Cara/Deuxième partie

É. Dentu (p. 145-352).


DEUXIÈME PARTIE


I

C’était un samedi, le Cirque des Champs-Élysées donnait une représentation extraordinaire pour la rentrée du gymnaste Otto, éloigné de Paris depuis plusieurs années, et pour les débuts de son élève Zabette.

Depuis quinze jours les murs de Paris étaient couverts d’affiches représentant deux hommes lancés dans l’espace, l’un aux membres athlétiques, musclés comme ceux d’un personnage de Michel-Ange, l’autre mince, délié, gracieux comme un éphèbe athénien ; aux quatre côtés de cette affiche s’étalaient en gros caractères les noms d’Otto et de Zabette. Ce nom d’Otto était bien connu à Paris dans le monde des théâtres et de la galanterie, car les succès de celui qui le portait avaient été aussi grands, aussi nombreux, aussi bruyants dans l’un que dans l’autre, et pendant plusieurs années il avait été de mode pour le gros public d’aller voir Otto qui, par la hardiesse de ses exercices, lorsqu’il voltigeait en maillot rose de trapèze en trapèze, arrachait des cris d’admiration à ses spectateurs ; comme, dans un autre public plus spécial et plus restreint, il avait été de mode aussi de s’arracher Otto qui sans maillot était plus merveilleux encore.

Quant au nom de Zabette, il était nouveau à Paris ; mais, grâce aux journaux « bien informés », on avait bientôt su que Zabette était un jeune créole qu’Otto avait rencontré en Amérique, et dont il avait fait son élève pour l’associer à ses exercices. Puis d’autres journaux, « mieux informés encore », avaient raconté que ce jeune Zabette, bien que portant des vêtements d’homme, était en réalité une jeune fille qui adorait son maître. Et pendant huit jours la question de savoir si ce Zabette était un garçon ou si cette Zabette était une fille avait suffi pour occuper la badauderie parisienne, toujours prête à rester bouche ouverte, attentive et curieuse, devant ceux qui connaissent l’art, peu difficile d’ailleurs, de l’exploiter.

C’était assez, on le comprend, pour que cette rentrée d’Otto et ce début de Zabette fussent un événement. À deux heures toutes les premières étaient louées, et le soirles bureaux n’ouvraient que pour les places hautes, demandées par des gens qui ne voyaient dans Otto que le gymnaste et que leur honnêteté bourgeoise préservait de la curiosité de chercher à savoir si Zabette était un jeune garçon on une jeune fille.

À huit heures et demie, devant une salle à moitié remplie pour les places louées et comble pour les autres, le spectacle commençait par les exercices ordinaires des cirques français, anglais, américains ou espagnols, des Champs-Élysées ou d’ailleurs : Jupiter, cheval dressé et présenté en liberté ; entrée comique ; Jeanne d’Arc, scène à cheval.

Qu’il s’agisse d’une première représensation aux Français, à l’Opéra, aux Folies ou au Cirque, il y a une partie du public, toujours la même, qui du 1er janvier au 31 décembre se rencontre inévitablement dans ces soirées et qui, bien entendu, se connaît sans avoir eu souvent les plus petites relations personnelles : on est habitué à se voir et l’on se cherche des yeux.

Au milieu de la scène de Jeanne d’Arc, deux jeunes gens firent leur entrée au moment où Jeanne, à genoux sur sa selle, les yeux en extase, entendait ses voix, et leurs noms coururent aussitôt de bouche en bouche :

— Léon Haupois-Daguillon.

— Henri Clorgeau.

C’était en effet Léon qui, accompagné de son ami intime Henri Clorgeau, le fils de la très-riche maison de Commerce Clorgeau, Siccard et Dammartin, venait assister aux débuts de Zabette. Ils gagnèrent leurs places au quatrième rang, et, au lieu de donner leurs pardessus à l’ouvreuse qui les leur demandait, ils les déposèrent sur les deux places qui étaient devant eux et qu’ils avaient louées pour être à leur aise.

Puis, ayant tiré leurs lorgnettes, ils se mirent à passer l’inspection de la salle, sans s’inquiéter de Jeanne d’Arc qui, debout, dans une attitude inspirée, pressait religieusement son épée sur son cœur en criant : « Hop ! hop ! » Le cheval allongeait son galop, et, prenant son épée à deux mains, Jeanne faisait le moulinet contre une troupe d’Anglais invisibles : la musique jouait un air guerrier.

Léon posa sa lorgnette devant lui, et se penchant à l’oreille de son ami :

— Croirais-tu, lui dit-il, que je ne puis examiner ainsi une salle pleine sans m’imaginer que je vais peut-être apercevoir ma cousine Madeleine. C’est stupide, car il est bien certain que la pauvre petite, si elle vit du travail de ses mains, comme cela est probable, a autre chose à faire qu’à passer ses soiréesdans les théâtres. Mais c’est égal, si stupide que cela soit, je regarde toujours ; c’est comme dans les rues ou dans les promenades, où je dois avoir l’air d’un chien qui quête.

— Elle te tient bien au cœur.

— Plus que tu ne saurais le croire ; mais elle m’y tient d’une façon toute particulière, avec quelque chose de vague et je dirais même de poétique, si le mot pouvait être appliqué à notre existence si banale ; c’est un souvenir de jeunesse dont le parfum m’est d’autant plus doux à respirer que les sentiments qui sont formé sont plus purs ; je penserai toujours à elle, et ce ne sera jamais sans une tendresse émue.

— La police n’a pu rien découvrir ?

— Rien. Elle m’a seulement donné une terrible émotion pendant que tu étais à Londres. Un matin on est venu me dire qu’on avait trouvé dans la Seine le corps d’une jeune fille dont le signalement se rapprochait par certains points de celui de Madeleine. J’ai couru à la Morgue, dans quel état d’angoisse, tu peux te l’imaginer. On m’a mis en présence du cadavre ; c’était celui d’une belle jeune fille. Dans mon trouble, j’ai cru tout d’abord que c’était elle ; mais je m’étais trompé. Jamais je n’ai éprouvé plus cruelle émotion ; je vois encore, je verrai toujours ce cadavre et, chose horrible, j’y associerai la pensée de Madeleine tant qu’elle n’aura pas été retrouvée.

Jeanne d’Arc venait de mourir brûlée sur son bûcher, et quelques personnes de composition facile applaudissaient sa sortie.

Il se fit un moment de silence, et comme personne n’entourait encore Henri Clorgeau et Léon, celui-ci, qui n’était nullement à ce qui se passait dans la salle ni à la salle elle-même, continua à parler à l’oreille de son ami.

— Comme je me disposais à sortir de la Morgue, la porte que j’allais ouvrir s’ouvrit devant mon père. Lui aussi avait été prévenu et il était accouru presque aussi vite que moi. Par là, je vis qu’il faisait faire des recherches de son côté. Lorsqu’il entra, il était aussi pâle que le cadavre que je venais de regarder. J’allai vivement à lui en criant : « Ce n’est pas elle ! » « Dieu soit loué ! » murmura-t-il, et il me tendit la main. Ce témoignage de tendresse me toucha, et il en résulta que mes rapports avec mon père et ma mère furent moins tendus ; mais je crains bien qu’ils ne redeviennent jamais ce qu’ils ont été. Ils ont cru être très-habiles en forçant Madeleine à quitter leur maison ; ils se sont trompés dans leur calcul.

— Tu ne l’aurais pas épousée malgré eux.

— Ils ont eu peur que je les amène à accepter Madeleine, et pour ne pas s’exposer à cela, ils ont si bien fait que cette pauvre enfant s’est sauvée épouvantée. Qui sait ce qui s’est passé ? La lettre que Madeleine m’a écrite est pleine de réticences, et je n’ai jamais pu avoir d’explications ni avec mon père ni avec ma mère.

L’exercice qui suivait la scène de Jeanne d’Arc était un quadrille à cheval ; l’orchestre se mit à faire un tel tapage, que toute conversation intime devint impossible.

Alors Léon et son ami s’amusèrent au spectacle de la salle, qui assez rapidement se remplissait, car l’heure arrivait où Otto et Zabette allaient s’élancer sur leurs trapèzes ; de tous côtés apparaissaient des figures de connaissance, des habitués des clubs et des courses ; çà et là quelques femmes honnêtes accompagnées d’amis intimes, et partout les autres, bruyantes, tapageuses, se montrant, s’étalant et provoquant les lorgnettes. À l’une des entrées, juste en face d’eux, de l’autre côté de l’arène, surgit une femme de trente ans environ, vêtue de blanc avec une simplicité et un goût qui auraient sûrement affirmé à ceux qui ne la connaissaient pas que c’était une honnête femme.

— Tiens, Cara ; dit Henri Clorgeau, là-bas, en face de nous, en blanc comme une vierge ; elle adresse des discours à l’ouvreuse, ce qui indique qu’elle n’a pas de place numérotée.

Prenant sa lorgnette, Léon se mit à la regarder.

— Il y avait longtemps que je ne l’avais vue ; elle ne vieillit pas.

Et elle ne vieillira jamais ; te rappelles-tu qu’il y a dix ans, quand nous la regardions, de tes fenêtres, passer dans sa voiture, elle était exactement ce qu’elle est aujourd’hui.

— Moins bien.

— Elle avait quelque chose de vulgaire qu’elle a perdu au contace de ceux qui sont formée.

— Il est vrai qu’on la prendrait pour une femme du monde.

— Et du meilleur.

— Je n’ai jamais vu une cocotte s’habiller avec sa distinction.

— Et ce qu’il y a de curieux, c’est qu’elle est la fille d’une paysanne de la vallée de Montmorency ; jusqu’à dix ans elle a travaillé à la terre.

— On ne le croirait jamais à la finesse de ses mains.

