il soit huguenot. Je ne le tiens pas pour tel. — Vous êtes alors la seule personne de cette opinion dans le royaume.

La reine d’Espagne prit la parole : — Avant mon départ en Espagne, et du temps du roi Henri mon père, je savais qu’on tenait le chancelier pour un huguenot. Il est certain que tant que le chancelier sera dans cette charge, les « bons » >vivront toujours dans la crainte, les mauvais » trouveront toujours en lui aide et réconfort. Il est nécessaire de le renvoyer quelque temps dans sa maison. Alors on verra que les choses iront beaucoup mieux… Le duc d’Albe reprit : Sa Majesté veut savoir si vous, et le Roi très Chrétien, êtes vraiment décidés à donner un remède aux affaires de la religion. Le Roi Catholique a besoin d’en être informé pour régler sa propre conduite. Il veut savoir s’il doit compter avec vous, ou sur lui seul. Voilà la raison de la venue de la reine d’Espagne à Bayonne : obtenir une réponse nette à cette question. — Je vous ai déjà dit ce que je compte faire… La reine d’Espagne reprit : Pourquoi ne fait-on pas observer le Concile et ses décrets ? 1 Dans son intervention, la Reine Catholique montrait une ardeur, une prudence et une force qui faisaient l’admiration du duc d’Albe.

— La reine-mère répliqua : Le roi d’Espagne, lui non plus, n’a pas accepté ces décrets… — Si, répondait Élisabeth, sans aucune exception. Mais le royaume de France, alléguait Catherine, est tout différent. Je pense réunir une assemblée de prélats et de bonnes gens pour préciser tous les détails omis par le Concile, ce qui est nécessaire pour calmer les inquiétudes et les consciences de beaucoup de mes sujets. Ainsi on arrivera à vivre ici tous sous une seule loi.

Le duc d’Albe se fâcha : Je m’étonne d’entendre parler d’une telle assemblée. Rien 1. Le Concile de Trente, naturellement. 2. C’est l’assemblée de Moulins dont il sera question plus loin. —

D gitized by LES RÉSULTATS D’UNE GRANDE ENTREVUE 291 ne peut en sortir de bon. Pour procéder suivant la loi et la religion, on n’a pas besoin d’une pareille assemblée. Une autre assemblée ¹, rappelez-vous bien, fut à l’origine de tous les malheurs… Catherine convint que procéder de la sorte pouvait avoir ses dangers ; mais elle tiendrait la main à ce qu’aucun mal n’en sortît, le roi étant alors tout puissant. L’assemblée se conformera donc à ses instructions. Le cardinal de Lorraine portait la responsabilité des malheurs qui avaient suivi la première. Mais la nouvelle était nécessaire pour faire une déclaration, calmer les esprits des hésitants, protestants ou catholiques, les gagner tous. Enfin l’autre raison était que pour accepter les décrets du Concile, il fallait les adapter aux usages de notre pays, voir s’il n’y avait rien de contraire à l’Église gallicane et aux privilèges des rois de France.

Le duc d’Albe se montra déçu. Il pensait la liberté de conscience va sortir augmentée de la deuxième assemblée, pour le plus grand malheur du royaume. Tard dans la soirée, la reine-mère fit encore prier la Reine Catholique d’écrire à Philippe II au sujet des mariages projetés. Mais le duc le déclarait au maréchal de Bourdillon établir le duc d’Orléans ne pouvait être une condition préalable à un accord au sujet des affaires de la religion. Il ne lui paraissait même pas convenable d’en écrire à Philippe II. Soulever la question de la Floride ne lui semblait pas plus opportun, puisque l’une des flottes était déjà partie, et que l’autre ne serait prête qu’au mois d’octobre. Il fallait attendre un meilleur moment. Dans sa prudence le duc d’Albe conseilla cependant à Philippe II de ne pas rompre brusquement avec les Français. Il devait soutenir que l’alliance existait toujours entre les deux nations, qu’il était prêt à aider le Roi très Chrétien… Le 30 juin eut lieu la dernière conversation, tard dans la soirée, au fond d’une galerie, où la Reine Catholique avait mandé la reine-mère, le roi, monseigneur d’Orléans, les cardinaux de Bourbon et de Guise, Montpensier, le maréchal de Bourdillon, le duc d’Albe.

La reine Elisabeth les invita à entrer dans son cabinet, et les fit asseoir.

I. Le duc d’Albe veut parler des États d’Orléans. 2. Ces faits sont connus seulement par la lettre du duc d’Albe du 5 juillet, datée de Saint-Sébastien. Alors Catherine de Médicis déclara qu’elle avait appris que le duc d’Albe était très mécontent de ce qu’on avait fait jusqu’à présent. Elle voulait qu’on en parlât au conseil devant le roi. Le connétable de Montmorency, sur un signe d’elle, prit la parole. Il remonta loin, rappelant les choses d’avant la guerre, indiquant que des gens mal intentionnés avaient répandu le bruit que Catherine de Médicis et Charles IX n’étaient plus catholiques. C’est pourquoi la reine-mère avait décidé de faire le tour de toutes ses terres pour faire apparaître la fausseté de telles assertions.. Une guerre serait fort dangereuse à présent. Bien qu’il ne pût approuver la dissimulation, que le châtiment lui parût préférable, ce que déclarait le connétable était cependant conforme à ce que le duc d’Albe avait dit lui-même à la reine-mère. Il en vint à la question de l’assemblée. Sur quoi la reine-mère reprit : Je ne suis pas assez lettrée, je ne sais pas ce que j’ai répondu au duc d’Albe.

Le mieux serait donc de réunir des prélats en petit nombre, des gens de valeur, des lettrés, certains membres du conseil, pour examiner ce qui touchait le Concile concernant les privilèges des rois de France et de l’Église gallicane. Le duc d’Albe croyait avoir senti comme un repentir de la reine-mère dans cette dernière déclaration. Il lui semblait que deux points demeuraient acquis : la tenue de l’assemblée, un châtiment (sevicia) pour les rebelles. Le duc savait que cette « gaillarde résolution » avait été confiée aussi à la Reine Catholique. Le cardinal de Sainte-Foix, envoyé par le duc d’Albe à Catherine, avait pu du moins recueillir son témoignage de constance au sujet de l’assemblée projetée. Que d’efforts pour cela, que de moyens en usage mis en œuvre par le duc d’Albe et don Manrique ! Mais le serviteur ne voulait fatiguer son noble maître. Il n’y avait plus qu’à décider le départ qui devait avoir lieu le 2 juillet. ¹ La politique espagnole devait demeurer pendant des années plus ou moins inflexible, toujours bureaucratique, jusqu’aux jours d’Henri IV, fondée sur la corruption, l’espionnage, l’entretien I. Le 29 juin, le duc d’Albe avait écrit de sa main à don Francisco Erasso, secrétaire d’État : « Les choses par ici ne vont pas bien, mais au contraire très mal….

D gitized by LES RÉSULTATS D’UNE GRANDE ENTREVUE 293 des ligues. Elle avait été fixée en 1559, au temps de l’exécution d’Anne du Bourg. La défense de la catholicité était beaucoup moins en cause qu’on l’a dit. Il fallait tirer profit des débats religieux de la France, agiter, troubler, inquiéter, faire peur, acheter les consciences et les partis, et soutenir au besoin les Anglais réformés contre les Français catholiques. La question qui intéressa vraiment l’Espagne et mérita toute son attention fut celle du soulèvement des Pays-Bas. Il était nécessaire d’empêcher la Réforme de s’y développer, car les PaysBas réformés c’étaient les Pays-Bas soulevés. Il fallait ne pas permettre une intervention huguenote des Français aux Pays-Bas, car les Pays-Bas secourus par les huguenots de France, c’étaient les Pays-Bas rattachés à la Flandre, et la Flandre Française. Il y avait lieu en fin d’interdire aux huguenots français de s’établir en Amérique, de ne pas tolérer cette menace, et pour la flotte d’or et pour les colonies qui naissaient sous la fiction de la propagation de la foi catholique. L’Espagne ne pensa qu’à la Flandre, à la préserver de l’hérésie pour y asseoir sa domination, y assurer le passage des troupes du Milanais et de Naples par la Franche-Comté. Ceci était une politique d’homme. Et Catherine de Médicis faisait une politique de femme, généreuse et humaine. On se sépara seulement sur un mot aimable, qui pouvait plaire à la reine-mère : car le duc d’Albe avait dit à l’ambassadeur, M. de Saint-Sulpice, que le duc d’Orléans était l’un des princes les plus accomplis pour son âge. Suivant Charles IX, comme il le fit dire à ses amis de Venise, on n’avait échangé que d’amicales banalités et donné le temps aux « caresses, plaisirs et bonnes chères ». Mais Philippe II, du bois de Ségovie, écrivait au pape que la reine, sa femme, avait obtenu une très secrète promesse de sa mère d’apporter un remède aux choses de la religion, prochainement et publiquement ; que sans toucher au droit divin, une assemblée civile et religieuse étudierait les moyens d’appliquer les décisions du Concile de Trente. Avant de quitter Bayonne, Charles IX visita le Boucau ur lequel on avait dressé le projet d’un nouveau port. Le hollandais Pierre Janson l’avait dessiné en peinture plate, croyant intéresser le roi Charles IX. Mais peu habitué à la lecture d’un plan, ou pour tout autre raison, le roi voulut en vérifier sur place l’utilité. Longtemps le projet sera d’ailleurs attendu. L² E départ général pour Saint-Jean-de-Luz avait été fixé au 2 juillet.

Le roi et tous les Espagnols font escorte à la reine Élisabeth, la reconduisant à la frontière. Le roi qui venait d’avoir quinze ans et un mois, pleura beaucoup quand il quitta sa sœur. Le connétable crut en faire l’observation à son maître, si près encore de l’enfance. Les étrangers le remarqueraient, et les larmes ne convenaient pas aux yeux d’un roi, dit gravement le vieillard. Sur quoi Charles IX rentra le soir à Saint-Jeande-Luz ; mais Catherine passa la rivière avec la reine sa fille et coucha au village d’Irun ¹. Quant au duc d’Orléans, il accompagna sa sœur jusqu’à Segura, à quinze lieues en Espagne. Puis il revint à Saint-Jean-de-Luz où son frère Charles l’attendait. La

séparation, d’une manière générale, n’avait pas été sans beaucoup de larmes. Et don Francès pouvait constater avec orgueil que la reine d’Espagne avait conquis tous les cœurs, ceux des « bons >> de la cour qui avaient entendu parler des choses de la religion, et de la grande amitié que Philippe II portait à Charles IX.

Mais l’entrevue, qui pour les catholiques n’avait donné aucun résultat, laissa toutefois bien des inquiétudes chez les réformés. Ils croyaient savoir qu’il avait été conclu quelque chose entre le roi d’Espagne et la reine qui n’était pas pour leur bien. Tous 1. Un peu plus tard Catherine parlera des vaillants et robustes Basques qu’elle avait vus à Irun, D gitized by es écrivains réformés ont cru à un pacte de famille, à une menace dirigée contre eux¹.Le prince de La Roche-sur-Yon, le chancelier étaient mécontents. Et la reine dut envoyer des courriers en Allemagne pour calmer les princes protestants inquiets de l’entrevue. La tristesse de Charles IX demeurait telle qu’il fallait lui chercher des distractions. On fit sonner les cloches à Saint-Jean-de-Luz et crier qu’on avait vu des baleines. C’est la baleine des basques, le grand cétacé que les marins du Golfe de Gascogne poursuivirent au point qu’il a disparu de nos côtes, prenant le chemin du Nord, en sorte qu’on n’en voit presque plus ³.

Et tantôt le roi faisait des promenades en barque sur la grande mer, et tantôt regardait danser à la mode basque les jeunes filles avec leurs tambourins à sonnettes ; celles-là qui n’étaient pas mariées portaient les cheveux courts. Le rr juillet, Charles IX excursionnait et donnait sa journée au beau village de Biarritz, où l’Océan lance contre les rochers ses longs rouleaux ; ici encore on pêchait des baleines. Il faut dire que partout où Charles et sa mère passaient, tous deux montraient, suivant la tradition royale, grande faveur au peuple et aux mariniers qui étaient nombreux ici. L’un d’eux était le capitaine Beltrand, qui écuma Carthagène dans la Nouvelle Espagne 8. Depuis, s’étant rendu à Séville, avec un navire chargé de harengs, il avait été accusé de ce pillage et condamné à seize ducats d’amende. A présent, il jurait de se 1. Il semble que dans la conversation échangée entre Catherine de Médicis, le duc d’Albe et la reine d’Espagne, une décision » ait été prise que la reinemère ne précisa pas, et subordonnée aux mariages, en faisant chasser les ministres et en s’exprimant généralement sur le rétablissement d’une religion unique. Cette promesse de Bayonne sera rappelée plus tard, le 19 janvier 1566, à Moulins ; en 1566 par Philippe II, en 1567 par le duc d’Albe. Francés de Alava y fait allusion dans sa lettre du 30 novembre 1565. Plus tard encore, le 7 avril 1569, don Francès a répété à Catherine, alors fort malade à Metz, le conseil des Espagnols de tuer l’amiral, M. d’Andelot et La Rochefoucauld. 2. Les pauvres en mangeaient la chair et les riches la langue qui était délicieuse, salée. En carême, on assaissonnait les pois avec l’huile de baleine. Avec la peau on fabriquait des gants ; avec les fanons, des buscs de vertugades, et des manches de couteau. Les Basques faisaient avec les ossements. des clôtures pour leurs jardins et des sièges pour leurs maisons. Voir ce que dit Ambroise Paré en 1573 (suppl. au Livre des Monstres, chapitre IX). Le roi mangea de la baleine, le 9 mars à Toulouse, et aussi des escargots. 3. Le Mexique.

D gitized by venger des Espagnols. C’est pourquoi, il avait fait armer une belle galère qu’il mettait à l’eau, juste le jour du départ du roi. Charles IX fut le parrain du bateau, qui reçut le nom de Charlotte. Tous

ces armements se faisaient, observait don Francès, sous le prétexte de l’expédition de Floride. En réalité ils étaient destinés à la course sur les vaisseaux espagnols au retour des Indes¹. A Dieppe, à Fécamp, on armait d’autres navires. Les sept navires déjà partis avaient été signalés en mai vers les côtes d’Angle terre, d’où ils voguèrent accompagnés d’un corsaire anglais… Ce qui irritait tout autant en ces jours don Francès, c’était de voir que Catherine recommençait déjà, comme il disait, « ses pratiques ».

Ainsi la reine-mère l’avait fait chercher, lui demandant s’il était content des résultats de l’entrevue. Elle lui murmura à l’oreille : — Ne me tenez pas pour une femme de bien si je n’accomplis ce qui a été décidé avec la reine ma fille. Je le ferai, mais il faut observer un grand secret, car plusieurs paraissent déjà troublés et mécontents, craignant pour ce qui les attend… Et le cardinal de Bourbon avait pressé la main de l’ambassadeur, sans rien dire, lui laissant comprendre que tout allait bien pour le moment. Mais don Francès craignait surtout que les hérétiques demeurant à la cour ne la fissent revenir sur sa décision. Quant au petit prince de Béarn, l’Espagnol voyait bien qu’il avait quitté la cour pour se rendre sur ses terres, mais afin de donner du cœur aux réformés. Le jeudi, la famille royale s’embarque sur l’Adour pour déjeuner à Urt, où il n’y a que deux maisons ; on va coucher dans une aimable contrée du Béarn, à Bidache, le château du seigneur de Gramont. Quelle chaleur ! Plusieurs hommes et des chevaux tombent frappés d’insolation ! Le seigneur de Gramont est Antoine d’Aure, l’un des chefs du parti huguenot, colonel, qui avait amené à Orléans six mille Gascons, tous vieux soldats, et bons s’il en fut, qui ne savaient que faire depuis le traité de Cateau-Cambrésis ! M. de Gramont est un chef valeureux et un homme aimable. Ses convictions religieuses ne sont peut-être pas assurées. On le verra du moins redevenir catholique ; il sera 1. L’Amérique.

D gitized by gouverneur et lieutenant général au royaume de Navarre et pays de Béarn.

Le 13 juillet, on couche à Peyrehorade où s’unissent les deux torrents du Gave d’Oloron et de Pau, dans le beau paysage des collines verdoyantes d’où l’on découvre la muraille blanche des Pyrénées. Le vendredi 14, on revient à Dax où le roi se repose trois jours.

Une chaleur accablante sévissait. Cinquante chevaux étant tombés frappés d’insolation sur la route, on décida de voyager seulement durant la nuit. Dax avait la réputation d’être une ville à ce point hérétique que la reine-mère n’avait pas voulu que les ambassadeurs suisses, venus pour la rencontrer, y entrassent. Le cardinal de Bourbon était logé chez un chanoine marié ! Dans un endroit voisin, les habitants avaient refusé de porter la croix à l’entrée du roi, comme c’était la coutume. On affirmait encore à don Francès que l’amiral, le prince de Condé et M. d’Andelot allaient accompagner Mme de Vendôme dans la petite ville de Cognac, pour y attendre le roi. Cipierre demeure heureusement toujours auprès de Charles IX, lorsque celui-ci reçoit les réformés qui viennent demander la permission de faire des prêches. Et quand le roi se fâche et refuse, Cipierre l’encourage et affirme qu’il fait bien. Mais Lansac lui déclare qu’il doit entendre tous ses sujets. Quoi d’étonnant, observe don Francès : le gouvemeur du prince de Béarn est un notable hérétique, frère de ce Lansac, et l’un de ses compagnons est Pibrac ¹, « qui est un des hérétiques les plus passionnés 2 ». Damville, le fils du connétable, et gouverneur du Languedoc, très catholique alors, laisse voir le caractère difficile et l’indépendance qui le caractériseront. Avant de regagner sa province, il avait rendu visite à don Francès. Il se plaignait de ce que la reine n’avait pas tenu ses promesses envers lui, et de ne pas avoir obtenu la charge promise de maréchal. Il voulait résigner toutes ses fonctions, pour aller combattre à l’étranger les infidèles. 1. Pons de Pons, sieur de Lacaze, fils cadet de Jacques de Pons, baron de Mirambeau, avec lequel s’était remariée Jacquette, dame de Lansac, mère de Louis de Saint-Gelais, dit Lansac. 2. On ne s’attendait pas à voir traiter avec cette rigueur ce grand honnête homme et lettré, M. de Pibrac, l’auteur célèbre des quatrains moraux, qui fera le voyage de Pologne. D gitized by Don Francès affirme que les hérétiques prendront bientôt les armes et qu’il aura là une bonne occasion de servir Dieu et son roi. Car de nombreux Français viennent dire qu’ils voudraient servir le Roi Catholique contre les infidèles. Il ne faudra pas les oublier !

Damville, la reine aussi essayait de le retenir. On le ferait maré chal, lui avait-elle dit : « Nous avons conclu une alliance avec la reine d’Espagne notre fille et le Roi Catholique, nous séparant complètement du Turc. Le roi d’Espagne nous aidera à purger notre royaume des hérétiques, et nous l’aiderons dans ses entreprises contre les infidèles. Chaque fois que l’occasion s’en présentera, c’est vous, Damville, qui irez combattre contre les infidèles. » >

Et il s’en alla joyeux, rassuré par ces bonnes paroles. On partit le 17 pour coucher à Tartas, et le lendemain 18, on fut à Mont-de-Marsan, où les seigneurs des cantons suisses attendaient le roi pour renouveler la « bonne alliance ». Un festin leur est offert, suivant la tradition de la cordiale union avec les Confédérés, écrite dans les cœurs, et toujours tacitement renouvelée, en levant les pots.

