Carnets de voyage, 1897/Arles. — Marseille (1865)

Librairie Hachette et Cie (p. 304-316).


ARLES. — MARSEILLE


Au Musée sont des débris trouvés dans le théâtre et aux Alyscamps, l’ancien cimetière gallo-romain. La pièce capitale est une tête de Vénus, de la plus grande beauté. La plénitude du crâne dans la partie supérieure est admirable. On sent la force et le génie propres à la race. La bouche est étroite, demi-entr’ouverte, la lèvre supérieure est assez grosse et avance un peu ; ce sont presque les lèvres d’un masque tragique. Sérieux et simplicité extrême des yeux sans regards, des joues presque pleines, du large et solide menton ; c’est une femme de vingt-cinq ans, dans la plus belle fleur de la jeunesse. — Nuance de gravité et même de tristesse qui est celle de la vie animale au repos.

Un beau tombeau d’Apollon. Au-dessus, les neuf Muses debout, bien mutilées, mais sveltes, allongées comme des femmes du Primatice, la draperie collante avec les plus vifs et les plus élégants mouvements du corps qui fléchit, de la hanche qui se lève, du genou qui plie. Le bel art ! Combien naturel et vivant, et quelles idées de vie heureuse et simple il fait naître !

Les tombeaux chrétiens des IIIe et IVe siècles sont singulièrement instructifs par contraste. Est-il possible que deux siècles aient amené une pareille décadence ! Têtes trop grosses, pieds mal attachés et mal proportionnés, raideur des corps, cuisses maladroites, expressions niaises. Ce n’est plus de l’art.

Saint-Trophime. — La façade est à pignon, italienne, rappelant Sienne et Pise, avec l’impression d’élégance et de solidité propre à cette architecture. Le portique, quoique très barbare pour les sculptures, est un chef-d’œuvre. C’est un fronton antique orné, soutenu par des mufles de lion et des têtes de chèvre. Un Christ assis, sec, hiératique, aux genoux saillants, aux pieds maigres, siège au-dessus de la porte entre deux anges et des animaux symboliques, grimaçants, qui lui apportent l’Évangile. Toute la courbure de la voûte au-dessus de sa tête se bosselle, hérissée de bustes et de têtes ailées d’anges en double rangée, parmi des arabesques fouillées et riches, pendant qu’à ses pieds, sur les deux flancs et jusqu’en bas, courent par centaines les processions de saints sculptés, inertes, monastiques, comprimés, dans l’attitude extatique. Rien de plus riche, de plus plein pour l’œil que ce hérissement de feuillages et de figures. Ce caractère multitudinous est une des grandes inventions du génie du Moyen âge.

Les deux flancs ont un revêtement pareil à une des chaires de Saint-Nicolas de Pise. D’un côté, les damnés nus s’éloignant de Dieu, liés par une longue chaîne de fer et poussés par un démon à figure ignoble de truand gouailleur ; de l’autre, la grave file des saints et des saintes, en longues draperies comme des figures antiques. C’est la même idée que les tableaux du Campo Santo ou de Simone Memmi. Plusieurs têtes font penser à l’antique ; de même les ajustements : certains personnages sont habillés comme les rois daces du IIIe siècle ; divers saints en belles toges et robes à plis. Par contre, ils font presque tous piteusement la grimace, c’est l’expression qui envahit la sculpture. — Partout un croisement étrange du gothique et de l’antique.

Impossible de voir l’extérieur, il est tout encastré dans des maisons. — Mais du cloître Saint-Trophime on distingue un haut clocher carré à quatre étages. Cette solide forme massive change toute l’impression ; on se sent en pays méridional.

Le cloître lui-même est un des plus étranges monuments qu’on puisse voir. C’est un promenoir autour d’un gazon carré, portant les marques de plusieurs siècles. Rien de plus lourd que ce pesant mur de pierre, cette grosse voûte cintrée portée par des couples de fines colonnettes ; l’architecte ne sent plus les rapports et les proportions et tâtonne à rebours entre ses tendances instinctives et ses souvenirs d’école. Mais c’est surtout la sculpture dont la barbarie est extraordinaire. Plusieurs têtes ont le tiers et même la moitié du corps. Dans l’ascension du Christ, elles sont piteuses et grotesques et donnent l’idée d’une caricature. Dans le massacre des Innocents, les bourreaux dans leurs cottes de mailles ont l’air de bêtes velues avec des têtes de mouton ; et il faut voir l’air godiche des mères, le pêle-mêle et l’entassement de tous ces corps, l’enchevêtrement de l’ignorance et de la fantaisie, les trois chevaux des rois Mages superposés et collés les uns dans les autres, les expressions de grenouilles ahuries. — Et pourtant, dans cette foule et cette abondance, on sent la ferveur qui à cette époque multiplie les légendes des saints. Quelques grandes figures aux angles d’un pilier, surtout au coin de la citerne un saint, squelette desséché, aux épaules rentrées, tombantes, presque sans joues et sans menton, au front tout petit, les yeux seuls faisant tout le visage, comme un fakir hébété et exalté par l’extase, raidi dans ses os ankylosés comme un ascète indien ; à côté, dans les figurines, un misérable Christ cadavérique avec ses grands, grands yeux d’exténué, et saint Jean abattu sur sa poitrine. Voilà la pâture du cœur des vrais fidèles. — C’est du IXe siècle, époque des Normands et des Hongrois.