— Est-ce que ces cheveux noirs, soyeux, est-ce que ces yeux langoureux, est-ce que ces traits fins, est-ce que ce teint blanc, est-ce que ce nez mince et aquilin, est-ce que ce cou onduleux, est-ce que cette taille longue et flexible ne sont pas d’une fille de race ?

— Avec qui est-elle présentement ?

— Personne : après avoir ruiné Jacques Grandchamp si complétement qu’il me disait dernièrement que, s’il ne l’avait pas quittée, elle lui aurait tout dévoré : châteaux, terres, valeurs ; jusqu’aux comptoirs de la maison paternelle ; elle s’est fait ruiner à son tour par une sorte de ruffian de la grande bohème, moitié homme politique, moitié financier, Ackar, de qui elle s’était bêtement toquée.

Pendant qu’ils parlaient ainsi d’elle Cara avait disparu ; quelques instants après, elle se montrait à l’entrée qui desservait leurs places et elle s’entretenait vivement avec l’ouvreuse en désignant de la main leurs pardessus.

— Je crois qu’elle voudrait bien une de nos places, dit Léon.

— Si je lui faisais signe de venir ; elle nous amuserait.

Et, sans attendre une réponse, il se leva :

— Venez donc, dit-il, nous avons une place pour vous.

II

À cette invitation, Cara répondit par un signe de main accompagné d’un sourire, et en quelques secondes elle se faufila, glissant comme une couleuvre, jusqu’à la place que Henri Clergeau lui indiquait ; cela fut fait si adroitement, si pressement que personne ne fut dérangé.

— C’est une femme à passer par le trou d’une aiguille, dit Léon tout bas en se penchant vers son ami pendant qu’elle s’avançait.

— Oui, mais avec grâce.

Et de fait il était impossible de mettre plus de grâce dans la souplesse : ce n’étaient pas seulement ses lèvres qui souriaient en passant devant les gens qu’elle frôlait avec une molle caresse, c’étaient ses bras, c’était sa taille flexible, c’était toute sa personne.

En arrivant à sa place elle tendit la main à Henri Clergeau et adressa à Léon une gracieuse inclination de tête.

— Est-ce qu’il n’y a pas indistrétion de ma part à accepter votre place ? dit-elle.

— Pas du tout ; ces deux places étaient louées pour nos paletots et surtout pour ne pas avoir devant nous des gens gênants ; vous Voyez que vous pouvez accepter sans scrupule.

Elle parlait doucement, posément, en s’adressant tout autant à Henri Clergeau qu’à Léon, et cependant c’était la première fois qu’elle se trouvait avec celui-ci ; elle le connaissait de vue et de nom comme lui-même la connaissait, mais sans qu’une parole eût jamais été échangée entre eux.

Léon remarqua que le timbre de sa voix était harmonieux et doux ; il fut frappé aussi de la réserve de ses manières, de la correction de ses gestes, de la limpidité de son regard.

Pendant qu’il l’examinait, elle continuait à s’entretenir avec Henri Clergeau, et elle le faisait sans éclats de voix, sans rires forcés, convenablement, décemment, comme une femme du monde.

Cependant, la première partie du programme avait été remplie, et l’on s’occupait à dresser un immense filet au-dessus de l’arène et à le bien raidir de façon à atténuer le danger des chutes pour les gymnastes.

Cela avait amené tout naturellement la conversation sur Otto, et Léon remarqua que Cara montrait une complète indifférence sur la question de savoir si Zabette était ou n’était pas une femme, question qui à ce moment même passionnait tant de curiosités féminines et même masculines, et faisait à l’avance préparer tant de lorgnettes.

Cara parlait d’Otto avec un mépris qu’elle ne prenait pas la peine de dissimuler.

— Vous ne l’aimez pas, dit Léon.

— J’avoue que je le déteste ; il a tué une de mes amies, cette pauvre Emma Lajolais, qu’il a ruinée et martyrisée[1]. Ah ! c’est un grand malheur pour une femme de se laisser prendre par l’amour.

— Cette maxime n’est pas consolante, dit Henri Clergeau.

— J’entends un amour pour un homme qui n’est pas digne de l’inspirer, un être vil, bas et grossier comme Otto ; mais si celui qui inspire cet amour est un cœur loyal et bon, un esprit distingué, un caractère honnête, quoi de meilleur au contraire que d’aimer et d’être aimée ? Toute la vie ne tient-elle pas dans une heure d’amour ?

— C’est bien court, une heure, dit Henri Clergeau en riant.

— Il y a tant de gens qui n’ont point eu cette heure, dit Léon.

— C’est à la femme qui aime de faire durer cette heure ; est-ce qu’il ne vous est pas arrivé quelquefois de regarder votre pendule à un moment donné de la journée, puis après qu’un temps assez long s’est écoulé, de voir en la regardant de nouveau qu’elle marque quelques minutes seulement après l’heure que vous aviez notée ; elle s’est arrêtée, voilà tout, et vous avez vécu sans avoir conscience du temps ; eh bien, il me semble que, quand on aime, on peut ainsi suspendre le cours du temps ; les jours, les mois, les années s’écoulent sans qu’on s’en aperçoive ; quoi de plus délicieux qu’une existence qui est un rêve ? Mais, voici Otto, Ah ! comme il a vieilli.

— Et voici Zabette.

En voyant paraître les deux gymnastes, un brouhaha s’était élevé dans la salle et toutes les lorgnettes s’étaient braquées sur eux.

Au-dessus du murmure confus des voix, on entendait des chuchotements qui ne variaient guère :

— C’est un homme.

— Mais non, c’est une femme.

Otto dans son maillot rose ne paraissait avoir d’autre souci que de faire des effets de muscles : il bombait sa poitrine en cambrant sa taille ; il tenait ses bras à demi pliés pour faire saillir les biceps, et il tendait la jambe en promenant sur le public un regard glorieux qui disait clairement : « Admirez-moi. » Quant à Zabette, revêtu d’un maillot gris brillant comme l’acier poli, il gardait une attitude plus simple, et ses grands yeux noirs, au lieu de se fixer sur le public, regardaient en dedans.

Deux cordes descendirent de la coupole dans l’arène, chacun d’eux se suspendit à celle qui lui était destinée, et, sans qu’ils fissent un mouvement, on les hissa jusqu’à leur trapèze.

Ils en saisirent les cordes et s’assirent sur leur bâton, vis-à-vis l’un de l’autre ; Zabette portant ses doigts à sa bouche, envoya un salut, un baiser à Otto.

Instantanément un silence absolu s’établit dans toute la salle ; de l’arène au cintre les respirations s’arrêtèrent, bien des cœurs cessèrent de battre.

Ils étaient dans l’espace et, comme des oiseaux, ils volaient de trapèze en trapèze : Otto remplissait le rôle de la force, Zabette celui de la légèreté.

Deux ou trois fois, pendant qu’ils passaient devant eux, Cara détourna la tête comme si elle était trop émue pour les suivre ; elle était justement placée devant Léon, et en se détournant ainsi elle le frôlait aux genoux avec ses épaules.

Les gymnastes avaient terminé la partie gracieuse de leurs exercices ; mais, après les applaudissements donnés à l’adresse et à la souplesse, il fallait en arracher d’autres plus nerveux à l’émotion et à l’effroi : remontés sur leurs trapèzes, ils essuyaient l’un et l’autre leurs mains mouillées par la sueur.

Otto était assis sur un trapèze suspendu à la moitié de la hauteur du cirque à peu près, Zabette l’était sur un qui se trouvait presque dans les combles ; il devait s’élancer de là, et, le saisissant par les deux mains, Otto devait, semblait-il, le prendre au passage et l’arrêter dans sa chute.

Otto s’était suspendu à son trapèze par les pieds ; Zabette, après s’être balancé un moment lâcha son trapèze, et on le vit, lancé dans l’espace comme un projectile, se rapprocher d’Otto ; l’émotion avait suspendu le souffle des spectateurs.

Mais, au lieu de le saisir par les deux mains, Otto ne l’attrapa au vol que par une seule ; l’impulsion qu’il reçut n’étant plus également partagée lui fit glisser les pieds, ils se desserrèrent, et dans une sorte de tourbillon qu’on vit mal les deux gymnastes tombèrent sur le filet ; soit que celui-ci eût été trop fortement tendu, soit tout autre cause, il fit ressort et, renvoyant Zabette comme une balle, il le jeta dans l’arène.

Tous deux restèrent étendus, Otto sur le filet, Zabette dans le coin de l’arène.

Une clameur, un immense est d’épouvante s’était échappé de toutes les poitrines, et beaucoup de spectateurs, ou plus justement de spectatrices s’étaient détournés pour ne pas voir cette chute ou s’étaient caché la tête entre leurs mains.

Se rejetant brusquement en arrière, Cara s’était renversée sur une des jambes de Léon, et elle restait là sans mouvement. Il se pencha vers elle, mais elle ne bougea pas.

Au milieu du désordre et de la confusion, personne ne pouvait faire attention à l’étrange situation de cette femme à demi évanouie ; on allait, on venait, on criait. Otto s’était relevé et avait glissé à bas du filet, mais Zabette avait été emporté évanoui ou mort : on ne savait.

Cara se releva lentement, les yeux égarés, le visage pâle, les lèvres tremblantes.

— Vous êtes souffrante ? dit Léon.

— Oui, je ne me sens pas bien.

— Voulez-vous sortir ? demanda Léon.

— Il faut prendre l’air, dit Henri Clergeau.

Léon descendit près d’elle et, la soutenant par le bras, ils se dirigèrent vers la sortie. Dans l’escalier, elle s’appuya sur lui, comme si de nouveau elle allait défaillir. Il la porta plutôt qu’il ne la conduisit dehors.

Ils la firent asseoir sur une chaise, à l’abri d’un massif d’arbustes ; cependant l’air frais de la nuit ne la ranima pas.