Car le voyage se poursuivait dans la gaîté et la bonne humeur, en dépit de la fatigue, de la rareté des vivres en Béarn¹. La chaleur demeurait accablante. Mais loin de penser à elle-même, Catherine désirait savoir si la Reine Catholique sa fille avait supporté cette température. La cour se dispersait peu à peu. Cent trente Suisses restaient cependant dans l’escorte habituelle. Car c’étaient de braves gens, à qui l’on rendait toutes sortes d’honneurs ; et la garde suisse, sur leur passage, battait le tambour. Charles IX les prenait cordialement dans ses bras, leur adressant de brèves paroles, les retenant à dîner. Mais les Suisses partirent, suivant la coutume, sans emporter beaucoup d’argent. Comme la cour allait prendre le chemin de Nérac, et passer sur les terres de Mme de Vendôme, don Francès résolut de gagner, lui, Bordeaux, pour se rendre de là à Cognac où il attendrait les voyageurs.

I. Ceci n’apparaît pas dans les comptes de bouche. On trouve toujours des saumons, des truites, des esturgeons, des aloses, des merlans, barbues, carpes, etc. Oranges, fruits, fromage, truites en pâtés, œufs frais, beurre, salade, etc.

D gitized by On allait maintenant vers le Languedoc. On traversa le 23, Cazères sur l’Adour (il faisait si chaud que l’on dut cheminer la nuit). Le 24, à Nogaro, il y eut une entrée. Le lendemain 25, on coucha dans la petite ville d’Eauze. On arriva, le jeudi 26, à Montréal, petite cité de Gascogne sur une hauteur. Le lendemain 27, on entrait à Condom, dont la cathédrale et l’évêché magnifiques dominent la petite ville et la Baïse tranquille.

Le samedi 28 juillet, on couchait à Nérac, dans le château de la reine de Navarre, où l’on devait passer quatre jours. Q UE Nérac est plaisant ! C’est un vaste château composé de quatre ailes, disposées autour d’une cour carrée. Il avait de même quatre tours d’angles. Bordé de fossés sur trois côtés, le quatrième était protégé par la Baïse. Le pont-levis, défendu par deux tours, constituait la grande entrée sur la place. L’agrément de Nérac, c’est le « jardin du roi », créé par le roi de Navarre, grand-père du futur Henri IV. Pour y accéder, on descendait du château sur la haute terrasse qui, auprès du pont de la Garonne, dominait la rivière. Au bas d’un escalier, après avoir franchi un portail de pierre, on arrivait à une place spacieuse, ornée d’ormeaux plantés en quinconces, au milieu de laquelle s’élevait une pièce d’eau alimentée par la fontaine, la « < tortuguière » où l’on élevait des tortues. Trois longues allées parallèles conduisaient d’un bout à l’autre du jardin ; celle du milieu, la plus large, était bordée de lauriers et de cyprès. On voyait encore dans ce jardin de vastes tonnelles, et au milieu, un fort beau jet d’eau, au centre d’une vasque de marbre, supportée par trois vaches accroupies, figures empruntées aux armes de Navarre.

L’intention de Catherine de Médicis était d’obtenir de Jeanne d’Albret le rétablissement du culte catholique qui venait d’être supprimé en Navarre. Elle n’y réussit pas. Et l’on vit seulement les enfants s’amuser au jeu de l’arc, ce qui amena d’ailleurs un incident, car Henri de Navarre voulut gagner à tout prix contre Charles IX et Guise.

Mais Catherine de Médicis ¹ avait toujours montré beaucoup I. Lettres de juin-juillet. de considération envers celle qu’elle nommait sa sœur, la reine de Navarre. Si elle avait consenti à ce qu’elle ne vînt pas à Bayonne, Catherine était intervenue auprès du pape pour qu’elle ne fût pas condamnée comme hérétique par l’Inquisition. Ce que la reine-mère lui reprochait, c’était de ne pas la seconder dans l’obéissance et l’ordre qu’elle voulait dans le royaume. Que Charles IX fût si mal obéi déchirait son cœur de mère et de reine ! Car il faut l’avouer, personne n’obéissait plus, en France, aux édits. Le devoir de la reine de Navarre aurait été de l’aider, elle, à trouver cette obéissance. Elle devait y tenir la main. Tels sont les sentiments que Catherine de Médicis marquait à la mère d’Henri IV, en formant des vœux pour sa santé, et l’espoir de la rencontrer bientôt, dans une compagnie qui l’aimait, et << principalement celle que savés de tout temps comme vous ha aymaye, qui est votre bonne sœur » >. Car Catherine et Jeanne avaient été des épouses malheureuses ! Le rer août on couche à Buzet, sur la hauteur, petite ville et château ; le 2, on passe la Garonne pour entrer à Tonneins. La famille royale reprend la route vers Bergerac en traversant Verteuil le 3, Lauzun le samedi 4, où s’érige un charmant château. Le dimanche on baptise la fille du sieur de Lauzun que l’on nomme Charlotte-Catherine. Le seigneur de Lauzun est Gabriel Nompar de Caumont, qui a épousé Charlotte d’Estissac. On part, quatre jours après, le mercredi 8, pour traverser la Dordogne sur un pont de bois couvert de toiles blanches ; et Charles IX fait son entrée à Bergerac, belle et bonne ville, la première du Périgord. Le 9, on déjeune et l’on couche à Laugat, petit château dans un bois. La famille royale passe encore à Mussidan, le 10 ; on traverse l’Isle pour gagner Ribérac ; on gagne le 11 Roche-Beaucourt, où l’on passe le dimanche 12. Le 13, déjeuner à la Tour Garnier, belle maison, près d’Angoulême. Le soir du 14 août, le roi va coucher à Angoulême, qui est une ville grande et belle, avec un fort château. Bien que le plus grand nombre des habitants fussent des réformés, Sansac, le gouverneur, les avait obligés à se porter à la rencontre du roi avec des croix et des bannières. Charles IX visite toutes les églises de la ville. Et dans la cathédrale, on lui fit voir la sépulture de Jean, comte d’Angoulême, son bisaïeul, auquel, il y avait trois ans, les hérétiques avaient coupé la tête, D gitized by les pieds et les mains, frappant le corps du saint homme de trente coups d’épée. Et le roi, constatant ce sacrilège, se montra si bouleversé qu’il prononça des paroles désagréables à l’égard des huguenots.

En vain, il tenta d’accorder, à propos d’une question de préséance, La Rochefoucaula, le seigneur huguenot, avec Ruffec, le gentilhomme catholique. A la cour, on ne parlait que de Malte, que les Turcs avaient assiégée. Mais si Malte devenait turque, au jugement du baron de Lagarde, on ne voyait guère le mal que cela causerait à la couronne de France ! Dans ce pays réformé, les précautions redoublent. Charles IX a fait demander à Monluc sa compagnie de gens de guerre : elle vient grossir les trois compagnies formées de catholiques qui marchent toujours près de lui. Le 16, on excursionne à Touvre où le roi s’arrête pour visiter les fontaines et admirer les abîmes profonds de la « rivière subite » ¹. L’eau des fontaines formait cette « rivière subite » de la Touvre, qui, deux lieues au-dessous, se joignait à la Charente. Dans la fontaine nagent des cygnes ; et les rivière semble « bordée a’écrevisses et pavée de truites, les meilleures qu’on saurait manger ». Des gardes veillent sur les eaux poissonneuses, avec le même soin que dans les forêts royales. Charles IX fait pêcher devant lui ; et l’on rassemble, pour lui faire plaisir, la troupe des cent quatre-vingts cygnes. Le roi déjeunait au bord de la rivière, sous la « feuillée ». C’est à Angoulême, le 16 août, que le sieur de Boucart, gentilhomme et vieux serviteur, vint devant le conseil privé présenter les doléances des réformés de la Champagne qu’il avait rencon trés au baptême de l’enfant de M. d’Andelot à Tanlay. Ce qu’il fit avec véhémence, montrant tout le danger qui résultait des levées de troupes que faisait alors le cardinal de Lorraine en Bassigny, après les massacres des huguenots à Tours ainsi qu’à Blois, alors qu’ils voulaient vivre simplement sous la protection tolérante de l’édit de pacification. La partialité semblait donc évidente au vieux gentilhomme qu’était Boucart, né au service du prince. C’est pourquoi, il ne craignait pas de rappeler à son maître que le roi est ordonné par Dieu afin de conserver la loi civile, pour faire observer la justice par tous. La « confusion horrible > dont souffrait le royaume venait de cet oubli d’une justice égale I. A Pont-Touvre.

D gitized by envers tous. Les séditieux, les voleurs, les meurtriers opprimaient ceux qui respectaient la volonté royale manifestée dans l’édit de paix. Gouverneurs et magistrats favorisaient ces fauteurs de troubles. Depuis deux ans et demi on massacrait impunément, comme à la guerre, ceux de la religion. Les grands, adversaires des réformés, formaient des associations et des ligues, les villes chaque jour s’élevaient contre eux, le plat pays entrait dans la danse : « Et si ne voyons pas que puissions éviter la mort que par la bonté de Dieu et par nos armes… » On partit d’Angoulême le 18, afin de gagner Châteauneuf qui donna une entrée. On passa la Charente en bateau, pour aller coucher à Jarnac le z1, où Henri, duc d’Anjou, cueillera plus tard ses premiers lauriers. Ici les réformés paraissent bien insolents et glorieux à don Francès. M. de Jarnac, dans sa magnifique maison, où le roi fut deux jours, voulut s’entretenir avec les autres des affaires de la religion. Il affirmait qu’il avait toute confiance dans son roi, qui tiendrait sa promesse, que les autres gentilshommes, comme lui, étaient certains de pouvoir vivre selon l’édit d’Orléans. Le roi leur assura en effet qu’il tiendrait sa promesse. Et bien que la reine le lui cachât, don Francès était persuadé que Condé allait venir ici, dans quelques jours, avec le comte de Porcien ¹, contre la volonté du roi et de la reine. A la cour, la reine d’Écosse passait maintenant pour le démon lui-même. Le connétable, fort soucieux, continuait de flatter Catherine. Il voulait, comme toujours, sauver ses neveux ! A Jarnac, don Francès le savait, les prêches étaient fréquents, et très suivis. Le mardi 21, on repassa la Charente en bateau, pour l’entrée à Cognac où Charles IX restera onze jours. C’est le gentil Cognac, le « lieu de la naissance » de François Ier, manoir de la maison d’Angoulême, qui mire ses murailles dans les eaux du fleuve qui porte les futailles.

303

C’est à Cognac, le 25 août, que le roi a fait adresser à tous les Parlements ses lettres missives ordonnant d’observer l’édit d’Orléans, et de punir ceux qui affirmaient que cet édit était 1. Antoine de Croy, prince de Porcien, fils de la comtesse de Seninghen, calviniste et bon soldat huguenot, compagnon de d’Andelot et de l’amiral. Il avait épousé Catherine de Clèves, également réformée. 2. Marie Stuart, détestée par Catherine de Médicis, et chassée par elle de France.

CATHERINE DE MEDICIS 20 rompu. La coexistence des deux religions semble donc toujours la loi après l’assemblée de Bayonne. Ceci avait d’ailleurs été formellement conseillé, au nom de Philippe II, par le duc d’Albe. L’homme qui est envoyé pour assurer l’ordre dans la région de Cognac, voir si tout est calme, si l’on ne prépare rien contre le roi, est Lansac ¹, un libéral, qui passait pour un hérétique, et se montrait l’ami de Jarnac 2. Lansac ne s’était pas caché pour dire à l’ambassadeur d’Espagne, lors d’une récente intervention en faveur d’un Français dont le navire avait été pris à Saint-Sébastien, et qui avait été retenu par le Saint Office comme blasphémateur, que l’Inquisition était une terrible chose. Imagine-t-on un marin qui n’eût sacré, c’est-à-dire blasphémé, disait-ill C’est vrai que l’Inquisition était odieuse aux Français, même les plus catholiques, qui voyaient dans les récents autodafés de Tolède une guerre dissimulée à notre nation quand on faisait justice des Français en Espagne. Ici, constate don Francès, tous les hérétiques brûlés à Tolède étaient représentés dans les temples et on les donnait en exemple comme des martyrs. Or Lansac, tandis que la cour, qui en avait un tel besoin, se reposait à Cognac, était chargé d’un grand nombre de missions pacificatrices. Il devra voir le prince de La Roche-sur-Yon, qui interviendra auprès de Mme de Vendôme pour qu’elle ne sorte pas de la Navarre où elle était, et auprès de Condé pour qu’il ne quitte pas la Picardie. Il avait en outre la délicate charge d’intervenir auprès de son grand ami Jarnac, gouverneur de la Rochelle, pour qu’il prêtât le serment de fidélité comme les autres chevaliers de Saint-Michel. Et Jarnac ayant fait ce que hui demandait le rci fut autorisé à conserver son collier et le gouvernement de la Rochelle. Don Francès l’observait, chagrin : les hérétiques étaient bien résolus à dissimuler, à feindre la plus stricte obéissance envers le roi.

La vie reprenait dans la cour reposée. Les conversations por1. Louis de Saint-Gelais, chambellan de Catherine de Médicis, qui alla à Rome et en Espagne ; c’est celui qu’on appelait le bonhomme Lansac ou le vieux. « L’honneur de la Saintonge », a dit de lui Joachim du Bellay, le

  • support des Muses suivant Baif. Ch. Sauzé a publié sa correspondance

politique de 1548 à 1557 dans les Arch. hist. du Poitou, 1904. 2. Le gouverneur de la Rochelle. D gitized by taient sur les projets de mariage entre Henri duc d’Anjou et la princesse de Portugal ; entre Marguerite de Valois et le fils de Philippe II. C’est toujours pour donner une idée de leur puissance, comme l’écrira don Francès. Ainsi seraient éludées les promesses faites à la reine d’Espagne et au duc d’Albe, à ce que croyait l’ambassadeur malveillant. Il va se révéler ici un ennemi des Français, comme l’était son prédécesseur Chantonnay. Alava a écrit : « L’essentiel pour eux est d’échapper au naufrage, grâce aux secours de Votre Majesté. Mais dès que le sol sera ferme sous leurs pieds, on les verra ingrats, comme la France le fut depuis qu’elle existe… » Philippe II se montrait plus juste. Ainsi, au mois de septembre, il donnait ses instructions à don Francès, mal informé, avec l’ordre de continuer ce qui avait été convenu à Bayonne. C’est la reine d’Espagne elle-même qui devait avoir la charge de cette négociation. Ainsi on ébaucherait ce pacte de famille dans lequel entreraient l’Espagne, la France, l’Empire (l’Allemagne) et auquel pourrait s’adjoindre le Pape. Telle était la ligue ouverte. Alors Philippe II écrivait à son ambassadeur : « Le prince mon fils ne peut avoir meilleure femme que Mme Marguerite… >> Ce prince était don Carlos, un maniaque et un dément, que son père allait faire enfermer. Mais Catherine, à Cognac, est à son repos. Elle dira, de ces jours d’août, à la duchesse de Guise, qu’ « yl fayst le plus beau >> qu’elle vit jamais. Il y a deux parcs, l’un pour se promener à pied, l’autre pour aller à la chasse, où le roi, son fils, se rend tous les deux jours. La noblesse tient le soir le bal : « Et tout danse, huguenots et papiste ensemble… >> D gitized by


XXVI

EN SAINTONGE ET VERS LA ROCHELLE



On partit en excursion, le 25 août, pour gagner Louzac afin de déjeuner dans la maison du Rhingrave, comte palatin du Rhin, conducteur des reîtres, les pauvres cavaliers allemands qui avaient fait le rêve de vivre de leur industrie de guerre chez nous et de devenir les arbitres de nos querelles.

Le Rhingrave, ou comte du Rhin, prince catholique, était Philippe de Salm, colonel des Allemands du roi.

Établi chez nous, ne touchant pas souvent son argent, parfois il semblait ne pas savoir comment s’employer, et au service de qui. La visite royale pouvait du moins le consoler. Car Philippe de Salm avait bien servi les rois de France ; il s’était marié chez nous ayant épousé la veuve de Charles de Crussol[1]. Et depuis qu’il avait amené des troupes lors des premiers troubles, on l’avait vu contribuer à la reprise de Rouen et du Havre. Le Rhingrave présentait la plus curieuse physionomie, un peu hirsute et débonnaire, comme les cavaliers qu’il avait acclimatés chez nous, à l’aspect singulier, avec leurs grosses et longues moustaches, leurs habits noirs, leurs chevaux aux longs poils, mais qui après tout montraient plus d’ardeur à vider les pots, et de joie à toucher leur solde, que de zèle à porter des coups et à combattre leurs propres frères allemands sur les champs des guerres civiles.

On partit de Cognac, le 1er septembre, pour déjeuner au port de Chauveau[2], où étaient deux ou trois maisons. On arrivait dans la Saintonge. Combien, dans cette région, les Romains avaient laissé de hautes antiquités, vestiges d’arcs et de portes !

Charles IX, ayant passé sous l’arc de Montrubel, arrivait à Saintes-la-Romaine, dans l’après-midi. La ville, qui rappela beaucoup Nîmes aux voyageurs, donna une entrée.

Et là encore, nous sommes dans un pays en grande partie gagné à la Réforme.

Avec curiosité les compagnons du voyage découvrent les villages de Saint-Trojan, du Mesnil, dont les hauts clochers dominent les marais, les salines et la mer. Ici tous les habitants sont « mariniers », c’est-à-dire marins ou vivant de l’Océan. Ils s’avancent, en bel équipage, habillés de velours de couleur ; leurs enseignes sont déployées et l’artillerie tonne. Autour de Marennes brillent et s’étendent les plus vastes salines connues. On aperçoit les îles du Pertuis et de Saint-Pierre d’Oléron. Charles IX y passa une journée entière. Car le sel, c’est la mine d’or du roi de France. Beaucoup de gens vivaient du travail et de l’industrie du sel à Marennes ; là, les gens des gros villages voisins se rassemblèrent. Charles IX a pu en voir défiler jusqu’à six ou sept mille, ce qui était pour l’époque un immense rassemblement.

Le 5 septembre, on gagna Brouage, au milieu des marais salants, en suivant la chaussée qui les traversait. Alors on construisait une nouvelle ville, autour du « port », si célèbre en ce temps. Tous les habitants du voisinage s’y étaient rassemblés. Charles IX, salué par l’artillerie des vaisseaux dans le port voisin, revenait coucher à Marennes.

Ici les huguenots étaient en majorité. Et quand cela arrivait, on ne baptisait plus, car les réformés s’emparaient des églises. C’est pourquoi, le 6 septembre, à Marennes, neuf cents personnes s’étaient rassemblées autour du roi dans l’église pour faire leurs Pâques catholiques. Et les enfants que l’on baptisa étaient déjà si grands qu’ils pouvaient eux-mêmes demander le sacrement au prêtre. Charles donna son nom aux garçons et nomma Charlotte les filles.

Le 7 septembre, déjeuner à Cormeran. Le roi retourne à Saintes le 8 où l’on mangea des huîtres en écaille ; il assiste, le dimanche 9, à la procession générale.

Il convenait maintenant de monter jusqu’à La Rochelle, l’unique port militaire de la France sur l’Atlantique. On déjeune à Brizambourg. On traverse la rivière de la Boutonne, sur un pont de bois nouvellement fait, pour arriver dans les faubourgs de Saint-Jean d’Angely, où les habitants donnent une entrée. Le roi y passe la journée du 11. On gagne le pauvre village et le château de Poursay[3] où l’on déjeune. On couche à Surgères, un autre beau village avec un fort château an milieu des prairies. On déjeune à Lajaune le 13, un autre village, avec une antique église, et l’on couche dans une petite abbaye située dans les faubourgs de La Rochelle.

