Déom Frères (p. 169-173).


Pauvre Jalap


… et ce doux compagnon
Dès lors ne me quitta guère plus que mon ombre.
Le Naufragé, F. Coppée.



N e riez pas, si je vous dis que j’ai failli pleurer.

Ne riez pas !

Je m’adresse à ceux qui n’ont pas encore passé par là, à ceux qui comme moi auraient auparavant écouté indifféremment ce que je vais leur raconter.

Ceux qui ont connu ça, eux, je le sais, ne riront pas.

Il s’établit quelquefois de l’homme à la bête un si fort lien d’attachement et de sympathie qu’il faut avoir le cœur solidement agrafé en place pour ne pas le sentir parfois gambiller.

J’ai tâté de ça, hier.

Mon pauvre petit Jalap s’est fait écraser, broyer, par l’express ; et quand ma servante effarée est venue, avec une physionomie de malheur, m’annoncer que mon brave petit toutou était là, tout en haut, sur le rebord du talus, mort, tranché comme par une faucille, — c’est fichant, — mais je me suis senti suffoqué, empoigné, là, à gauche.

Toutes ses excellentes qualités me revinrent à l’esprit dans un éclair, et j’envisageai tristement la perte de ce compagnon de chaque heure.

Je l’avais baptisé : « Jalap ».

Il portait ce nom pharmaceutique en l’honneur du métier. N’oubliant pas un seul de ses malades, il allait régulièrement, — me précédant dans ses gambades folles où il pouvait me sauter par-dessus la tête, — faire sa visite quotidienne.

De noble race « pug » avec sa queue vrillée en ressort de montre, son nez noir applati, moitié canaille moitié gamin, sa petite gueule délicate, son œil nègre toujours au guet, ses petits airs penchés, crâne sous sa peau fourrée grise, il avait dans mon village une popularité très sérieuse.

Aussi combien de ses petites amies ont dû pleurer de bonnes larmes à la nouvelle de sa mort.

Et je ne serais pas triste moi-même, alors qu’aujourd’hui j’ai fait toutes mes courses seul ; seul en voiture, seul en chaloupe ; à la poste, au village, seul partout ?

Pas un cri, pas un jappement, pas une caresse, pas une gambade, rien : et je ne serais pas triste ?

En me retournant, là, derrière moi, sur ce coin de sofa, si j’allongeais la main dans un mouvement de caresse, je n’atteindrais que le drap vert de la couverture… Jalap n’y est plus.

Peut-être qu’en cherchant bien je trouverais trois à quatre poils gris oubliés ce matin par le plumeau… ce serait tout.

Et je ne serais pas triste ?

Je pourrais entendre mon petit Claude appeler par tous les coins de la maison : « Zap »… « Zap »… ; je pourrais voir ma femme comprimer elle-même son chagrin ; je pourrais écouter les lamentations de la bonne, — car c’est joliment de sa faute si mon Jalap est maintenant décédé — et cependant je devrais être gai, dites-vous ?

Mais il m’accompagnait partout, me guettait aux portes des nuits entières sans se lasser, sans remuer ; il se couchait sur mes pieds, se frolait dans mes jambes, montait familièrement s’asseoir dans mon dos, sans me déranger d’écrire, sur l’espace libre du fauteuil… Tout cela m’a manqué aujourd’hui tout à coup.

Ça n’a été que des imaginations persistantes, des visions menteuses, — où je me représentais mon « Jalap » dans ses différentes poses favorites, — qui m’ont tout le jour poursuivi en même temps qu’une étrange sensation de vide et d’isolement ; comme si j’eusse erré dans une maison de rêve, perdue elle-même dans quelque village que je ne reconnaissais plus.

Le lecteur de mes « Carabinades » qui ne comprend pas ma tristesse, est un sans-cœur.

Non, ce tableau navrant de mon chien décapité sur la voie ferrée, encore chaud à l’heure où nous sommes allés le voir en pèlerinage, — ma femme, mon Claude sur le bras, — ce tableau m’est encore trop vivant à l’esprit.

Il était là, gardant dans son impassibilité sa même expression de crânerie… pourtant, son œil demi-clos semblait contenir, lui, l’angoisse de la minute suprême qu’il avait traduite par deux cris, paraît-il, — deux cris navrants à fendre l’âme, — poussés au moment où la lourde machine l’avait fracassé dans son vol.

Pauvre Jalap !

Mon petit Claude ne comprenant pas encore, à ses vingt mois, ce que c’est que mourir, l’appelait :

Zap… Zap…

Ma femme, se penchant pour mieux cacher ses yeux où perlaient deux grosses larmes, le caressa une dernière fois de la main, et n’oubliant rien, — comme seules le savent les femmes dans leur grande âme, — elle murmura : Et moi qui l’avais chicané ce matin.

À mon tour, je détournai la tête, jouant l’indifférence, ajoutant simplement :

— Pauvre Jalap !

Mais…

De vous avoir conté le meurtre de mon chien,
Je ne dormirai pas de la nuit, et pour cause…