Déom Frères (p. 161-168).


Vengeance de Carabin




Q uand Paul Leroux, tout haletant de la montée des quatre escaliers du pensionnat de l’Université, enfila en coup de vent dans ma chambre, je compris tout de suite qu’il y avait quelque chose qui n’allait point.

Leroux était excité, surexcité même.

— Qu’as-tu donc, mon garçon, lui dis-je calmement ?

Il fit claquer ma porte avec un bruit qui fit osciller sur mon bureau mon vieux crâne de négresse sur ses apophyses, se croisa les bras, puis se campa.

— Ce que j’ai ?… je suis horripilé… Allons, suis-je saoul ?… dis, voyons, est-ce que Paul Leroux est saoul ?… examine bien, questionne, sens, renifle, c’est important…

Évidemment non, il n’était pas saoul, mais il était fortement échauffé, surexcité par deux ou trois verres de « hot gin » et l’apostrophe sanglante surtout qu’il venait de recevoir du père Russell

Voilà. Ce soir-là, Paul s’était astiqué, pomponné, parfumé, pommadé, adonisé comme pour une revue ; de fait, il désirait, vers les huit heures, faire passer en revue sous les yeux langoureux d’une payse qui lui tenait spécialement au cœur, les différents charmes de sa personne. Mais, voyez comme c’est bête la vie de carabin dans un pensionnat, il est impossible de sortir sans permission.

Tentons donc d’obtenir la permission, s’était dit Leroux, et il dégringola l’escalier retentissant, retentissant surtout à cause de ses bottes neuves qui faisaient un bruit du diable dans la sonorité des corridors. Et, anéanti devant notre vieux directeur, suppliant, il fit sa demande.

Mais voyez comme c’est bête aussi l’odeur du gin, — car Leroux ne s’était pas suffisamment parfumé, — et le père Russell qui possédait l’étonnante spécialité de renifler les odeurs alcooliques d’un étage à l’autre, probablement au moyen des tuyaux de conduite de l’eau chaude, dévisageant de sa lippe dédaigneuse mon pauvre Paul, ajouta brutalement :

— Allons, mon petit ami,… grrr.. j’ai plutôt l’envie de vous donner votre billet de sortie pour le reste de l’année… grrrrr… vous êtes saoul… grrrrrrrr montez à votre chambre…

Cette apostrophe violente donna « une erre d’allée » dans la direction du quatrième étage, à Leroux qui refit l’escalier en lacet, à rebours cette fois.

Ce fut alors qu’il arriva chez moi dans l’état d’esprit que j’ai décrit au début, battant les portes, piétinant nerveusement, arrachant le faux-col raide et luisant qui lui retenait à la gorge les mots prêts à accabler le père Russell.

Mais ce qui l’aigrissait par-dessus tout, c’était l’idée de sa blonde qui l’attendait… elle-même pimpante, saturée de patchouli, le nez collé aux vitres, reluquant si son petit Paul ne venait point.

Au lieu de ça, hein, de pouvoir saluer de loin, du coin de la rue du Palais, sa payse énamourée, quel renversement !

Il faut avoir passé par là pour bien s’imaginer ce qu’un tel embêtement peut engendrer de projets de vengeance diabolique sous la calotte cranienne d’un carabin qui a déjà deux verres de « hot gin » dans l’estomac.

Dans ces occasions-là, on devient anarchiste, visigoth, vandale, carnivore, anthropophage, chacal, pieuvre…que sais-je encore.

… Et sa blonde qui l’attendait… non, non, n’essayez pas de vous représenter la scène, c’est inutile, vous resteriez en dessous… « l’œil de l’homme n’a point vu »… le mien, excepté.

Finalement Paul Leroux se monologua un : — À nous deux, — puis, le poing brandi en menaces, il ajouta : Il me le paiera.

***

De tous les damnés gaillards qui sont allés à l’Université apprendre la manière scientifique de tuer leurs semblables, Leroux en a été certainement le plus accompli.

Ce garçon-là avait littéralement le diable au corps. Bohème autant que bambocheur, prêt à tout faire, même le bien, il avait le secret des tours les plus inimaginables, les plus inouïs.