Les esprits étaient bien anxieux à La Rochelle, car le roi avait fait mander aux habitants de ne pas élire leur maire ; il entendait le leur désigner lui-même, et que ce fût un catholique.

La Réforme était entrée à La Rochelle, en 1558, avec David, aumônier du roi et de la reine de Navarre, qui fit le premier prêche dans la chaire de Saint-Barthélemy.

Le culte rendu en secret sortit plus tard des caves et se fit au grand jour. Bientôt les salles de Saint-Michel avec le logis Gargoulleau apparaissaient bien insuffisantes pour contenir la foule. En 1562, on devait donner la communion générale sur la place du Foin, sous la tente. Alors on pouvait compter à La Rochelle près de six à sept mille réformés, et parmi eux les premiers magistrats, le présidial, une partie de la garnison. Jarnac, gouverneur de la ville, autorisait la célébration des deux cultes côte à côte ; le curé et le ministre s’entendaient sur l’heure des offices. Les réformés chômèrent de leur côté les fêtes catholiques. Ces belles concessions mutuelles ne durèrent pas longtemps. Le parti réformé l’ayant emporté devait naturellement chercher à brimer le parti catholique. Bientôt c’était la messe qu’il fut difficile d’entendre librement dans la petite ville militaire, toujours ouverte à l’Angleterre, si longtemps anglaise, et dont l’esprit particulariste demeurait avant tout fort attaché à ses franchises municipales.

Ces libertés de La Rochelle étaient symbolisées par une antique coutume. Quand un roi entrait dans la ville, on tendait un cordon de soie à travers la porte. Le maire, représentant la cité, se tenait derrière l’entrave symbolique ; il faisait jurer au roi sur l’Évangile, avant d’entrer dans la cité, de conserver les franchises locales. Le serment prêté, le cordon était coupé. Seulement alors le monarque était admis à faire son entrée. Louis XI, lui-même, avait prêté ce serment, un genou en terre, tête nue. Le maire de La Rochelle était un homme assez considérable, et dans tous les cas un petit roi dans sa ville. Ainsi se montrèrent Doriole, le chancelier, Mérichon, employé à des missions diplomatiques, et d’autres serviteurs éminents de Louis XI.

La Réforme à La Rochelle avait donc trouvé un milieu de choix dans le monde de l’échevinage et un sincère protecteur dans la personne du gouverneur Jarnac. Le connétable de Montmorency ne l’ignorait pas. Il ordonna, avant l’entrée de Charles IX, d’enlever l’artillerie sur le rempart et la fit conduire dans les prairies de Maubec, là où jadis avaient eu lieu les prêches.

La Rochelle avait cependant préparé une courtoise réception ; avec les arcs de triomphe habituels où l’on voyait les douze travaux d’Hercule et le portrait du roi.

Jean Blandin fit la harangue au faubourg Saint-Éloi, remit les clefs de la ville que le roi rendit aussitôt. Charles IX, monté sur une estrade, devant l’abbaye, assista au défilé des compagnies militaires, bien équipées et nombreuses. Puis le roi s’en fut coucher dans la maison noble du Fay. Le lendemain, 14 septembre, eut lieu l’entrée par la porte de Cougnes, barrée du fameux cordon de soie. La réaction du connétable de Montmorency fut brutale. Le vieux baron de l’Ile de France trancha de son épée le cordon. Et maugréant, il demanda aux magistrats s’ils entendaient refuser l’entrée de la ville à leur maître. Si c’était un usage, il lui semblait bien passé de mode.

Ainsi Charles IX entra à cheval dans La Rochelle ; et à cheval aussi, le maire lui demanda de confirmer les privilèges de la cité. Il répondit : « Soyez fidèles et loyaux serviteurs, et je vous serai bon roi » >.

Les échevins portèrent le dais. Au carrefour de Notre-Dame s’élevait l’arc de triomphe représentant les travaux d’Hercule. Au carrefour de l’Évescot, sur la place du Pilori, aux Changes et aux Petits bancs, des échafauds s’élevaient décorés de tapisseries. À la fontaine de la Caille, on admira les treize belles demoiselles de la ville vêtues en Diane, portant une robe blanche : le croissant de la déesse brillait dans leurs cheveux. Elles récitèrent un compliment. Sur quoi on gagna l’Hôtel de Ville.

Alors Charles IX fut conduit dans ses appartements où les magistrats lui présentèrent un bassin d’argent au milieu duquel s’élevait un rocher ; au dessus, on voyait Charles IX dominant les vagues ondoyantes. Sur le portail du logis du roi, on lisait ces vers :

Les Rocheloys chantent l’heur immobile
D’une chrétienne et notable Sibyle !…

La Sybille, sage et chrétienne, désignait naturellement Catherine de Médicis que tous reconnaissaient. Même en lui prêtant un esprit prophétique, lorsque la reine regardait la mer, les tours que l’on fermait avec des chaînes pour défendre l’entrée du port, et la lanterne, le plus ancien des phares de France, sur ce miroir des nues de septembre ou l’étain de la mer, eût-elle lu le destin de son fils le plus chéri qui devait dans la tranchée risquer sa vie pour tenter de reprendre la ville sur les rebelles, les réformés et les Anglais, et le risque du pays privé si longtemps de son seul port de guerre sur l’Atlantique ?

Tel sera cependant le résultat de nos divisions à l’intérieur.

Mais le passage de Charles IX à La Rochelle indique déjà les difficultés à venir. Des paroles malheureuses au sujet des Rochelois y furent prononcées par l’avocat Jean de Haize, qui voulait mettre en valeur le zèle de Jarnac. Et Charles IX, avant son départ, défendit de contrevenir à l’édit de pacification, enjoignant aux magistrats de protéger la religion catholique. Il voulait qu’on pût entendre librement la messe. Ce qui fut affiché dans toutes les églises.

Le ministre La Vallée dut sortir de la ville, et Jean Pierres, lieutenant général, reçut pour résidence la banlieue de Paris. Six bourgeois furent exilés.

Après la publication de ces deux arrêts, Charles IX quitta la ville sans vouloir être reconduit.

C’est un fait qu’après son départ, au dire de don Francès, de nouvelles violences furent exercées contre les catholiques. N reprit la route vers la France au cœur fidèle, à la mi-septembre qui la dore et la rafraîchit. 0 Voici le pauvre village de Benon, Mauzé-le-Riche où l’on couche le 18 ; Frontenay-le-Battu, petit village et château où commence le Poitou. Et ce jour-là, 19 septembre, on couche à Niort, bonne et belle ville où le roi fait son entrée. C’est à Niort que le prince de Condé arriva par la poste pour annoncer à la reine-mère son mariage avec la fille du duc de Longueville, Françoise d’Orléans, âgée de dix-sept ans, comme le voulait la reine. Tous deux sont hérétiques. La reine entend que la noce soit célébrée à la cour et elle permettra de prononcer des prêches dans la salle de la résidence royale, les portes fermées, sans autres auditeurs que les huguenots. L’arrivée de Condé, si bien accueilli par le roi et la reine, n’est pas agréable naturellement à Montmorency. Ils sont sur le point d’en venir aux mains, et le conseil privé, réuni en hâte, doit les calmer.

Pour montrer son équité et le sentiment de la justice, la reinemère ordonne l’exécution d’un voleur de grand chemin, Simon de May, soupçonné d’avoir voulu assassiner l’amiral. Le 20, déjeuner à Echiré, pauvre village où l’on passe la Sèvre sur un pont de pierre nouvellement fait. On couche le même jour au Champdeniers, bon village. Le 21, on déjeunait à la métairie de Baubarre ¹. Mais voici, sur la hauteur, Parthenay, avec sa porte triomphale 1. Sur la carte de Cassini : La Baubière.


D gitized by sur le Thouet, qui n’est encore qu’un ruisseau ; La Rochefatou, un petit château où l’on couche ; Airvault et son pont de pierre : et l’on arrive à Oiron le 22. Ici l’on s’arrête deux jours, car le château appartient à M. de Boissy. Chez les Boissy (Gouffier) on est de père en fils gouverneur du roi, écuyer, chambellan, et l’on a le privilège de coucher dans la chambre du souverain, et même l’honneur de partager son lit. Ainsi s’échangent des secrets. C’est bien le moins que le roi dorme dans le lit de son féal ! Départ le 25 septembre pour Thouars. Le roi fait son entrée dans la petite ville recueillie, dont le beau château appartenait à M. de la Trémoille. C’est Louis, troisième du nom, petit-fils du « chevalier sans reproche », premier duc de sa maison, qui avait épousé Jeanne de Montmorency, une fille du connétable. M. de la Trémoille se montra un puissant et loyal seigneur : il envoya au devant de la famille royale neuf cents « grisons poitevins », c’est-à-dire les bonnes gens cultivant le pays, ses sujets et, il offrit un festin à Charles IX. Après le déjeuner, on baptisa la fille du seigneur de la Trémoille, qui reçut les noms de Charlotte et de Catherine. La collation fut belle avec distribution de confitures. Puis le roi regagna Oiron, chez M. de Boissy, où pendant trois jours reprirent les danses et les branles de Poitou ¹,

On part pour Loudun le 26 septembre, en direction de la Loire ; on déjeune le lendemain à Ceaux, pauvre village, avant d’aller coucher à Champigny-sur-Veude, au château de M. de Montpensier. M. de Montpensier est Louis de Bourbon, dont la mère fut une Montmorency. Issu de « l’estoc de ce grand roi saint Louis », comme il disait, il cherchait à l’imiter dans la défense de la foi. Gouverneur de Touraine et d’Anjou, il recommandait les hérétiques à son bourreau et leurs femmes à son guidon. Lui, il menait toujours l’avant-garde au combat. M. de Montpensier était l’un des hommes France que l’ambassadeur d’Espagne estimait plus. Il faut dire qu’il se montrait alors l’un de ces catholiques fervents qui se proclamaient, en toutes circonstances, serviteurs du roi d’Espagne³.

1. Le compte de bouche porte au gite d’Oiron : cochon, mouton, bœuf à la royale, salade, fromage, fruit (Bibl. Nat., fr. 25755). 2. Entre Loudun et Richelieu. 3. Plus tard don Francès le dira plutôt froid (1570).

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1 On fêta à Champigny la Saint-Michel, fête de l’Ordre et du pays.

Le lundi 1er octobre, on déjeune à Marçay, petit village avec un château pour aller coucher au fort beau manoir de Chavigny, Le lendemain, on arrivait à Fontevrault, l’agréable et noble abbaye des religieuses. On prit la route vers la Bretagne, au sud de la Loire, quand venait la saison pluvieuse. On s’arrêta à Brezé, fort beau château, le 3. Et le seigneur du lieu, d’une famille très agissante de vieux serviteurs de la maison d’Anjou puis de celle de France, de la race des grands veneurs, tint ce jour-là maison ouverte à tous. Puis on traversa le grand et beau village de Doué le 4, pour coucher à Martigné-Briand ; le vendredi 5, on déjeune à Notre-Dame d’Alençon, pauvre village, et l’on couche à Brissac ¹ qui domine de son grand château le vallon de l’Aubance. On traverse Chemillié et Jallais le 8, pour arriver à Beaupréau le lendemain, dans le val de l’Evre. Ici est la demeure du prince de La Roche-sur-Yon, Charles de Bourbon, le frère de M. de Montpensier, comme lui un bon catholique. Mais don Francès ne l’aime pas. Il voit en lui une sorte de modéré. M. le prince a fait l’éducation de Charles IX avec M. de Cipierre ; et il avait du bien, ayant épousé Mme Philippe de Montespedon, qui surveillait, non sans rigueur, les demoiselles de la cour, ce dont elles chargeaient plutôt le mari que la femme. Celui qu’on nommait le grison fidèle » était bien malade. S’il faut en croire cette bonne langue de Mlle de Limeuil, qui le détestait on l’a vu, il n’eût été qu’un brutal, un homme léger et surtout un ivrogne. Cette accusation n’indique pas un penchant favorable pour la santé de M. de La Roche-sur-Yon, qui déclinait et se trouvait mal depuis quelque temps déjà. Il a fait cependant préparer un déjeuner triomphall Mais il semble tout à coup mourant. Et Charles IX ne veut pas apporter quelque gêne à son précepteur. Il allait déjeuner et coucher à l’abbaye des religieuses à la Regrippière, tandis que M. le prince décédait le lendemain en son château. La reine-mère, comme on l’assure à don Francès, doit se diriger 1. Cossé : voir l’itinéraire donné par Barthélémy Roger (Lettres de Cathevine, t. X, p. 161).

2. M. de Cipierre est par contre très bien vu de don Francès.


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vers la Bretagne, et elle sera de retour à Blois vers le 20 octobre. On voit bien, remarque l’ambassadeur, qu’elle n’est pas pres sée ; en effet, elle ne désire aller à Paris que pour toucher de l’ar

gent. La reine avait cependant promis de se trouver dans la capi tale au mois de novembre, pour arranger à cette époque les 1

choses de la religion. M. de Loches 1 venait d’être appelé pour être attaché à la personne du roi : M. de Birague était nommé

gouverneur à Lyon, tous deux de bons catholiques. Et l’ambas sadeur envoyé en Espagne est M. de Fourquevaux, tenu par les catholiques comme un homme des plus intelligents, à l’esprit si vif.

Il s’agit du noble Raymond de Rouer, sieur de Fourquevaux. Un rouer, c’est un chêne, l’arbre du pays toulousain. Soldat, diplo mate, lecteur de Polybe, de Frontin et de Machiavel, ayant admirablement administré Narbonne, tenu en respect hugue

nots et catholiques, et pacifié Toulouse, Fourquevaux, l’homme grave, au front sillonné de rides, au regard sévère, allait surveiller

les Espagnols. Et dans le mouvement diplomatique, on signalait Charles IX avait nommé un ambassadeur pour se rendre vers

que

le Turc, qui était un parent du connétable. Est-ce une feinte pour impressionner le roi d’Espagne ou le pape ? Mais, lui, don Francès, en a assez.

Il supplie Philippe II d’envoyer un autre représentant pour le relever. Il se sent bien malade ; et il a tant besoin de mettre un peu d’ordre dans ses propres affaires. Il a dû séjourner à Poitiers ; il va cependant rejoindre Tours où la reine-mère lui avait demandé d’attendre la cour. 1. Suivant Don Francès, ou M. de Loges. Ce doit être M. de Losses, Jean

de Beaulieu, grand maréchal de camp ( Brantôme, t. V, p. 126). CTOBRE, et les jours qui déclinent, trouvèrent les a0

geurs dans la région grise qui conduit de l’Anjou à la Bretagne.

Le 10, on déjeune et l’on couche à Le Loroux-Bottereau, petite ville entre les deux provinces. Le lendemain, on traverse en bateau la Loire au port de la Chubuette pour aller déjeuner à Thouaré où il y a un joli petit manoir. On suivait maintenant les prairies de Nantes où Charles IX arrivait le soir pour coucher. Nantes est la capitale de la Bretagne, la ville des ducs, enclose dans les fortes murailles qui bordent la Loire et l’Erdre. Dominant les remparts, on aperçoit le clocher de la cathédrale et le palais des ducs. Sur le grand fleuve se fait déjà sentir le flux de la mer, et les nefs qui voguent sur l’Océan cinglent jusqu’au pont de bois.

Charles IX devait attendre le vendredi 12 octobre dans les faubourgs, à la Fosse, sur la bordure du port, avant de faire son entrée dans la cité marchande des ducs. Après déjeuner, il prenait place sur l’estrade d’où il regardait défiler les compagnies sous les armes. Puis le roi montait à cheval, faisant son entrée à Nantes, qui parut fort belle. Charles IX devait demeurer trois jours dans la ville pendant lesquels il prit plaisir aux danses appelées le trihori de Bretagne, les guidelles, le passe-pied et le guilloret. Mais ce n’était pas pour regarder des danses bretonnes que la reine-mère avait mené le roi dans cette province. Tous les deux D gitized by suivaient Anne de Montmorency qui y était chez lui, comme les Châtillons 1.

Au moment où Catherine de Médicis et Charles IX entraient en Bretagne, il y avait seulement trente-trois ans que cette fière et dure province avait été réunie à la couronne (1532) par le don qu’en fit Claude de France, fille aînée de Louis XII et d’Anne de Bretagne, à François Ier son époux. Que de soucis le duc de Bretagne avait donnés au roi de France son suzerain ! La prestation du serment s’accompagnait de protestations renouvelées à chaque règne. Et depuis le xive siècle, et la mort du duc Jean III, ouvrant une querelle au sujet de l’héritage, on avait vu la maison de Montfort prêter serment au roi d’Angleterre, et la Bretagne demeurer en grande partie, sous le contrôle de ce pays. Les relations de commerce rapprochaient Bretons et Anglais. Le duc de Bretagne, au temps de Louis XI, avait été le plus souvent l’allié du duc de Bourgogne, et sa cour un foyer de conspirations, d’intrigues, visant à l’autonomie de la province. Charles VIII, Louis XII avaient fini par « épouser la duchée » en épousant la duchesse Anne. François Ier avait continué le nécessaire sacrifice en s’unissant à Claude. Mais la Bretagne demeurait ce qu’elle fut toujours : libre, rétive, audacieuse et fidèle. Il est curieux de penser que la Bretagne, où nous avons vu le plus solide dépôt de la tradition catholique, s’est montrée au fond toujours extrêmement féodale, c’est-à-dire liée à ses hommes, et protestataire, c’est-à-dire fidèle à tous ses instincts de liberté.

M. d’Andelot, François de Coligny, le frère de l’amiral, avait épousé Claude de Rieux, héritière de la terre de Montfort en Bretagne, et descendante de la plus ancienne et de la plus riche famille du pays, après celle des ducs. Claude de Rieux avait épousé aussi la foi du seigneur d’Andelot, le colonel de l’infanterie, et se montra la plus sincère des réformées. C’est ainsi que M. d’Andelot avait installé à Nantes un ministre venu de Neufchâtel. Partout où François de Coligny résidait, on prêchait et l’on priait 1. Plus tard, en 1576, dans l’information que donnera sur la décomposition de notre pays un successeur de Francès de Alava, l’ambassadeur Diego de Zuñiga annoncera que la Bretagne allait se détacher de la France pour former le fief de Montmorency. D gitized by à la huguenote, c’est-à-dire en chantant en français les Psaumes de Marot.

Au château de Blain, vivait la vicomtesse de Rohan, Isabeau de Navarre, fille de Jean d’Albret, roi de Navarre, et tante de Jeanne d’Albret, qui partageait sa foi. Ainsi Nantes et Blain avaient accueilli les ministres. Au Croisic, on vit se développer une nouvelle église, comme à Vitré. Chanter les Psaumes, servir son roi, vivre dans la liberté de sa conscience, dans la sécurité de sa croyance apparaissait à M. d’Andelot autant d’articles de son ardente conviction. Arrêté au temps des premiers troubles, il voulut rendre son collier de Saint-Michel. Mais il entendit apparemment une messe, et M. d’Andelot rentra dans ses charges et ses biens. Depuis 1559, on avait célébré la Cène à Rennes, qui eut pour ministre Gravier. C’est en Bretagne sur la côte de Rais, après la répression d’Amboise, qu’on vit s’embarquer les huguenots désespérés pour passer dans les pays étrangers. C’est en Bretagne que nous avons déjà rencontré les corsaires qui inquiè teront beaucoup Philippe II avec leurs entreprises sur les Indes.