La chute de ces malheureux m’a brisée, dit-elle d’une voix dolente, mais ce ne sera rien ; je vous remercie de vos soins, je ne veux pas vous accaparer ainsi : je vous serais reconnaissante seulement d’appeler une voiture pour que je me fasse conduire chez moi.

Ce fut Henri Clergeau qui se mit à la recherche de cette voiture, et pendant ce temps Léon resta près de Cara : l’effort qu’elle avait fait en parlant paraissait l’avoir épuisée, elle se tenait à demi renversée dans sa chaise, respirant péniblement.

Enfin Henri Clergeau revint avec une voiture.

— Nous allons vous reconduire chez vous, dit Léon en lui donnant le bras.

— Ne prenez pas cette peine, je vous prie, je ne suis pas trop mal, maintenant.

Le ton de ces paroles leur donnait un démenti ; elle paraissait fort mal à l’aise au contraire.

La voiture amenée par Henri Clergeau était une voiture à deux places ; il fallait que l’un des deux amis abandonnât Cara.

Il était plus logique que ce fût Léon, qui la connaissait moins que Henri Clergeau ; cependant ce fut lui qui monta en voiture.

Il est vrai que cela se fit sans qu’il en eût trop conscience.

Il avait promis de l’accompagner, il tenait sa promesse, voilà tout.

Il est vrai aussi, que par une bizarre interversion des rôles qu’il ne remarqua pas, ce fut Cara qui, le tenant par la main, le fit asseoir près d’elle ; et non pas lui qui la fit asseoir à ses côtés, ainsi qu’il était naturel de la part d’un homme qui accompagne une femme souffrante.

Ce fut seulement quand ils furent tous deux installés que Léon remarqua qu’il n’y avait pas de place pour son ami : il voulut descendre, mais celui-ci ne lui en donna pas le temps.

— J’irai prendre demain de vos nouvelles, dit-il à Cara.

Puis, s’adressant au cocher :

— Boulevard Malesherbes, 17 bis.

III

Le roulement de la voiture parut augmenter le malaise de Cara. Ce fut d’une voix faible et dolente, par mots entrecoupés, que pendant le trajet elle répondit aux questions que de temps en temps, avec sollicitude, Léon lui adressait :

— J’ai hâte d’être arrivée.

— Voulez-vous que nous allions chez votre médecin, ou que je le prévienne de se rendre chez vous ?

— Horton n’est pas chez lui le soir et il ne se dérange jamais la nuit pour personne. D’ailleurs, c’est inutile, le calme et le repos suffiront.

Ils approchaient du boulevard Malesherbes.

— L’ennui, dit Cara, c’est que je suis seule chez moi ; je suis installée à la campagne, à Saint-Germain, et mes domestiques sont à Saint-Germain.

— Je vais vous accompagner jusque chez vous.

— Oh ! non, s’écria-t-elle, je ne pousserai jamais l’indistrétion jusque-là ; c’est déjà trop.

— Il n’y a pas d’indistrétion ; je vous assure que je soigne très-bien les malades, c’est ma vocation.

— Je n’en doute pas, car vous avez l’air bon et attentif comme une femme, mais c’est impossible.

— Si cela est impossible pour vous, je n’ai qu’à obéir.

— Pour moi ! Mais ce n’est pas pour moi. Qu’allez-vous penser là ? C’est pour vous. Que dirait votre amie si elle apprenait que vous avez été mon garde-malade ?

— Je n’ai pas d’amie qui puisse s’inquiéter de cela.

— Ah ! Et Berthe ?

— Tout est rompu avec Berthe, il y a longtemps.

— Et Raphaëlle ?

— Il y a longtemps aussi que tout est fini avec Raphaëlle, si l’on peut appeler fini ce qui a à peine commencé : vous êtes mal renseignée.

La voiture venait de s’arrêter devant le numéro 17 bis ; Léon descendit le premier et tendit la main à Cara ; elle s’appuya contre sa poitrine pour se laisser glisser à terre, lentement.

Pendant qu’il sonnait, elle insista encore pour qu’il ne l’accompagnât pas plus loin, mais si faiblement qu’il ne pouvait pas décemment l’abandonner, ainsi qu’il en avait eu l’idée d’abord.

— Eh bien, dit-elle, j’accepte votre bras pour monter l’escalier, mais vous n’entrerez pas, vous descendrez aussitôt.

Elle demeurait au second étage, et l’escalier, bien que doux, lui parut long à monter.

Elle voulut ouvrir sa porte elle-même, mais elle n’en put pas venir à bout ; il fallut que Léon lui prît la clef des mains.

— Est-ce honteux, dit-elle, je n’y vois pas ; que les femmes sont donc faibles !

Comme il n’y avait pas de lumière dans l’appartement, elle prit Léon par la main pour le guider.

— Allons lentement, dit-elle.

Et ils allèrent lentement, très-lentement, la main dans la main au milieu de l’obscurité.

— Faites attention, disait Cara, rapprochez-vous de moi, je vous prie.

Et de sa main nue, elle lui serrait la main pour lui faire éviter quelque meuble ou quelque porte sans doute qu’il ne voyait pas.

Ils traversèrent ainsi plusieurs pièces ; puis, tout à coup, Cara s’arrêta et l’arrêta :

— Nous sommes dans ma chambre, dit-elle, voulez-vous rester là en attendant que j’aie allumé une bougie.

Elle lui lâcha la main, et il resta immobile, n’osant pas remuer, car les volets et les rideaux clos ne laissaient pas pénétrer la plus légère lueur qui pût le guider ; cela avait quelque chose d’étrange et de mystérieux ; il ne voyait rien, il n’entendait rien, mais il respirait une pénétrante odeur de violettes dont le parfum frais et doux ne pouvait provenir que de fleurs naturelles.

Le frottement d’une allumette se fit entendre, et presque instantanément une faible lumière lui montra qu’il était dans une vaste chambre dont les murs étaient tendus en vieilles tapisseries de Flandre ; les meubles étaient recouverts de tapisseries du même genre, et sur le parquet était étalé un vieux tapis de Caboul ; par la sévérité, le goût et même le style cela ne ressemblait en rien aux chambres des cocottes à la mode où il était jusqu’à ce jour entré.

— Voulez-vous me permettre d’allumer une lampe à esprit de vin, dit-elle en se débarrassant de son chapeau. Je voudrais me faire une infusion de tisseul, car je me sens vraiment mal à l’aise.

— Mais pas du tout, répondit Léon, c’est moi qui vais vous faire cette infusion, puisque je suis votre garde-malade ; pas de refus, je vous prie.

— Vous y mettez trop de bonne grâce pour que j’ose vous résister ; passons dans mon cabinet de toilette où nous trouverons ce qui nous sera nécessaire.

Ce cabinet de toilette était aussi grand que la chambre, mais meublé dans un tout autre style, plein d’élégance et de coquetterie ; ce qui attira surtout l’attention de Léon, bien plus que le satin, les brocatelles et les dentelles, ce furent les ferrures, les serrures, les bordures des glaces, et tous les objets de toilette qui étaient en argent niellé ; — il y avait là un luxe aussi remarquable par le dédain de la valeur de la matière première que par le goût et l’art de l’ornementation ; aussi, malgré le peu d’estime que Léon professait pour le métier auquel il devait sa fortune, fut-il gagné par un sentiment d’admiration ; cela était vraiment charmant et original.

Pendant qu’il regardait autour de lui, Cara avait atteint une lampe, une bouilloire et un petit flacon sur le ventre duquel on lisait : « tilleul ».

— Voici ce qu’il nous faut, dit-elle.

Aussitôt Léon emplit la bouilloire et alluma la lampe.

Quant à Cara, elle s’étendit sur un large canapé en satin gris et se cala la tête avec deux coussins : elle paraissait à bout de force, ses dents claquaient.

— Puisque vous voulez bien me soigner, dit-elle, — et j’avoue que j’ai grand besoin de soins, — soyez donc assez bon pour me donner un châle, je suis glacée ; vous en trouverez un dans cette armoire.

Il prit ce châle dans l’armoire qu’elle lui désignait d’une main tremblante, et il l’enveloppa avec précaution en le lui passant sous les pieds.

— Comme vous êtes bon ! dit-elle d’une voix émue.

L’eau ne tarda pas à bouillir ; il prépara l’infusion de tisseul et la lui donna après l’avoir sucrée.

Cependant elle ne se séchauffa point, et elle continua de claquer des dents, avec des frissons par tout le corps.

— Laissez-moi donc vous aller chercher un médecin, dit-il.

— Non, répondit-elle, le sommeil va me calmer.

— Mais vous ne pouvez pas dormir sur ce canapé, vous ne vous séchaufferez pas.

— Vous croyez ?

— Assurément.

— Si j’osais…

Et elle s’arrêta.

— Est-ce qu’on n’ose pas tout avec son médecin, dites donc ce que vous feriez.

— Eh bien ! vous resteriez dans ce cabinet, je passerais dans ma chambre, je me coucherais et vous me donneriez une autre tasse d’infusion. Quand je serai dans mon lit, il est certain que je me séchaufferai tout de suite ; d’ailleurs, quand j’éprouve des crises de ce genre, il n’y a que le lit qui me guérit.

— Et vous ne le disiez pas, couchez-vous donc bien vite.

Elle passa dans sa chambre tandis qu’il restait dans le cabinet de toilette, préparant une nouvelle tasse d’infusion.

Au bout de quelques instants elle l’appela ; il entra et il la trouva dans le lit pelotonnée jusqu’au cou dans les draps ; elle continuait à trembler ; il lui présenta l’infusion ; alors elle se souleva à demi pour boire ; elle avait revêtu une chemise de nuit bordée de dentelles, et il était impossible d’avoir une attitude plus chaste et plus pudique que la sienne.

— Maintenant, dit-elle en lui tendant la tasse, il faut vous en aller ; je ne veux pas que vous passiez la nuit ici ; vous n’aurez qu’à tirer la porte, elle se fermera seule ; merci, cher monsieur, je n’oublierai jamais vos bons soins et votre complaisance. Bonsoir et merci.

