Catherine de Médicis présente à Charles IX son royaume/Épilogue


ÉPILOGUE



I

LE TESTAMENT DE DON FRANCÈS



Arrivés à Paris, au terme du voyage, nous voici comme des gens qui, ne sympathisant pas toujours, demeurent liés par les souvenirs communs d’un tour de France.

Ensemble nous venons de suivre beaucoup de routes, de traverser bien des cités, de regarder les aspects variés des contrées de notre pays Les routes furent parfois difficiles, les cités apparurent dans le désordre, les horizons se montrèrent souvent voilés.

Il en est ainsi, depuis des siècles, dans cette France qui n’est pas cependant un pays en excès, mais de valeurs si individuelles, si particulières, qu’il veut ignorer la discipline et la contrainte. Un jour succède à l’autre. Laissons aux prestidigitateurs de l’histoire, aux alchimistes de sublimes pensées politiques, le soin ou la responsabilité de dire les choses comme elles ne furent jamais dans la réalité, mais seulement dans leurs concepts.

Puisqu’il faut quitter ceux que la vie a réunis dans une action commune, nous dirons adieu à don Francès de Alava, devenu notre informateur.

Don Francès devait rester en France jusqu’en 1571, date[1] à laquelle il partit, sans demander congé, de la cour. Pendant cinq ans encore, il continua de s’occuper des affaires de France, pour la satisfaction de son roi, en tenant compte de tous les désirs du Saint-Office pour la recherche des auteurs et des livres hérétiques, surveillant les étudiants espagnols, et en général ses compatriotes vivant en France qu’il dénonçait lorsqu’ils étaient réformés, s’efforçant de les faire arrêter à la frontière. Une autre occupation de don Francès était la répression de la piraterie en Normandie, en Bretagne, en Gascogne, car il avait un vrai service d’espionnage dans nos ports. Sur la guerre de Flandre, il renseignait avec zèle son maître et le duc d’Albe. Toutefois en Flandre il se montrait adversaire de la violence[2], si en France il était partisan de la répression. Car il fallait conserver en paix les Pays-Bas et troubler notre pays. Ainsi nos passions commandent à notre conscience et déterminent notre jugement. En 1571, sur le point de quitter la France, l’ambassadeur rédigea pour celui qui devait lui succéder chez nous, une longue instruction, qui est comme le testament de don Francès.

Ce document, d’une valeur psychologique admirable, est comme la conclusion du voyage que nous venons de faire ensemble.

Il nous donne le meilleur, le plus étonnant des portraits de cette cour de France à la veille de la Saint-Barthélemy, des hommes que sont devenus les enfants royaux.

Car Charles IX est maintenant un homme. Mais il est resté mélancolique, triste, passionné surtout pour les exercices physiques exténuants : sauter, faire de la gymnastique, manier des armes à pied ou à cheval ; et il se montrait toujours joyeux quand on lui disait qu’il les accomplissait très bravement. N’aimant certainement pas les femmes, Charles IX était mauvais galant avec la sienne, un ange de douceur, de patience, d’amour, cette Elisabeth d’Autriche qu’il avait épousée, et que nous avons rencontrée comme sa fiancée probable.

De sa chambre, Charles IX n’aimait personne. Il avait favorisé le comte de Retz, parce que sa mère l’aimait beaucoup. Mais le roi avait confié à don Francès son mépris pour les Italiens : « Si je pouvais me débarrasser de ce Perron qu’on appelle Retz, je ne consentirais à reprendre dans ma maison aucun Italien… » Il y avait deux ans de cela, Charles IX s’était montré très catholique dans ses faits et ses paroles. Mais sa mère, puis les catholiques et les huguenots lui ayant martelé tous les jours la tête pour qu’il se montrât souple dans les choses de notre sainte foi, afin d’arranger les affaires de son royaume et de sa couronne, il avait perdu un peu de sa dévotion, de l’attention avec laquelle il assistait auparavant à la messe et autres offices. Le roi ne prêtait l’oreille ni aux religieux ni aux pauvres gens venus pour lui parler. Par contre il écoutait volontiers ceux que don Francès nomme toujours les hérétiques, c’est-à-dire les réformés ; et l’accueil, plutôt dur et défavorable qu’il leur réservait jadis, s’était mué en douceur et affabilité.

Durant ces deux dernières années, don Francès l’observait : on avait travaillé avec tant d’insistance Charles IX pour le brouiller avec le Roi Catholique, que jamais plus on ne l’avait entendu dire du bien de Philippe II, ni des services qu’il lui avait rendus, comme il avait l’habitude de le faire auparavant. Même avec l’ambassadeur, Charles IX avait complètement changé. Jamais il ne parlait plus, comme il le faisait autrefois, de la bonne amitié et fraternité que Sa Majesté Catholique lui montrait, et ne louait les services qu’elle lui avait rendus. Jamais il n’évoquait ses « conseils paternels », comme il disait jadis. Charles IX semblait à don Francès être un homme capable d’apprendre par cœur ce qui lui avait été donné par écrit, de faire deux ou trois réponses brèves et de peu de substance, car sa mémoire n’était pas bonne ; puis il exécutait ce qu’il avait promis. Le roi divulguait d’ailleurs tout ce qu’on lui avait confié en secret, surtout à sa mère. Et si quelque désaccord naissait entre eux deux, Catherine attendait le jour où le roi était résolu d’aller à la chasse pour lui envoyer dire qu’il devait, ce jour-là, se rendre au conseil. Alors on le voyait se désespérer, pousser des cris, et il était facile d’obtenir de lui en cet instant tout ce qu’on voulait, pourvu qu’on le laissât partir joyeusement à la chasse.

C’était sa passion, incroyable ; et Charles IX était capable de suivre un cerf à la trace de son pied pendant cinq ou six heures. Récemment on l’avait vu rester deux ou trois nuits hors de sa maison, ce qui avait fait beaucoup pleurer la Reine très Chrétienne (Elisabeth d’Autriche). Mais quand on l’interrogeait, cet ange de bonté répondait seulement : « J’ai peur qu’on ne fasse un jour quelque mal à mon mari ! »

Hélas, il avait pris l’habitude de jurer à tout propos le nom de Dieu, de faire le brave, oubliant celui de Jésus qu’il avait eu précédemment à la bouche ! Et celui qui lui avait appris à le faire était un gentilhomme du conseil, Chèvres, qui le faisait habituellement, et cela à la persuasion de la reine-mère, à ce qu’on disait.

Charles IX s’était plusieurs fois brouillé avec le duc d’Anjou : « En France, il ne peut exister deux rois. Mon frère, il est nécessaire que vous quittiez mon royaume pour chercher une autre couronne ; quant à moi, j’ai déjà l’âge de me gouverner moi-même. » L’autre lui répondait, disait-on, avec audace, alléguant que les deux batailles qu’il avait gagnées avaient bien soutenu sa couronne.

Charles IX semblait en somme à don Francès un homme de peu d’autorité. Avec les ambassadeurs d’une manière générale, et avec lui-même en particulier, le roi entretenait de bons rapports. En résumé, sa passion était la chasse, avec d’autres exercices physiques, où il se trouvait sous l’influence du maréchal de Damville, deuxième fils du connétable.

L’ambassadeur d’Espagne vient de nommer la reine Elisabeth d’Autriche un ange ! Que ce mot me ravit, quand je pense au beau portrait que fit d’après elle Clouet. Un ange qui aimait tellement son mari qu’elle lui racontait tout ce qu’on lui disait : ce que ce dernier s’empressait, on l’a vu, de rapporter à sa mère. Cela tout le monde le savait ; mais nul ne pouvait s’empêcher de l’aimer. La fille de Maximilien II, autrichienne, est plus qu’à demi espagnole.

Deux femmes espagnoles ne l’avaient jamais quittée, même en Allemagne, et l’avaient suivie en France ; celle qui l’avait élevée se nommait Isabelle Vasquez, l’autre était la Carranza ; mais la troisième dame était une Allemande, la Polverin.