A Rennes, rixes, violences entre huguenots et catholiques se succédaient à propos des processions. A Châteaubriant, le Calvinisme fut apporté par les deux ministres de M. d’Andelot ; et la vicomtesse de Rohan obtint la liberté de conscience pour elle et sa maison. A la Roche-Bernard, M. d’Andelot installa le ministre Louveau. Me d’Andelot, qui était grosse, devait décéder le 5 août 1561 dans les bras de son époux, entourée de l’affection des deux noblesses, la catholique et l’huguenote, mais dans les sentiments de la pure foi calviniste. Le ministre Louveau, qui l’avait exhortée à la mort, porta à Nantes la nouvelle religion, dans les faubourgs. Un synode fut tenu en 1561 à Châteaubriant, un autre à Rennes. Une petite guerre latente s’éleva à Nantes entre les deux parties. La Bretagne était entrée, comme le reste de la France, dans la guerre civile après Vassy, et les églises réformées se déclaraient solidaires. En 1562, ils étaient deux ou trois cents réformés réunis à Nantes dans la maison de l’apothicaire Pineau. Ils voulaient une église paroissiale. La prise du Havre, la menace de rupture avec l’Angleterre, amenèrent officiellement l’encouragement à la piraterie. Et c’est un fait reconnu que les réformés en Bretagne avaient réalisé à Nantes, et surtout à Blain, de tels D gitized by progrès que la messe avait été abolie dans ce dernier bourg, pour être rétablie seulement deux ans après (1564-1566). Telle était la situation en Bretagne, qui ne manquait pas, on le voit, d’intérêt pour la reine-mère. Mais si à Nantes, on avait passé trois jours, on allait en partir le 15, pour retrouver la maison solitaire de la Galochette près du château de Joué ; le lendemain on traversait Moisdon pour arriver à Châteaubriant, le beau château du connétable où l’on devait séjourner dix-huit jours et solenniser la Toussaint. Anne de Montmorency, qui tenait son prénom de sa marraine, Anne de Bretagne, s’était installé en Bretagne. Il voulait être le plus grand propriétaire terrien de France, comme il était le premier gentilhomme et baron chrétien. Grand diseur de chapelets, bon soldat, le connétable faisait tout avec conscience ; le capitaine « brûle bancs », comme le désignaient les huguenots, lorsqu’il détruisit les temples. Grand rabroueur » de personnes au conseil, Anne de Montmorency nommait volontiers les autres : ânes, veaux et sots. A dire vrai, le connétable se montrait prudent dans la conduite des affaires de l’État, calme et fort dans les combats. Il passait alors pour le Nestor des Français, arrivant justement à sa soixante-douzième année. La France lui devait Metz ; et ce « bon vieillard » avait fait peindre ses conquêtes dans sa galerie de l’hôtel de Montmorency à Paris. Chantilly, Écouen, Montmorency, l’Isle-Adam disaient sa gloire. Mais le connétable avait aussi une manière à lui de faire des conquêtes, et d’agrandir son bien à la paysanne, épargnant celui de ses maîtres, les rois. Il se faisait donner les biens de ceux à qui il procurait des honneurs. Ainsi advint-il à Philippe de Châteaubriant, qui lui avait cédé sa belle maison pour recevoir l’Ordre de Saint-Michel. Ce genre de profits n’était pas du moins aux dépens du peuple ! Chez le connétable, on admirait encore la discipline qu’il avait su imposer aux armées, à tous ceux qu’il passait en revue. Et Catherine enfin aimait les entretiens de son « compère ». Il faisait bon les voir au souper où Montmorency ne mangeait jamais, ne dînant pas, mais écoutait aussi bien que la reine, il savait dire le mot pour rire ! a A CHATEAUBRIANT,

CHEZ M. LE CONNÉTABLE. VERS ANGERS ONSIEUR le Connétable », bien qu’il n’ait pas d’autre M nom, est chef de famille, représentant des Montmorency et protecteur des Châtillons. C’est là le drame de l’ancienne France devant le roi et le pays. Car la lutte des familles, des « <lignées » comme on disait, pour leur avancement, qui remplit la geste de France, demeure en grande partie l’histoire de la France, avec celle de l’héritage qui s’y rattache. Anne de Montmorency a une situation personnelle à défendre, de même que son office en fait le soutien primordial de l’État avec le chancelier. Le chef de l’État était toujours la reine-mère, bien que la majorité de Charles IX eût été prononcée. Mais s’il était arrivé que Catherine de Médicis décédât, Anne de Montmorency, par les Châtillons, pouvait dominer la France, et même la gouverner à la huguenote, c’est-à-dire au fond suivant les principes voisins de la féodalité, avec ses discussions publiques, les clans et les cercles militaires, sous la prééminence de Dieu : « Dieu premier servi », comme disait déjà Jeanne d’Arc. Le cœur d’Anne de Montmorency, féodal et baron catholique, demeure avec les Châtillons. Et le cœur des Montmorency, c’est Paris et l’Ile de France, cette Ile de France que l’on nommait alors la France. Un grand baron comme Montmorency, prince du sang royal, un Bourbon n’admettront jamais les prétentions de petits seigneurs, de tard venus, comme les Guises, des parvenus tendant à une usurpation, suivant eux, tyrannique du contrôle de l’État, sous le couvert de la religion. Ce contrôle appartient au sang, à la lignée dans un office de famille. Le CATHERINE DE MÉDICIS

21 D gitized by souvenir de Charles le Grand, les titres de la maison de Lorraine, sont à leurs yeux une fable, digne de rejoindre la geste oubliée de Charlemagne. Eux, instinctivement, ils se rangent autour de Capet qu’ils ont élu et dont le roi est l’héritier, leur maître et leur homme. Les Espagnols, ennemis de la nation française qu’ils entendent diviser pour l’annihiler, le savaient bien. Le cœur catholique du connétable est avec les Bourbons, même huguenots, avec les Châtillons, ses neveux, acquis à la modération, pas à la guerre civile.

Les Lorrains demeureront des étrangers au royaume. De là la remise du jugement obtenu par Montmorency, « second père et le plus cher oncle », en faveur de Gaspard de Coligny dans le meurtre de François de Guise ; son indulgence même pour Odet, l’évêque de Beauvais, qui veut contracter mariage et que le pape doit excommunier. De là le respect porté à Condé, qui ne le méritait guère, mais qui était Condé, le sang royal de Bourbon, et le voisin du baron de l’Ile de France, comme gouverneur de la Picardie ; la femme de Condé, c’est Éléonore de Roye, le sang magnifique et ardent des Mailly ; et le beau-frère est La Rochefoucauld. Tous les Bourbons de la Réforme, et ceux de la branche cadette de Montpensier, le prince de la Roche-sur-Yon, ont un ami dans Montmorency. Il a dans sa clientèle les Croy, les Luxembourg, les Rohan, les La Marck, les Gouffier. On se souvient qu’Anne de Montmorency avait épousé Madeleine de Savoie, épouse sage et vertueuse, une princesse d’un autre âge, si française de cœur, pure, simple et catholique ; elle veille tendrement sur les infirmités du vieil époux ! L’aîné des frères de la connétable est le comte de Tende, gouverneur de la Provence. Un autre beau-frère d’Anne de Montmorency est Honoré, marquis de Villars, lieutenant du Languedoc. Une sœur de Madeleine de Savoie est mariée à Antoine de Luxembourg, comte de Brienne, premier duc et pair. D’autres parents de sa

sont les du Bouchage dont la race e confond avec la diplomatie française. Que dire de l’amour qu’Anne de Montmorency a porté à ses enfants cinq fils, sept filles !

L’aîné est François de Montmorency, né en 1530, qui a donc trente-cinq ans, l’héritier du nom, M. de Montmorency, comme on l’appellera sans plus courageux, bon soldat, maréchal de D gitized by France à vingt-neuf ans, filleul de François Ier, il a épousé Jeanne de France, la fille-bâtarde de Henri II ; comme gouverneur de Paris, il se montre libéral s’il en fut, tolérant, ami des arts.

Le second est Henri, né en 1534, qui reçut le titre de Damville ; alors catholique ardent et même provocateur, brillant et spirituel, il épousera Antoinette de La Marck, fille du duc de Bouillon. Colonel de chevau-légers en Piémont, il administre, on l’a vu, comme lieutenant-général et gouverneur, le Languedoc. Si zélé, et même agressif, il ira toujours vers la modération. Le troisième est Méru, né en 1536, qui va avoir vingt ans. Lui aussi est un soldat, et le premier colonel général des Suisses. Gabriel, baron de Montberon, était mort héroïquement aux côtés de son père, blessé à la même bataille de Dreux (1562). Et la plaie demeura ouverte au cœur du connétable ! Guillaume de Thoré, qui n’a pas vingt ans, est lui aussi soldat, qui épousa Anne de Lalaing, et sympathisa avec la Réforme.

Des sept filles du connétable, l’aînée Éléonore, filleule de la seconde femme de François Ier, fut mariée au vicomte de Turenne, de l’antique maison de la Tour d’Auvergne, que Catherine de Médicis considérait comme son sang ; et c’est par là que Montmorency se trouvera être le bisaïeul du grand Turenne, comme il le sera du grand Condé par Damville. Jeanne de Montmorency fut unie à Louis, seigneur de la Trémoille, la plus puissante famille du Poitou, et la plus riche. Catherine de Montmorency, filleule de Catherine de Médicis, épousa un Ventadour, de la maison de Lévis. Marie de Montmorency, s’unira à Henri de Foix, de la branche de Candale.

Et les trois dernières filles du baron épousèrent les trois plus belles abbayes de France : Anne, si jolie et chérie, devint abbesse de la Trinité de Caen ; Louise, religieuse à l’abbaye de SaintPierre de Reims ; et Madeleine, religieuse à Fontevrault. Voilà peut-être un des meilleurs exemples de ce qu’était une grande famille française. Un « bon père », tel se montrait Montmorency, avec le risque de servir, de s’enrichir, et de mourir pour le pays, ce qui lui advint.

Le bien public, comme il arrivait alors, est confondu avec D gitized by son propre. Montmorency ne s’oublia jamais. Il avait l’habitude de figurer, ce qui était juste sur les états de paiement, qu’il signait pour ses hommes, ses serviteurs, ses soldats. A ses biens, il pense. Car il a fait dresser à Paris, son testament, le 21 janvier 1563. A François maréchal de France et gouverneur de Paris et de l’Ile de France, devaient revenir le duché de Montmorency, le beau château de Chantilly et ses dépendances, la merveille d’Écouen, ses fiefs environnants, Dammartin, l’IsleAdam, la seigneurie de Préaux en Normandie, la baronnie de Châteaubriant et de Broons en Bretagne, d’autres en Anjou, le bel hôtel de Montmorency, rue Sainte-Avoie à Paris (en tout 50 fiefs).

A Henri, gouverneur du Languedoc, la baronnie de Damville, dont il portait déjà le nom, celle de Fère-en-Tardenois, la demeure de Compiègne, l’héritage de M. de La Rochepot, frère du connétable et la belle maison de la rue Saint-Antoine (23 fiefs). Charles eut Méru, dont il porta le nom, les terres de Bourgogne, les vicomtés de Montreuil et de Melun, le vieil hôtel de Montmorency, rue Saint-Antoine. Et Guillaume reçut Thoré, Dangu, Montberon, la Prugne-au-Pot, avec la maison de la Couture Sainte-Catherine.

Les filles mariées recevaient chacune trois mille écus d’or, et les religieuses cinq cents. Suivant la vieille tradition romane, le survivant des deux époux, comme il convient, devait jouir de l’usufruit. Et comme Madeleine de Savoie ne mourra qu’en 1586, les enfants de Montmorency, pendant vingt ans, demeurèrent dans une situation inégale à leur rang.

Et de l’héritage de Montmorency l’on peut dire que c’est la nation qui eut la meilleure part, avec Chantilly, les tombeaux et l’église de Montmorency, Écouen avec ses vitraux et la galerie de Psyché, qui abrita les Captifs de marbre de Michel-Ange, les livres de son trésorier Groslier, les émaux du Banquet des Dieux de Léonard Limousin.

Montmorency et la France : telle est la double cause du connétable. Il l’avait défendue par la diplomatie, et aussi de son épée. Et d’une manière plus générale encore « il avait servi » la conscience, la justice et les libertés. Le qualificatif de politique est resté au parti qui représenta ses idées, que les siens développèrent, mais justement.

D gitized by Le connétable avait donné Metz à la France. Peut-être, s’il eût vécu, bien que catholique, eût-il évité la tuerie de la SaintBarthélémy où tombèrent les siens. Alors il vieillissait déjà, sans appétit. Les rides sillonnaient ses traits de paysan ; l’âge épaisissait ce gros nez de race, qui l’avait fait nommer le camus de Montmorency, l’homme au grand front plissé, aux petits yeux louches. Six blessures, les unes graves, dont il se remit toujours. La septième aura raison de ce grand corps vigoureux à la rencontre de Saint-Denis (1567). Elle sera double d’un coup d’épée, qui lui cassa la mâchoire, d’un coup de pistolet qui lui logea une balle près de l’épine dorsale. Alors le « cœur de trois rois » cessera de battre ¹. C’est pendant le séjour de Charles IX à Châteaubriant que des commissaires furent désignés pour rétablir la religion catholique à Blain, et donner aux réformés de Nantes un lieu pour les assemblées. Le vicomte de Martigues, de la maison de Luxembourg, avait succédé comme gouverneur de Bretagne à son oncle, le duc d’Étampes, qui s’était montré un catholique si modéré, et épris de réformes. La reine-mère avait donné les plus grands conseils de modération, et l’exemple du défunt, à M. de Martigues. Mais ce seigneur, suivant une ascendance agitée, était un homme dur. C’est lui qui pendant une campagne en Normandie étrangla de sa jarretière un huguenot qui refusait de se confesser ; et il ne se privait pas de violer les jeunes filles réformées. A peine gouverneur de Bretagne, M. de Martigues devait former une ligue contre le connétable de Montmorency et ses neveux les Coligny. C’est la première ligue de Bretagne, connue par une lettre interceptée adressée au duc d’Aumale. Alors la reine-mère lui avait dit qu’il aurait eu vraiment intérêt à être « aussi estimé et aimé de tout le monde », comme était le saint homme et libéral comte d’Étampes, l’engageant à faire observer les édits du roi et à a faire vivre un chacun sur la liberté d’iceux ».

C’est à Châteaubriant (le samedi 20 octobre) que Charles IX apprit que les Turcs avaient abandonné le siège de Malte qu’ils tenaient depuis quatre mois, et qu’ils s’étaient retirés avec une 1. Le Connétable avait alors soixante-quatorze ans. D gitized by perte de trente-huit mille hommes. Cette nouvelle le rend si heureux que le roi fait faire un grand feu de joie. On fêta ensuite la Toussaint avant de gagner Angers. Le 2 novembre, on déjeunait à Bourg-Delbret et l’on couchait à La Mothe, petit château au milieu d’un bois. On descendait maintenant vers la Loire. On traversa Candé et le Louroux-Béconnois où l’on coucha le 4. Le lendemain on déjeunait à la Touche-aux-Anes et le soir on arrivait à Angers. Charles IX gagnait l’abbaye de Saint-Nicolas, dans les faubourgs ; puis il faisait son entrée dans la ville, après le déjeuner. Angers, c’est la grande ville, avec son vieux château, qui commande la Mayenne, l’antique forteresse de la maison d’Anjou et du roi René. Que d’églises, que de tours ! « Basse ville, hauts clochers, riches prostituées, pauvres écoliers », dit le vieux dicton qui la caractérise.

Ici nous sommes dans l’apanage du frère du roi. Depuis plusieurs mois, Angers s’apprêtait à fêter Charles IX. Les lettres de Henri, duc d’Anjou, demandaient aux échevins que l’on fit disparaître toutes les traces de la guerre civile. La revue de la garnison et des habitants fut passée du haut d’une estrade dressée devant Saint-Nicolas, où un docteur de l’Université et un échevin haranguèrent Charles IX (le 6 novembre). Le

discours de l’officier municipal fut tel. Il débuta rondement, car au sentiment du peuple, « peu instruict es bonnes lettres », toutes les harangues aux entrées royales revenaient à dire : soyez le très bien venu ! Mais le sens de l’entrée dans les villes lui semblait plus profond : n’était-ce pas l’entrée dans le cœur, les pensées et affections de ses sujets ? Et venant à la raison même de ces harangues, l’orateur déclarait que c’était une manière pour le roi d’entendre en personne les remontrances de son peuple : « Voicy ce que vostre ville ose prendre la hardiesse de vous remonstrer : c’est le mal, l’incommodité que nous sentons et prévoyons pouvoir tourner à une confusion et changement d’estat pour la diversité des religions et pour la nécessité du temps que vous tollererez. Le second, c’est le mespris, le contentement, le peu d’auctorité où nous voyons estre 1. La Touche, sur la carte de Cassini, non loin des Landes d’Asnières. D gitized by vostre justice : et toutefois c’est la chose qui plus vous faict regner. »

L’échevin disait le Français de son naturel « fort religieux, fort cérémonieux et d’ailleurs non pas si lourd et constant aussi qu’un Lacédémonien pour ne se remuer pas facilement et endurer une bigarure en choses qui le touchent jusques au cœur… » Très au fait de la jurisprudence, attaché à ses pratiques, l’échevin déplorait le peu de cas que l’on faisait alors de la justice. De cet abandon de la « justice roide », qui maintient seule une monarchie, était sortie la pratique de tuer et de massacrer ! Le devoir du roi était de remédier à ces désordres. Car sa vie doit être un exemple, une censure perpétuelle. Ayant fait l’éloge du jeune roi, l’orateur prononçait celui de Catherine de Médicis, « si sage, si prudente mère, si bien avisée au maniement des affaires ». Dans la ville d’Angers, Charles IX ne trouverait que fidélité, même s’il usait plutôt du bras gauche que du droit, c’est-à-dire de la douceur plutôt que de la force : « Elle vous jure, et au Dieu vivant, que vous n’y trouverez pas de faute : espérant aussi et attendant de vous ce serment réciproque que doibt le seigneur à son sujet ». En ce paisible Anjou, terre qui vous désire, comme disait au roi la jeune Astrée de l’âge d’or, la belle formule du serment réciproque fut de la sorte invoquée. Et l’Académie d’Anjou harangua dans un beau latin Michel de L’Hospital, le chancelier, auquel la France devait rendre hommage puisqu’il portait un esprit de justice brûlant de conserver la patrie… Le roi monta vers Saint-Maurice où l’attendait le clergé, laissant voir sa bonne grâce. Car il sourit en regardant les colonnes, les décorations des carrefours, des places et des rues. Comment aurait-il accueilli autrement la harangue d’un petit enfant de deux ans, un précoce orateur ? Car il représentait la Justice, tenant d’une main la balance, et de l’autre, l’épée. Mais Charles admira, sous la Porte Chapelière, le tableau où l’on voyait Hercule tuant un cerbère enchaîné, entre des colonnes symbolisant la vertu du jeune roi.

On quitta Angers, après déjeuner, le 7, pour coucher au Verger où l’on passa la journée du 8 chez le prince de Guémenéé qui avait un fort beau château. Ce prince est Louis de Rohan, comte de Montbazon, grand seigneur de Bretagne, mais aveugle. Le venD gitized by dredi 9, on déjeunait à Lerigné. Après avoir passé le Loir, au pont de Durtal, on allait coucher au château de M. de Vieilleville François de Scépaux, qui venait d’être fait maréchal de France, succédant à Saint-André. « Hardi compagnon », comme on le nomme, vétéran des guerres d’Italie et de Metz, le maréchal de Vieilleville était un homme adroit, qui sera chargé de missions à Londres et à Vienne, où il ira, remplissant le vœu de Catherine, demander la main d’Elisabeth d’Autriche pour son jeune maître. On passa deux jours à Durtal. Le roi repart, le lundi 12 novembre, pour déjeuner à Jarzé, beau village et château, et coucher à Baugé, petite ville qui donne une entrée. Le 13, on déjeune à Mouliherne sur la rivière de Rivaroles et l’on couche à la Ville-aux-fourriers, qui n’est qu’un petit château.

