Déom Frères (p. 175-182).


Le Docteur La Galette




C e soir-là, une pluie fine, pulvérisée, comme sortie d’un vaporisateur, nous descendait sur les épaules.

Était-ce dû à ce brouillard, aux rayons de lumière provocatrice qui, filtrant à travers les auvents rabattus, traversaient la chaussée, ou à la seule curiosité ? je l’ignore ; mais le magasin, — qui est habituellement la salle de club à la campagne, — regorgeait de monde.

Attiré moi-même, j’y entrai justement à la minute où éclataient les rires provoqués par le mot de la fin d’une histoire — une bonne — que venait de raconter le bailli de l’endroit.

— Mais vous, père Th’ ophile, risqua quelqu’un, n’avez-vous pas quelque bonne farce à nous dire à votre tour ?

— Certainement, reprit un autre, il a dû vous arriver quelque petite aventure ; contez donc ça. À votre âge. voyez-vous,… et puis, nous savons que vous avez été pas mal gaillard dans votre jeune temps.

Auparavant, il faut vous faire connaître mon type.

L’idée d’appeler Th’ ophile : « père », constitue le plus singulier des paradoxes… car il n’est ni marié ni veuf. C’est simplement un brave vieux garçon qui passe la soixantaine. Son vrai nom est Théophile, mais tous l’abrègent en disant : Th’ ophile.

Attaché à son clocher, gagnant encore sa vie un peu au jour le jour, haïssant cordialement les Anglais, il traîne orgueilleusement la jambe de bois qui remplace celle qui lui manque : celle autrefois amputée à un pouce de la rotule… sans chloroforme, tuxe !… Ce « tuxe » est le juron dont il scande et atteste ses affirmations.

En outre, il a toujours cru qu’il était plus académique de prononcer les « c » comme des « t », et quand il entend quelqu’un dire : whiskey, pour un peu il l’enverrait à l’école ; c’est « whisti » qui est correct, reprend-il.

À l’aide de ces détails, si vous frappez à la porte de mon village, on vous pointera immédiatement mon type du doigt, il est unique.

Continuons.

— En effet, répliqua Th’ ophile, il m’est autrefois arrivé un maudit tour ; je vais vous le conter.

Il secoua les cendres de son brule-gueule, toussa, rapprocha sa chaise, étendit sa jambe de bois :

Donc, il y a déjà de ça une bonne quarantaine d’années, j’étais parti pour Montréal avec une forte charge de produits de ferme.

Des œufs, du beurre, des légumes, du grain, un peu de patates, une vraie cargaison, quoi !

Chaque « habitant » faisait ainsi autrefois. Tout se vendait à la ville, et bien plus cher que maintenant… tuxe !

Aussi c’était une corvée, que j’ vous dis, à chaque fois ; nous en revenions éreintés.

C’eut été alors une folie de vendre ses produits dans notre village. Celui-là qui l’aurait fait, ah ! bien ouitche, eut passé pour un paresseux, un flandrin…

À cinq heures j’étais donc installé sur le marché.

Ça n’allait pas beaucoup, tuxe !

Les patates, les œufs, un peu, quand au reste et, j’avais du grain, que je vous dis, messieurs, de l’avoine, première qualité.

J’attendais.

Il n’y a rien d’embêtant comme d’attendre ainsi en plein soleil, avec son beurre qui fond, et les heures qui s’écoulent.

D’autant plus que je voulais revenir par le bateau, et qu’il partait à quatre heures, je crois.

Petit à petit, cependant, je voyais ma charge diminuer ; ici, une douzaine d’œufs, une livre de beurre, là, un minot de patates, enfin je me reprenais à espérer.

À deux heures, il ne me restait plus qu’une petite tinette de beurre, et je vous le dirai bien, pas trop bon ; mais enfin, il avait une valeur quelconque… et puis on leur en fait tant manger à ces pauvres gens de Montréal, tuxe !

Passe un chaland : — Quel prix votre beurre ?

— Vingt sous, que je dis. En ce temps-là, c’était rien que des sous.

