Carnets de voyage, 1897/Cette (1865)

Librairie Hachette et Cie (p. 295-298).


CETTE


Promenade en barque à huit heures du soir, seul, sur l’étang de Thau qui est derrière la ville. — Cet étang est un lac large d’une lieue, long de trois, et laissé par la mer. Les nuages ont monté et couvrent tout le ciel ; de temps en temps la lune affleure entre leurs déchirures ; elle va guéant ainsi de fente en fente, éteinte presque aussitôt qu’apparue, et versant pour une minute un faible ruissellement d’argent sur le flot sombre. On démêle pourtant la rondeur et l’énormité de la coupole céleste. La terre à l’horizon n’est qu’une petite bordure charbonneuse ; l’eau mouvante et la brume humide, au-dessus les grands corps opaques des nuages blafards, occupent tout l’espace.

Rien ne peut exprimer la teinte de l’eau par une pareille nuit ; noire, brune, mais indistincte et vaguement clapotante, on l’entend d’abord, on ne démêle rien, perdu dans cet énorme désert de formes flottantes. Peu à peu les yeux s’accoutument et sentent l’impérissable lumière qui rejaillit toujours de l’eau. — Comme une glace dans une chambre fermée et noire, comme ces sombres miroirs magiques aux profondeurs inconnues, elle luit obscurément, mystérieusement, mais elle luit ; la tête d’un petit flot, le dos d’une ondulation large, la paroi polie d’un fond tranquille, le frétillement incertain d’un remous, saisissent un éclair de clarté blanchissante, un reflet lointain de lumière répercutée et la renvoient ; toutes ces lueurs affaiblies se recouvrent, se croisent, se fondent, et voilà que de la grande noirceur vague, émerge une sorte de pâleur lustrée, comme d’un métal aperçu dans l’ombre, — infini de lumière imperceptible noyée dans les pesants replis des nuages et dans la confusion des contours lointains.

Deux ou trois fois la lune s’est dégagée, et sa grande traînée frissonnante était celle d’une lampe solitaire, allumée parmi les draperies noires tombantes, dans quelque prodigieux dôme de chapelle funéraire. À l’horizon, comme une procession de tombeaux et de torches arrêtées à une distance qui semble sans limite, paraît la côte noire, toute basse, dormante, et à chaque angle du catafalque deux ou trois lumières.

Silence extraordinaire dans le large canal par lequel on rentre. Pas une barque, pas un bruit de vent. Sur la nappe de l’eau immobile, les lumières lointaines de Cette s’allongent et remuent imperceptiblement. Ce calme de l’eau noire et luisante me remue jusqu’au fond d’horreur et de plaisir. À mesure qu’on approche, et que la bordure noire des maisons crénelle plus fortement le ciel, l’éclat admirable et calme de l’eau devient plus frappant, et bientôt la route n’est plus qu’une traînée de lumière blanche et molle entre deux haies de formes sombres. Quel contraste quand on se rappelle l’arrivée hier, le coucher du soleil au-dessus de l’étang poli comme une glace, l’embrasement de pourpre et d’ocre à l’horizon, réfléchi, avec un éclat plus métallique et plus intense, dans la surface resplendissante, la terre et le ciel tout entiers illuminés, et au-dessus de ce ruissellement de magnificences, l’azur pâle, pacifique, immaculé, où s’allumaient, comme des pointes de dards, les premières étoiles !