Mais dans la belle abbaye de Bourgueuil qu’entourent les vignes, on s’arrête cinq jours (14-19 novembre). La reine-mère écrira à la duchesse de Guise que ce lieu est le plus beau qu’elle vît jamais, qu’elle y a pris bien du plaisir, et fêté l’hôte qui n’était autre que Louis de Lorraine, cardinal de Guise. On déjeune le 19 à Ïngrandes, petit village qui sépare l’Anjou de la Touraine, et l’on couche à Langeais, gros village et château. Tous les habitants vont recevoir le roi à une demi-lieue, tenant en main une petite botte de paille en signe de la fidélité due à leur seigneur quand il fait sa première entrée. Le 20, déjeuner à Maillé ¹, bon village et château sur la roche ; après quoi on passe la Loire en bateau pour gagner le Plessis-les-Tours où Charles IX couche dans le château de Louis XI, avant de faire son entrée au paradis de la Touraine.

1. Le compte de bouche donne des bécasses, alouettes, bécassines, perdrix ramiers, etc. (Bibl. Nat., fr. 25755). D gitized by L’ENTRÉE A TOURS L E mercredi 21 novembre, Charles IX montait à cheval pour regarder le défilé des compagnies de la ville de Tours où il devait faire son entrée. Mais il rentra coucher au Plessis. Au confluent de la Loire et du Cher, dans le jardin de la France, s’étendait la ville élégante, aux rues longues et propres, avec leurs maisons coiffées d’ardoises. Le commerce de la soie, de la laine et des armes y était florissant. Partout, dans la banlieue, des vignes, des jardins, des prés, des fleurs jusqu’en cette arrière-saison. C’est précisément, dans cette banlieue de Tours que résidait à Saint-Cosme, Pierre de Ronsard, entré en son automne. Avec quelle joie il reçut la reine-mère pour laquelle il avait écrit ses admirables Discours sur les misères de ce temps. Le poète lui présenta, ainsi qu’à ses enfants, des fruits : Car tous voz jours nous servent d’un automne ! Et Ronsard saluait dans Catherine de Médicis celle qui avait anéanti, croyait-il, la guerre et la discorde. Au roi adolescent, le poète rappelait que le grand Hercule avait daigné loger chez un pasteur. En vérité, les Muses amenaient chez lui la famille royale : à l’enfant, ravissant d’espièglerie et d’intelligence qu’était Henri, et qui donnait, avant son printemps, sa fleur, le poète disait : Voicy le lieu des peuples séparé Mal accoustré, mal basti, mal paré : Et toutefois les Muses y demeurent, Et Apollon de lauriers revestu, Qui vont gardant que les princes ne meurent Qui, comme vous, ont aimé la vertu ! D gitized by Même en cette fin de novembre, le peuple se pressait sur les routes et les chemins. C’est qu’il était impatient de voir et de retrouver son prince ! Et dès l’aube du 22, clairons et tambourins sonnaient le réveil pour les gens de Tours. Les maisons étaient ornées de tapis. Vers midi, Charles IX approchait de la ville. Et sur la porte de la Riche, il pouvait voir l’arc de triomphe, et les

  • peintures exquises » où l’on reconnaissait

Parque filant la soie, comme il convient dans la ville industrieuse : Je ne suis point ceste Parque qui file Sur mon fuseau le destin des humains, Mais bien la soye, honneur de ceste ville, Donnant la vie aux peuples avec leurs mains. La ville de Tours avait, en effet, la réputation de posséder les meilleurs ouvriers de la soie, et même les dames des grandes familles de la cité s’adonnaient à l’art de la broderie. Vis-à-vis de la Parque se tenait un Vulcain, en hommage aux fabricants d’armes qui, eux aussi, étaient l’orgueil de la cité : Je suis Vulcan, l’armurier des gens d’armes, Par qui le fer sur l’enclume est battu : Car au combat, sans la façon des armes, Des plus vaillants périroit la vertu. Le roi prend place, suivant le programme, sur la tribune pour regarder le défilé de la ville. Pièces à feu, fauconneaux, arquebuses, pistolets tirent de tous les côtés ; clairons et trompettes résonnent. Voici Messieurs les échevins, conseillers, bourgeois et marchands. Le maire de la ville, M. de Fontaines, présente les clefs et adresse au roi la harangue d’usage. Le premier colonel de l’infanterie s’avance, avec une allure digne des anciens preux. Les maîtres fileurs de la soie viennent ensuite, portant chapeau de velours noir, panache aux couleurs du roi, pourpoint de satin cramoisi, collet de velours noir. Voici maintenant les compagnons : les « moliniers¹ », les merciers, les rubanniers, les passementiers de soie, les fourbisseurs et armuriers derrière leurs riches étendards, les apothicaires et les chirurgiens habillés de noir de la tête aux pieds, et dont la démarche est si grave et posée ; les bouchers avec leurs chausses rouges ; les sergents et les massiers ; les couvreurs, les 1. De draps.

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charpentiers, menuisiers et autres ; les hoquetoniers¹ qui étaient de beaux hommes ; les tailleurs dans leurs riches habits, les boulangers en taffetas blanc, les cordonniers, les marchands de drap, les chaussetiers, la compagnie de la monnaie, les orfèvres et brodeurs dont l’enseigne était dorée et argentée. L’arrière-garde était formée de Messieurs de la Bazoche de Tours, qui avaient si bien fait que, sans contestation, avec les maîtres fileurs de soie, ils emportaient le prix. Ils s’avançaient en effet habillés à la turque, dans leurs robes longues de taffetas jaune et violet, chapeau de même, portant le braquemard au côté, et chacun sa flèche au carquois. Et on lisait sous leurs enseignes, faisant flotter les armes du roi, les mots : Laus, Honor, decus Bazochia Turonensis. Alors le roi descendit de son estrade et commença son entrée. Il passa en revue la compagnie du prévôt des maréchaux, les Suisses. A travers les rues de Tours, il s’avança sous le poêle, fendant la foule du peuple : Henri duc d’Anjou et la noblesse le suivaient.

On arriva de la sorte au Carroy des chapeaux où se dressait un arc en forme de théâtre, enrichi de peintures, et comme on disait alors d’énigmes. On y remarquait le cœur, au milieu de deux tours, que des mains soutenaient. Chacun le comprend : le royaume de France est sous la domination du roi (la fleur de lys), mais sous la fidélité que symbolisent les deux mains, une foi qui ne saurait se démentir ni vaciller, aussi ferme que la ville de Tours demeurait puissante.

Ainsi le roi passa au milieu du peuple de Tours qui le bénissait. Et il s’avança jusqu’au château dont les jardins, plantés d’arbres, étaient un délice pour l’œil. L’archevêque de Tours attendait le roi devant Saint-Gatien. Charles IX descendit de son cheval et écouta la harangue. L’Église espérait de lui le retour de cette piété et de cette justice que l’on voyait sur ses devises. Au son de motets choisis, le roi s’avança dans l’église jusqu’au chœur. Et l’on poursuivit par la rue de la Selle, et la Cour, pour gagner l’église Saint-Martin. En ces jours déjà brefs de novembre, la nuit tombe de bonne heure. C’est bientôt le temps de regagner le Plessis : mais Charles IX a l’impression de quitter son peuple, chargé de ses bénédictions :

1. Ici les fabricants plutôt que les porteurs de casaques en coton. D gitized by Le roy s’en va en son Plessis esbatre Pour voir le cerf et la bische courir : Mais il a veu son royaulme debattre, Il le veult voir maintenant refleurir ! C’est un fait qu’à Tours même, au cœur de la France, des « débats » avaient sévi. L’Eglise de Tours, suivant Bèze, comme un enfant pouvant avorter à sa naissance, était née en 1556 d’un riche bourgeois de la ville nommé Bédoire qui protégea les premiers prêches. Des ministres de Genève, Lancelot et Rouvière, bons jeunes gens, s’y installèrent. Mais Bédoire ne les agréa pas, et tout le fruit se perdit.

En 1560, Richelieu dit le Moine, Antoine du Plessis, capitaine catholique, tenait garnison dans la ville suspecte, avec ses arquebusiers à cheval, agents provocateurs, qui avaient devancé le roi en 1561. Antoine du Plessis chanta un soir des Psaumes pour faire sortir ceux qui pratiquaient la foi nouvelle et les rallier : préve nus par les magistrats municipaux, les réformés restèrent prudemment dans leurs maisons. Alors du Plessis chanta des chansons dissolues pleines d’injures contre le roi, la reine-mère et les Guises. Mais personne ne bougea davantage. Un Pierre David, apostat, prêchait cependant à Tours après le colloque de Poissy. Quelques impatients, parmi les réformés, étaient assez nombreux et puissants pour s’emparer, en 1561, du couvent des Cordeliers. On vit même à Pâques, dans la ville volage, quelques esprits former une assemblée qu’ils nommaient « Académie », où il était loisible, même aux femmes, de proposer telles questions que bon leur semblait. La chose passa vite ! Mais aux Cordeliers, on continua de prêcher en public ; et lorsque fut publié l’édit de janvier, on abandonna les Cordeliers pour prêcher uniquement hors des murailles de la ville. Tours était demeurée assez tranquille, jusqu’à la venue de M. de Montpensier qui suivit le massacre de Vassy. Puis la ville était tombée entre les mains des triumvirs (vers 1561) ; alors les marchands réformés s’étaient réfugiés à Montargis chez la bonne duchesse Renée de Ferrare. La ville de Tours, jusqu’alors en paix, fut occupée avec soixante chevaux au mois de mars, par Montpensier, durant le carême. Le boucher qui vendait de la viande fut roué de coups et on jeta sa chair dans la boue. Le même sort était promis à ceux qui D gitized by L’ENTRÉE A TOURS 33I

mangeraient de la viande en carême. On ferma les portes, hormis deux, qui furent gardées. Quelques pièces du château furent essayées. Les principaux de la religion subirent un interrogatoire. On les retint prisonniers chez l’archevêque. Or un jour 300 cavaliers des notables de Tours se présentaient en bon équipage devant Montpensier qui apprenait d’eux que 3 à 4.000 hommes assistaient aux prêches. Montpensier dut se réfugier dans sa maison de Champigny. Mais au mois de juillet, ce fut le désordre. Les troupes de huguenots quittent la ville (11 juillet 1562). Le 13, à Vendœuvres, leurs compagnies étaient bousculées par les troupes de Villars. Les catholiques donnent bien à ces huguenots battus la permission de rentrer en leurs maisons de Tours. Mais la populace catholique se rua contre eux. On sonna le tocsin, on les cerna dans l’église de la Riche. Le Moine Richelieu les trouva chantant des Psaumes, les salua à coups de pistolets. En cinq à six jours la rivière fut couverte de corps de gens massacrés (140 peutêtre). La ville fut pillée, saccagée, et le cœur du président Bourgault, promené. Alors rentra M. de Montpensier qui fit dresser gibets, roues et potences. Du satin de Tours, Richelieu en avait à vendre à l’aune pour la longueur d’une lieue ; et ses compagnons, des capitaines ne possédant rien, achetaient des terres de 30.000 à 40.000 francs, payement comptant. Voilà le pauvre état de Tours, qui se prolongea longtemps encore… Quand il était venu à Paris, au mois de janvier 1565, pour rassurer la population sur les projets qu’on lui prêtait, l’amiral Gaspard de Coligny avait dénoncé devant le conseil, réuni pour l’entendre, les mauvais desseins de ses adversaires et le massacre à Tours, de ceux de la religion « à enseignes déployées » en présence même de celui que le duc de Montpensier avait envoyé pour rétablir la paix. D gitized by ON Francès, arrivé depuis quelque temps à Tours, assista naturellement à l’entrée. Nous lui devons cette remarque : ce jour-là on fit pendre trois catholiques et, quelques jours après, la garde arrêtait deux gentilshommes réformés, très amis de l’amiral. Tel est le système de bascule qu’il observait avec une morosité caractérisée. Il y a lieu de tenir compte qu’en ces jours sa santé lui donnait certaines inquiétudes. Le représentant de Philippe II attendait à Tours le rendez-vous que lui avait fixé la reine-mère. Mais ce fut la visite de M. de Saint-Sulpice que don Francès reçut avant celle de Catherine de Médicis, et de sa part. L’ancien ambassadeur en Espagne venait l’assurer qu’ayant été si bien accueilli par le Roi Catholique, il saisissait avec empressement l’occasion de lui faire savoir sa gratitude. La reine-mère, après avoir demandé à voir don Francès, ajournait maintenant son audience. C’est qu’il y avait alors de grands débats au sujet d’Odet de Châtillon qu’on avait voulu ramener à la foi catholique sous la menace de lui enlever son chapeau de cardinal de Beauvais. Odet avait tenu bon. Il semblait donc peu opportun d’exciter davantage les hérétiques, déjà si montés contre le pape, en leur montrant l’envoyé de l’Espagne. C’est le 22 novembre que la reine-mère appela don Francès. Elle lui fit beaucoup de caresses et Charles IX lui posa de nombreuses questions au sujet du roi et de la reine d’Espagne. Et don Francès, qui n’avait pas vu le roi depuis Bayonne, observa qu’il


D gitized by avait grandi de deux ou trois doigts, et son teint lui sembla très bon.

La conversation avec Charles fut brève et courtoise. Don Francès l’assura que Philippe II se montrait satisfait de ce qui avait été fait. Charles IX parut se réjouir de cette réponse, ajoutant : « Vous pouvez assurer à Sa Majesté qu’avec l’aide de Dien j’irai plus loin dans mes actions et démonstrations, et que je lui donnerai satisfaction. » La reine parlant à l’oreille de don Francès lui demanda de se retirer, sous le prétexte de la chaleur, car elle ne pouvait lui accorder son audience pour certaines raisons. Le lendemain, la reine-mère le fit rappeler. Charles IX qui se trouvait dans une grande salle, entouré de sa cour, renouvela d’amicales protestations que les hérétiques entendaient, non sans étonnement.

Don Francès comprit que cet accueil desservait, plutôt qu’il ne servait, son maître. C’est pourquoi il dit : C’est votre mère que je suis venu chercher, et non pas vous. Le roi sourit, prit par la main l’ambassadeur, qu’il accompagna jusqu’à la chambre de la reine-mère. Ils la trouvèrent entourée de catholiques et de huguenots. Son accueil se montra cordial, bien qu’elle ne voulût pas donner au représentant de Philippe II une audience en présence des réformés. Don Francès commença par évoquer l’affaire de la Floride. Il faut dire que les projets maritimes de Monluc, comme ceux de Strozzi, agaçaient depuis longtemps les Espagnols. Monluc, le père, tançait son fils, essayant de le dissuader d’aller sans moyens à la conquête de la fortune à Terre-Neuve ou au Brésil, Mais l’affaire de la Floride, c’était bien autre chose. Monda

.Et voici qu’il nous faut abandonner les chemins de France pour suivre, sur les routes de la mer, la nouvelle expédition maritime, à destination de la Floride, qui coincida avec le début du tour de France (avril 1564).

La Terra Florida, la Floride, dont la presqu’île regardait Cuba, était une ancienne découverte des Espagnols, compagnons de Cortez (1513). Ces terres n’avaient pas été occupées par eux. Les gens de France les avaient reconnues dans le prolongement des parages visités jadis par Jean Cabot. On leur donnait le nom de Nouvelle France ou de terre aux Bretons. Ce qui exaspérait Philippe II qui avait fait écrire en septembre de la même année à don Francès : Au sujet de la Floride, et comme on l’appelle main by tenant, de la Nouvelle France, il faut parler à la reine. Vous lui direz que j’ai entendu que certains de ses sujets sont partis à la conquête de cette province, depuis longtemps découverte et conquise par les Espagnols, et qu’elle les fasse châtier comme pirates et perturbateurs de la paix… » Ces perturbateurs de la paix étaient en outre des huguenots. Philippe II était persuadé que la reine-mère laissait faire les pirates normands, qu’elle avait prêté pour leur transport les gaÏères qe Bordeaux, et même que l’expédition s’était faite sous le nom du roi.

Or Philippe II occupait la Floride en vertu de la bulle d’Alexandre VI qui avait réglé le partage du monde (1493). Le Roi Catholique avait reçu ainsi toutes les Indes, c’est-à-dire l’Amérique, par un acte pontifical qui interdisait aux autres rois d’y entrer. Il devait par contre y ramener à la foi catholique les peuples barbares qui s’y trouvaient. Le roi de Portugal avait, lui, les côtes de l’Afrique, une partie de celles de l’Inde qu’il amplifia jusqu’à la Chine et le contrôle de la terre de Santa-Cruz (c’est-à-dire le Brésil) en face de la côte de Guinée. Le roi d’Espagne avait mené en Floride, disait-il, plusieurs expéditions en 1510 et en 1522. On voit que le roi de France n’avait aucun droit au contrôle des terres d’Amérique. Bien plus, ceux qui prétendaient occuper la Floride étaient des Luthériens qui allaient propager parmi les indigènes non la foi, mais l’hérésiel Ces hommes étaient sous les ordres de capitaines commandés et armés par l’amiral de France, un hérétique, Coligny !

Double raison pour Philippe II de demander à Catherine de Médicis de les faire châtier. Tel est le sens de l’instruction que le Roi Catholique avait adressée à don Francès. C’est pourquoi l’ambassadeur entretenait la reine-mère à Tours de l’épineuse question de la Floride. Mais, suivant don Francès, Catherine de Médicis faisait alors l’innocente : — Les sujets du roi mon fils ne vont que jusqu’à une montagne nommée Hercules, découverte par la France, il y a déjà bien cent ans.

Mais don Francès se retourna vers le roi, insistant beaucoup sur ce point.

Alors la reine, comme une lionne, les rejoignit, disant à son fils :

D gitized by C’est une affaire de grande importance, et vous devez d’abord prendre l’avis de votre mère ! Enfin elle se fâcha contre l’ambassadeur. Et don Francès se sentait également fort en colère contre elle. Car, à dire le vrai, elle ne répondait pas à ses propos. Chaque fois qu’il citait un fait certain, elle jouait la surprise, prétendait ne rien savoir. En parlant des insolences commises par les sujets du roi de France envers les sujets du roi d’Espagne, don Francès se montra particulièrement dur, disant même à un certain moment : — Il n’existe pas de pirate qui ne soit serviteur d’un de vos ministres, et favorisé à bannières déployées. S’il faut citer des noms, je me charge de le faire ! Catherine répliqua :

— En Espagne, on fait aussi des misères aux Français ! (Elle pensait aux gens arrêtés dans les ports, au passa de la montagne, et brûlés dans les autodafés). Don Francès, dépité, la menaça : —

— Je vois bien que vous voulez que j’écrive au roi mon maître que tout est calme et ordonné en France, tandis que le royaume est à présent hérétique, divisé, désobéissant plus que jamais ! Catherine répondit avec des éclats de rire : « Oh ! oh ! On vous enverra une réponse. » Le lendemain, M. de Saint-Sulpice la porta en effet. Elle était telle.

Au sujet de l’alliance, la reine-mère avait toujours désiré de voir Sa Majesté Catholique à Bayonne ; si les mariages doivent avoir lieu, il convient d’agir rapidement, car par suite de tout cela, la France aura un ennemi puissant, le Turc ; la reinemère est très contente que Sa Majesté veuille l’aider dans les affaires d’Allemagne, mais à présent il n’était pas question de l’Allemagne.