Celle qui gouvernait la maison de la reine était la veuve du connétable de Montmorency, une vieille dame qui conservait les anciennes modes françaises, Madeleine de Savoie. La laideur de la « connétablesse » offensait le jeune et beau visage d’Elisabeth, et le parti-pris qu’elle avait contre les Guises heurtait son sentiment catholique. Il est vrai qu’à cet égard, une autre vieille dame, Mme de Dampierre, belle-mère du comte de Retz, femme orgueilleuse et passionnée pour la maison de Guise, formait un utile contrepoids. La savante comtesse de Retz, était sa fille, la « latino grecque[3] », comme dit don Francès, femme d’un esprit terrible, et libre dans son éducation, élève de l’évêque de Dax[4], qui fut ambassadeur en Turquie, un parfait « hérétique ». La « connétable » s’opposait, à cause de sa légèreté, à ce qu’elle tint la première place auprès de la reine. On croit qu’elle aura cette place, car l’amiral[5] l’aime beaucoup, beaucoup… Le comte de Fiesque[6] est le gentilhomme d’honneur qui la conduisait toujours par le bras, insignifiant ; et la comtesse sa femme était la troisième femme de chambre, plus simple encore.

Mais entendons surtout don Francès, sur son départ, nous dire, après sept ans de rapports si fréquents, sa pensée sur la reine-mère. C’est le portrait définitif de Catherine de Médicis qu’il laissera à Son successeur.

« En parlant avec le respect qui convient, la reine-mère est tenue pour très libérale, amie des plaisirs, des banquets et des fêtes, ennemie des ennuis. Résolue à maintenir le gouvernement qu’elle tient de cette couronne, on croit que c’est la raison de la faiblesse qu’elle montre dans les affaires touchant notre sainte foi catholique, et aussi pour le bien de ses fils. Et elle est toujours décidée à suivre le chemin qu’elle a choisi après la mort de son fils le roi François II, lorsqu’elle a pris en main le pouvoir s’aider des contrepoids, notamment contre le service de Dieu, et pour le tort du roi son fils. Le premier point qu’elle commença à mettre en œuvre fut que ledit roi devait suivre la foi qu’on lui avait donnée, dès l’enfance, catholique et bonne ; et c’est pourquoi elle l’avait confié à M. de Cipierre, pour l’élever, qui fut en vérité un des hommes les plus catholiques du royaume. Mais elle avait par contre donné le duc d’Anjou à un gouverneur, Carnavalet, faisant cela, comme elle l’a avoué depuis qu’il est morts, pour qu’il fût enclin à devenir huguenot, ou qu’il le mit du moins sur ce chemin. Ainsi Carnavalet commença à en faire la démonstration, instruisant le duc d’Anjou de telle sorte qu’en peu de jours il fut réputé pour un huguenot. Et lui-même disait alors : « Je suis un petit huguenot, mais par la suite je serai grand huguenot ! » Certaines personnes l’entendant parler ainsi, le rapportèrent à la reine, entre autres le cardinal de Tournon. Elle avait répondu : ce sont là des ambassadeur, qui avait traité le mariage de la reine à Vienne ; parent de Cornelio de Fiesque, capitaine des galères, Gênois naturalisé. 1. Philibert de Marcilly, seigneur de Cipierre, lieutenant du prince de la Roche-sur-Yon, qui parlait trois langues. Brantôme lui donne une grande louange.

2. Le futur Henri III. 3. François de Kernevenoy (Carnavalet), premier écuyer de Henri II, breton qui dressait les chevaux, et instruisit les enfants. Ronsard a souvent parlé de lui, avec de grands éloges, comme d’un homme lettré. La date de sa mort, le 18 avril 1571 est donnée dans le ms. fr. n. acq. 9.175, fol. $97 (voir Jacques Lavand, Philippe Desportes, 1936, p. 46).


D gitized by inclinations naturelles et que peu à peu tout s’arrangerait…, « poco a poco se yria remediando todo… >> Francès de Alava se souvenait d’un mot analogue, qu’il y avait neuf ans lui avaient dit Chantonnay et Cipierre, en murmurant contre la reine-mère. On estimait que c’était Marguerite de Valois qui avait fait revenir son frère à la foi catholique. Mme de Crussol (la duchesse d’Uzès) estimait que le duc d’Anjou avait été cinq ans huguenot ! Le fait semblait admis par tous. Francès de Alava répétait, avec une variante, le mot du duc d’Anjou à Mme de Chantonnay : « Madame l’ambassadrice, je suis un petit huguenot, mais je deviendrai grand ! » Toujours fidèle à son jeu de bascule, après la bataille de Jarnac, Catherine de Médicis avait marqué une tendance à soutenir alors le parti abattu des réformés. Elle avait mis le roi, son fils, entre les mains de Montmorency et de l’amiral Coligny, en excluant les Guises. Mais en prévision de ce qu’un jour, le roi aurait près de lui Montmorency et l’amiral, tout puissants, elle avait donné l’armée au duc d’Anjou, éloignant les hérétiques qu’elle avait mis auprès de lui. Le premier fut Carnavalet, qui mourut de chagrin. La reine-mère lui avait alors donné comme gouverneur Villequier 2, gentilhomme de sa Chambre, tenu pour très catholique, homme de peu d’esprit, et Lignerolles d’un tempérament inquiet et quelque peu méchant, mais catholique. Alors la reine-mère se trouvait elle-même sous la direction de MM. de Morvilier et de Limoges 5. M. de Limoges (Sébastien de l’Aubespine) était un homme d’une audace de tous les diables, au langage grossier. M. de Morvillier, évêque d’Orléans, chancelier, avait plus de retenue. Car en vérité il montrait plus de prudence et de réflexion que tous les autres conseillers. Froid, très froid, en ce qui touchait les choses de la religion. Bien qu’il eut le renom de catholique, don Francès le tenait pour aussi hérétique que l’autre. Et quand il s’agissait de vouloir tromper l’ambassadeur du Roi 442

1. François de Montmorency. 2. René de Villequier, qui fut gouverneur de Paris, et accompagna Henri III en Pologne. Il assassina sa première femme surprise en adultère. 3. Philibert, seigneur de Lignerolles, ambassadeur. 4. Jean de Morvillier, évêque d’Orléans, chancelier. Esprit fin et timoré, suivant Brantôme.

5. Sébastien de l’Aubespine, abbé de Basse-Fontaine, évêque de Limoges Envoyé en Espagne comme ambassadeur. D gitized by


1 I I 1 Catholique, la reine-mère lui envoyait Morvillier ou le président Birague, qui lui aussi avait la réputation d’étre catholique ¹. Et quand ceux-ci ne voulaient pas « marcher », on envoyait Lansac. Morvillier, Birague, Lansac inclinaient cependant du côté de Guise. M. de Limoges était l’âme de l’amiral, mais se comportait très discrètement… Les autres inclinaient vers le cardinal de Lorraine. Tels étaient les principaux avec lesquels il fallait compter au conseil d’Etat. Parmi les secrétaires, qui étaient au nombre de quatre, Villeroy, catholique, avait tendance à éclipser les autres. M. de Fizes, le second, qui suivait le duc d’Anjou sur l’ordre de la reine-mère, était tenu pour un vrai catholique ; et c’est à cause de cela qu’on l’avait renvoyé dans sa maison quand l’amiral était venu à Blois pour voir le roi 5. La haine « el odio », que la reine-mère portait au Roi Catholique était un fait connu de don Francès. Selon lui, elle provenait de ce que Catherine de Médicis savait que le roi d’Espagne l’avait comprise, et connue parfaitement. Pour dissimuler cette raison, et en même temps rendre efficiente cette haine, elle cherchait des inventions, justifiant des plaintes sur d’autres motifs : « Elle est la créature la plus méfiante (sospechosa) que Dieu ait jamais créée. C’est miracle quand elle accomplit ce qu’elle a promis. Elle ne sait garder aucun secret, et quand elle veut savoir quelque chose d’important, elle importune sans fin, en promettant le secret. Elle était très craintive (temerossissima) ; elle aimait qu’on lui parlât doucement des choses dont elle voulait traiter, répondant avec infiniment de grâce, et approuvant ce qu’on lui disait.Si on lui parlait un peu haut, en la pressant, on voyait bien qu’elle n’avait ni acier ni fond. Quand on lui parlait des choses de la religion, évidemment ses yeux se remplissaient de larmes ; et elle disait qu’elle serait la plus ingrate femme qui fût envers Dieu, si elle n’accomplissait pas son service. Et elle avait l’habitude de terminer ses conversations avec un sourire, et beaucoup de pro1. René de Birague, premier président à Turin, gouverneur de Lyon, Italien naturalisé, qui devint cardinal ; il fut le garde des sceaux de Catherine de Médicis.