La ville a tout à fait l’aspect d’une vieille ville italienne. Rues biscornues, masures, çà et là un reste d’arcade ; sur la place, deux colonnes romaines demi-encastrées dans le mur ; autour de la ville, une antique enceinte roussie qui s’effondre ; près du théâtre en ruines, une vieille tour carrée du Moyen âge, des maisons jetées pêle-mêle sur les hauteurs, des parois dénudées et aveugles, un chaos de tous les siècles, un figuier auprès d’une cahute et des herbes qui disjoignent les pierres écroulées.

Je me suis assis dans le théâtre, sur les larges assises de pierre qui montent, élargissant leur demi-cercle. En face de moi est ce qui reste de la scène, une couple de colonnes en marbre bigarré portant un morceau d’entablement ; à côté, les tronçons du fût des deux colonnes voisines ; derrière, les socles d’une autre file détruite ; par terre, des morceaux de fûts cannelés : ces débris indiquent le plan général. — Quelle distance entre cet art dramatique et le nôtre ! On se représente seize mille personnes, le plein jour, des acteurs avec des masques et une sorte de porte-voix ; une mélopée comme un récitatif d’opéra, de grands vêtements éclatants et tombants, des groupes sculpturaux comme les Noces Aldobrandines. — Il faut commencer par se figurer cette partie physique de la représentation avant de dire un seul mot sur la tragédie antique. Un tel théâtre par ses dimensions est presque un cirque.

Une sensation poursuit l’œil dans ces villes et villages du Midi : celle du gris sur le blanc et dans la lumière. Cette est extraordinaire à cet égard ; au-dessus d’une rue blanche, poudroyante et d’une âpre illumination répandue dans l’air, parmi les jaillissements subits de clarté qui, aux angles, semblent des poignées de rayons, et sous cette bande d’azur triomphant qui là-haut fait arcade, les maisons semblent une boue collée et recuite par les coups de soleil. Rien de terne comme ces parois grises, incrustées de poussière ancienne, percées de rares fenêtres, couvertes de tuiles pâles.

À Arles, comme à Avignon, tout est italien ; nous avons une France qui n’est pas la France. Les rues en pente escarpée, le soir, à peine éclairées à la longue distance d’une lumière vacillante, sont pareilles à celles de Rome et de Pérouse ; longs boyaux obscurs, étranges, tortueux, sortes de couloirs pleins de ténèbres inquiétantes ; le ruisseau au milieu dégringole sur les pierres pointues, et de loin reflète sur sa noirceur une lumière horrible. Partout des coins, des angles mornes et déserts ; d’autres ruelles toutes bruissantes, comme d’une ruche qui va sortir ; les femmes et les hommes à l’entrée de leurs corridors ; semblables à des ombres et faisant rouler à voix basse leur langage sonore ; çà et là, à mesure qu’on passe, un amas de têtes entrevues, l’étrangeté d’un taudis où le pêle-mêle des meubles tremblote sous une lampe jaunâtre, le colimaçon d’un escalier qui se perd dans la noirceur épaisse. — Et tout le jour, des flâneurs et des bavards qui s’arrêtent, regardent sur les places et dans les rues.