Plaçant son bras sous sa tête, elle ferma les yeux pour dormir : sa pose était pleine de grâce et d’abandon ; le cou caché dans les dentelles, sa tête brune encadrée dans la blancheur de l’oreiller, la main pendante, elle était vraiment ravissante ainsi sous la faible lumière de la bougie.

Assis à une assez grande distance d’elle et accoudé sur une table, Léon se demandait si toutes les histoires qu’il avait entendu conter sur elle pouvaient être vraies : en tout cas, il était impossible d’être plus simple et meilleure fille… et jolie avec cela, mieux que jolie, charmante.

Sans doute elle voulait dormir, mais cependant elle ne s’endormit point : à chaque instant elle se tournait, se retournait et changeait de position.

— Vous ne dormez pas, dit-il, en s’approchant du lit.

— Non, je ne peux pas, quand je ferme les yeux, je vois ces deux hommes tomber là devant moi.

— Voulez-vous une autre tasse de tisseul ?

— Non, merci, j’ai trop chaud maintenant, la fièvre brûlante a remplacé la fièvre froide. Je crois que ce qui me serait le meilleur, ce serait de ne plus penser à ces malheureux. Voulez-vous que nous causions ?

— Volontiers, si cela ne vous fatigue pas.

— Au contraire, cela occupera mon esprit et l’empêchera de s’égarer. Mais puisque vous voulez bien causer, vous déplairait-il de vous rapprocher, vous êtes à une telle distance que nous aurons peine à nous entendre.

Il se leva, et prenant la chaise sur laquelle il était assis il se rapprocha du lit.

— Asseyez-vous donc dans ce fauteurl, dit-elle, et laissez cette chaise.

Et de la main elle lui indiqua un fauteurl placé tout contre le lit et de telle sorte qu’une fois assis là ils se trouveraient en face l’un de l’autre.

— Et maintenant, dit-elle, lorsqu’il fut installé, une question, je vous prie. Comment vous nommez-vous ?

— Mais…

— Oh ! je ne vous demande pas votre grand nom, mais votre petit : au point où nous en sommes de notre connaissance, comment voulez-vous que je vous dise, monsieur Haupois-Daguillon ?

— Léon.

— Et moi Hortense, car vous pensez bien que ce nom de Cara qu’on me donne dans le monde n’est pas le mien. Maintenant nous serons plus à notre aise. Voulez-vous être Léon pour moi et voulez-vous que je sois Hortense pour vous ?

— Cela est convenu.

— Eh bien, mon cher Léon, j’ai une demande à vous adresser, c’est celle qui commence la plupart des contes des Mille et une Nuits : « Vous contez si bien, contez-moi donc une histoire. »

— C’est que justement je ne sais pas du tout conter.

— Ah ! quel malheur ! en faisant un effort.

—-même en faisant de grands efforts ; je ne sais pas d’histoires.

— Je vous assure pourtant que, puisque vous voulez bien me soigner, ce serait, j’en suis sûre, un merveilleux remède : je ne verrais plus ces malheureux. Mais enfin, si cela est impossible, je ne veux pas vous imposer une tâche ennuyeuse pour vous ; ce serait vous payer d’ingratitude. Seusement, comme je tiens à l’histoire, voulez-vous que je vous en conte une, moi.

— Vous allez vous fatiguer.

— Au contraire, je vais me guérir, mais il est bien entendu que si je vous endors vous m’arrêterez.

— C’est entendu.

— Mon récit aura pour titre, si vous le voulez bien : Histoire d’une pauvre fille de la vallée de Montmorency ; c’est un conte vrai, très-vrai, trop vrai, car je n’ai pas d’imagination.

IV

Elle commença son récit :

— « Puisque je vais vous raconter l’histoire d’une pauvre fille de la vallée de Montmorency, il serait peut-être convenable de vous faire la description de cette vallée. Mais comme elle est découverte depuis longtemps déjà, et comme les descriptions m’ennuient quand j’en trouve dans certains romans, où trop souvent elles ne figurent que pour masquer le vide du récit, je passe cette description et vous dis tout de suite que notre petite fille est né à Montlignon. Elle était le dernier enfant d’une famille qui en comptait trois : un garçon, l’aîné, et deux filles. Cette famille était pauvre, très-pauvre ; le père était terrassier chez un pépiniériste et la mère travaillait à la terre avec son mari ; c’était elle qui mettait dans les rigoles les graines ou les plants que son homme recouvrait à la houe ou au râteau. Notre jeune fille… Si nous lui donnions un nom ? cela serait plus commode. Mais j’ai si peu d’imagination que je n’en trouve pas.

— Si nous la baptisions Hortense.

— C’est cela. Hortense donc, ne connut pas son père, qui mourut quand elle n’avait que deux ans. Si la vie avait été difficile quand le père apportait son gain à la maison, elle le fut bien plus encore quand la mère se trouva seule pour travailler et nourrir ses trois enfants. Plus d’une fois on ne mangea pas, et tous les jours on resta sur son appétit, ce qui, prétendent les gens qui se donnent des indigestions, est excellent pour la santé… des autres. Devant cette misère, la mère se remaria, non par amour, mais par spéculation, pour trouver quelqu’un qui l’aidât à nourrir sa famille. Se vendre ainsi sans mariage est une infamie ; mais se vendre avec le mariage, c’est tout autre chose. L’homme que la mère d’Hortense avait pris était une sorte de brute, terrassier aussi, et qui n’avait d’autre mérite que de travailler comme deux. C’était justement ce qu’il fallait. Malheureusement à côté de cette qualité il y avait un défaut ; il buvait, et l’argent qu’il gagnait s’en allait, pour une bonne part, sur les comptoirs en zinc des marchands de vin. Il ne lâchait son argent à la maison que quand on le lui arrachait ; et pour obtenir cela les enfants jouaient, de bonne foi et avec une terrible conviction, je vous assure, ce qu’on peut appeler « le drame de la faim » ; quand il rentrait les jours de paye, ils l’entouraient et se mettaient à pleurer en criant : « J’ai faim ». Et ils criaient cela d’autant mieux que c’était vrai.

Cependant Hortense grandit et devint jolie, car ce n’est pas le bien-être qui donne la beauté, ni la santé, heureusement. Elle poussa et se développa en liberté à courir les champs et les bois, se nourrissant surtout de bon air, ce qui, paraît-il, est plus nutritif qu’on ne le croit généralement.

Comme elle atteignait ses neuf ans, sans qu’il fût question de l’envoyer à l’école comme vous le pensez bien, une vieille dame riche, à qui elle portait des fraises des bois dans l’été, et dans l’hiver des branches de houx ou de fragons garnies de leurs fruits rouges, se prit de pitié pour sa gentillesse, et l’envoya dans un couvent à Pontoise, promettant de se charger de son instruction et plus tard de son avenir.

Ce fut le beau temps, le bon temps d’Hortense, qui ne se plaignit pas, comme beaucoup de ses camarades, de la mauvaise nourriture du couvent. Elle ne se plaignit pas davantage du travail, et bien vite elle devint la meilleure élève de sa classe.

Mais cette vie heureuse ne pouvait pas durer, la vieille dame riche mourut sans avoir pensé à Hortense dans son testament, et, comme ses héritiers n’étaient pas disposés à se charger de cette petite fille qu’ils ne connaissaient pas, une des sœurs la ramena chez sa mère à Montlignon. Elle avait alors treize ans et quelques mois.

La question qu’elle se posait en revenant était de savoir à quoi on allait l’employer lorsqu’elle serait rentrée dans la maison maternelle, car une enfance comme celle qu’elle avait eue rend l’esprit pratique et prévoyant.

Cette question fut vite résolue.— Te voilà, dit sa mère en la voyant entrer.— Oui, je viens pour rester avec vous.— Rester, tu n’y pense pas ; pour que le père fasse de toi ce qu’il a fait de l’aînée, jamais ; tu vas t’en aller, et tout de suite.— Où, — N’importe où, fût-ce en enfer, tu serais mieux qu’ici : sauve-toi, malheureuse.

Si une enfant de treize ans ne comprenait pas toutes ces paroles, elle en comprenait le ton et sentait bien qu’il était inutile d’insister. Après une assez longue discussion ou plus justement une longue recherche, il fut décidé qu’elle irait à Paris demander l’hospitalité à une de ses tantes, fruitière dans le quartier des Invalides. Seusement, comme le prix d’un billet coûte dix-neuf sous d’Ermont à Paris et qu’il n’y avait que onze sous à la maison, il fut décidé qu’elle irait prendre le train à Saint-Denis, ce qui ne coûterait que huit sous. Sa mère l’accompagna, et, le billet de chemin de fer pris, elle lui donna les trois sous qui lui restaient.

Ce fut avec ces trois sous qu’elle entra dans la vie, à treize ans, après avoir embrassé sa mère, qu’elle ne devait pas revoir.

Quand elle entra chez sa tante la fruitière, vous pouvez vous imaginer les hauts cris que celle-ci poussa. Cependant, comme ce n’était point une méchante femme, elle ne la renvoya pas, et deux jours après elle l’installa à un des coins de l’esplanade des Invalides devant une petite table chargée de fruits verts ou à moitié pourris. Vous représentez-vous une jeune fille de treize ans, jolie, très-jolie, disait-on, élevée dans un couvent, instruite jusqu’à un certain point, vendant des pommes à un sou le tas aux invalides et aux gamins de ce quartier.

Quelle chute ! Quelle souffrance !

Pendant près de trois ans elle vécut de cette misérable existence, dehors par tous les temps, le froid, le chaud, le vent, la pluie ; et cependant ce qu’elle endura physiquement ne fut rien auprès du supplice moral qui lui fut infligé.

