Carnets de voyage, 1897/Visite à Aigues-Mortes (1865)

Librairie Hachette et Cie (p. 299-303).
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1865


VISITE À AIGUES-MORTES


Nous sommes partis à six heures du matin. Une heure et demie de voiture sur la grande plaine plate qui va de Lunel à Aigues-Mortes. C’est une ancienne alluvion de la rivière, endiguée au XVIe siècle : il y a parfois cinq mètres de terre végétale. Tout est vignes, les ceps sont gros comme le poignet et donnent souvent chacun jusqu’à dix litres de vin ; malgré l’exportation, il est si bon marché que, l’an dernier, cent litres valaient cinq francs. Peu de pauvres ; la terre est très divisée, et les récents débouchés ont mis chacun à son aise.

Point de paysage étrange ou notable. Une plaine immense, tachée çà et là d’un groupe de pins parasols ou de peupliers blancs ; parfois un cyprès, une rangée de platanes, un village bordé de vieilles promenades amples et plantées de beaux arbres. — Partout, la vigne sans échalas, puis des luzernes, puis des landes marécageuses où paissent libres des chevaux de la Camargue. — Une tour ronde toute petite au bout de l’horizon. — Sur la droite, une ligne rayée, cassée, celle des montagnes lointaines. Mais l’effet est charmant, sous une petite brise continue qui tient le corps frais et à l’aise. Les paysages pâles et doux défilent comme les images d’un rêve ; tous les tons sont fins, délicats. La grande clarté du ciel amortit les couleurs de la terre. Les routes font de longs rubans unis et blancs ; les troncs argentés des platanes sont pénétrés d’une vague teinte verdâtre ; les tamaris innombrables qui bordent les champs et la route sont gris de lin ; les feuilles des peupliers et des platanes, en se retournant, laissent voir le blanc cotonneux et terni de leur dessous. De petites traînées de fleurettes jettent des zébrures imperceptibles d’amaranthe effacée sur la verdure des champs. Tout le long de la route, des herbes aromatiques, aux longues tiges, font dans les fossés un doux cordon bleuâtre. Les maisons elles-mêmes, blanches et neuves ou vieillies et peintes en grisailles incertaines par la pluie de l’hiver, les toits d’un rouge pâli, les vieilles murailles grisonnantes des fermes, marbrent ces tons doux de leurs tons ternes. La lumière universelle joue seule dans l’espace, sans contrastes et sans limites. Au-dessus de tout, le ciel étend son azur pâle, soyeux, en dégradations imperceptibles qui vont finir dans le bleu de la clarté pure, et tout le haut de sa coupole est rayé de fils ténus, de minces nues étirées comme des gazes diaphanes, sorte de cocon blanc qui semble prêt à s’envoler, tant il est fin.

Très curieuses murailles, presque aussi intactes qu’au premier jour. La ville y est enfermée tout entière, elles la protègent contre les inondations ; et, du haut de la tour de Constance, cette multitude de toits bas, enfermés dans ce haut carré de pierre, semblent des dames dans un damier.

Même sorte de fortifications qu’à Carcassonne qui est aussi du temps de saint Louis. Un long mur à créneaux et meurtrières, flanqué, d’espace en espace, par des tours rondes. Une tour pour chaque porte ; la forme ogivale à toutes les voûtes et dans un coin, encore une énorme tour ronde à deux étages, surmontée d’une plate-forme et d’une tourelle d’observation, ancienne citadelle où l’on pouvait se défendre, même la ville étant prise. — Rien de plus simple et de plus sain. Un mur monstrueux percé de meurtrières, dans l’épaisseur duquel tourne un escalier. Ce mur enclôt à chaque étage une haute salle de pierre, dont la voûte ogivale va rejoindre les parois par un épanouissement d’arceaux. Une oubliette au centre ; un vaste âtre de cheminée au fond. Un jour douteux entre par le sommet et par une ligne de baies courtes, ogivales, qui donnent sur l’escalier intérieur. Rien de plus austère que ce vide globuleux dans cette carapace de pierres nues, et cette froide et grise lumière qui semble dormir sans jamais changer. — Dans l’effacement général des objets, et dans la sévérité universelle de la matière et de la forme, on démêle avec un plaisir bizarre un bout de fleurons sur lequel chaque arceau s’appuie avant d’entrer dans le mur.

Tout en haut de la plate-forme, on aperçoit la plaine, barrée d’un côté, au bout de l’horizon, par la ligne violacée des montagnes indistinctes ; de toutes les autres parts, sans limites, ou se continuant par la mer infinie, s’étend la plaine verte, coupée de canaux luisant comme des bandes d’argent ou de longues lames de métal, et bordée par la mer d’une large plaque d’un bleu sombre.