Le plus drôle c’est qu’à travers l’effarement général produit par ses terribles fumisteries qui nous attiraient toujours l’arrivée en tempête du père Russell, on voyait infailliblement surgir à sa rencontre mon Leroux qui gracieusement s’informait : — monsieur cherche quelqu’un ?… À tout coup, il détournait ainsi le bonhomme.

Ah ! si les vieux murs du pensionnat pouvaient raconter les tours pendables dont ils ont été les témoins pendant les quatre années d’étude de Paul, comme les étudiants actuels s’amuseraient encore.

Aussi, quand il se faisait un coup un peu raide quelque part, nous étions fixés… il n’y avait pas deux opinions à ce sujet.

Quand Rigaud, un lendemain de Pâques, trouva sa chambre remplie, à n’en pouvoir pousser la porte, des deux cent cinquante petits bancs de la « tabagie », il n’y eut qu’une exclamation : c’est Leroux…

De même que quand Lemay trouva, un bon jour, la sienne totalement vide de son contenu, — comprenant lit, armoire, bibliothèque, livres, habits, chaises, etc. — transporté par enchantement, à deux étages plus bas, dans celle de Pelletier dont l’ameublement à son tour gisait pêle-mêle au beau milieu du grand salon de l’Université, où les articles de faïence juchés sur le piano produisaient un effet… oh !… ce fut encore le même cri : c’est Leroux…

Il me faudrait cent pages de « Carabinades » rien que pour conter la dixième partie des terribles farces de ce boute-en-train fabuleux qui pendant toute sa vie d’étudiant utilisa la moitié de ses journées à combiner ses vilains coups.

De sorte que le lendemain de la rebuffade reçue du père Russell, quand en descendant au réfectoire, Leroux, me poussant du coude, me répéta avec un coin de lèvres sarcastique : — « Ah ! il a dit que j’étais saoul… il va me le payer. » Je n’eus que l’idée de penser : Allons, que va-t-il bien inventer ?

Mais bientôt le dîner commença, accompagné au début des grands signes de croix résignés du père Russell, et mes pensées prirent une autre direction, déroutées par le cliquetis des couteaux, les boutades de mes voisins, les apostrophes aux « garçons » et le tintamarre obligé de tout bon dîner d’étudiants qui sentent l’intervalle d’un mois complet de sérénité et d’insouciance avant leurs examens.

Les pâtés de veau de la vieille cuisinière Sophie avaient un succès colossal, mais le père Russell, qui avait simplement bu son café, n’en mangeait pas ; les petites côtelettes de mouton étaient meilleures que jamais, pourtant le père Russell n’en porta qu’une bouchée à ses lèvres et dédaigneusement encore ; les larges puddings aux fruits étaient excellents, mais le père Russell en paraissait tout à fait dégoûté.

Plus que ça, on le vit bientôt balloté par les éructations et les borborygmes ; les nausées lui mirent des sueurs sur toute la figure et tout à coup, abandonnant subitement son siège, il fit cinq pas et là, crac, avant d’avoir pu quitter la salle, ses vomissements éclatèrent par jets répétés.

Jugez de l’effarement. Un chuchottement unique circula à travers les rires réprimés, les airs entendus :

— Il est saoul… il est saoul…

— C’est vrai, lança Leroux, sur un ton un peu plus élevé : — Ça puait le gin jusqu’ici. Il n’en fallut pas plus pour que chacun se sentît envahi par ce malaise inconscient, cette gêne embêtante qui atteint les témoins involontaires de pareilles scènes et qui les rend comme complices. Seul, Leroux jubilait.

***

Et dans le corridor, une fois remonté, comme il m’abordait avec un clignement d’œil particulier…

— Comment, malheureux, serait-ce toi ?…

— Il ne me le dira plus, va, que j’étais saoul…

— Mais que lui as-tu donc donné ?

— Oh ! simplement deux grains de tarte émétique… comme ça, psssst. dans sa tasse de café, en passant, et il me mima le geste…

— Tu disais qu’il sentait le gin… est-ce vrai ?

Leroux se contint pour ne pas éclater de rire, puis sans répondre, il entra gaiement dans la salle de billard faire sa partie habituelle ; il sifflotait triomphalement…