Pourquoi ne faisait-elle pas autre chose, me direz-vous ? Et que vouliez-vous qu’elle fît, elle n’avait pas de métier, et elle était trop misérable pour se payer un apprentissage, même qui ne lui eût rien coûté. De quoi eût-elle vécu pendant le temps de cet apprentissage ?

Il y a une saison où les pommes manquent ; alors elle vendait des fleurs et elle quittait les Invalides pour des quartiers où l’on a de l’argent à dépenser aux superfluités du luxe. Un jour qu’elle se tenait au coin du pont de l’Alma et du Cours-la-Reine, avec un éventaire chargé de violettes pendu à son cou, un phaéton s’arrêta devant elle, et un jeune homme lui demanda un bouquet de deux sous. Elle le présenta, le jeune homme la regarda longuement et, lui ayant donné les deux sous, il continua son chemin : elle le suivit des yeux jusqu’au moment où il disparut dans la confusion des voitures.

Elle le connaissait bien, ce jeune homme, pour le voir souvent passer : c’était le duc de Carami, célèbre alors par sa grande existence, ses pertes au jeu, ses chevaux, ses maîtresses et ses folies toutes marquées au coin de l’originalité.

Le lendemain, Hortense se trouvait à la même place, quand le duc s’arrêta devant elle ; mais cette fois il descendit de voiture, et, au grand ébahissement des gens qui passaient, il resta à causer avec elle pendant un grand quart d’heure, lui demandant qui elle était et bien surpris de ses réponses.

Il revint le lendemain encore, puis le surlendemain, puis pendant toute la semaine, chaque jour à la même heure, et quinze jours après il installait Hortense, la pauvre petite fille de la vallée de Montmorency, dans un hôtel de la rue François Ier, qui coûtait dix mille francs de loyer ; elle qui, quelques jours auparavant, n’avait aux pieds que des savates ou des sabots, elle trouvait six chevaux dans son écurie.

C’est depuis ce jour qu’Hortense, en quelque saison que ce fût, a toujours eu un bouquet de violettes près d’elle, — souvenir des fleurs qu’elle vendait sur le Cours-la-Reine.

Disant cela, Cara regarda le bouquet placé sur la table où, quelques instants auparavant Léon était accoudé ; puis elle continua :

— Ne blâmez pas la pauvre fille de s’être ainsi jetée dans les bras du duc, elle n’a pas réfléchi si elle se vendait ou si elle se donnait ; elle était fascinée, éblouie par ce beau jeune homme, qu’elle adorait et qui l’aimait. Car il l’aimait passionnément, et la meilleure preuve en est dans ce nom de Cara qu’il lui donna et qu’elle a depuis porté.

Elle s’arrêta avec une sorte de confusion, puis se mettant à sourire :

— santais voulu garder la forme impersonnelle dans mon récit, dit-elle, mais, bien que je me sois coupée nous la reprendrons si vous le permettez.— Je ne puis pas te faire duchesse ni te donner mon nom, lui dit-il, mais je veux t’en donner une part, et désormais tu t’appelleras Cara. Ils s’aimèrent pendant quatre ans. Et ce fut ainsi qu’Hortense devint à la mode. Était-il possible qu’il en fût autrement pour la maîtresse d’un homme comme le duc, sur qui tout Paris avait les yeux ? Le duc, vous devez le savoir, était poitrinaire, et la vie à outrance qu’il menait ruinait sa faible santé. Les choses en vinrent à ce point qu’on lui ordonna le séjour de Madère. Hortense l’y accompagna. Il s’y ennuya et voulut revenir. En bateau, il mourut dans les bras de celle qu’il aimait ; et ce fut son cadavre qu’elle ramena à Paris.

Elle s’arrêta, la voix voilée par l’émotion ; mais après quelques minutes elle continua :

— Le duc par son testament lui avait laissé une grosse part de ce qui restait de sa fortune. Ce testament fut attaqué par la duchesse de Carami, remariée à cinquante-trois ans avec un jeune homme de trente ans, et il fut cassé par la justice pour captation. Vous avez dû entendre parler de ce procès, qui a été presque une cause célèbre, je ne vous en dirai donc rien qu’une seule chose : il avait, cela se conçoit de reste, appelé l’attention sur Hortense, et si elle avait voulu donner des successeurs au duc, elle n’aurait eu qu’à faire son choix parmi les plus ilustres et les plus riches. Mais elle voulait être fidèle au souvenir et au culte de celui qu’elle avait adoré, et dont elle se considérait comme la veuve. Cependant la misère était devant elle, car ce procès l’avait ruinée, et elle avait une peur effroyable de la misère, la peur de ceux qui sont connue dans ce qu’elle a de plus hideux. Parmi ceux qui la pressaient se trouvait un riche financier, Salzondo, cet Espagnol dont tout Paris a connu la vanité folle et les prétentions, et qui, portant perruque sur une tête nue comme un genou, se faisait chaque matin ostensiblement couper quelques mèches de sa perruque chez le coiffeur le plus en vue du boulevard, pour qu’on crût qu’il avait des cheveux. Salzondo ne demandait à sa maîtresse qu’une seule chose, qui était qu’elle fît croire et fît dire qu’il avait une maîtresse, comme ses perruques faisaient croire qu’il avait des cheveux, quand, en réalité, il n’avait pas plus de maîtresse que de cheveux. Hortense accepta ce marché, qui n’était pas bien honorable, j’en conviens, mais qui, pour elle, valait encore mieux que la misère, et pendant plusieurs années, le tout Paris dont se préoccupait tant Salzondo put croire que celui-ci avait une maîtresse. C’est là un fait bizarre, n’est-ce pas ? et cependant il est rigoureusement vrai, ces choses-là ne s’inventent pas.

Sans répondre, Léon inclina la tête par un mouvement qui pouvait passer pour un acquiescement.

— Encore un mot, continua Cara, et saurai fini. Au bout de quelques années, Hortense se lassa de ce jeu ridicule. Depuis longtemps elle aspirait à une vie régulière, sa réputation la suffoquait, et le milieu dans lequel elle brillait lui inspirait le plus profond dégoût. Elle crut avoir trouvé dans un homme intelligent, plein d’ardeur pour le travail, ambitieux, un mari qui lui donnerait dans le monde le rang dont elle ne se croyait pas tout à fait indigne. Elle sacrifia à cet homme la plus grande partie de ce qu’elle possédait ; et trop tard elle s’aperçut qu’elle s’était trompée sur lui. De toutes les blessures qui sont frappée, celle-là a été la plus douloureuse, non pas qu’elle aimât cet homme, — elle n’a jamais aimé que celui qui est mort dans ses bras ; — mais elle aimait l’honneur et la dignité de la vie, et c’était sur la main de cet homme qu’elle avait compté pour les atteindre.

Voilà l’histoire de la pauvre fille de la vallée de Montmorency. J’ai tenu à vous la dire pour que vous sachiez bien ce qu’est la femme à qui vous avez témoigné tant de bonté, non Cara, mais Hortense. »

Disant cela, elle lui tendit la main, et quand il lui eut donné la sienne, elle la serra doucement.

— Maintenant, dit-elle, j’ai dans le cœur et dans l’esprit des idées, qui m’empêcheront de penser à ces malheureux acrobates ; je vous demande donc de rentrer chez vous ; je ne veux pas vous faire passer la nuit entière.

— Mais…

— Si demain vous pensez encore à moi et si vous voulez bien venir savoir quel a été l’effet de vos bons soins, je serai ici toute la journée.

— À demain alors.

V

Lorsque la porte du vestibule se fut refermée avec un petit bruit sec, et qu’il fut dès lors bien certain que Léon sorti ne pouvait pas rentrer, Cara glissa vivement à bas de son lit, et, en chemise comme une femme qui ne craint pas le froid, elle se dirigea, une bougie à la main, vers sa cuisine.

Elle ne tremblait plus : et elle marchait résolument sans ces hésitations qui l’avaient obligée à s’appuyer sur le bras de Léon.

Ayant posé sa bougie sur une table, elle se mit à fureter dans les armoires de la cuisine, ne trouvant pas sans doute ce qu’elle cherchait.

Enfin dans l’une elle prit une bouteille ou plus justement un litre à moitié rempli d’un gros vin noirâtre, et dans l’autre un croûton de pain qui, placé un peu brusquement sur la table, sonna comme un caillou tant il était dur et sec.

Mais elle ne parut pas s’en inquiéter autrement, et prenant un couteau de cuisine, elle parvint à en couper ou plutôt à en casser un morceau. Alors, versant son vin noir dans un verre, elle s’assit sur le coin de la table une jambe ballante, et elle trempa son morceau de pain dans ce vin.

Évidemment le tisseul quelle avait bu lui avait creusé l’estomac ou lui avait affadi le cœur, et elle avait besoin de se réconforter ; les infusions calmantes n’étaient pas le remède qui lui convenait présentement.

Après ce frugal souper, elle regagna sa chambre ; mais, avant de se coucher, elle atteignit un réveil-matin, dont elle plaça l’aiguille sur huit heures ; puis, après l’avoir remonté, elle se mit au lit et, dix minutes après, elle dormait d’un profond sommeil, dont le calme et l’innocence étaient attestés par la régularité de la respiration.

Elle dormit ainsi jusqu’au moment où partit la sonnerie du réveil ; alors, sans se frotter les yeux, sans s’étirer les bras, elle sauta à bas de son lit comme une femme de résolution ou d’humeur facile.

En un tour de main elle fut habillée, chaussée, coiffée, et elle sortit.

Arrivée rue du Helder, elle monta au second étage d’une maison de bonne apparence et sonna ; un domestique en tablier blanc vint lui ouvrir.

— Monsieur Riolle.

— Mais monsieur n’est pas visible.

— Il n’est pas seul ?

— Oh ! madame peut-elle penser ? monsieur travaille…

— Alors, c’est bien ; j’entre.