2. Louis de Saint-Gelais, la bête noire de don Francès, qui fut ambassadeur à Rome et dont nous avons noté la confiante amitié l’unissant à la reinemère. 3.

C’est M. de Neuville, qui fit le règne de Henri III. 4. Simon de Fizes, baron de Sauves, qui signa tant de lettres. 5. En 1571, au mois de septembre. D gitized by messes, en disant : « Vous verrez que les choses iront bien… peu à peu… »

Des espions, Catherine de Médicis en avait toujours, surtout auprès de l’ambassadeur d’Espagne et des gens de sa suite. Elle faisait d’immenses efforts pour être renseignée, quand elle avait lieu de craindre quelque chose de la part de Sa Majesté Catholique. faisant voler, sans vergogne, ses paquets et ceux de ses ministres. Et après, elle essayait de les apaiser par des paroles très humbles et dissimulées. Les plis envoyés d’ici étaient toujours en danger : « Il est certain qu’ils ont dérobé le sceau de Sa Majeste, et dès que les ambassadeurs arrivent, ils dérobent leur cachet, ce qui n’est pas d’ailleurs une chose difficile… » Tout cela pour pouvoir se procurer lesdits paquets. Et comme ils allaient par la poste, c’était pour eux facile de les copier. « La chose qu’elle entend avec le plus de plaisir, et qui la satisfait le plus, c’est de louer devant elle ses fils, et la peine qu’elle a prise à les élever si vertueux, au milieu de tant de difficultés, en lui rappelant à l’occasion les deux victoires que le duc d’Anjou avait gagnées à dix-neuf et à vingt ans… Catherine entretenait une étroite amitié et une correspondance secrète avec la duchesse de Savoie ; et une plus grande encore avec l’Angleterre… Don Francès constatait que la reine-mère avait l’art de se procurer de l’argent, sans comprendre d’où elle pouvait l’avoir, Car ce qu’elle arrachait venait surtout des impositions mises sur les gens de Paris ; et quand on en levait en d’autres villes, elle laissait faire aux financiers qui les rassemblaient ou les vendaient avant de les prendre.

A Paris, au contraire on établissait une imposition de deux cent mille écus ; si les marchands, pour leurs profite, arrivaient à l’acheter en plus, elle se fâchait et s’indignait contre eux. Elle la faisait calculer avant de l’asseoir et ils arrivaient à tirer de celle-là de deux cents jusqu’à quatre cent mille. « Ce sont ces ressources 1. La chose était naturelle. Il s’agit de Marguerite de France, duchesse de Savoie, femme d’Emmanuel-Philibert. Elle mourut le 18 septembre 1574, méritant la louange de tous les Français, et des lettres. Elle passa pour l’incarnation de la Vertu.

2. Les lettres à Elisabeth ne sont cependant pas très nombreuses. Mais on peut croire à une correspondance avec un tiers. 3. Cela est toujours vrai. D gitized by 445 sur lesquelles elle mettait la main bien qu’on sût que tout allait en édifices ¹, que tout était perdu par conséquent. » Francès de Alava parle maintenant du duc d’Anjou, bon et d’un excellent naturel, très doux, très mou, très jeune fille « muy ninfa », tout adonné aux dames. L’une lui regarde la main, l’autre le tire par les oreilles ; car il passe ainsi une bonne partie de son temps. Cependant la reine-mère l’avait mis aux affaires, et il avait entre les mains (ses jolies mains) la direction de la guerre. Il assistait également le roi son frère dans tous les conseils ; mais on ne lui accordait pas beaucoup de goût pour les affaires, ni même d’intelligence, mais bien plutôt une grande faiblesse, « floxedad grande >>.

On disait alors que la reine-mère l’avait encouragé à devenir amoureux d’une dame, la Rouete 3, qu’elle avait mariée présentement. Par ce moyen, Catherine de Médicis savait toutes ses pen sées ; et par là aussi elle avait connu celles du duc de Vendôme (le père du futur Henri IV). Après le mariage de cette Rouete, la reine-mère avait remis son fils aux mains d’une autre dame catholique, appelée la Châteauneuf 4, mais pour le même objet, et il s’en montrait fort épris. 1. Ce témoignage est fort intéressant. On a des vers de Ronsard sur les dépenses somptuaires de Catherine de Médicis en faveur de ses constructions, les Tuileries, etc. Et le poète, laudateur par habitude, lui en fait le reproche. 2. C’est le futur Henri III. 3. La Rouete est Louise de La Béraudière, demoiselle de Rouet, dite la belle Rouet, fille de la cour. Mariée premièrement à Louis de Madaillan, seigneur de Lesparre, baron d’Estissac, mort en 1565 ; remariée en 1573 à Robert de Combault, seigneur d’Arcis-sur-Aube, maître d’Hôtel du roi, qui fut fait en 1583 chevalier du Saint-Esprit (Estoile, I 350, 351 ; II, 47). Ün pasquin de 1581 a dit d’elle : . C’est celle qu’on nomme Ronet Qui en prend à gauche et à dret (Estoile, II, 47). Le legs à Combaud : Le Rouet du Cocuage, dit assez de quoi il s’agit. La Rouet était alors une jolie veuve pour qui rima Brantôme amoureusement (X, 418, 420). Le Père Anselme assure qu’Antoine de Bourbon eut d’elle un enfant en 1554 : Charles de Bourbon, qui deviendra archevêque de Rouen (Anselme, I, 144).

4. Le Soleil de Châteauneuf (Brantôme, X, 433), une autre beauté éblouissante, pour qui parla le poète Desportes. Brantôme a célébré sa beauté et ses tresses blondes dans ses vers (X, 435). C’est Renée de Rieux, fille d’honneur, dite la Belle Châteauneuf, une liaison très chère au fatur Henri III entre 1570 et 1573. Elle devait épouser Philippe Altoviti, capitaine des galères à Marseille. Cf. J. Lavaud, Philippe Desportes, 1936, p. 136, 150. D gitized by Le duc d’Anjou avait toujours montré un grand respect à l’ambassadeur de Sa Majesté Catholique, et d’une manière générale il était très poli et bref, sachant d’ailleurs peu de choses. Chaque fois que l’ambassadeur avait provoqué ses confidences, et même spon tanément, il avait répondu que, tant qu’il vivrait, il aurait dans la pensée de maintenir l’amitié entre le roi son frère et Sa Majesté Catholique. Il se donnait enfin comme si dévoué à la Chrétienté que tous les Français en riaient ; mais sa mère l’en louait grandement, car il semblait qu’elle le lui faisait dire. Un de ses projets était de reprendre au pape l’Etat d’Avignon, et de garder néanmoins la réputation d’un bon chrétien dans les affaires d’Italie ¹. Celui qui avait le plus d’influence sur le duc d’Anjou était Birague, et parmi les maréchaux, Tavannes. Alors le duc d’Anjou inclinait plus du côté des Guises que du côté des Montmo rency.

4 Son frère le duc d’Alençon comptait pour peu, homme très vicieux, faisant le catholique, mais bien plutôt le chef des athéistes. Son gouverneur était Saint-Sulpice, personnage de peu de consistance. Quand il assistait au conseil, le duc d’Alençon n’obéissait en rien au duc d’Anjou, et même se querellait avec lui. Il ne savait répondre avec esprit ni à l’ambassadeur ni à personne. Tout ce qui sortait de la bouche de son entourage n’était que tromperie, << burleria >>.

Le frère bâtard du roi, le chevalier d’Angoulême, était mauvais à tous les points de vue, mais d’un esprit très vif, grand ami de Montmorency, de l’amiral et de ses partisans. Mme Marguerite de Valois, très vertueuse princesse, beaucoup plus intelligente qu’aucun de ses frères, se montrait sensible à la louange 1. C’est ici une ironie où se complaisait l’esprit de don Francès. 2. Nous avons vu plus haut le rôle de René de Birague auprès de Catherine de Médicis.

