Carnets de voyage, 1897/Strasbourg (1863)

Librairie Hachette et Cie (p. 147-151).


STRASBOURG


Quelque chose de terne dans l’aspect ; manque complet d’élégance ; c’est une ville de gens qui n’ont pas besoin de finesse et de luxe. — La grande place Kléber, où j’habite, a pour tout ornement la statue de Kléber entre quatre becs de gaz. À l’entour, un carré de maisons très plates, souvent en bois et torchis, parfaitement bourgeoises. Notre hôtel ressemble, du dehors, à une auberge. — Les toits sont partout très longs, très hauts à cause de l’humidité et de la neige. Ils sont percés de plusieurs rangées de fenêtres et lucarnes, quelquefois jusqu’à quatre. Non qu’on les habite, mais chaque ménagère veut avoir son grenier pour sa lessive, en sorte que chaque maison a plusieurs étages de greniers.

J’ai parcouru quantité de petites rues. C’est toujours le même aspect ; les demeures de bourgeois insoucieux des choses du dehors, aux sens rouillés et rudes. — Les brasseries sont leur rendez-vous ; presque tous y vont passer la soirée, même les gens bien élevés. — Ils consomment beaucoup. Rien de moins élégant que ces entassements d’hommes en blouse et en habit, de toutes conditions, sous la lumière crue du gaz, dans un nuage de fumée épaisse, au ronronnement d’une conversation assourdissante, crachant, pipant, s’accoudant, se serrant, buvant, et par la vapeur des corps pressés se tenant chaud les uns aux autres. Les plus raffinés traversent cette cohue et vont dans une salle au-dessus. Au café de John Cade, le plus monumental d’aspect, dans une salle énorme et haute (probablement le reste de quelque édifice), les blouses coudoient les habits.

Il m’est resté dans l’esprit plusieurs intérieurs et types isolés. Pourquoi ceux-ci, je ne sais : d’abord dans un restaurant où j’ai dîné, la servante, bonne boulotte fraîche et honnête qui vous regarde en face avec une interrogation franche et lourde dans ses yeux bleus ; dans un autre, la maîtresse d’hôtel enceinte de huit mois, grande, tranquille, fortement bâtie et circulant sans honte entre les tables ; vous voyez d’ici les commentaires dans un petit restaurant parisien. — Mais ce qui m’a le plus amusé et attristé à la fois, c’est l’intérieur de G… Il est avocat, travaille tout le jour sur ses dossiers ; le soir, il joue de la flûte dans un concert d’amateurs, voilà pour l’idéal. Pour le reste, il habite une espèce de casse-cou dans une rue déserte, pas de lumière à la porte ni sous le vestibule ; une servante qui crie en allemand avec une voix de charretier et rit de même, cinq enfants pas trop propres, un désordre d’objets grossiers dans la chambre, tout ce qui peut blesser les yeux. Il a une femme demi-ange éthéré, demi-servante aux mains crevassées. — Ces braves gens vivront comme mon pauvre savant de Paris, comme Jean-Paul, dans une espèce d’écurie, et leur âme s’oubliera dans la science ou la musique.

Nous nous apercevons bien aux examens que nous sommes revenus dans le Nord. Beaucoup de candidats semblaient figés. On fait une question, ils restent une minute pleine avant de faire la réponse. On voit l’horloge intérieure se mettre lentement en mouvement, une roue pousser la voisine, tant qu’enfin et avec des accrocs, l’heure sonne. De plus, aux mots piquants, ils semblent comme des ours doublés de graisse, insensibles à cause de ce matelas naturel.

Excellent capitaine du génie qui m’aide aux examens de gymnastique. Pas leste, il n’ose dire, ou dit à tort et à travers, le chiffre qu’il faut donner ; ses facultés perceptives sont en défaut ; mais le reste est excellent. Il était soldat, il a appris les mathématiques, non point pour avancer, « mais par curiosité », et parle avec admiration de la géométrie analytique. — Il va pêcher tous les huit jours et part dès le matin à l’ouverture des portes, rapporte de grosses carpes, en gratifie ses amis. — Il garde son fils avec lui, n’a pas voulu l’envoyer à la Flèche, lui enseigne les mathématiques, monte avec lui à cheval, etc… « Il vaut mieux garder les enfants avec soi, cela entretient en eux les sentiments de famille. » Tous les jours il va au café après déjeuner. Il a mis son uniforme, ses épaulettes neuves, sa croix ; il a des pieds d’éléphant et une bonhomie, une rectitude de bon sens touchantes.

Il est curieux de voir les Strasbourgeois discutant en allemand au café. Chacun parle à son tour aussi longuement qu’il lui plaît ; personne n’interrompt : on attend qu’il ait fini. — Des Parisiens s’interrompraient vingt fois ; chez nous, la réplique, la contradiction font explosion : voyez nos entretiens chez Magny ou au journal. — Une telle disposition prépare les gens aux assemblées politiques et à la vie constitutionnelle. Philarète Chasles dit que les émigrants allemands y entrent tout naturellement et parfaitement aux États-Unis.