Et, sans se laisser barrer la passage, elle se dirigea par un étroit et sombre passage vers une petite porte qu’on ne pouvait trouver que quand on la connaissait bien.

Elle la poussa et se trouva dans un cabinet de travail encombré de livres et de paperasses éparpillées partout sur le tapis et sur les meubles. Devant un bureau, un homme d’une quarantaine d’années, à la figure rasée, vêtu d’une robe de chambre qui avait tout l’air d’une robe de moine, travaillait la tête enfoncée dans ses deux mains.

Au bruit de la porte, qui d’ailleurs fut bien faible, il ne se dérangea pas, et Cara put arriver jusqu’à lui, glissant sur le tapis, sans qu’il levât la tête ; sans doute il croyait que c’était son valet de chambre ; alors, se penchant sur lui, elle l’embrassa dans le cou.

Il fit un saut sur son fauteurl.

— Tiens, Cara ! s’écria-t-il.

Elle le menaça du doigt, et se mettant à rire

— Il y a donc d’autres femmes que Cara qui peuvent t’embrasser dans le cou, que tu parais surpris que ce soit elle ? Oh ! l’infâme !

— Es-tu bête !

— Merci. Mais ce n’est pas pour que tu te mettes en frais de compliments que je suis venue te déranger si matin.

— Tu viens me demander un conseil ?

— Tu as deviné, avocat perspicace et malin.

— Il s’agit d’une question de doctrine ou d’une question de fait ?

— D’une question de personne.

— C’est plus délicat alors.

— Pas pour toi, qui connais ton Paris financier et commercial sur le bout du doigt et qui devrais faire partie du conseil d’escompte de la Banque de France.

— Tu me flattes ; c’est donc bien grave ?

— Très-grave. Que penses-tu de la maison Haupois-Daguillon ?

— Ah bah ! est-ce que le fils ?…

— Je te demande ce que tu penses de la maison Haupois-Daguillon.

— Excellente ; fortune considérable et solidement établie, à l’abri de tous revers, et j’ajoute, si cela peut t’intéresser, honorabilité parfaite.

— Ce ne sont pas des phrases de palais que je te demande ; que vaut-elle ? Voilà tout.

— Huit, dix millions.

— Au plus ou au moins ?

— Au moins ; mais tu comprends qu’il est difficile de préciser.

— Ton à peu près suffit. Deux enfants, n’est-ce pas ?

— Un fils et une fille ; celle-ci a épousé le baron Valentin.

— Un imbécile orgueilleux et avaricieux, mais cela importe peu. Quelle sont les relations du père et du fils ? Le père est-il un homme dur, un vrai commerçant ?

— Je n’en sais rien ; mais on dit que c’est la mère qui est la tête de la maison.

— Mauvaise affaire !

— Pourquoi ?

— Parce que les femmes de commerce n’ont pas le cœur sensible généralement. Sais-tu si le fils est associé ou intéressé dans la maison, et s’il a la signature ?

— Je suis obligé de te répondre que je n’en sais rien, je n’ai pas de relation dans la maison.

Elle se renversa dans son fauteurl ; et jetant sa jambe gauche par-dessus sa jambe droite en haussant les épaules :

— Comme on se fait sur les gens des idées que la réalité démolit, dit-elle. Ainsi te voilà, toi : tu es assurément un des hommes d’affaires les plus habiles de Paris, ta vie le prouve, car après avoir commencé par être l’avocat des actrices, des cocottes et des comtesses du demi-monde, ce qui personnellement avait des agréments, mais ce qui pécuniairement ne valait rien, tu es devenu l’avocat, c’est-à-dire, le conseil des gens de la finance et de la spéculation ; au lieu de plaider simplement pour eux comme tes confrères, tu as fait leurs affaires, tu as été les arranger à Constantinople, à Vienne, à Londres, partout ; il paraît que cela n’est pas permis dans votre corporation ; tu t’es moqué de ce qui était défendu ou permis, tu as été récompensé de ton courage par la fortune, la grosse fortune que tu es en train d’acquérir. Aujourd’hui, quand on parle de Riolle à quelqu’un, on vous répond invariablement : « C’est un malin ». Tu as la réputation de connaître ton Paris comme pas un. Eh bien, je viens à toi, et tu me réponds que tu ne peux pas me répondre !

Riolle se mit à rire de son rire chafouin en ouvrant largement ses lèvres minces, ce qui découvrit ses dents pointues comme celles d’un chat.

— Que tu es bien femme, dit-il, une idée te passe par la cervelle et tout de suite il faut qu’on la satisfasse ; que ne m’as-tu dit hier qu’il te fallait des renseignements précis sur la maison Haupois-Daguillon, tu les aurais aujourd’hui.

— Hier, je n’y pensais pas.

— Eh bien, donne-moi jusqu’à ce soir et je te promets de te les porter précis et circonstanciés, tels que tu les veux en un mot.

— Ce soir c’est impossible.

— Tu es cruelle.

— J’aime mieux venir les chercher demain matin.

— Eh bien, soit.

— Alors, adieu, à demain.

— Déjà !

— Il faut que je passe chez Horton.

— Tu es malade ?

— Non, j’ai seulement besoin d’une ordonnance.

Et elle s’en alla chez son médecin, auquel elle raconta ce qui lui était arrivé la veille, et qui lui écrivit l’ordonnance qu’elle désirait, — c’est-à-dire insignifante ; puis, avant de rentrer, elle envoya une dépêche à ses gens à Saint-Germain, pour leur dire de revenir à Paris.

Toutes ces précautions prises, elle fit une gracieuse toilette de malade, coiffure aussi simple que possible, peignoir en mousseline blanche, et, s’installant dans sa chambre avec une fiole et une tasse près d’elle, elle attendit la visité de Léon.

Elle l’attendit toute la journée, et elle se demandait s’il ne viendrait pas, — ce qui, à vrai dire, l’étonnait prodigieusement, — lorsqu’à neuf heures du soiril arriva. Elle avait donné des instructions pour qu’on le reçût et qu’on ne reçût que lui.

Il trouva dans le vestibule une femme de chambre pour le recevoir, lui prendre des mains son pardessus et le conduire près de Cara. L’appartement n’avait plus le même aspect que la veille, le salon était éclairé et les housses qui recouvraient les meubles avaient été enlevées. Cependant ce n’était pas dans ce salon que se tenait Cara ; elle était dans la chambre où il avait passé une partie de la nuit précédente, allongée sur une chaise longue, pâle et dolente.

— Comme vous êtes bon d’avoir pensé à moi, dit-elle en lui tendant la main, et que c’est généreux à vous de venir faire visité à une malade chagrine et désagréable !

— Comment allez-vous ?

— Assez mal, et vous Voyez tous les remèdes qu’Horton m’ordonne ; j’ai fait venir mes domestiques ; il ne veut pas que je quitte Paris.

— Sans faire de médecine, j’ai voulu, moi aussi, vous apporter mon remède ; en venant, j’ai passé par le cirque ; Otto n’a rien et Zabette en sera quitte pour la peur.

— Mais vous avez donc toutes les délicatesses du cœur aussi bien que de l’esprit, s’écria-t-elle d’une voix émue ; j’envie la femme que vous aimez ; comme elle doit être heureuse !

— Je n’aime personne.

— C’est impossible.

Une discussion s’engagea sur le point de savoir qui il aimait.

Tandis qu’elle suivait son cours plus ou moins légèrement, plus ou moins spirituellement, dans la chambre de Cara, une autre d’un genre tout différent prenait naissance dans le vestibule.

Peu de temps après l’arrivée de Léon, le timbre avait retenti, et un homme à mine rébarbative s’était présenté : c’était un créancier, susurier Carbans, que Louise, la femme de chambre, ne connaissait que trop bien.

— Je veux voir votre maîtresse, dit-il, je sais qu’elle est revenue ; en passant j’ai aperçu les fenêtres éclairées et je suis monté.

À cela Louise répondit que sa maîtresse ne pouvait recevoir ; mais Carbans n’était pas homme à se laisser ainsi éconduire ; il connaissait la manière d’arriver auprès des débiteurs les plus récalcitrants.

— Votre maîtresse se fiche de moi ; je veux la voir et lui dire que si demain je n’ai pas un fort à-compte, je la poursuis à outrance et la fais vendre.

— Je le dirai à madame.

— Non pas vous, mais moi en face ; ça la touchera et la fera se remuer.

Il avait élevé la voix et il commençait à crier fort lorsque Louise, qui était une fine mouche et qui connaissait toutes les roueries de son métier, se posa le doigt sur les lèvres, en faisant signe à Carbans qu’il ne fallait pas parler si haut :

— Vous pensez bien que si je ne vous introduis pas auprès de madame, c’est que quelqu’un est avec elle.

— Eh bien, tant mieux ; si c’est un quelqu’un sérieux, il s’attendrira.

— S’il est sérieux, tenez, jugez-en vous-même.

Et, allant au pardessus de Léon, elle prit dans la poche de côté un petit carnet, dont on voyait le coin en argent se détacher sur le noir du drap ; puis l’ouvrant et tirant une carte qu’elle présenta à Carbans :

— Trouvez-vous ce nom-là sérieux ? dit-elle.

— Bigre ! sit-il en souriant, mes compliments à votre maîtresse.

Puis tout à coup se ravisant :

— Mais alors pourquoi ne paye-t-il pas ?

— Parce que ça ne fait que commencer.

— Et si ça ne dure pas ?

— Le meilleur moyen que ça ne dure pas, c’est de l’effrayer dès le début ; si cela vous paraît adroit, entrez, je me retire de devant la porte.

— Je repasserai dans huit jours, ma mignonne, non plus pour un à-compte, mais pour les 27, 500 francs qui me sont dus, capital, intérêts et frais ; et il faudra me payer, ou bien le lendemain je commence la danse… à boulet rouge. Dites bien cela à votre charmante maîtresse. Huit jours, pas une heure de plus ; et c’est bien assez pour elle.