3. Gaspard de Saulx-Tavannes qui fut son conseiller technique dans les affaires de la guerre et gagna les victoires du duc d’Anjou. 4. François d’Alençon, qui avait alors dix-sept ans. 5. Jean Ebrard, baron de Saint-Sulpice, ambassadeur en Espagne, gouverneur du duc d’Alençon.

6. Henri d’Angoulême, fils naturel d’Henri II, et de lady Flaming, grand prieur de France, tué à Marseille en 1586 par Altoviti. Splendide, dépensier, Brantôme représente cependant le gouverneur de Provence comme un homme de bien, et de « raison ». donnée à sa vertu et à sa dévotion ¹. Sa nourrice avait été Mme de Curton 2, catholique et femme de bien. Enfin, pour en finir avec les tableaux de famille, la duchesse de Lorraine, bonne princesse, très catholique, parlait très librement de cela à sa mère qui ne l’aimait guère pour cette raison. Mme Marguerite et Mme de Lorraine, comme la femme de Charles IX, se montraient passionnées pour les Guises. Et pour en terminer avec la maison, le cardinal de Bourbon, premier du sang de ce roi, apparaisait homme de peu d’esprit, ne proposant rien, ne répondant rien. Il faisait le catholique, mais il était remarquable de constater que son maître d’hôtel, son majordome, son chambellan, et tous les officiers de sa maison étaient des hérétiques. Il le savait bien, mais le cachait, se montrant l’écu 5 de la reine-mère, couvrant tout ce qu’elle faisait dans les choses de la foi ; elle dissimulait, grâce à lui, sa faiblesse sur toutes ces questions. La reine-mère lui abandonnait tous les bénéfices, et il avait plus de deux cent mille francs de rente. Le cardinal de Bourbon disait avoir toujours en tête les affaires de la religion ; en fait, il n’avait rien en tête. M. de Lorraine 7 se montrait alors très ambitieux. Il savait plus que les autres, se donnant pour le protecteur de la foi catholique dans le royaume.

Le cardinal, M. de Guise, était une nullité 8. M. de Pel1. Ce trait paraît surprenant donné à la jeune fille qui va devenir la reine Margot. Mais il est véridique, et se retrouvera jusque dans son testament. 2. « Ma dame de Curton, ma dame d’honneur, qui alloit toujours avec moi a dit Marguerite de Valois dans ses Mémoires, Charlotte de Vienne, dame de Curton, fut gouvernante de Marguerite de Valois en 1566, à 150 livres (Bibl. Nat., ms. fr. 23.946, fol. 36). 3. La fille de Catherine de Médicis, Claude de France, morte en 1575, mariée à Charles III duc de Lorraine. 4. Charles II, le cardinal de Bourbon. 5. Le bouclier.

6. Le cardinal <le Bourbon fut archevêque de Rouen, légat d’Avignon, évêque de Beauvais, pair de France, abbé de Saint-Denis, de Saint-Germaindes-Prés, de Saint-Ouen de Rouen, de Jumièges, de la Couture, de Signy, d’Ours-camps, de Montebourg, de Valmont, de Perseigne, de Saint-Germer, de Châtelliers, de Froidemont, de Saint-Étienne de Dijon, de Saint-Lucien de Beauvais, etc. Il reçut tous les biens du cardinal de Châtillon. 7. Charles, cardinal de Lorraine, archevêque et duc de Reims, qui mourut à Avignon en 1574. C’est el amigo, l’informateur des Espagnols. 8. Louis de Lorraine, frère du précédent, né en 1527, mort en 1578. Il deCATHERINE DE MÉDICIS

29 D gitized by levé ¹, catholique, ami de M. de Lorraine, disait rarement la vérité. Les maréchaux étaient au nombre de six : s’ils avaient été sept, on eût pu les comparer aux sept péchés mortels, d’après le mal et la méchanceté qui se montraient en eux. Le premier était François de Montmorency, fils du connétable, qui précédait les autres en qualité de pair de France, et se découvrait alors comme le principal protecteur des hérétiques. Il allait à la messe, faisait le catholique ; et par là il avait trompé l’opinion publique (de laquelle on dit, très justement, que c’est chose nouvelle en ce pays). Grand entremetteur (allegador) de gens, grand protecteur des rebelles des Pays-Bas, c’est lui qui conduisait avec eux les pourparlers dans le passé. Dans sa maison se retrouvaient tous les émigrés du Pays-Bas. Mais bien qu’ambitieux et passionné, François de Montmorency n’était pas un grand travailleur, aimant trop pour cela le plaisir. Pour le flatter, lui ou ses frères, pour les tromper, on louait communément leur père, qui avait été un homme de grande autorité. La femme de Montmorency était la sœur bâtarde du roi, Diane de France ; terrible sujet, car bien qu’elle se montrát catholique, elle était passionnée pour les huguenots. Mais on ne tenait pas plus compte d’elle que du bâtard d’Angoulème 5. Damville, le second fils du connétable Anne de Montmorency, était celui qui accompagnait le roi à la chasse. Très ambitieux, tenu pour catholique, il ne semblait pas fort intelligent, mais il était très aimé de la reine-mère 6.

Le maréchal de Cossé7 demeurait celui qui menait toutes les affaiviendra par la suite l’informateur de Zuñiga, qui ne le tenait pas non plus pour un homme d’action ni de valeur. 1. Nicolas de Pellevé, évêque d’Amiens puis archevêque de Sens, né en 1518, mort en 1594. Grand ami de l’Espagne par la suite. 2. François, fils ainé d’Anne de Montmorency, gouverneur de Paris et de l’Ile-de-France, maréchal en 1559. 3. Anne de Montmorency, mort à la rencontre de Saint-Denis en 1567. 4. Diane de France, fille de Henri II et de Philippe Duc, veuve du duc de Castro de la maison Farnèse. C’est Anne le Connétable qui avait imposé ce mariage, et voulut que son fils fût le gendre du roi. 5. Le grand prieur dont il a été question. 6. Henri de Montmorency, frère de François, gouverneur du Languedoc, très catholique en effet, qui tendit à devenir le vice-roi de la province, où il faisait pendre les Huguenots. Le serviteur le plus dévoué de l’Espagne, Henri se lèvera pour défendre son frère François arrêté ; il tourna alors et devint le protecteur des Huguenots. Grand soldat et administrateur, il associa sa for tune à celle du roi de Navarre. 7. Arthur de Cossé, seigneur de Gonnor, dit le maréchal de Cossé, un petit res secrètes de la reine-mère, de la guerre et des finances.Athéiste, tout 2

dévoué à l’amiral et à Montmorency. Le maréchal de Vieilleville 1 était, lui aussi, dit un athéiste, bien qu’il se confessât tous les ans. Il se montrait l’ami de l’amiral et de Montmorency, aussi bien que la créature des Guises et grand conseiller de la reine-mère : hombre

impedido y cosa perdida, dira de lui don Francès : homme perclus et chose perdue. Pour Tavannes 2, c’était bien le meilleur soldat de >

tous les maréchaux, faisant le catholique, bien qu’il eût montré de mauvaises dispositions durant ces deux dernières années. Très

dévoué au duc d’Anjou, la reine-mère se jetait dans ses bras dès qu’il était question depréparer une guerre. 3

Le maréchal de Villars 3, tenu pour un catholique, frère de

Mme la connetable 4, ami de Montmorency et alors ennemi des Guises, semblait un personnage d’une faible valeur. Montpensier 5 paraissait à don Francès le meilleur homme et le

plus grand catholique qu’il ait rencontré en ce royaume, bien que

très froid de son naturel. L’ambassadeur le prenait toujours comme

intermédiaire quand il avait besoin de traiter une question de reli gion devant le roi et la reine-mère. Quant à M. de Longueville 6, un an catholique, un an huguenot, un an athéiste, tel lui apparaissait le gouverneur de Picardie, un piètre soldat, homme de faible intelli gence, de peu de valeur. Son lieutenant général était M.dePiennes ?,

un hérétique passionné, léger et de peu de poids, mais ayant beau coup de relations de famille dans les Pays-Bas. Il favorisait tous les fugitifs de ce pays, offrant toujours de donner au roi et à la reine mère trois ou quatre forteresses des Pays-Bas.