Par contre, à Marseille comme à Cette, la rayonnante et délicieuse mer bleue, la plus belle chose qu’il y ait au monde. J’ai pris une voiture entre deux examens et je suis allé boire une tasse de café au balcon de la Réserve. La mer semble un métal qui sort de la forge, tout niellé, damasquiné d’arabesques lumineuses ; des millions d’éclairs pétillent sur cette grande nappe hérissée, sur ce bleu profond, comme sur les bosselures et les reliefs capricieux d’une cuirasse. — À tous les plans, la teinte change ; d’abord une vague améthyste trouble, puis le pur saphir intense, puis un luisant reflet vert de turquoise, enfin la soie pâle et tendre qui va se perdre dans la blancheur du ciel. Ce ciel lui-même, à quoi le comparer ? Quand une belle jeune femme, toute florissante et fraîche, toute parée pour son mariage, a mis son peigne d’or dans ses cheveux, ses colliers de perles à son cou, ses diamants à ses oreilles et que tous les joyaux de son écrin éclairent de leurs flammes sa chair rosée et vivante, elle attache sur son front un grand voile blanc qui flotte. Mais son visage le remplit de lumière, et la gaze dont il semble se cacher lui fait une gloire qui l’illumine. De même ces rochers, ces parois de marbre brisées sous l’air vaporeux qui emprisonne et étale sur eux toute la magnificence du soleil. Tout le pays a été mangé. Pierres, rocs cassés, longues arêtes décharnées qui trouent une guenille d’herbes sèches ; la végétation a disparu à demi et n’a laissé que la carcasse du sol. — La civilisation est trop ancienne sur cette terre, l’homme l’a rongée jusqu’aux os. Mais la voici qui se relève et la chair lui revient ; on défriche la Crau et on la met en vignes qui donnent un vin puissant et chargé d’alcool ; on irrigue les plaines sèches, et la Durance arrive maintenant à Marseille sur un aqueduc énorme. — C’est Marseille, comme un suçoir puissant, qui aspire la vie et la répand autour d’elle ; 260 000 habitants, elle augmente de 20 000 par an ; par l’accroissement de l’Italie et de l’Espagne, par l’ouverture de l’isthme de Suez, par le rajeunissement de tous les vieux pays gâtés ou usés de la Méditerranée, elle deviendra une cité de 500 000 âmes. Activité, esprit d’entreprise énorme ; on y travaille plus grandement qu’à Paris. — Un soir, à dix heures, par une lune blanche et un ciel immaculé, j’ai suivi la nouvelle rue qui joint les deux ports. On a enlevé une colline pour la frayer. La ville a vendu le terrain vingt millions ; les frères Pereire y bâtissent pour trente à quarante millions de maisons, toutes les maisons à la fois, chacune d’elles monumentale et monstrueuse, haute de six étages et, si je calcule d’après mon hôtel, avec des escaliers de cent cinquante marches. Toutes sont en larges pierres de taille, blanches, sculptées, les unes achevées, d’autres à demi finies, d’autres sortant de terre, parmi les échafaudages, les grues, les treuils à vapeur, les larges échappées d’eau coulante. La rue ressemble à quelque Baalbeck non achevée et déserte. En effet, sous l’Empire romain, on bâtissait des cités d’un coup comme aujourd’hui, par accumulation de capitaux et concentration administrative.

Le palais du préfet, qui s’achève, coûtera une dizaine de millions. — Les rues sont plus larges qu’à Paris ; leur différence de niveau, la hauteur des collines qu’elles couvrent, les énormes platanes branchus qui partent sur quatre rangs en vingt allées, les ruisseaux d’eau blanche courante qui descendent de toutes parts, surtout le port si vaste, qu’on double et qu’on triple, les larges constructions qui l’accompagnent, tout cela fait de Marseille une Liverpool du Midi.

Le premier soir, après dîner, par un beau ciel et un temps doux, l’impression est profonde. C’est une ville païenne de la décadence, comme Alexandrie, Antioche, Rome ou Carthage. Puissance immense d’une grande administration qui remue les pierres, bâtit des palais, les bosselle de sculptures, dérive des rivières, prodigue les magnificences ; boutiques, lumières, grands cafés dorés, théâtres ; vaisseaux, marchandises, entrepôts comblés, affluence de toutes les parties du monde ! — Et point d’âme ; rien que la recherche du plaisir cru, extérieur, grossier ; lorettes, danseuses, chanteuses ignobles et polissonnes de café-concert, des filles trotte-menu, insolentes, étalées, des têtes joviales et bornées, sans autre souci que la jouissance palpable, le luxe voyant et le rêve à fleur de peau — tout cela maintenu ensemble par la force et l’habitude, la crainte de la police et la grandeur de l’organisation.

Il faut des villes pareilles ; Marseille est très gâtée : tripotage et improbité dans les affaires. — On brusque la fortune, et l’on ne s’inquiète pas d’accrocher la probité. Une ville comme celle-ci ressemble aux Mirès ; mais elle produit, gagne, civilise, fertilise. Certaines audaces et certaines générosités ne poussent que dans certains fumiers. Ce n’est pas la coquinerie philosophique et la finesse rouée de Paris, à la Balzac, ou à la façon de nos petits journaux ; — le ton est plus grossier ; c’est celui du Méridional hâbleur, bavard, sonore, impudent, limité en tout. — Il n’est supérieur au Parisien que par la résistance à la vie, l’éternelle élasticité de la fibre.