VI

Léon ne se contenta pas de cette seule visité à Cara ; après la première il en fit une seconde, après la seconde une troisième.

N’étaient-elles pas justifiées par l’état maladif dans lequel elle se trouvait ; cette chute lui avait réellement causé une violente émotion, et cela était après tout bien naturel.

Et puis pourquoi n’aurait-il pas été sincère avec lui-même ? il avait plaisir à la voir ; elle ressemblait si peu aux femmes qu’il avait connues jusqu’à ce jour.

Discrète, intelligente, instruite, causant de tout avec à-propos et mesure, intarissable sans bavardages futiles, ayant beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup retenu, jugeant bien les hommes et les choses d’une façon amusante, avec malice sans méchanceté, délicate dans ses goûts, distinguée dans ses manières, c’était, à ses yeux, une vraie femme du monde avec laquelle on aurait la liberté de tout dire et de tout risquer, à la seule condition d’y mettre un certain tour. Avec cela mieux que jolie, et faite de la tête aux pieds pour provoquer le désir, mais en le contenant par un air de décence et un charme naturel qui étaient un aiguillon de plus et non des moins forts.

Chaque fois que Léon la quittait, elle lui disait à demain, et le lendemain il revenait ; le premier jour, il était arrivé à neuf heures, le second à huit heures et demie, le troisième à six heures, le quatrième à cinq heures, et, après deux heures de conversation qui avaient passé sans qu’il eût conscience du temps, il était resté à dîner avec elle, sans façon, en ami, pour continuer leur entretien, et ce jour-là il ne s’était retiré qu’à deux heures du matin. Et alors, marchant par les rues désertes et silencieuses, il s’était dit très-franchement qu’il éprouvait plus, beaucoup plus que du plaisir à la voir.

Depuis la disparition de Madeleine, il avait vécu fort mélancoliquement, ne s’intéressant à rien, et portant partout un ennui insupportable aussi bien à lui-même qu’aux autres.

Et voilà que pour la première fois depuis cette époque il retrouvait de l’entrain, de la bonne humeur ; voilà que pour la première fois le temps passait sans qu’il comptât les heures en bâillant.

Qui avait opéré ce miracle ?

Cara.

Pourquoi ne pousserait-il pas les choses plus loin ? Elles avaient été pour lui si vides ces journées, si longues, si pénibles, qu’il avait vraiment peur d’en reprendre le cours, ce qui arriverait infailliblement s’il se refusait à ce que Cara les remplît, comme depuis quelques jours elle les remplissait.

En réalité, le sentiment qu’il avait éprouvé et qu’il éprouvait toujours pour Madeleine, aussi vif, aussi tendre, n’était point de ceux qui commandent la fidélité. Cara ferait-elle qu’il gardât ce souvenir moins vivace ou moins charmant ? Il ne le croyait point. Ah ! s’il avait dû revoir Madeleine dans un temps déterminé, la situation serait bien différente ; mais la reverrait-il, jamais ? De même, cette situation serait toute différente, si elle l’avait aimé, comme elle le serait aussi s’il lui avait avoué son amour et si tous deux avaient échangé un engagement, une promesse, ou tout simplement une espérance. Mais non, les choses entre eux ne s’étaient point passées de cette manière ; il n’y avait eu rien de précis ; et il était très-possible que Madeleine ne se doutât même pas de l’amour qu’elle avait inspiré. Alors, s’ils se revoyaient jamais, ce qui était au moins problématique, dans quelles dispositions Madeleine serait-elle à son égard ? N’aimerait-elle pas ? Ne serait-elle pas mariée ? Qui pourrait lui en faire un reproche ? Pas lui assurément, puisqu’il ne lui avait jamais dit qu’il l’aimait et qu’il voulait la prendre pour femme.

Raisonnant ainsi, il était arrivé devant sa porte ; mais, au lieu d’entrer, il continua son chemin sous les arcades sonores de la rue de Rivoli. Paris endormi était désert, et de loin en loin seulement on rencontrait deux sergents de ville qui faisaient leur ronde, silencieux comme des ombres et rasant les murs sur lesquels leurs silhouettes se détachaient en noir.

Il était arrivé au bout des arcades, il revint vers sa maison, mais en prenant par la colonnade du Louvre et par les quais ; il avait besoin de marcher et de respirer l’air frais de la rivière.

Quel danger une pareille liaison avec Cara pouvait-elle avoir ? Aucun. Au moins il n’en voyait pas, car si séduisante que fût Cara, ce n’était pas une femme qui pouvait prendre une trop grande place dans sa vie ; — malgré toutes ses qualités, et il les voyait nombreuses elle ne serait toujours et ne pourrait être jamais que Cara.

Cara, oui ; mais Cara charmante avec ce sourire, avec ces yeux profonds qu’il ne pouvait plus oublier depuis qu’ils s’étaient plongés dans les siens.

Et à cette pensée, malgré la fraîcheur du matin et le brouillard de la rivière qui le pénétraient, une bouffée de chaleur lui monta à la tête et son cœur battit plus vite.

Si l’heure n’avait pas été si avancée, il serait retourné chez elle ; mais déjà l’aube blanchissait les toits du Palais-Bourbon, et dans les tilleuls de la terrasse du bord de l’eau on entendait des petits cris d’oiseaux ; ce n’était vraiment pas le moment d’aller sonner à la porte d’une femme endormie depuis deux heures déjà.

Il se dirigea vers la gare de l’Ouest ; là il prit une voiture et se fit conduire au bois de Boulogne en disant au cocher de le promener n’importe où dans les allées du bois.

À neuf heures seulement, il se fit ramener à Paris, boulevard Malesherbes.

Cara n’était pas encore levée bien entendu, mais Louise ne fit aucune difficulté pour aller la réveiller et lui dire que M. Léon Haupois-Daguillon l’attendait dans le salon.

Moins de deux minutes après son entrée Cara le rejoignait, vêtue d’un simple peignoir :

— Eh bien ! s’écria-t-elle d’une vois tremblante, que se passe-t-il donc ?

Mais il lui montra un visage souriant.

Alors elle le regarda curieusement de la tête aux pieds, ne comprenant rien au désordre de sa toilette et à la poussière qui couvrait ses bottines.

— D’où venez-vous donc ? demanda-t-elle.

— Du bois de Boulogne, où j’ai passé la nuit.

— Ah ! mon Dieu !

— Rassurez-vous, il s’agissait seulement d’un examen de conscience, — de la mienne, que j’ai fait sérieusement dans le recueillement et le silence.

— Vous ne me rassurez pas du tout.

— C’est la conclusion de cet examen que je viens vous communiquer si vous voulez bien m’entendre.

Et, la prenant par la main, il la fit asseoir près de lui, devant lui :

— Vous êtes trop fine, dit-il, pour n’avoir pas remarqué que je suis parti d’ici hier soirfort troublé, profondément ému : ce trouble et cette émotion étaient causés par un sentiment qui a pris naissance dans mon cœur. Avant de m’abandonner à ce sentiment, j’ai voulu sonder sa profondeur et éprouver quelle était sa solidité ; voilà pourquoi j’ai passé la nuit à marcher en m’interrogeant, et ça été seulement quand j’ai été fixé, bien fixé, que je me suis décidé à venir vous voir si matin pour vous dire… que je vous aime.

Il lui tendit la main ; mais Cara, au lieu de lui donner la sienne, la porta à son cœur comme si elle venait d’y ressentir une douleur ; en même temps, elle regarda Léon avec un sourire plein de tristesse :

— J’aurais tant voulu être Hortense pour vous ! dit-elle après un moment de silence, et n’être que Hortense ; mais, hélas ! il paraît que cela était impossible, même pour un homme délicat tel que vous, puisque c’est à Cara que vous venez de parler.

— Mais je vous jure…

Elle ne le laissa pas continuer.

— Je ne vous adresse pas de reproches, mon ami ; combien d’autres à votre place seraient venus à moi et m’auraient dit : « Vous me plaisez, Cara ; combien me demandez-vous par mois pour être ma maîtresse ? » Vous êtes trop galant homme pour tenir un pareil langage ; vous m’avez parlé d’un sentiment né dans votre cœur, et vous m’avez dit que vous m’aimiez. Je suis touchée de vos paroles ; mais, pour être franche, je dois dire que j’en suis peinée aussi. Il me semble que l’amour ne naît point ainsi et ne s’affirme pas si vite : le goût peut-être, le caprice peut-être aussi, mais non, à coup sûr, un sentiment sérieux.

De nouveau elle le regarda longuement avec cette expression de tristesse dont il avait déjà été frappé.

— Ne croyez pas au moins que je repousse cet amour, dit-elle, ou que je le dédaigne. J’en suis vivement touchée au contraire, j’en suis fière, car je ressens pour vous autant de sympathie que d’estime. Mais, depuis le peu de temps que je vous connais, ce sont ces sentiments seuls qui sont nés en moi. D’autres naîtront-ils plus tard ? Je ne sais : cela est possible puisque mon cœur est libre, et que de tous les hommes que je connais vous êtes celui vers qui je me sens la plus tendrement attirée. Mais l’heure n’a pas sonné de mettre ma main dans la vôtre, et j’espère que vous m’estimez trop pour me croire capable de dicter à mes lèvres un langage qui ne viendrait pas de mon cœur. À ma place, une coquette vous dirait peut-être qu’elle ne veut pas que vous lui parliez de votre amour. Moi, qui ne suis ni coquette ni prude, je vous dis, au contraire, parlez m’en souvent, parlez m’en toujours.

Puis, s’interrompant pour lui tendre les deux mains :

— Et j’ajoute : faites-vous aimer.

VII

Contrairement à ce qui se voit le plus souvent dans le monde auquel Cara appartenait, Louise, la femme de chambre de celle-ci, était laide et d’une laideur repoussante qui inspirait la répulsion ou la pitié, selon qu’on était dur ou compatissant aux infortunes d’autrui.