Le duc de Nevers 8, frère du duc de Mantoue, lieutenant général homme, bon capitaine, dit le maréchal des bouteilles, gouverneur de Metz et de Marienbourg, qui fit sa fortune dans les finances. Il sera emprisonné à la Bastille avec François de Montmorency en 1574.

1. François de Scépaux, seigneur de Vieilleville, châtelain de Duretal, que nous avons déjà rencontré.

2. Gaspard de Saulx — Tavannes, quigagna la bataille de Montcontour. 3. Honorat de Savoie, márquis de Villars. 4. Madeleine de Savoie, veuve d’Anne de Montmorency. 5. Louis II de Bourbon, duc de Montpensier, qui s’efforçait d’imiter

saint Louis, frère du prince de la Roche-sur —Yon, oncle du prince de Condé. Il s’était remarié en 1570 avec Catherine de Lorraine, fille de François de Guise. Très fanatique et violent.

6. Léonor d’Orléans, duc de Longueville, gouverneur de Picardie. 7. Charles de Hallwin, seigneur de Piennes. 8. Louis de Gonzague, prince de Mantoue, duc de Nevers. du roi en Piémont, était un gentilhomme très catholique, et homme de bien ; mais il venait de perdre une jambe dans une poursuite des huguenots ¹, et par là semblait diminué dans son autorité. Quant au duc de Guise voici sa terrible fiche par l’ambassadeur d’Espagne : « Jeune homme libertin, desgarrado, a la réputation d’être plutôt brave qu’intelligent : reçoit toujours avec beaucoup de plaisir les dons que lui envoie Sa Majesté Catholique. » M. de Nemours 3, qui avait épousé la belle duchesse de Guise, se plaignait toujours du roi et de la reine-mère, disant à l’ambassadeur qu’on ne l’utilisait pas assez, sinon pour garder son amitié… Quant à M. d’Aumale, le meilleur soldat que l’on ait, très actif, grand serviteur du roi, Francès de Alava le tenait pour un trompeur et un homme peu sincère : aussi ne s’adressait-il jamais à lui, sinon pour entretenir l’affection qu’il montrait envers Sa Majesté Catholique.

A l’usage du futur ambassadeur, qui viendrait le remplacer, don Francès résumait les indications les plus utiles pour lui. Les affaires du Pays-Bas étaient traitées par MM. de Morvilliers et de Limo ges. Quant on parlait des pirateries au roi et à la reine-mère, ils promettaient toujours de donner un ordre pour satisfaire l’ambassadeur d’Espagne, mais en réalité, ils n’en faisaient jamais rien. Les gens du conseil paraissaient intéressés dans les opérations, et touchaient une partie du butin 7, surtout le cardinal de Bourbon, l’amiral et Biron et d’autres du parti hérétique qui avaient persuadé au roi et à la reine que la piraterie était le meilleur moyen de faire sortir les mauvaises gens et les séditieux du royaume. Les nonces semblaient difficiles à gagner au Roi Catholique car lorsqu’ils arrivaient, on les excitait avec cet espoir d’avoir le chapeau. 1. Blessé le 19 février 1569 par des vassaux huguenots rebelles, d’un coup qui parait avoir modifié son caractère et le toucha dans sa santé. 2. C’est le fameux Henri, duc de Guise, alors âgé de vingt et un ans, qui sera assassiné à Blois par l’ordre d’Henri III. 3. Jacques de Savoie, marquis de Saint-Sorlin, brillant colonel général de la cavalerie, qui eut de nombreux succès féminins, modèle d’élégance. Il était alors fort travaillé par la goutte, et l’assiduité qu’il montrait envers son épouse prêtait à sourire. 4. Claude de Lorraine, frère de François de Guise, qui sera tué en 1573 au siège de la Rochelle. 5. Jean de Morvillier, évêque d’Orléans. 6. Sébastien de l’Aubespine. 7. On en voit un exemple dans les interventions de Gaspard de Coligny D gitized by Les autres ambassadeurs d’Italie portaient grand respect au roi d’Espagne. L’ambassadeur d’Angleterre avait toujours témoigné à don Francès une amitié personnelle et tous les égards nécessaires pour son maître. Don Francès avait enfin entretenu de bons rapports avec le Piémontais Coconat, capitaine des gardes suisses du duc d’Anjou, bon soldat, plein de valeur, réputé très bon catholique, terriblement détesté par les huguenots, et qui était décidé de passer au service du Roi Catholique. Pour les affaires du Piémont et de la Lombardie, Francès de Alava s’adressait aussi à ce médecin italien, Cavriana, serviteur du duc de Nevers, et que pensionnait en secret le duc de Florence. Cavriana, homme de la plus haute intelligence, était le médecin de Catherine de Médicis ; on voit que l’habile homme ne servait pas moins de quatre maîtres. Il y avait par contre peu de choses à tirer du médecin de la reine de France, Budart et de son neveu du même nom. Un autre homme dont il importait d’avoir la faveur était l’aumônier de la reine-mère, Vercelli, auparavant serviteur du cardinal de Ferrare, homme fort intelligent, mais très prudent, qu’il conviendra à son successeur d’aborder en souvenir de leur amitié. « Lorsque la reine-mère me montrait beaucoup de faveur et de grâce, c’était toujours pour me tromper en quelque chose ; et lorsqu’elle me nommait señor 5, ce qui arriva plus d’une fois, c’était le signe qu’elle avait peur et crainte du Roi Catholique, ou qu’elle soupconnait que les huguenots allaient prendre les armes contre son fils ». Pratiquement don Francès laissait ces indications utiles à son successeur. Suivre le roi, chaque fois qu’il ira à Compiègne ou en Picardie, et laisser à Paris quelqu’un d’intelligent pour observer ce qui se passe dans les finances, et le travail qui se poursuit à l’Arsenal, si on fait de la poudre, s’il y a des mouvements de troupes. S’il y a quelque chose insolite, prévenir aussitôt le lieutenant du Roi Catho 1. Smith,

2. Annibal, comte de Coconat, qui avait servi au siège de La Rochelle, et qui devait être décapité, impliqué dans le complot de La Mole, comme ayant favorisé la fuite du duc d’Alençon. 3. Filippo Cavriana, médecin de Mantoue, amené en France par le duc de Nevers, médecin de la reine-mère, dont la remarquable correspondance a été publiée par E. Desjardins, Nég. diplomatiques de la France avec la Toscane, t. III et IV.

4. Ce personnage n’est pas autrement connu. 5. Mon ami, est également mauvais. C’est le terme dont usait Catherine dans les réprimandes. D gitized by

lique aux Pays-Bas… Pour les affaires religieuses, les renseignements sont assurés par les religieux ses amis que son secrétaire Aguilon 1

connaissait bien, ou parlesecrétaire du nonce 2. L’informateur pour le Levant était un neveu de l’ambassadeur français envoyé en Tur quie, nommé Lusignan 3. Scipion Sardini 4 était un autre infoma teur pour les affaires de finances. Tel est le testament de don Francès 5. Tel est, hélas, le tableau, de

la France catholique vendue à l’Espagne sous le prétexte de la reli gion.

Mais c’est la misère de tout pays qui s’abandonne au contrôle politique d’une autre nation.

1. Aguilon, qui débuta au service du cardinal de Granvelle où il apprit son métier et fut envoyé en France auprès d’Alava qu’il aida et qu’il suppléa pendant ses absences. Ilservit ensuite à Zuñiga et se retira en Espagne après trente-cinq ans de services.

2. Il est remarquable de voir la méfiance marquée par don Francès envers les Nonces. Il assure qu’ils étaient dans la main du roi de France, circonve

nus par des dons d’abbayes, d’évêchés, ce qui n’arrivait pas en Espagne : « Ainsi il faut être très attentif avec eux, surtout lorsqu’ils sont pauvres et cupides, comme celui qui est à présent. » Il convenait à un ambassadeur

espagnol de leur faire le moins possible de visites. 3. L’ambassadeur en Turquie était M. de Noailles. 4. Scipion Sardini, qui devint baron de Chaumont —sur —Loire, banquier italien, épousa Mlle de Limeuil, ancienne maîtresse du prince de Condé.