De la Floride, Catherine ne disait rien… Le 30 novembre, le secrétaire Bourdin vint apporter la réponse au sujet de la terre contestée. Le roi avait dit qu’il n’entendait pas que ses sujets allassent conquérir des provinces déjà découvertes par le Roi Catholique, mais que ce dernier ne pouvait toutefois tenir en bride les Français qui voudraient se rendre à la conquête de pays non reconnus, tels que la Floride par exemple. La Floride était appelée par les Français la terre des Bretons, il y avait longtemps déjà. CATHERINE DE MÉDICIS

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22 Quant à la sécurité de la navigation, le roi de France assurait au Roi Catholique que ses sujets ne feraient aucun tort aux Espagnols, et que s’ils le faisaient, on les châtierait comme des perturbateurs. Don

Francès répondit à Bourdin que les Français ne s’exprimaient pas clairement avec leur terre des Bretons », car il s’agissait bien d’une province que les Espagnols appelaient la Floride, et les Français la Nouvelle France. Bourdin, comme le constatait don Francès, n’avait pas su répondre, sinon que cette terre avait été découverte il y avait déjà cent ans, comme on pouvait s’en rendre compte en regardant les anciennes cartes, récemment divulguées. Elles portaient le nom de Terre des Bretons. Mais don Francès ajouta : — Il s’agit d’une contestation de droit des Espagnols sur la province de Floride, car la Floride est la même terre que celle que vous appelez à présent la terre des Bretons. Je ne puis rien dire de plus, mon maître le roi de France m’a chargé de donner cette réponse. On discuta ensuite pour savoir qui avait le premier découvert cette terre. Mais ni Bourdin, ni Francès n’en savaient rien. La question resta posée. Don Francès faisait observer à Philippe II que le conseil du roi avait étudié la chose d’une manière bien superficielle, sans tenir compte des droits de Sa Majesté. Bourdin, suivant la vieille tactique des négociateurs, poussa une offensive sur un autre terrain. Il reprit la plainte au sujet des violences commises dans la terre de Lumes ¹. Le roi ordonna une enquête et nomma des commissaires particuliers. Et l’ambassadeur espagnol continua de signaler de nouveaux pillages commis par les pirates français. P 1. Il s’agit d’une terre de Flandres, qui fit l’objet de contestations innombrables entre Français et Espagnols. D gitized by ON Francès croyait de son devoir d’informer Philippe II de l’état du royaume, afin qu’il pût con endi ce qui s’y passait.

Voici d’abord ce qu’il disait de l’Église. Les prêtres ne résident jamais, là où c’est leur devoir de le faire ; et si quelques-uns résident, c’est qu’ils sont des huguenots, ou des athéistes, et alors ils font plus de mal que de bien. Car celui qui parmi eux est réputé catholique, lorsqu’il réside, procède avec faiblesse envers les hérétiques dans la crainte de rompre l’édit d’Orléans. Ils se montraient si peu zélés, d’une manière générale, qu’ils n’étaient utiles ni pour leurs chapitres, ni pour leurs paroissiens. Leur tiédeur même était un encouragement pour ceux qui ne croyaient pas ¹. Tout cela relevait le courage des réformés. Au fond, le principal pour eux était de tirer un profit des églises, et ils ne s’occupaient pas du reste. Le mal a augmenté considérablement. C’est à ce point que pas même un pauvre ramassé dans la rue ne voudrait devenir moine dans les couvents ni entrer dans les églises pour se faire sacristain. Aucun enfant ne veut servir la messe ou étudier pour devenir clerc.

Les bénéfices et les abbayes, il y en avait en grande quantité, mais de peu de rapport 2. Aussi le clergé se trouvait-il très pauvre et se montrait-il fort découragé.

1. Il donne comme exemple le cardinal d’Armagnac. 2. Tout ceci est vrai par rapport à l’Espagne. Je donne l’analyse du rapport du 19 novembre 1565. D gitized by Don Francès avait pu observer une telle procession : les cloches sonnaient, le prêtre tenait dans sa main gauche me croix cassée, sous le bras un missel, le bonnet et la burette (pour qu’on ne lui boive pas son vin !) ; et de la main droite, il tenait l’aspersoir et le goupillon. Il allait chantant allègrement, mais tout seul, s’avançant à travers l’église, comme s’il était suivi de cinq cents hommes. Lorsque l’unique vieille qui se trouvait à l’église sortit dehors, don Francès demanda à son hôte pourquoi une telle chose était arrivée. Ce dernier lui répondit que les jeunes prenaient de mauvaises habitudes en aidant à servir la messe, qu’il voudrait, quant à lui, voir achever la race des prêtres dans tout le royaume ! Ensuite on a sonné pour la prédication : alors se sont présentées quelques personnes, la plupart restant sur la place. Et l’on avait dit à don Francès que la grande majorité des gens était athéiste, et ne croyait à rien. Don Francès citait encore l’exemple du prieur du couvent des frères Prêcheurs de Poitiers, qui avait été l’un des plus séditieux durant les guerres civiles passées. On le voyait abandonner, en présence des gens de l’ambassadeur, sa femme et ses enfants, pour rentrer dans son couvent où, l’autre jour, il avait dit publiquement la messe…

Don Francês donnait les renseignements suivants sur les réformés. « Les huguenots ont quatre sortes de ministres. Ceux qui se trouvent auprès des grands princes, on les appelle des superintendants. Ce sont des pasteurs qui encouragent et attirent les partisans ; ceux des villes, qui sont les moins odieux ; les troisièmes, qui se trouvent auprès des gentilshommes importants (comme Gramont ou La Rochefoucauld) : ceux-là ne cessent de fomenter l’hérésie, distribuant des plaquettes ou attirant les gens, et ne se lassent pas de donner des avis par lettres au prince de Condé et à l’amiral. Les quatrièmes, ce sont en quelque sorte ceux de Navarre, le vrai poison. Car ils se trouvent dans une maison qui est très pauvre. Ils renseignent surtout l’amiral et le prince, et tirent des pauvres gens tout l’argent possible pour le développement de l’hérésie… ¹ » Et voici maintenant l’opinion de don Francès sur les femmes de notre pays : « Quant aux femmes de ce royaume, rares sont celles qui ne sont ni huguenotes, ni athéistes ; et même celles 1. Le texte est abrégé légèrement. D gitized by qui se proclament catholiques chantent les Psaumes, car elles disent que leur mélodie est douce, >> Au sujet du conseil privé ou de justice, l’ambassadeur avait déjà écrit à Philippe II : « Il y a là quelques personnes constantes et de bien, mais la majorité est abominable pour la religion, divisée et pervertie ; on ne parle au conseil que des armes, de ses rancunes personnelles, de ses propres exploits. Il est vrai que tout le royaume ne parle que de cela. » Don Francès donnera en fin son opinion sur l’armée, qui est d’un humour méprisant : « Les gens d’armes sont bien traités, car en somme ils mangent aux dépens de la pauvre gent ». On est en train de négocier avec eux pour qu’ils acceptent six paies, au lieu de douze ou de quatorze qu’on leur doit. Pour le service sous le drapeau royal, ils ne manquent pas de rallier leurs chefs hérétiques aussitôt qu’ils les rappellent : « Dans les compagnies commandées par les catholiques il y a autant d’hérétiques que dans celles commandées par les huguenots ». La garde à pied du roi lui semblait bien armée ; les gens des garnisons étaient à ce qu’on disait mal armés et mal payés. On cherchait cependant à résoudre cette question de la solde. Quand un royaume se décompose de la sorte, les brigands et les voleurs commencent à opérer ; entre Orléans et Paris, sur les routes on avait pillé et tué de nombreuses personnes. Ce que don Francès écrivait encore à Philippe II pouvait sembler non moins grave. Le 18 de ce mois (novembre 1565), l’amiral avait reçu l’avis que le cardinal de Lorraine et M. d’Aumale devaient se rendre à la cour. Aussitôt il avait prévenu Montmorency. Tous les deux, avec leurs forces de trois mille chevaux s’étaient rencontrés à Melun, les uns disent parce que MM. d’Aumale et Lorraine devaient passer par là. On y expédia M. de Rambouillet, n’osant y envoyer un catholique. A la fin, Montmorency et l’amiral étaient rentrés chez eux. Le cardinal de Guise et le marquis d’Elbeuf ¹ avaient reçu l’ordre du cardinal de Lorraine de ne plus négocier avec le prince de Condé, car il venait de se marier avec une hérétiquet La

situation paraît bien dangereuse. La reine-mère s’en montre bouleversée. On avait assuré à don Francès qu’en sortant de 1. Le commandant des galères, catholique. l’église, Catherine était tombée par terre, et qu’elle était restée un bon moment sans connaissance. Mais à présent elle semblait fraîche et bien portante, à son habitude. Quant au connétable, sous prétexte d’aller visiter une de ses villes, il avait quitté la cour, sans doute pour aller retrouver le cardinal de Châtillon, en secret. Il lui aurait dit : « J’ai donné à Dieu mon cœur tout entier ; mais quant à mon épée, je ne puis que la mettre au service de mes parents et amis, même s’ils sont des hérétiques ! >> « Je ne crois pas que ce soit vrai, ajoutait don Francès, car en somme le connétable, à en juger par ses paroles et ses actions, demeurait catholique. » Mais en cet instant, combien grande apparaissait, plus que iamais, sa dissimulation !


D gitized by HATILLON-SUR-LOING, la résidence des Coligny, le « Temple des Châtillons », comme l’avait écrit Ronsard, rien ne représente mieux le gentilhomme français, la mode nouvelle.

Les terrasses à l’italienne, des logis clairs ont succédé à la vieille forteresse sur la motte féodale, dans ce pays des forêts et des cultures ¹. Il y avait là, un ensemble imposant de murailles, de poternes, de logis, de casernements, de tours, qui donnaient tout à la fois l’idée d’un réduit, d’une vaste exploitation rurale, d’une petite forteresse, d’un logis où se montraient aussi les grâces mythologiques.

Mais en vain on chercherait à Châtillon le temple imaginaire, dédié par Ronsard, à l’exemple des Grecs et des Romains, à Odet de Coligny :

Sur la rive où le Loing traînant sa petite eau Baigne de ces replis les pieds de son chasteau… Le temple de marbre, avec les statues d’Anne de Montmorency sous le déguisement du dieu Mars, les portraits du cardinal Odet de Coligny en Mécène et de l’amiral son frère, avec les peintures représentant les exploits des Montmorency, n’a jamais existé que dans l’imagination du poète, ou bien à l’état de programme pour des peintres et des architectes de ce temps. Châtillon, c’est la noblesse de France, avec son sens des réa1. Girodet, vers 1800 en a conservé le souvenir, car une grande partie de ces constructions ont disparu.


D gitized by lités, l’affirmation du service rendu et de la juste rétribution, son courage à servir et sa loyauté. La paix a toujours régné à Châtillon entre le village avec son église demeurée catholique, et le château devenu huguenot. Cependant la maison de Châtillon est donnée déjà en ce temps-là comme le symbole de la résistance des réformés, un lieu de rassemblement où les catholiques imaginaient, plus qu’ils ne voyaient, des cavaliers venus mystérieusement de chez nous ou d’ailleurs prendre un mot d’ordre. Et parfois, au dire de don Francès, ces cavaliers étaient au nombre de plusieurs centaines, ce qui suffit à inquiéter le gouvernement, à faire trembler d’effroi le peuple catholique. Il faut connaître l’amiral qui va sortir de sa retraite de Coligny pour proclamer son innocence, qui fut bon français, royaliste dans l’âme, fort honnête homme, avec cet esprit chrétien et religieux commandant vraiment le respect. L’amiral, un gentilhomme, dont la fonction est de servir, se montre, non sans raffinement dans le luxe de son costume à l’élégante collerette, avec des bijoux de choix, et son bonnet omné. Le royaume de ce grand terrien, l’amiral, c’est la mer, tandis que son frère, M. d’Andelot, commande l’infanterie. La royauté de cette mer, qu’il semble plaisant de contempler des bords du Loing, l’amiral l’a maintenue avec énergie, avec désintéressement. Il y rencontra l’Espagne, comme sur la terre des Flandres, sur presque tous les chemins de sa vie et les détours de sa conscience.

Les trois frères, les trois Coligny, sont le cardinal qui a un tel amour des lettres, M. d’Andelot qui a l’honneur de commander les fantassins, l’amiral qui assure la défense des places de Picardie avec Condé, celle des forts : ce sont les Châtillons, remparts de l’esprit et de la patrie ¹. Et les Châtillons demeurent les « chers neveux » d’Anne de Montmorency, leur « plus que père ». Rien n’est plus noble, et par le sang et par le cœur. La maison de Châtillon a donné un évêque duc de Laon, saint Urbain II pape, et saint Charles de Châtillon, duc de Bretagne et comte de Penthièvre, celui qui délaissa le premier les armes de Châtillon 1. Ce sont là des idées exprimées par Ronsard dans les Hymnes de 1555. Ces vers furent retranchés de son œuvre en 1560. D gitized by pour porter l’hermine de Bretagne. Gaucher de Châtillon, comte de Porcien, fut connétable de France. La tradition de la famille est de tenir l’épée.

Le nom de Coligny est celui d’une localité de l’ancienne province de la Bresse, aujourd’hui dans le département de l’Ain. Gaspard Ier, devenu seigneur de Châtillon, avait épousé en 1514, Louise de Montmorency, la sœur du connétable. Ce Coligny avait suivi François Ier en Italie, et fut fait maréchal de France. Louise de Montmorency semble bien avoir été une femme d’un extraordinaire caractère, d’une insigne piété, mais qui entendait correspondre avec Dieu sans intermédiaire. Elle mourut sans vouloir être assistée d’un prêtre. Louise de Montmorency, la mère de Gaspard, de M. d’Andelot et d’Odet, a versé dans le sang des Coligny ce besoin de servir sans intermédiaire, l’ardeur et l’orgueil des Montmorency, qui va retrouver ce qu’il y a de sérieux, de nuancé, de grave dans l’ascendance paternelle. Le connétable de Montmorency, tout puissant, a ouvert, lui, le chemin à ses neveux. Gaspard, né le 16 février 1519, fils de maréchal, fut créé amiral ayant dépassé la trentaine. Admirablement élevé et instruit par Nicolas Bérauld, ami d’Érasme et de Berquin, entraîné à lire Cicéron et Ptolémée, il était passé au service sur sa quatorzième année ; il fit ses premières armes à vingt ans dans le Luxembourg et la Flandre, où il attrapa un coup de mousquet au siège de Montmédy (1542). Arquebusé à la gorge l’année suivante, on le retrouvera, à peine guéri, servant en Italie, volontaire, blessé encore une fois à Cérisoles. Brantôme a célébré sa vaillance et sa hardiesse. Gaspard lui avait dit en ce temps-là que, a bien qu’il fût assez favorisé à la cour à cause de son oncle, M. le connétable, jamais il ne se souciait guère de s’y amuser, ni en ses faveurs, mais s’allait promener là où il avait des coups à donner ». Il va participer aux opérations de Boulogne contre les Anglais qu’il méditait d’aller attaquer chez eux avec l’aide des Ecossais. Gaspard montre déjà dans ses propos cette liberté qui le caractérisera par la suite. Fait colonel général à vingt-huit ans, c’està-dire commandant de toute l’infanterie française (1547), il sut maintenir ses troupes dans un ordre apprécié, veillant à la sécurité de la Picardie et du Boulonnais. C’est Gaspard qui eut cet honneur de rentrer dans Boulogne, restituée par l’Angleterre (1550) et D gitized by de mener l’infanterie à la conquête des Trois Evêchés au voyage d’Allemagne (1552). C’est à cette occasion qu’il fut honoré de « l’état d’amiral de France », et fut chargé de ramener son armée pour couvrir et défendre la Picardie : ce qu’il fit devant Hesdin qu’il foudroya, amenant ainsi la retraite des Espagnols et du duc d’Albe.

Le jeune colonel et amiral avait épousé entre temps Charlotte de Laval, orpheline vivant sous la tutelle des Montmorency, et qui appartenait à l’une des premières familles de France, puisque son frère fut Guy, comte de Laval, de Montfort, sire de Vitré, de Gaure, de la Roche-Bernard, lieutenant-général et amiral de Bretagne. Le brillant d’Andelot, qui poursuivait sa carrière dans l’infanterie, devait épouser l’autre fille de Guy de Laval, Claude de Rieux, marquise de Nesle. L’honnêteté, le sérieux des Châtillons, tout aux joies de la famille et aux devoirs du métier, frappaient les moins attentifs. Chef grave, aimé, obéi sur la seule vue de son signet, Gaspard a la même action sur ses hommes que sur ses tenanciers qui lui doivent des rentes. L’amiral sait « régir ». On le connaissait bien, de Châtillon à Nantes ou à Châteaubriant où il recevait les ambassades anglaises. C’est Gaspard qui avait fait le mariage de Louis de Bourbon, prince de Condé, avec Eléonore de Roye, sa nièce, épouse si sérieuse et accomplie. Le jeune amiral était un homme grave, tout à son dur métier en Picardie, où Charles-Quint donna tant de mal aux Français dans l’hiver de 1553. François de Montmorency avait capitulé à Thérouanne qui fut rasée ; Hesdin tombait aux mains de l’ennemi. Coligny poursuivit jusqu’à Cambrai les troupes de l’Empereur. L’année suivante, Coligny montait à l’assaut de Dinant où, le premier, il planta l’enseigne. Il y fut blessé d’un éclat à la jambe ; à Renty, héroïquement, on le vit se rendre maître du bois Guillaume, ramenant au roi les pistolets de l’Empereur, c’est-à-dire son artillerie. Il avait, une fois de plus, à la tête de 1.200 hommes à pied, chargé la pique à la main, tête baissée, sous l’arquebuserie espagnole. M. de Guise eut cependant l’honneur de la journée. Avec le même sérieux, on le vit parcourir la Normandie, pour les faits de sa charge, et préparer au Brésil une expédition pour ouvrir une contrée à notre commerce, et surtout un asile pour les réformés. Car Nicolas Durant, dit Villegagnon, natif de Provins, qui connaissait la mer, avait donné à l’amiral « une merveilleuse espérance d’avancer le royaume de Dieu jusqu’au bout du monde. » Deux grands navires, avec l’agrément du roi, partirent du Havre, le 15 juillet 1555. Mais c’est surtout en Picardie, surveillant les mouvements des impériaux, que l’on connut l’amiral. La paix de Vaucelles devait lui faire retrouver son frère, M. d’Andelot, prisonnier de l’ennemi, Gaspard de Coligny s’était rendu à Bruxelles pour traiter de la trêve, ayant cet honneur d’être accueilli par Charles-Quint, alors souffrant de la goutte, et par le cardinal de Granvelle. Si l’amiral se montrait simple et grave, l’Empereur paraissait alors tout aussi austère. L’amiral lui plut. Il était de taille moyenne, avec un visage calme et coloré, parlait d’une voix agréable et douce, mais avec une élocution un peu lente. Dans son geste et sa démarche, on observait bienséance et gracieuse gravité

— Que direz-vous de moi, Monsieur l’amiral ? gémissait CharlesQuint. Ne suis-je pas un brave cavalier pour courir et rompre une lance, moi qui ne puis qu’à bien grand’peine ouvrir une lettre ! Et comme l’Empereur avait fait allusion à Henri II, qu’il avait vu en Espagne un jeune prince, un enfant, et qui commençait alors à grisonner, l’amiral avait répliqué : Sire, à la vérité, le roi a deux ou trois poils blancs ; aussi ont bien d’autres plus jeunes que lui ! Mais l’Empereur n’avait pas à s’émerveiller de l’état d’autrui. Il se rappelait qu’à Naples, quand il y vint, il avait voulu plaire aux jolies femmes de cette gentille ville et mériter leurs faveurs. Il avait donc fait appeler son barbier pour le « festonner, frizer, parfumer ». Et prenant un miroir, il avait vu des poils blancs. Le barbier les lui ôta. Mais quelque temps après, pour un poil blanc qu’il avait fait enlever, il en était revenu trois : « Et si j’eusse voulu faire enlever ces derniers, en moins de rien je fusse devenu blanc comme un cygne !… ». Sur quoi l’Empereur demanda des nouvelles de M. le connétable qu’il loua comme utile serviteur du roi.