Il continua.

Passe un autre ; — Quel prix ?…

— Vingt sous, tuxe !

Il le goûta, le renifla et fila son chemin.

Je crois vous avoir dit qu’il n’était pas très bon. Un petit goût de rance, pas plus.

Et l’heure filait aussi.

Arrive un troisième acheteur, Quel ?… quinze sous… repris-je, sans attendre… disons quatorze… ça vous va-t-il ? Je lui aurais donné pour dix.

Il le renifla à son tour.

— Pas extraordinaire, votre beurre, qu’y répond ; cependant, si vous voulez me l’apporter, je le prendrai.

— Loin d’ici ?

Non pas, à quelques arpents de la rue Sainte-Catherine en haut de la rue Saint-Constant.

— C’est bien, que je dis.

C’était un « faiseux de bistuits », et pour eux, le beurre est toujours assez bon.

Je pars avec ma tinette.

Pour lors, Montréal n’était pas comme aujourd’hui, — pas de rue Craig — et je n’allais pas très souvent par là ; ça m’embrouillait.

Au bout de dix minutes, j’étais complètement perdu : pas moyen de retrouver mon homme, ni sa boutique.

J’avise deux jeunes gens qui passaient :

— Dites-donc, vous autres, savez-vous où reste le « faiseux de bistuits ? »

Ils se mirent à rire un peu, en dessous ; je pensais que c’était à propos de ma tinette.

— Mais vous y êtes, me dirent-ils ; en face, justement, là, frappez.

— Merci, que j’ fais ; et je frappe et dru ; il passait trois heures.

— Tout de suite, j’entends grincer une clef, ouvrir la porte… Sacristi ! une belle maison ; j’entre.

— J’apporte le beurre que j’dis.

C’était une jolie grande fille, en robe écourtée du haut et du bas, à qui je m’adressais.

Je trouvai ben ça un peu drôle, pour une grande fille comme elle, c’ t’ espèce de tenue de cirque qui me la montrait jusqu’aux genoux, mais il faisait si chaud… puis en ville, n’est-ce pas… peut-être la mode…

— Pour qui est-ce, me demanda-t-elle ?

— Pour le « faiseux de bistuits », que j’ rétorque ; c’est ici ?

Elle hésita un moment, puis tout à coup en se moquant,… j’ la vois encore :

— Non, ici, c’est chez le docteur « La Galette », mais c’est pareil, et elle s’éclata de rire à mon nez.

Et en un rien de temps, me voilà entouré d’une dizaine d’autres filles, poudrées et fardées ; et il en arrivait toujours.

Elles se mirent toutes ensemble à me faire des blagues, des mamours. cherchant à m’arracher mon chapeau, m’appelant leur gros loulou.

Je vis tout de suite où j’étais tombé et je voulus sortir, mais, tuxe ! la porte était barrée.

— Allons, que j’ leur criai, voulez-vous bien ouvrir ?

Ça les fit rire encore plus. Et je pensais en moi-même à ma pauvre Julie — car j’étais alors amoureux — si elle m’avait vu parmi cette bande de gueuses.

Il arrivait quatre heures.

— Voyons, ça va-t-il finir, ou si je vais défoncer ? Et de ma tinette que je n’avais pas lachéé, — car je pouvais me faire voler, — je fis mine d’écraser la fenêtre.

Ceci produisit son effet.

On ouvrit.

Et je décampai, mes vieux, tuxe !

En sortant, qu’est-ce que je vois ?

Mes deux gaillards, qui adossés à un mûr se tordaient en se tenant les côtés ;… Eh ! bien, franchement, mes amis, en apercevant ces deux individus morts de rire, si ce n’eût été pour Julie, mon bateau et ma tinette de beurre, là, vrai, je crois que je serais retour…

… Non, mettez que je n’aie rien dit, j’allais faire une bêtise.

Mais depuis ce temps je n’ vends plus de beurre aux faiseux de bistuits.

Et Th’ ophile en se levant, rabattit sa jambe de bois qui fit toc ! sur le carreau.