5. On voit par là quels étaient les informateurs de l’ambassadeur d’Es pagne. L’essentiel venait del amigo, le cardinal de Lorraine.


II

LA MAIN DE DIEU



Pour la dernière fois, à Madrid, le 23 juin 1574, don Francès de Alava fut prié, par G. de Zayas[7] de donner un avis sur la situation de la France.

Il y avait exactement trois ans que don Francès avait quitté notre pays. Mais on l’estimait toujours, à juste titre, comme un homme parfaitement informé, et dont le conseil était de poids.

Que d’événements depuis 1571 ! D’abord le massacre si imprévu des huguenots à Paris au jour de la Saint-Barthélemy (24 août 1572) à la suite d’un attentat commis sur la personne de l’amiral. Gaspard de Coligny était tombé trois jours avant, arquebusé par un partisan des Guises, suivant le vieux plan élaboré par les fanatiques que nous avons rencontrés déjà, un peu avant l’entrevue de Bayonne. Il était tombé, l’amiral, celui que Charles IX nommait son père, mort on peut le dire pour le service de la France, parce que les Espagnols craignaient qu’il fit décider l’expédition des Pays-Bas, avec les Français unis ou avec les huguenots seuls. Il était tombé, comme ses hommes en Floride, pour le roi et pour la France.

Les jours qui suivirent ne furent que la tragédie de la peur, avec le massacre des huguenots, et parmi eux, des riches. Car la Saint-Barthélemy est l’intermède honteux d’un soulèvement où la lie de la population parisienne a massacré, dans la confusion, huguenots et catholiques pour les voler. Occidat illa dies, comme a dit de Thou. C’est bien ce qu’on peut penser d’humain de la triste journée.

L’épisode avait d’ailleurs surpris tout le monde, l’Espagnol d’abord et le pape ensuite.

Charles IX et Catherine de Médicis en avaient cependant revendiqué l’honneur, mais par intérêt, par bravade, alors que leur passé démentait cette attitude.

Charles IX devait mourir à vingt-quatre ans, au château de Vincennes, rongé par la tuberculose comme ses frères. Le triste adolescent était demeuré sous le choc de la tragédie du 24 août. Élevé par une nourrice huguenote[8], que don Francès avait bien connue, c’est toujours elle qu’il avait réclamée, dans les heures troubles de la fin, tourmenté par le sang versé, par l’image de celui qu’il avait nommé son père : « Ma nourrice… que de sang ! »


Dans ces jours du grand été de Madrid, où vibre la plus tangible des lumières, dans la capitale de la foi orthodoxe, sur le haut plateau de la Sierra, chez lui, loin de chez nous, don Francès ancien ambassadeur, et plus qu’informateur soldat et espion, contemple toujours ce combat. C’est là qu’il rédige, si l’on veut, ses souvenirs : Recuerdo sobre las cosas de Francia de don Frances en Madrid, ce 23 juin 1574.

« G. de Zayas m’a dit que Votre Majesté me demande une relation des affaires de France, après la mort de Charles IX. C’est un grand mystère du Ciel que lorsque le roi Henri II eut pris la décision de châtier les hérétiques et les rebelles[9] de ce royaume, il quitta notre siècle. Et lorsque le roi François II a pris la même détermination, tenant prisonnier le prince de Condé et d’autres, il fut également emporté. Et voici que le roi Charles IX qui devait mettre bon ordre aux choses de la foi, vient de mourir, lui aussi… »

C’est le Seigneur qui l’a permis pour les péchés de la Chrétienté, et qui fait que ce fléau nous accable depuis quatorze ans ! Que Dieu veuille, en son infinie bonté, dans sa miséricorde, qu’à Charles succède un roi tellement chrétien et prudent qu’il puisse gouverner et échapper à la tyrannie et domination de sa mère. — Tel est le vœu, assez surprenant, de don Francès qui n’a pas désarmé, et voit toujours dans Catherine de Médicis l’ennemie de son pays.

L’autre fait, qu’il indique, nous serait incompréhensible, si on oubliait que le duc d’Anjou était roi de Pologne. L’ambassadeur forme le souhait que le duc d’Anjou succède comme roi en France à Charles IX, car il s’est toujours montré bon chrétien, et les hérétiques le détestent à cause des victoires qu’il a remportées sur eux. Il n’aime pas les Montmorency, ni leur maison ; il porte par contre affection aux Guises, et tient aux conseils du cardinal de Lorraine, des ducs de Montpensier et de Nevers. Espérons que ceux-là l’arracheront à la domination de sa mère ! Elle favorisait, semblait-il, en ces jours le duc d’Alençon. Mais il paraissait évident toutefois qu’elle s’efforçait de faire du duc d’Anjou le roi de France[10]. Déjà, elle brassait un mariage, celui de la Reine très Chrétienne, veuve de Charles IX, si docile, pour s’assurer du pouvoir, et pour garder cette apparence d’amitié à Philippe II, qui exaspérait tellement don Francès.

Charles IX avait été emporté par la phtisie. Le duc d’Anjou vivrait-il plus que son frère ? la chose paraissait douteuse ; Henri avait une fistule dans l’ail, et sous le bras droit una fuente (une fontaine, sans doute une humeur froide qui est en effet un stigmate fréquent de la tuberculose[11]) : on s’en aperçevait lorsqu’il faisait le signe de la croix. Son teint, la pâleur de son visage indiquaient un mauvais état de santé. Il avait cessé de prendre duvin, ne buvant que de l’eau, ce qui lui fut bien utile, car autrement il serait déjà mort. De toutes façons, il convenait de s’attendre à de graves événements, si le duc d’Anjou aussi bien que le duc d’Alençon devenait roi. Avec le duc d’Anjou, il уy avait seulement un péril moindre pour la foi catholique et pour le royaume. Avec le duc d’Alençon, le danger semblait plus grand…


III

IL EST POSSIBLE D’ATTAQUER LA FRANCE



Sous le prétexte de porter ses condoléances à la reine-mère, il convenait, conseillait don Francès, que Sa Majesté envoyât en France une personne exprès qui avec l’ambassadeur (Zuñigat successeur de don Francès) saurait ouvrir les yeux pour voir et pénétrer les choses, les diriger au mieux pour le service de Dieu. Et tous deux[12] relèveraient le courage des catholiques, du cardinal de Lorraine, et exprimeraient le désir de Sa Majesté de voir succéder à Charles IX le duc d’Anjou : « Si j’ose le dire, avec une humilité et parfaite sincérité, ce serait un notable préjudice causé au service de Dieu si Votre Majesté ne montrait pas le désir de favoriser le parti catholique. Les catholiques s’affaibliraient autrement, et pourraient alors se joindre aux huguenots, ce que l’on voit d’ailleurs déjà (c’est le parti des politiques, le tiers parti qui finira cependant par triompher en France, que don Francès devine et définit très heureusement. Ce sont les modérés). Et si Votre Majesté se prononce pour le duc d’Anjou, il l’obligera à rester bon catholique, et reconnaissant envers elle, de même que la reine-mère. »

Telle serait la main-mise de l’Espagne (et telle elle fut) dans les affaires de France.

Puis don Francès entrait, on peut le dire, dans une autre stratégie que celle de la diplomatie, en vieux soldat et artilleur qualifié qu’il fut d’abord. Il indiquait la manière de faire tomber notre pays par la division, de l’investir sur ses points faibles, et, à l’aide des espions, de le cerner.