Ainsi, ayant devisé aimablement, traité sérieusement du retour des prisonniers, et de la trêve, l’amiral était rentré en France. …En ces jours un capitaine, neveu du pape, fait récemment cardinal, était venu porter à Henri II l’épée d’honneur, bénie à Rome, symbole de la guerre de Naples rouverte en Italie que vouD gitized by laient les Guises aventuriers… L’amiral était avec les Montmo rency pour une garde sérieuse montée sur le Rhin ou dans les Flandres, partisan de respecter le serment prêté. Gaspard de Coligny n’aimait déjà pas François de Guise… Pour la première fois, il avait quitté la cour et regagné Châtillon. C’était pour remonter bientôt en Picardie, attaquer Douai et prendre Lens. Les Impériaux se concentraient avec le duc de Savoie et Philippe II. Coligny tiendra dans Saint-Quentin pour le salut de la France. Les villages flambaient aux alentours : 1200 hommes contre 56.000 impériaux ! Son frère d’Andelot rentra dans Saint-Quentin. Cependant l’armée de secours, chargée de débloquer la place et commandée par le connétable, fut écrasée. Regem habemus fut sa réponse à l’invite de se rendre : mais l’amiral devait tomber, lors d’une attaque par surprise, entre les mains de Francisco Diaz, capitaine espagnol, et du duc de Savoie (août 1557). L’horrible assaut donné par les Allemands et les Anglais à Saint-Quentin, le feu, le pillage, le massacre : 3500 femmes en chemises, évacuées, les jeunes un enfant dans les bras, les vieilles du sang dans leurs cheveux blancs… les hommes, des cadavres en tas voilà ce que vit Philippe II entrant dans la ville. C’est la victoire de Saint-Quentin, gagnée le jour de saint Laurent, dont l’ex-voto sera l’Escurial, Coligny fut emmené prisonnier au château de l’Ecluse. Quel drame intérieur se déroula dans la solitude de la prison, après cette maladie qui suivit les quarante jours de fatigues et d’émotion du grand siège ? L’amiral avait demandé la Sainte Écriture, dont il attendait consolation et soulagement de ses ennuys ». C’est ici l’angoisse et le retour classique à la vie intérieure qui font que tant de prisonniers ont gravé sur les murs de leurs cachots les versets de la Bible. Sans doute, l’amiral y est mieux préparé qu’un autre. Car la mort solitaire de sa mère, Louise de Montmorency, semble indiquer qu’elle appartenait au monde des femmes nobles et réformées de la cour de François Ier. Calvin, à Genève, n’a pas seulement, dans son Institution chrétienne de 1536, mis au monde un exposé de la doctrine répondant aux préoccupations d’une élite, comme semble être l’aristocratie française ; il a dressé la formidable machine à contraindre qui donne satisfaction au prince, au gouvernement, à la féodalité et à la banque. Mais son œuvre, la plus importante sans doute, demeura la direction des consciences, que Calvin assuma, comme on le voit dans sa vaste correspondance. Calvin dirige, console, conseille, commande, avec ce mélange incroyable de simplicité, et de verbalisme, de patois de Chanaan, de rigueur et de sagesse, et dans ce français qui enchantait ses correspondants. Calvin apparut là comme la sirène. Il recommandait par exemple à l’amiral de profiter de l’école de Dieu, de l’enseignement de l’Écriture qui le confirmerait pour le reste de sa vie à « batailler contre les tentations. » Il proposait enfin à l’amiral, serviteur du roi, le service de Dieu. Et Calvin s’adressait encore à Charlotte de Laval pour la consoler plus tendrement dans la peine que lui causait alors l’éloignement de son mari, et qui devait devenir son bien et son salut. Car celui qui a le vent en poupe demeure au fond malheureux ; et tout notre profit est dans le malheur qu’il nous faut considérer comme « admonestation ». Ces lieux communs, conformes à l’enseignement catholique le plus orthodoxe, réconfortaient deux âmes simples et généreuses, celle du prisonnier abattu et celle de l’épouse aimante. Ils agissaient beaucoup sur l’esprit des femmes, sur Mme de Roye. Et lorsque Catherine de Médicis eut l’immense douleur de perdre Henri II, l’amiral lui avait conseillé sincèrement le remède de la prière, de faire venir un pasteur à Paris, ayant trouvé telle consolation dans la religion.

L’amiral était rentré en France depuis le traité de Cateau-Cambrésis, qui avait mis fin à sa captivité, et à celle du connétable de Montmorency que Henri II supporta si difficilement. Gaspard de Coligny vivait le plus souvent à Châtillon, près de son épouse, dame chrétienne et vertueuse s’il en fut. Car c’est Charlotte de Laval qui confirma surtout l’amiral dans son adhésion à la foi nouvelle. Les récents martyrs, au temps de Henri II, les avaient tous les deux profondément édifiés. Ils découvraient tout le risque, tous les malheurs qui s’attachaient à ceux qui avaient professé la religion nouvelle en Allemagne comme en France le feu, les biens confisqués. Mais Charlotte l’avait reconnu aussitôt : telle a toujours été la condition de l’Église de Dieu, « et ne doutait pas qu’elle y demeurât jusqu’à la fin du monde… >>

— Pour moi et ma maison, nous servirons l’Éternel ! avait répliqué l’amiral.

Et par ses pieux discours, il avait attiré domestiques et amis à la connaissance de Dieu, leur donnant à lire la Bible et des petits livres en français défendant les serments, les blasphèmes, trop ordinaires en France, et principalement à la cour. L’amiral mit des gens de bien pour gouverner et instruire ce que l’on appelait la « maison », et qui comprenait les serviteurs, les domestiques, les hommes d’armes, la mesnie comme on disait dans la geste. En peu de mois, la face de la maison de Châtillon parut tout autre. L’Esprit de Dieu, comme dit Hotman, semblait avoir fait de l’amiral un nouvel homme. Il parla avec de savants pasteurs, non seulement de la transubstantiation, suivant le langage de Sorbonne, mais de consubstantiation, de la présence de la divinité localement enclose en certain lieu. Puis le mystère de la Cène fut révélé à l’amiral, un jour à Vatteville, à la fin de la communion. Alors il n’y tint plus, et requit le pasteur d’avoir égard à son infirmit é. Ainsi il participa au mystère sacré. Rien n’est plus édifiant que la manière de vivre de l’amiral. Aussitôt sorti du lit, assez matin, ayant pris sa robe de chambre, il se mettait à genoux, comme tous les autres, récitait sa prière suivant la forme accoutumée aux Eglises de France, attendant l’heure du prêche qui se faisait « de deux jours l’un », avec le chant des Psaumes ; il donnait audience aux députés de l’Église, et employait le temps aux affaires publiques jusqu’à l’heure du déjeuner. Alors ses serviteurs et domestiques, hormis ceux qui étaient occupés à préparer le repas, se trouvaient en la salle, où la table était dressée, lui debout, sa femme à son côté ; s’il n’y avait pas prêche, on chantait un Psaume, et l’on disait la bénédiction ordinaire. La nappe ôtée, debout avec sa femme et les assistants, il rendait grâces lui-même, ou les faisait rendre par un ministre. Souvent, autour de la table, on voyait des capitaines et des colonels allemands. De même au souper, où avait lieu la prière, avec le chant des Psaumes.

De Châtillon était parti l’exemple à la noblesse française qui commença d’établir cette religieuse pratique, car un père de famille doit réduire les siens à une même règle. Et Hotman ajoute qu’une telle sainteté, une telle piété avait été admirée à ce point, même par ceux du parti catholique que, sans la crainte et l’horreur des tourments, des massacres, « la plus grande partie de la France se fût convertie à la même religion et discipline. »

Quand approchait le temps de la Cène, l’amiral appelait ceux D gitized by de sa maison, les exhortant à rendre compte à Dieu de leur vie, de leurs déportements ; il les réconciliait, s’il y avait eu entre eux quelque discussion. Et il faisait instruire ceux qui l’étaient mal. Soin des malades, soin des pauvres, secours aux vieillards, instruction des enfants libéralement distribuée à Châtillon, et dans les domaines du Gâtinais, tel était le travail de Gaspard de Coligny et de Charlotte de Laval. L’amiral avait fondé un collège près du château, un séminaire de l’Eglise, un apprentissage de piété : « Car l’ignorance des lettres avait apporté non seulement à la République mais aussi à l’Église d’épaisses ténèbres. » Le collège était en lieu sain, au bon air, et on y entendit de doctes professeurs en langue hébraïque, grecque et latine.

Telle était la famille chrétienne que l’on aurait pu retrouver aussi bien chez M. d’Andelot, chez Odet, que chez la comtesse de Roye, Claude de Rieux, ou bien chez le comte et la comtesse de La Rochefoucauld. Ainsi vivaient les Soubise, les Rohan, les Croy, les Crussol, les Montpensier, les Seninghen. Même après la conspiration d’Amboise, exécutée sous la direction du chef muet qu’avait été cependant Condé, l’amiral demeura aussi tranquille que religieux. Dans son avis à Catherine de Médicis, recueilli par La Planche, il protesta surtout contre l’intrusion d’étrangers dans notre politique. Ces étrangers étaient les Lorrains et les Guises. Un bon édit permettrait à chacun de vivre en repos dans sa maison. Tel était le vœu, en attendant un libre Concile, que l’amiral formulait pour « empêcher une grande sédition. » Au colloque de Poissy, on retrouvera l’amiral, recevant les envoyés allemands, parlant comme un véritable ministre, disant qu’il consacrait l’énergie de son âme pour avancer le règne de Jésus-Christ.

Cette modération avait trouvé sa récompense dans l’édit de janvier 1562, autorisant la coexistence des deux religions. Co. ligny avait naturellement donné le conseil d’obéir à l’édit. Catherine de Médicis soutenait en revanche l’amiral dans ses démêlés avec les Espagnols, à propos des pirates. Elle reconnaissait officiellement les services rendus au roi et à la tranquillité du royaume par le neveu de Montmorency. Le massacre de Vassy, qui est la provocation des Guises, avait amené la résistance organisée des huguenots sous les armes et leur réunion à Meaux sous le prince de Condé. Le projet était de conduire le roi à Orléans, la cité qui était alors entre les mains des réformés.

350 Qu’allait faire l’amiral, jusqu’ici plus religieux que militant ? Il semble, au témoignage d’Agrippa d’Aubigné, qui rapporte la scène d’une manière inoubliable, avoir répondu encore une fois à l’inspiration de sa femme. C’était à Châtillon, quand deux heures après lui avoir donné le bonsoir, l’amiral fut réveillé par les chauds soupirs qu’elle jetait dans le lit commun. Il se tourna vers l’épouse et l’entendit qui lui disait :

« C’est à grand regret, Monsieur, que je trouble votre repos par mes inquiétudes : mais étant les membres de Christ déchirés comme ils sont, et nous de ce corps, quelle partie peut demeurer insensible ? Vous, Monsieur, n’avez pas moins de sentiment, mais plus de force à le cacher ? Trouverez-vous mauvais de votre fidèle moitié si, avec plus de franchise que de respect, elle coule ses pleurs et ses pensées dans votre sein ? Nous sommes ici couchés en délices, et les corps de nos frères, chair de notre chair et os de nos os, sont, les uns dans les cachots, les autres par les champs, à la merci des chiens et des corbeaux. Ce lit m’est un tombeau puisqu’ils n’ont point de tombeaux ; ces linceuls me reprochent qu’ils ne sont point ensevelis. Pourrons-nous ronfler en dormant, et qu’on n’entende pas nos frères, aux soupirs de la mort ?… Monsieur, j’ai sur le cœur tant de sang versé des nôtres ; ce sang et votre femme crient au ciel vers Dieu et en ce lit contre vous, que vous serez meurtrier de ceux que vous n’empêchez point d’être meurtris… >>

L’amiral avait répondu qu’en dépit des risques, des dangers, il irait à cheval trouver le prince de Condé, et les chefs du parti de Meaux.

Des amis, des voisins l’avaient suivi. Quand M. de Guise se montre si menaçant, il ne faut pas trouver étrange, comme il dit dans sa lettre à Catherine de Médicis, s’il allait rejoindre M. le Prince. Il n’avait d’ailleurs que quelques pistolets, personne de

sa garnison. On se retrouva à Orléans. Résister aux violences des ennemis de la religion chrétienne, qui tiennent le roi et la reine captifs, tel fut le thème des réformés qui vont créer pour cela une confédération unique. C’est leur sainte alliance à eux, une association pour délivrer la reine qui n’était pas une ligue ou un monopole déD gitized by fendu. Car l’amiral n’approuve pas qu’on appelle alors à son secours les forces étrangères. Mais la reine d’Angleterre Elisabeth n’entend pas, elle, laisser à Philippe II seul le profit des troubles de France. En favorisant de ses écus ceux qui défendent la liberté de conscience et la religion, elle pense recouvrer Boulogne, ou Calais, ou le Havre, et s’il est possible, les trois places. Ici était le piège. Les catholiques ont demandé des secours à Philippe II, les réformés d’Allemagne offrent leurs services à Coligny et à Condé ; et Coligny a confié à Briquemault la mission de se rendre en Angleterre. Telles avaient été les angoisses de l’amiral enfermé dans Orléans, quand la peste venait de lui prendre un petit garçon : « Enfin, Dieu l’a voulu, et je lui offre encore les autres… » Mais à Hampton Court, pour un prêt de 140.000 écus d’or, le gage des villes de France a été accordé, s’il n’y avait pas remboursement. Coligny se retrouva à la mémorable bataille de Dreux (18 décembre 1562) où les antagonistes s’abordèrent dans une lutte à la mort. Et à Châtillon aussi les enfants, un peu grands, s’attaquaient, jouant aux Condé et aux Guises à coupsdegaules, à coups de poing, et se blessaient, comme au village de Jeanne d’Arc les enfants jouaient à la guerre des Bourguignons, Car c’est le pays tout entier qui allait se déchirer, quand Poltrot de Méré, un Angoumois illuminé, surnommé l’Espagnol, eut lâché un coup de pistolet à M. de Guise pour délivrer la France. L’amiral connaissait l’homme à qui il avait fait donner 100 écus pour des services de renseignements en campagne. Foi de gentilhomme, par argent, par paroles jamais il ne se serait prêté à un meurtre. Poltrot, l’espion, avait dit : tuer le duc de Guise serait facilel Mais jamais l’amiral n’insista sur ce propos qu’il jugeait frivole. Telle était la simple et pure vérité, comme il le proclama suivant sa conscience. Aveu qui fut de trop, cependant, et demeure à l’origine de sa perte. Mais l’amiral était rond et entier. Il signa dans ce sens une déclaration qui fut portée par un trompette à la reine-mère. Tuer, menacer de tuer, être tué, vivre sous la menace de la mort, c’est le lot de ce temps, en paroles et en fait ; et c’était celui de Catherine de Médicis d’ailleurs. Si longtemps les Espagnols l’entretiendront d’une menace huguenote contre sa vie. Le maréchal de Saint André, le catholique, avait dit, lui, qu’il la jetteCATHERINE DE MEDICIS

23 rait dans un sac à la rivière. Poltrot, l’illuminé, l’Espagnol, le demi-fou qui avait mis hors de cause l’amiral, au cours de son procès, le chargea à l’heure de son supplice. L’accord de l’Ile-aux-Bœufs avait été réalisé. On admit, puisque c’était la voie de la pacification, le retour à l’édit de janvier. Celui de mars 1563 avait fait de la liberté de conscience un droit féodal, reconnaissant dans le manoir la liberté du culte, abandonnant les églises catholiques occupées, et prohibant l’exercice de la religion réformée à Paris. L’amiral dut renoncer à son avance sur Caen ; et il prévoyait déjà toutes les difficultés qui allaient naître avec la reine d’Angle terre. Avant de se séparer, pour la dernière fois M. de Bèze avait célébré la Cène à Sainte-Croix d’Orléans. Et Smith, l’ambassadeur, regardait du côté du Havre et de Calais… L’amiral s’était retiré dans sa maison pour prendre quelque repos, mener, comme il dit, une « vie privée ». On le voyait dans son auditoire de justice, suivi d’une grande troupe de gentilshommes, invoquer le nom de Dieu, proclamant que désormais l’exercice de la justice commencerait par la prière, d’après le formulaire qui fut inscrit sur un tableau. Jean Malot, son ministre, exhorta les magistrats à faire bonne justice, et les sujets à vivre en paix.

Alors ce « rare personnage » qu’était l’amiral avait fait un dis cours (Michel de l’Hospital eût dit une « remontrance » ) énumérant tous les dangers dont Dieu l’avait délivré depuis peu de temps. C’est à sa gloire, et pour l’entretien de la religion, que l’amiral vouait le reste de sa vie. Et il exhorta ses officiers à se comporter comme des gens de bien dans l’exercice de leurs chargés, disant qu’il leur établirait de bons gages afin qu’ils n’eussent occasion d’administrer la justice pour de l’argent, les avertissant de cha tier rigoureusement ceux qui abusaient d’une justice gratuite, Durant son absence, plusieurs avaient maudit Coligny en paroles et en fait. L’amiral oubliait le passé pour leur donner cœur de mieux faire à l’avenir, les priant surtout d’accorder audience à Dieu dont il ferait prêcher la parole, suivant les édits du roi, son souverain seigneur.

