Carnets de voyage, 1897/Carcassonne (1865)

Librairie Hachette et Cie (p. 289-294).
◄  Toulouse
Cette  ►
1865


CARCASSONNE


La vieille ville, la ferme forteresse escarpée du Moyen âge est presque abandonnée ; il y reste dix-huit cents pauvres diables, tisserands pour la plupart, dans de vieilles maisons de torchis. Tout le long des murailles rampent et s’accrochent des baraques informes, borgnes ou boiteuses, imprégnées de poussière et de boue, et dans la ruelle étroite, parmi des ordures et des débris infects, des enfants déguenillés, crasseux, vaguent, avec des nuées de mouches, sous un soleil de plomb qui cuit et roussit toute cette moisissure humaine ; c’est un ghetto du XIVe siècle.

Sur une haute colline rousse, nue, déserte, s’élève la cité flanquée de sa double enceinte de murailles féodales, formidable rempart bosselé de tours, hérissé de créneaux, de mâchicoulis, tout noircis par le soleil. On y grimpe par des pentes raides de petits cailloux inégaux et durs, où ne pouvaient monter que les chevaux des hommes d’armes ou les charrettes à bœufs du Moyen âge. — Étroites poternes enserrées de tours énormes, lourds porches ogivaux ; çà et là seulement, une ou deux courbes élégantes de meneaux fleuronnés ou quelque fenêtre en arcades, portée sur de fines colonnettes. — Tout cela est rude, menaçant et sombre. — Les gens vivaient ici comme dans une aire, contents de n’être pas tués ; c’était là tout le luxe aux temps féodaux. Les tours sont à deux ou trois étages, chaque étage et chaque tour pouvant être défendus isolément, chaque enceinte exigeant son siège. Ouvertures pour lancer des traits d’arbalète, fentes de mâchicoulis pour écraser l’ennemi avec des moellons, percées pour verser le plomb fondu et l’huile bouillante, escaliers trompeurs et sans issue pour engager l’ennemi dans une sorte de puits où pêle-mêle on l’accablera de traits, salles rondes de ralliement et de corps de garde, encoches dans la pierre pour insérer les paravents de bois qui garantissent les archers : l’amas des pierres et la complication des inventions militaires sont étonnants. Il fallait tout cela contre un Richard Cœur de Lion, un Du Guesclin qui, couverts de fer, le bouclier sur la tête, avançaient sous les traits et, à coups de hache, défonçaient les portes. Vaguement, dans un lointain énorme, on devine les assauts, les entassements d’hommes, le retentissement du fer sous ces poternes, dans ces tours étagées, le long de ces escaliers tournants, entre ces hommes presque invulnérables, et qui frappaient comme des Cyclopes.

Une tour, dans sa salle basse, laisse voir encore, scellée dans un pilier, une pesante chaîne de fer dont l’anneau a été gratté et demi-limé, inutilement ; on a retrouvé un squelette après la chaîne : c’était une prison de l’Inquisition.

Malheureusement on répare l’enceinte ; les constructions, neuves et propres, si dépaysées aujourd’hui, semblent un décor d’opéra. — Au contraire, les parties intactes, bronzées par le ruissellement du soleil, écorchées et rongées par le temps, incrustées par l’ocre des lichens, trouées par le vent et la pluie, hérissent magnifiquement leur ligne bossuée, leur ruine aventureuse, leurs écroulements bizarres, leurs parois rugueuses ; la lumière accrochée aux pointes saillantes, aux bosselures polies, rejaillit du milieu des crevasses noires ; des herbes sèches pendillent aux créneaux disjoints ; une tour carrée perpendiculaire monte raide dans le bleu au milieu des blocs démantelés. La nature a repris pour soi la bâtisse humaine, elle se l’est harmonisée, elle y a versé son pêle-mêle, ses hasards, son fantastique, la variété nuancée de ses formes, et la riche plénitude de ses teintes.

Jolie église Saint-Nazaire ; la nef avec cintres à peine ogivaux est romane ou presque romane. — Le chœur est postérieur, tout illuminé d’anciens vitraux et de superbes fenêtres. — Toujours la même idée : faire du chœur une image du paradis rayonnant et de la gloire céleste. — Un Adam et une Ève nus, à gros ventre et air placide dans les vitraux ; des statuettes à demi-hauteur dans les piliers du chœur, naïves, bonasses et déjà bien expressives et bien proportionnées, indiquent sans doute le XIVe siècle et l’achèvement de l’édifice.

Dans la sacristie est un monument d’évêque déterré, figure naïve et réelle, et au-dessous une procession de petits personnages de pierre assez grossière, approchant du lit de mort ; figurines en relief, à peu près dans le goût des successeurs de Giotto, encore bien enfantins. — Une crypte, sorte de couloir sur colonnes courtes, où étaient des tombeaux.

On répare tout le dehors, et on a refait, au-dessus du transept extérieur, une suite de têtes fantastiquement grotesques et laides, qui sont la comédie du Moyen âge. — Mais sur la droite, une sorte de fenêtre à angle aigu, plaquée, fleuronnée de la manière la plus originale et la plus élégante. L’ensemble est un gothique modifié par des traditions latines. — Béziers est de même. — Partout les traces d’une Italie qui n’a pas abouti. En revanche, bâtiments neufs, superbes jardins, magnifiques allées de platanes énormes qui s’écaillent, eaux courantes qui les rafraîchissent, foule bruissante et active, cafés, quantité de carrioles et diligences où s’entassent des demi-messieurs et des demi-paysans, flânerie et bavardage gai. Tout cela, c’est le bas, la ville nouvelle, le Midi transformé, pacifié, civilisé, enrichi par le Nord. — C’est à cela maintenant qu’aspire l’Italie.