Déjà au terme de sa mission, vers 1571, don Francès avait fait à Philippe II un rapport sur la situation des provinces et des villes de France. Aujourd’hui il se contenterait de rappeler à la mémoire royale les circonstances qu’on trouve entre toutes les chroniques de France et de Bourgogne ¹. Chaque fois que les rois de France avaient eu des guerres ou des ennuis avec la Normandie et la Bretagne, les ducs de Bourgogne en profitèrent pour reprendre tantôt Amiens, tantôt Saint-Quentin, Péronne ou d’autres villes frontières ; et lorsque les Bourguignons se trouvaient par contre dans l’embarras, les rois de France agissaient de leur côté suivant les mêmes procédés. Le point sensible demeurait la situation toujours troublée, hésitante des Pays-Bas. La défiance des habitants envers les Espagnols venait des impositions, des mauvais traitements qu’on leur avait fait endurer depuis treize ou quatorze ans, de la crainte du changement de religion. Et d’autre part, les habitants des Pays-Bas n’avaient pas grande confiance dans la France, dont la pauvreté et les divisions leur paraissaient extrêmes. Mais la plupart des gouverneurs des frontières de la Picardie étaient des hommes de Guise, et de confession catholique. Si le duc d’Alençon devenait roi, il serait facile, ainsi que les villes, de les bien disposer en faveur du roi d’Espagne, par l’action du cardinal de Lorraine (tel est le projet de la première forme de ligue dans le Nord de la France, en cette Picardie où les Châtillons, les Montmorency et Coligny avaient été rois). Voilà le premier réduit à organiser. Il y en avait d’autres Exploiter l’espérance que Metz, Toul et Verdun avaient de revenir à l’Empire. Ainsi à Metz le roi de France avait dû entretenir à la fois les luthériens et les catholiques. Luthériens, tous auraient eu une velléité de retourner à l’Empire ; catholiques, ils eussent manifesté les mêmes sympathies au roi d’Espagne. La forteresse de Metz, construite sur la colline, représentait le pouvoir du roi, mais isolée sur la hauteur, celle-là que critiquait déjà le connétable. Même situation à Toul où les sentiments étaient plutôt hérétiques et hostiles au roi d’Espagne ; mais à Metz la catholique, où l’on commençait aussi d’édifier un château, l’évêque était bien disposé envers l’Empereur et l’Empire. Mézières était la place la plus propre à assaillir du côté des Etats espagnols. Vingt à trente soldats formaient la garnison de cette cité 1. Ce texte est important, nous montrant que la lecture de Commynes était demeurée la leçon de l’histoire pour les diplomates. 2. François, le frère de Henri III. D gitized by misérable. Le curé de la ville avait dit à don Francès, les larmes aux yeux, qu’il ne voulait pas mourir avant de devenir sujet du roi d’Espagne, et il avait indiqué tout ce qu’il fallait pour s’emparer de cette place.

Que dire de la situation en Bourgogne ? Don Francès évoquait les souvenirs de son passage à Dijon, à la suite de Charles IX, pendant le tour de France. Il avait senti à Dijon, aussi bien qu’à Langres, l’espérance parmi de nombreux religieux et hommes de gouvernement, « le grand désir d’être restitué à Votre Majesté ». Les Français l’avaient d’ailleurs noté aussi, protestant contre cette tendance. A Langres, un gentilhomme de la ville avait voulu l’héberger dans sa maison : les Français le surent, et pour l’éloigner de ce logement, prétendirent qu’il était réservé au chancelier. Pas de châteaux forts dans ces deux villes. Le gouverneur de la Franche-Comté, M. de Vergy ¹, avait de nombreux parents et amis dans ces deux villes, prêts à agir. Prendre un point d’appui dans le Dauphiné paraissait plus difficile, puisque cette province était en grande partie hérétique. Mais le duc de Savoie & y avait beaucoup d’autorité, en raison du voisinage, et de ses domaines. De même, il entretenait de nombreuses intelligences en Provence et à Marseille, et par là il avait correspondu avec don Francès. Or Marseille avait été touchée par la nouvelle religion depuis l’administration du comte de Tende. Le roi d’Espagne pouvait y débarquer des gens, dans ses galères, avec ceux du duc de Savoie qu’il tient en Piémont. Le gouverneur actuel était un grand ennemi de Montmorency, et prêt à soutenir cette entreprise. Le fils de Sampierro le Corse se mettrait du côté du duc de Savoie.

En ce qui concernait Toulon, la petite ville encore très faible, mais le meilleur port de toute la côte, don Francès avait déjà signalé à Philippe II la grande affection que les habitants lui portaient : 1. Don Francès écrit M. de Bergis. Il désigne François de Vergy, comte de Champlitte, gouverneur du comté de Bourgogne qui reçut de Philippe II la Toison d’or en 1584 (le P. Anselme, VII, 39). 2. Emmanuel-Philibert de Savoie, qui devait mourir le 30 août 1580, aussi grand soldat que politique ferme. 3. Le gouverneur de Provence était alors le comte de Carces, 4. Alphonse d’Ornano, fils de Sampierro, tombé dans la Rocca Sampierro lors d’une conjuration, le 17 janvier 1567. Alphonse, qui avait suivi son père dans ses luttes contre Gênes, élevé en France parmi les enfants d’honneur devint colonel des Corses et gouverneur de Valence. et il y avait un bon terrain sur une hauteur pour y édifier une forteresse. Don

Francès avait déjà indiqué plusieurs fois, durant sa mission, l’état misérable et pitoyable des places tenues par la France dans le Piémont et le marquisat de Saluces, le mécontentement qu’en avait manifesté Charles de Birague, le gouverneur, et le désir qu’il avait d’entrer en rapport avec Philippe II. C’est sur l’ordre de son maître que don Francès n’avait pas commencé « cette pratique ». Le président de Birague était son frère ¹. Dans la province du Languedoc, on pouvait enfin s’attendre à beaucoup de changements. Damville, le gouverneur, qui avait de nombreux amis, se tenait à Montpellier qu’il avait fortifiée. Mais avec Fourquevaux, bon catholique, gouverneur de Narbonne, ennemi de Montmorency et de Damville, don Francès était persuadé qu’on pourrait s’entendre, si le duc d’Alençon devenait roi ; car avec le duc d’Anjou, pour lequel le gouverneur avait une grande affection, il ne s’aventurerait pas dans une entreprise. Tel paraissait à don Francès, Rouer de Fourquevaux, qui nous semblait à nous plus fidèle et plus solide, semblable au chêne dont il portait l’emblème.

Don Francès rappelait encore à Philippe II qu’il avait depuis longtemps l’offre de deux juifs de Carcassonne pour lui livrer la ville réputée imprenable. On doit pouvoir retrouver ces deux hommes. Et l’on pourrait tenter l’entreprise à l’aide du prieur Hernando de Toledo et des marchands catalans, toujours nombreux dans les villes et dans la région. La ville de Toulouse vivait dans l’inquiétude en attendant d’être fixée sur celui qui serait roi. Avec le duc d’Alençon c’était l’augmentation de la maison de Montmorency. Lui et Damville étaient les gens les plus détestés de Toulouse. La ville voyait toujours une menace dans le voisinage du Béarn et de Montauban. C’était le thème des conversations de Monluc, qui en avait rebattu les oreilles de don Francès. Envoyer à Toulouse pour se renseigner un Navarrais, qu’il avait connu à Bordeaux, homme très capable de le faire. Enfin, il était facile à Philippe II de s’emparer de la place forte de grande réputation, Saint-Bertrand-de-Comminges ; c’était une 1. René de Birague, premier président à Turin, gouverneur de Lyon, qu devint garde des sceaux, puis cardinal, 2. Le futur Henri III, D gitized by chose sûre. La personne qui en avait donné la promesse existait encore, elle avait une situation dans la forteresse. Les seigneurs d’Armendaritz et autres étaient morts qui avaient offert de lui livrer Bayonne et des châteaux. Mais le seigneur de Chassagne, puissant à Bayonne, vivait encore, et pourrait reprendre l’entreprise. Il trouverait de bons compagnons pour l’aider. Quant au gouverneur de Dax, seigneur de Cipac, si on lui parlait de la part de don Francès, sans doute il écouterait volontiers. Mais le meilleur serait le gouverneur de Bordeaux, M. de Montferrand , grand catholique et fils de Catalan, très mécontent, sans ressources, qui avait perdu tous ses biens au service du roi. C’était un ennemi capital de Montmorency, et de son parti, un homme dont on pouvait attendre beaucoup de choses. Il semblait, à première vue, que Bordeaux fût trop loin de la frontière d’Espagne pour s’en emparer, mais il y avait là cependant une grande commodité par la route de mer et par le fleuve. Don Francès avait encore la promesse faite par Coconat 5, gouverneur de Brouage, de lui livrer la place, si importante à cause des salines. Car tout le peuple catholique, opprimé par les hérétiques, et par les gens de La Rochelle, aimaient là-bas Sa Majesté. Coconat était mort. Il fallait chercher un nouveau moyen pour y entrer.