L’absence de l’amiral avait mis les affaires de sa maison en bien mauvais ordre. Il demande d’abord à la reine-mère de lui faire payer ses gages en retard. Il assied la taille sur ses sujets, car il n’est pas raisonnable qu’un seigneur en jouisse avec trop d’in tervalle de temps. L’amiral y comprend aussi les gens d’Eglise. Ce qui lui donne alors tant de soucis, ce sont les demandes d’Elisabeth pour la restitution du Havre. Car l’amiral avait signé de confiance un acte confirmant la convention de Hampton Court. Il va falloir expulser de force les Anglais. Coligny ne prendra pas part à la campagne, et préconisera l’ « amiable composition >>. On le voyait s’occuper de ses affaires domestiques, de son « petit ménage », entretenir surtout des rapports d’amitié et de voisinage avec Montargis où Renée de France, fille de Louis XII, duchesse de Ferrare, fait tant de bien aux pauvres gens, aux réformés, et transforme son château en hôpital. Sans doute Gaspard de Coligny aurait-il continué de vivre cette existence paisible de gentilhomme français aux champs, si M. Calvin, en écrivant des lettres de consolation à Charlotte de Laval, malade, n’avait pas recommandé à l’amiral de se rendre à la cour où son absence lui paraissait si préjudiciable. Calvin sera toujours cette sirène qui gouverne le monde, de Genève où il a fondé le plus autoritaire et le moins libre des états. Il est un pape qui châtie, exile, et un inquisiteur qui parfois brûle. Il sévit contre toute liberté de pensée, tout non-conformisme ; et pour l’établissement du royaume de Dieu, il usera de son influence, de cette persuasion caressante qui plaisait tant aux nobles femmes, aux femmes, gouvernant par là les hommes. Ah, les dames, les dames, comme disait don Francès… Le séjour de l’amiral à la coursemblait d’autant plus admissible que les trois Châtillons avaient signé l’engagement de ne pas poursuivre le différend avec Messieurs de la maison de Guise, à l’occasion de la mort de François. Odet c’est l’Eglise, Gaspard la marine, et d’Andelot la masse des gens de pied, l’infanterie. La présence des Châtillons à la cour, voilà le repos du royaume, et sans doute, grâce à François de Montmorency, la prédominance de l’esprit de Genève chez nous. L’accueil à Fontainebleau des Châtillons venus dans leur train ordinaire a été tout à fait honorable. Le Connétable les avait reçus comme ses enfants. Ils avaient été logés au Louvre. Les Guises se retranchèrent dans leur hôtel, gardé comme une forteresse. Coligny est au conseil privé, ce qui parut déjà une singulière menace pour les Pays-Bas à Philippe II qui en fit la remarque à Granvelle… Mais les Guises, eux aussi, avaient compris que leur place était au Louvre. Et parfois l’amiral rencontrait une D gitized by femme, qui était la belle veuve de François de Guise, Anne d’Este : elle poussait alors un cri de vengeance et de rage. On ajournerait la vieille vendetta, pensait la reine-mère, on remettrait à plus tard le jugement, on temporiserait. On convertirait Condé, on convertirait les Châtillons…les Guises regagneraient Joinville ; et Coligny, Châtillon…

Alors Calvin qui avait amené, contre son gré et son tempérament, Coligny, gentilhomme campagnard, à la cour, ne parlait plus que de la preudhomie » de l’amiral. C’est le beau vieux mot qui signifiait l’honnête homme, et que Joinville appliquait à saint Louis. M. l’amiral était un prudhomme… mais lancé à la cour, dans quelle aventure, aussi étonnante en péripéties que celle que son homme, Ribaut de Laudonnière, poursuivait en Amérique, au temps où la reine-mère commençait le tour de France que nous avons décrit. Il était vraiment impossible à Coligny et à M. d’Andelot de ne pas prévoir que la réconciliation avec les Guises serait pleine d’embûches, comme le séjour à la cour. Leurs adversaires demeuraient d’ailleurs les agents provocateurs de Vassy, sans le moindre scrupule. Au début du voyage de 1564, comme il se rendait de Châtillon à Tanlay, la belle demeure de M. d’Andelot en Champagne, on avait tiré des coups d’arquebuse sur l’amiral. Et cela disait un triste avenir.

De Tanlay, Coligny était revenu à Châtillon. Il apprit la mort de Calvin, dont la dernière ceuvre, le Commentaire sur Ezéchiel, imprimé à Genève, en 1565, lui avait été dédié. Théodore de Bèze lui parlait à la place du défunt : << Monseigneur, je me tiens tout assuré que ne ferez pas moins votre profit de ce dernier œuvre de Jean Calvin, ce grand et vraiment excellent serviteur de Dieu, que vous avez accoustumé d’en faire de tous les précédents. Si quelqu’un s’enquiert pourquoi nous vous l’avons plutôt dédié qu’à un autre, je dis franchement que c’est lui-même qui en a été cause… Mais je dis davantage, que pour grandes et justes raisons, il eût fait cela qu’il avait délibéré. Car moi, ayant demeuré sans cesse par l’espace de vingt mois entiers durant la paix et la guerre, et vu de mes propres yeux les grâces singulières tant de l’esprit que du corps, desquelles, étant absent de vices, il s’émerveillait et les avait en révérence : pourquoi ne m’accorderai-je à son jugement ?… » Mais voici encore un nouveau deuil : la nièce de l’amiral, EléoD gitized by


| nore de Roye, princesse de Condé, qu’il aimait comme un père, venait de disparaître, si pure et jeune. Au château de Vallery, l’amiral vint voir le prince de Condé qu’il consola, et qui se consolait plus facilement encore. L’amiral revoit Soubise à son retour de Lyon. Le culte réformé ne sera pas célébré dans les lieux où résidait le souverain… C’est au mois de juillet ou d’août, à Châtillon, qu’est venue la lettre de Catherine de Médicis au cardinal Odet ; elle disait que l’édit serait entretenu. Et ceux qui ne le croient pas « nous feront connaître, déclarait-elle, qu’ils « aiment le garbouil et sont marris du repos que nous avons tant travaillé et cherchons par tous les moyens à établir dans ce royaume. >> Condé avait écrit de même, le 31 août, de Vallery : assez d’interprétations de l’édit ; il faut l’observer dans son entier, en donner une application sincère… Il faisait allusion aux cris des pauvres opprimés qui n’avaient plus de recours qu’à Dieu, à ces meurtris qui dépassaient la centaine… L’amiral rentra à Châtillon pour accueillir Anne de Salm, que venait d’épouser M. d’Andelot, au grand déplaisir de la maison de Lorraine et des Guises. Anne de Salm est en effet la veuve de Balthazar de Haussonville. Et la noce avait eu lieu près de Nancy, à la huguenote. On lui rendit les honneurs militaires à Metz. Andelot est comme toujours le bienvenu à Châtillon. Et l’amiral intervenait auprès des « magnifiques seigneurs » de Berne, en faveur de la vieille alliance renouvelée avec les Suisses. Puis on voyait (novembre 1564) l’amiral se rendre à Merlemont en Beauvaisis pour faire visite à son frère Odet qui entrait dans la vie conjuguale, abdiquant l’état ecclésiastique. L’évêque de Beauvais épousait Isabelle de Hauteville, fille d’un gentilhomme normand et de Marguerite de Loré, fille d’honneur de Marguerite de France, duchesse de Savoie. L’amiral et M. d’Andelot signent le contrat dans la chapelle du château de Merlemont, en présence de gentilshommes. Ödet, le Mécène, comme avait dit de lui Ronsard, n’était plus en habit de cardinal ; il portait un long manteau de cour, mais sans l’épée ! Coligny revient une fois de plus à Châtillon, où Charlotte de Laval est dans un état avancé de grossesse. Un enfant, Charles, est venu au monde, le 10 décembre. L’amiral inscrit la date sur le livre d’Heures de Louise de Montmorency. I’enfant se porte bien. Châtillon et Montargis sont dans la joie.


D gitized by Le cardinal de Lorraine ayant fait une entrée en armes à Paris pour y ramener les Guises, François de Montmorency l’a contraint à la retraite. Coligny va s’y rendre un instant avec trois cents cavaliers et y parler. Oui, il savait toutes les calomnies que faisaient courir les malveillants. L’amiral n’est pas un prétendant à la succession d’un trône. En Normandie, en Bretagne, Coligny aurait pu susciter ligues et associations… Il dénonça le vieux complot qui était d’abolir la race des Valois, en détruisant les huguenots. Il avait dans sa poche une lettre recommandant de vendre les bois, pour avoir de l’argent et acheter des armes. L’amiral évoquait les massacres de Tours… Comment, il lui avait suffi de se présenter à Paris pour que quelques prêtres fissent la menace de quitter la ville ? Est-ce qu’à Châtillon ils ne célébraient pas, comme dans la plus sûre place forte, leurs cérémonies, mieux que partout ailleurs ? L’amiral avait visité le Parlement qu’il tentait de rassurer : Coligny était là pour défendre la ville, non pour la saccager. Pourquoi le comparer à Pompée, alors que dans la capitale il n’y avait pas de César ? Respectueusement, l’amiral était allé s’incliner à Saint-Germain devant le duc d’Anjou. Le 30 janvier, l’amiral était de retour à Châtillon ; il voulut rassurer le roi sur l’état de sa capitale. Mais interdire le séjour de Paris à tous, tant aux Guises qu’aux Montmorency, est la plus logique conclusion de Charles IX. C’est celle des hommes qui recherchent l’équilibre. Il en est une autre que les bons (Monluc, Montpensier, le cardinal de Guise) ont préconisé depuis Bayonne. C’est l’expulsion des ministres. On en finirait avec cinq ou six têtes de factieux, ou du moins on les exilerait. Voilà ce qu’ils avaient confié au duc d’Albe : « Une tête de saumon est meilleure que celles de cent grenouilles… >> C’est le projet qui sera repris six ans plus tard… La cour allait gagner Tours, Blois et s’acheminer vers Moulins. Coligny demeurait à Châtillon dans le cercle de sa famille, près de sa femme qui était malade et gardait le lit. Il sait qu’à Moulins doit intervenir la décision définitive au sujet de sa querelle avec les Guises. Coligny fut repris de la même fièvre qui l’avait poussé jadis à Meaux. L’amiral était innocent. Il irait, la tête haute, chercher justice. D gitized by


. E roi et la reine avaient l’intention de rester encore dix à douze jours à Tours. Subitement, don Francès les vit partir, le 2 décembre, disant qu’ils se rendaient à la Bourdaisière, une bel maison entre Tours et Amboise, que dans cette dernière ville on célébrerait la Noël, et qu’à Blois, on allait convoquer les États.

Nous sommes à la Bourdaisière chez les Babou. Jean Babou est gentilhomme de la Chambre, maître de la garde-robe. Il a épousé la fille de Florimond Robertet, ministre d’État de Henri II. Que ses filles sont jolies ! On peut nommer Marie qui a épousé le comte de Saint-Aignan ; Françoise, mariée à Antoine d’Estrées, célébrée par Ronsard, et qui sera la mère de Gabrielle d’Estrées ; Isabeau, le petit lys de Ronsard, qui chantera si bien en s’accompagnant à l’épinette ; Madeleine, Diane qui seront toutes belles et galantes !

On quitte le pays du tuffeau où les gens habitent, sous la roche, des salles dont les cheminées surgissent dans le gazon. On couche à Chenonceaux, dans le château appartenant à la reine. Là on se repose trois jours, dans cette belle demeure qui rappelle encore l’antique moulin, mais seulement par la longue galerie que Philibert Delorme a jetée sur les cinq arches enjambant le Cher. Catherine y conserve ses antiquités ; et dans le charmant logis, elle a son cabinet où elle se retrouve vraiment chez elle. La cour gagne Amboise où les enfants avaient grandi. Les ponts de la Loire franchis, on déjeune aux tavernes d’Escures ¹, avant d’arriver à Blois (5 décembre). 1. Ce point de la route touchait à la Loire, D gitized by Blois est la petite ville industrieuse et marchande, qui dévale, ceinte de murailles, vers la Loire, et ce pont en dos d’âne, sa raison d’être. Suivant les saisons, il franchit les filets d’eau qui affouillent les îles et les sables brûlants, tantôt la masse rapide et impétueuse du fleuve, comme en cette fin d’année. Ici vivent les pêcheurs, plus loin les bûcherons ; et tous ceux qui taillent le bois de la forêt. La gentille ville, avec ses fontaines, a toujours paru agréable aux gens d’Asti, et même à ceux de Milan ; quant à ses filles, elles leur semblèrent toujours charmantes. Dans l’antique forteresse de la maison de Blois, qui dominait et surveillait la petite ville aux rues tournantes, Charles d’Orléans avait ouvert quelques logis, pour abriter ses livres et ses coff : es ; là il avait administré, médité, souriant à sa destinée fâcheuse, et réchauffé ses membres frileux. Louis XII avait vécu dans la maison paternelle qu’il embellit et agrandit considérablement. Mais c’est surtout la reine Claude, sa fille, qui avait donné à Blois une physionomie vraiment royale. Car l’épouse de François Ier avait aimé Blois, sa maison, gage de l’amour qu’elle portait au roi et à ses enfants qui y avaient grandi. Plus peut-être que le bel escalier, la loggia à l’italienne, la reine-mère y appréciait, avec les gens de sa suite, de grandes commodités, des jardins réguliers, la route plantée d’ormes menant à la forêt qui formait le parc de ce château. La reine-mère y avait son logis. Blois, comme la plupart des villes de France, avait connu des troubles récents entre catholiques et réformés. Ainsi, dans le courant de juillet, une querelle s’était levée entre catholiques et huguenots. Les catholiques avaient tué trois ou quatre héré tiques, et chassé de la ville plus de deux cents personnes. L’affaire fut portée en délibération. Un des conseillers déclara qu’il fallait savoir d’abord qui était l’agresseur. Le chancelier affirma que c’étaient les catholiques. Le roi lui avait répondu qu’il se trompait, car c’étaient les huguenots. Sur quoi on décida d’envoyer à Blois le maréchal de Vieilleville pour prendre les mesures nécessaires, en attendant la venue du roi. Charles IX devait montrer à Blois ce qu’il était un bon catholique. Aimablement, Catherine de Médicis avait envoyé dirc à don Francès qu’elle lui souhaitait un prompt rétablissement ; elle devait rester deux mois entiers à Blois, ce qui allait donner à l’ambassadeur un peu de tranquillité. Mais don Francès voyait arriver avec tristesse Mme de Vendôme, Mme de Ferrare, le D gitized by prince de Condé, M. de Porcien, le duc de Bouillon, Longueville et sa mère, autant d’hérétiques, Gramont, La Rochefoucauld, et cinq ou six mille autres huguenots. On attendait encore l’amiral, M. d’Andelot, le maréchal de Montmorency, bien que le roi les eût priés de ne pas venir. L’accueil fait aux huguenots fut cependant des plus froids. Au jugement de don Francès, voyant que le passage vers Paris leur était fermé, et se sentant perdus ici, les réformés s’étaient décidés à partir pour Moulins, sous prétexte que les vivres manquaient à Blois… Ici tout n’était que misère et malheurl Car Mme de Vendôme s’étant arrêtée dans la maison du roi, on avait organisé dans son logement des prêches, où les courtisans et les gens de la ville se retrouvaient. Charles IX et Catherine s’étaient montrés très affectés d’ailleurs par ces prêches. Ils avaient essayé de persuader Jeanne d’Albret ; mais on avait rencontré une telle résistance de sa part que le roi avait dû défendre à toute personne de la cour et de la ville l’entrée du logement de Mme de Vendôme. On avait mis des gardes à sa porte. Tous les chefs hérétiques suivaient maintenant le roi ; et le cardinal de Châtillon paraissait habillé en rouge. << Le connétable vient d’arriver ici. Il n’y a pas d’autre homme pour tirer l’épée pour son roi, ce que j’ai cru de mon devoir d’écrire à Votre Majesté », écrit don Francès à Philippe II. Mais on disait aussi que l’amiral et M. d’Andelot devaient apporter une pétition pour la « huguenoterie », afin d’être autorisés à faire leurs prêches, le 15 ou le 20 janvier. Enfin aucun des Guises n’était présent à la cour. Le roi essayait bien de les faire venir, mais ils tenaient fermes jusqu’à présent dans leur abstention. Je crois cependant qu’ils cèderont, disait don Francès, car le connétable et le chancelier font d’eux cequ’ils veulent » >. Rambouillet, l’aîné, était envoyé en Écosse. L’ambassadeur français qui devait aller en Turquie n’était pas cependant parti encore ; et les Turcs, jusqu’à présent, ne semblaient pas en bons termes avec les Français, E 14 décembre, Charles IX devait quitter Blois et prendre la route de Moulins, où deux chevaliers de l’Ordre avaient Hélas, après le départ du roi, don Francès constatait que Mme de Vendôme avait continué de faire ses prières à la huguenote et de tenir un prêche public. Le lendemain, les gens d’Orléans, voyant que tous les chefs de leur secte étaient rassemblés à Blois, demandaient au roi trois choses qu’on leur permît d’avoir douze ministres, du moment que les catholiques avaient tellement de prédicateurs dans la ville, tandis qu’ils n’en avaient que six. Comme il y avait des hôpitaux à Orléans pour l’instruction des enfants pauvres, qu’on leur accordât d’avoir ces hôpitaux pour leur usage, de faire des quêtes dans la ville pour les nourrir et les élever, jeunes filles et garçons. Le procureur de la ville et les autres catholiques s’opposèrent à ce projet et le roi les renvoya sans rien leur accorder. Quant aux aumônes, Charles IX prévenu que les héré tiques voulaient faire des quêtes pour leurs propres besoins, sous prétexte d’aider les pauvres, ordonna que ces aumônes devaient être distribuées par des catholiques. En Normandie, rien à signaler. Aucun navire français n’est armé pour la Nouvelle France. Mais le fils de Jean Ribaut, qui venait de rentrer, racontait que ses compagnons avaient été mal accueillis par les Espagnols qui avaient coulé la plupart des navires français.

La route du Bourbonnais forme comme une corde à l’arc que semble dessiner la Loire au cœur du pays. On coucha le 14 dé D gitized by cembre à Cheverny, petit village et château, la maison des Hurault. Ces Hurault étaient de vieux serviteurs bazochiens de la maison d’Orléans, fins et lettrés, attachés à la terre. Philippe Hurault n’avait encore que le titre de maître des Requêtes, lui qui deviendra comte de Cheverny, chancelier d’Henri III, et plus tard le garde des sceaux. Aucun homme n’est meilleur serviteur.

Le samedi 15, on s’arrêta à Mur-de-Sologne pour déjeuner ; on coucha à Romorantin, belle petite place et château. Le dimanche 16, déjeuner à Mennetou-sur-Cher et coucher à Vierzon, belle cité et château. Le 17, déjeuner à Méhun-sur-Yèvre, la vieille et magnifique demeure du duc de Berry et de Charles VII.

Le mardi 18, on passa la nuit à Bourges, ville universitaire et archevêché, dont la grosse tour ronde symbolisait la résistance du pays des moutons enragés. Mercredi 19, on déjeune à Saint-Just et l’on couche à Dun-leRoi, belle et bonne ville ; le 20, déjeuner à Pont-Chargy et coucher à Couleuvre, moyen village. Le 21, déjeuner à Frauchesse, petit village, et coucher à Saint-Menoux, dans la belle abbaye de religieuses. C’est le premier village du Bourbonnais. On partit de SaintMenoux après le déjeuner du lendemain pour visiter Souvigny, qui est le Saint-Denis de la maison de Bourbon. On n’y voyait pas la tombe du fougueux Charles de Bourbon, qui reçut de François Ier l’épée de connétable, le combattit à Pavie, s’en fut mourir à l’assaut de Rome, puisque ses soldats avaient porté son corps à Gaëte où il reposait. Querelle de famille, d’un descendant de saint Louis, dont un autre, le petit Henri de Béarn, qui est du voyage, relèvera la couronne sous le nom d’Henri IV ! Mais la querelle n’est pas encore vidée entre les Bourbons, les Condé devenus huguenots, protestataires autant que protestants, les Montmorency, leurs parents et alliés, les Châtillons, avec la maison de Lorraine et les Guises, qui va déchirer le pays, et mettre en balance la couronne. Ayant quitté Souvigny, on passe sur un pont de bois l’Allier, grosse rivière qui porte des bateaux ; et le roi fait son entrée à Moulins où l’on célèbre la Noël, la fête des Rois et la Chandeleur, dans le grand château des Bourbons. D gitized by La réforme de l’État commande à Moulins un arrêt de trois mois (décembre 1565, mars 1566). Don Francès est resté à Orléans. Malade, il est plus désespéré que jamais « Par Dieu, ils finiront par me tuer ici, ou par me chasser ». Il s’avoue fatigué, dans l’état de santé où il se trouve, de chiffrer tant de lettres, comme il l’explique au secrétaire et conseiller de Philippe II, Gonzalo Perez. Il se plaint aussi que les Français, très curieux, le surveillaient, lui qui fut si souvent leur espion.

Les lettres de don Francès ne sont plus en ces jours que des abrégés. De ces chiffres multipliés, il est si las ! D gitized by

  1. Sa seconde femme fut Jeanne de Genouillac d’Assier.
  2. Sur la Charente.
  3. Poursay-Garnaud.