Le port de Brest semblait à l’Espagnol le meilleur de toute la France. De là, on pourrait agir sur deux provinces : la Normandie et la Bretagne. Brest était alors une petite ville, peu forte, avec un médiocre château resté désemparé, ruiné en grande partie, et petitement gardé. Il serait facile de s’emparer de Brest. On avait offert à don Francès d’y conduire en sûreté la flotte et les gens de Sa Ma1. Ce personnage, qui se défendit auprès de Charles IX en 1572 d’avoir fomenté un complot tendant à livrer Bayonne aux Espagnols (Blay de Gay, Hist. Militaire de Bayonne, p. 232-237) est cependant désigné dans la lettre du 22 mars 1571 de don Francès, parmi les Basques venus à Paris, comme le plus entendu dans les affaires de son pays, et fort catholique. Ces Basques avaient donné l’assurance de s’emparer d’Oléron, de Sauveterre, de Navarretz ; ils mettaient leur espoir dans une ligue en Gayenne sous Monluc (Arch. Nat., K. 1521). 2. Je ne sais qui est ce personnage. 3. Jean de Pardailhan, seigneur de Sieprac ? 4. Charles de Montferrand, lieutenant du roi à Bordeaux (Brantôme, VI, p. 170).

5. Annibal de Coconat. D gitized by

jesté, s’ils voulaient prendre la ville. C’étaient certains gentilshommes

catholiques qui lui avaient parlé de cela, et s’ils sont encore vivants 9

on pourra les rechercher.

Paris ! Que de fois don Francès avait dit la ville hérétique, aux mains des hérétiques, la ville de Montmorency, la ville de l’amiral, la misère des Guises et du cardinal de Lorraine à Paris ! Or voici

tout à coup Paris, « depuis l’exécution de l’amiral et de ses parti sans », la ville la plus nette et pure de l’hérésie en France. Elle devait se maintenir telle à présent. Le duc d’Anjou y restaurera

la foi catholique, libèrera la ville de ses « ennemis hérétiques », surtout des fils du connétable. Si le duc d’Alençon devenait jamais roi, don Francès croyait savoir que les Parisiens, voyant qu’aux Pays-Bas une armée était prête pour les recevoir, embrasseraient

tout ce qu’on leur dirait de la part de Sa Majesté Catholique, vu l’affection qu’ils lui portaient. Il faudrait pour cela choisir une douzaine d’hommes conside rables de cette ville, parmi ceux qui lui avaient parlé autrefois, lorsqu’il était à Paris, et qui continuaient de le faire avec son suc cesseur.

La ville de Rouen, maltraitée par les hérétiques et depuis quatre ans par Montmorency, à ce que certains avaient rapporté à don Francès, se livrerait volontiers à Votre Majesté. Tel était le conseil, le recuerdo de don Francès. Et dans le rac

courci le plus saisissant, il a dit de notre pays, pour l’édification de tous, et la honte de ceux qui n’ont pas craint et ne craignent pas

de vouloir la guerre civile, et la lutte des partis : LA FRANCE N’EST PLUS QU’UN PAUVRE ROYAUME, MALGRÉ SA FERTILITÉ, RUINÉ PAR LES GUERRES CIVILES. Les rebelles s’y élèvent contre leur roi ; des intérêts privés s’y entremêlent ; partout règne une méfiance réciproque. Les hérétiques y déploient plus de ferveur avec leur religion que les partisans du roi. Depuis douze ans, cependant il n’y a pas de chef militaire, ni du côté du roi, ni du côté des héré tiques. Parmi les conseillers, les mauvais seulement ont survécu.

Les ennuis dans les Pays-Bas sont moins graves pour nous qu’il paraît. Conclusion : IL EST DONC POSSIBLE D’ATTAQUER LA FRANCE.


IV

AU TOMBEAU DE PHILIPPE II



Il était donc possible d’attaquer la France… Elle devait l’être sournoisement, à l’intérieur, dans la formation des deux ligues sous Henri III, dans l'assassinat de ce même roi par un illuminé, suppôt des couvents ; trois fois Paris dut être assiégé par Henri IV ; et ce n’est plus un ambassadeur espagnol, mais une garnison étrangère qui y résida. Alexandre Farnèse, fils de Marguerite de Parme, régente des Pays-Bas, réussit là où le duc d’Albe avait échoué. Il devait y rétablir l’autorité de Philippe II, chassant les Français et les huguenots d’Anvers. C’est lui enfin qui força Henri IV à lever le siège de Paris en 1590, et celui de Rouen en 1592. Mais Claire-Isabelle, la fille de Philippe II, n’a pas été désignée comme reine de France par les États de Paris. Celui que don Francès nommait le prince de Béarn, ou Vendôme, Henri IV, le fils de l’hérétique et hérétique lui-même, un Bourbon, a conquis la couronne légitime par son courage de capitaine d’aventure ; et il a eu enfin la sagesse de se faire catholique. Il a rendu à Paris les honneurs à la garnison de Philippe II qu’il a saluée : « Messieurs les Espagnols, n’y revenez plus… » L’année 1598 vit la fin de la guerre civile et de la guerre étrangère, l’édit de Nantes et le traité de Vervins.

On apporta ce dernier à l’Escurial, où Philippe II le ratifia, l’année même de sa mort. Ce traité ne dit rien d’autre que le traité de Cateau-Cambrésis. Quarante ans d’une lutte farouche ou sournoise, et dans tous les cas absolument stérile, tel était le gain de Philippe II. Le Roi Catholique devait mourir dans la petite salle carrelée, aux murs blanchis à la chaux, éclairée d’une seule fenêtre, sans meubles, avec les deux alcôves dont l’une lui servait de cabine de travail et l’autre de chambre à coucher, dans ce lit qui donnait sur la Capilla Mayor et lui permettait de suivre les offices. La maison de prières disait ses triomphes, sa gloire. Mais le Roi Catholique n’est plus qu’un moine, prêt à descendre dans son tombeau, qui était aussi celui de son pays. Le tombeau de bronze doré, œuvre de Pompeo Leoni resplendit à l’extrémité de la nef de la Capilla. On y voit, devant le prie-dieu, le vieux roi émacié, hautain, les mains jointes, le regard tourné vers l’autel, dans le grand manteau héraldique où sont ciselés les blasons de ses royaumes. Vanité des vanités, il prie pour l’éternité dans ce couvent, son tombeau et le monument de sa première victoire, entouré de trois femmes majestueuses et hautaines, ses épouses, les mains jointes, qui amplifient et répètent le geste de la prière de l’époux.

  1. Les dernières années de son séjour furent pénibles. Don Francès était malade ; il se croyait persécuté, menacé par le poison, on lui avait enlevé son confesseur, on surveillait les gens qu’il voyait et Catherine de Médicis se plaignait à Philippe II de sa dureté. Parti de France le 13 novembre 1571, il gagna par Anvers l’Espagne, après bien des périls.
  2. On le verra en Espagne prendre la même attitude vis-à-vis du refoule. ment des Maures.
  3. C’est la célèbre maréchale de Retz, gouvernante des enfants de France, la dixième Muse, qui sera académicienne et tenait un salon.
  4. Il s’agit de François de Noailles, ambassadeur à Constantinople, à Venise et en Angleterre.
  5. Gaspard de Coligny.
  6. Scipion de Fiesque, comte de Lavagne, marié à Alphonsine Strozzi,
  7. Secrétaire d’État de Philippe II.
  8. On peut noter que son adoration, à Orléans, se manifesta pour la belle Marie Touchet, également une réformée.
  9. Le mot rebelle est devenu, un peu auparavant, synonyme d’hérétique. Il veut dire les réformés.
  10. Il s’agit naturellement du futur Henri III.
  11. Le texte de don Francès est tout à fait net et l’indication qu’il donne est beaucoup plus acceptable que les hypothèses proposées sur le mal des Valois.
  12. L’envoyé extraordinaire et l’ambassadeur Diego de Zuñiga.