Si Cara avait pris et conservait chez elle une pauvre fille que la petite vérole avait défigurée, ce n’était point par un sentiment de prudente jalousie ou pour avoir à ses côtés un repoussoir donnant toute sa valeur à son teint blanc, velouté, vraiment superbe, qui pour le grain de la peau (la pâte comme diraient les peintres), rappelait les pétales du camellia. Elle n’avait pas de ces petitesses et de ces précautions, sachant bien ce qu’elle était, et connaissant sa puissance mieux que personne pour l’avoir mainte fois exercée et éprouvée jusqu’à l’extrême.

Si elle avait accepté pour femme de chambre cette fille laide, ça avait été par pitié, par sentiment familial et aussi par intérêt. Louise en effet était sa cousine et elles avaient été élevées ensemble ; mais tandis qu’Hortense se rendait à Paris pour y devenir Cara, Louise restait dans son village pour y travailler et y gagner honnêtement sa vie comme couturière. Par malheur, au moment où Louise allait se marier avec un garçon qu’elle aimait depuis quatre ans, elle avait eu la petite vérole qui l’avait si bien défigurée, que lorsqu’elle avait été guérie, son fiancé n’avait plus voulu d’elle et qu’il avait épousé une autre jeune fille, bien que celle qu’il abandonnait fût enceinte de cinq mois. Louise avait alors quitté son village, où elle était devenue un objet de risée et de moquerie pour tous, et elle était arrivée auprès de sa cousine Hortense, à ce moment maîtresse en titre du duc de Carami, — c’est-à-dire une puissance.

Si la misère et les hontes des années de jeunesse avaient trempé le cœur de Cara pour le durcir comme l’acier, elles ne l’avaient pas pourtant fermé aux sentiments de la famille : Louise était sa camarade, son amie d’enfance ; pour cela elle l’avait accueillie, lui avait fait apprendre à coiffer, à habiller, à servir à table, et après avoir payé ses couches et envoyé son enfant en nourrice en se chargeant de toutes les dépenses, elle l’avait prise pour femme de chambre.

Femme de chambre devant les étrangers, attentive, polie et respectueuse, Louise redevenait la camarade d’enfance et l’amie, lorsqu’elle était en tête à tête avec sa maîtresse, en réalité sa cousine, et une amie dévouée, une sorte d’associée qui avait son franc-parler pour conseiller, blâmer ou approuver librement, sans ménagements, comme si elle soutenait ses propres intérêts.

Cependant il était rare qu’elle en usât pour interroger Cara ou pour aller au-devant des intentions de celle-ci, et presque toujours, elle se contentait de répondre à ce qu’on lui demandait, ne prenant directement la parole que lorsque des circonstances graves l’exigeaient.

Les menaces de Carbans lui parurent de nature à légitimer une intervention énergique. Bien entendu, elle avait raconté à Cara la visité de l’usurier, puis elle avait raconté aussi comment elle avait pu le renvoyer, grâce au bienheureux pardessus de Léon, et naturellement elle avait cru que les 27,500 francs seraient versés avant le délai de huit jours fixé comme date fatale ; mais, à son grand étonnement, elle avait vu les choses suivre une marche qui n’indiquait nullement que le versement de ces 27,500 francs dût se faire prochainement.

Et comme elle considérait qu’il y avait urgence, elle se décida à intervenir la veille du jour où Carbans devait se présenter, prêt à tirer à boulet rouge, suivant son expression, s’il n’était pas payé. Pour cela elle attendit le départ de Léon, et comme il s’en alla à deux heures du matin, exactement comme il s’en allait tous les soirs elle aborda l’entretien en aidant Cara à se déshabiller.

— Tu sais que Carbans doit revenir demain soir dit-elle.

— Je ne l’ai pas oublié.

— Tu as des fonds ?

— Pas le premier sou.

— Mais alors ?

— Alors il sera payé.

— Avec quoi ? par qui ?

— Avec quoi ? Avec de l’argent ou avec des lettres de change, je ne puis préciser. Par qui ? Par M. Léon Haupois-Daguillon qui sort d’ici.

— Alors il paye d’avance, M. Léon Haupois-Daguillon ?

— Parbleu ! M. Léon Haupois est d’une espèce particulière, l’espèce sentimentale ; le sentiment, c’est le grand ressort qui chez lui met toute la machine en mouvement. Et vois-tu, ma bonne Louise, pour conduire les gens, il n’y a qu’à chercher et à trouver leur grand ressort ; une fois qu’on les tient par là, on les manœuvre comme on veut.— Ne me tire pas les cheveux.— Si j’avais brusqué les choses de telle sorte que Léon, mon amant depuis deux ou trois jours seulement, eût dû payer 27, 500 francs à Carbans, il eût très-probablement été blessé, et il eût très-bien pu se dire que je ne l’avais accepté que pour battre monnaie sur son amour ; — de là, réflexion, déception, humiliation et finalement séparation dans un temps plus ou moins rapproché. Or, cette séparation je n’en veux pas.

— Mais Carbans ?

— Carbans viendra demain à neuf heures, Léon sera avec moi ; tu défendras ma porte de manière à ce que Carbans exaspéré te mette de côté, et entre quand même. Carbans est d’ordinaire brutal, et quand la colère l’emporte il l’est encore beaucoup plus. Il me réclamera son argent grossièrement en me reprochant de ne pas avoir usé du délai qu’il m’avait donné pour me procurer les fonds. Alors, si Léon est l’homme que je crois, et je suis certaine qu’il l’est, il interviendra, et Carbans s’en ira avec la promesse d’être payé le lendemain par l’héritier de la maison Haupois-Daguillon, ce qui, pour lui, vaudra de l’argent. Quel sera le résultat de cette scène due au hasard seul ? Ce sera de prouver à Léon que je ne suis pas une femme d’argent, et que, même sous le coup de poursuites qui me menacent d’être chassée d’ici, je ne cède pas à l’intérêt. D’un autre côté, il sera heureux et fier, n’étant pas mon amant, de m’avoir donné cette marque de son amour. Enfin je pourrai être touchée de cette marque d’amour et l’en récompenser, ce qui simplifiera et ennoblira le dénoûment. Sois tranquille, nous sommes dans une bonne voie, et la situation va changer.

— Il était temps.

— Il n’était pas trop tard, tu vois. Pour commencer nos changements, qui iront du haut en bas de l’échelle, tu renverras demain Françoise ; elle nous a fait l’autre jour un dîner que Léon a trouvé exécrable, et comme il mangera ici souvent, je veux que ce soit avec plaisir. Tu auras soin de me choisir un vrai cordon bleu, Léon est sensible aux satisfactions que donne la table. J’étudierai son goût ; il me faut quelqu’un qui soit en état non-seulement de le contenter, mais, ce qui est autrement important, de lui donner des idées. Tu payeras à Françoise ses huit jours.

— Sois tranquille, je n’aurai pas de peine à la renvoyer, elle ne demande que cela.

— De quoi se plaint-elle ?

— De tout, du vin qu’on prend à mesure et au litre, du charbon qu’on achète au sac plombé, mais principalement de la viande que tu veux qu’on aille chercher à la Halle en ne prenant que celle de basse qualité.

— Il faudrait la nourrir avec des morceaux de choix peut-être ; moi j’ai dîné pendant trois ans avec les restes que j’achetais aux garçons de salle des Invalides pour deux sous.

— Elle aurait voulu gagner sur tout ; l’autre jour je l’entendais dire à la concierge : « Il n’y a rien à faire ici, madame est trop bonne pour sa famille, elle veut qu’on lui donne les restes. »

— Pardi ; et ni mon oncle ni ma tante ne font les difficiles, ils ne se plaignent pas que la viande est de basse qualité. Tu me débarrasseras donc de Françoise.

— Celle qui la remplacera sera peut-être aussi difficile qu’elle ; une cuisinière économe ne se trouve pas du premier coup.

— On ne fera plus d’économie, sans rien gaspiller on prendra le meilleur ; tu veilleras à cela. Mais assez pour aujourd’hui, il se fait tard.

Et Cara se mit au lit.

Le lendemains, Carbans, ainsi qu’elle l’avait prévu, arriva pendant qu’elle était en tête en tête avec Léon, et, comme elle l’avait prévu aussi, exaspéré par Louise il força la porte du salon où il entra la menace à la bouche.

Cara courut au devant de lui pour lui imposer silence, mais en quelques paroles il dit tout ce qu’il avait à dire : on lui devait 27, 500 francs, il les voulait, et puisque le délai de huit jours qu’il avait accordé n’avait servi à rien, il allait commencer des poursuites vigoureuses.

Ce fut alors à Léon de se lever et d’intervenir.

En cela encore Cara ne s’était pas trompée dans ses prévisions.

— Monsieur, je voudrais avoir deux minutes d’entretien avec vous, dit Léon.

— À qui ai-je l’honneur de parler ?

— Haupois-Daguillon.

Carbans, qui ne saluait guère, s’inclina tout bas.

— Je suis à vos ordres.

Mais Cara à son tour se mit entre eux, et tirant Léon par la main, elle l’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre :

— Je vous en prie, dit-elle d’une voix suppliante, ne vous mêlez pas de cela ; n’ajoutez pas la honte à mes regrets.

— C’est moi qui suis honteux que vous m’ayez si mal jugé ; si vous avez un peu d’amitié pour moi ; un peu d’estime, laissez-moi seul un moment avec cet homme.

— Mais…

— Je vous en prie.

Il fallut bien qu’elle cédât et qu’elle se retirât dans sa chambre.

Alors Léon revint vers Carbans qui avait abandonné son attitude provoquante et insolente pour en prendre une plus convenable, et surtout beaucoup plus conciliante.

— Monsieur, dit Léon, j’ai l’honneur d’être faim de la personne que vous venez de menacer, je ne puis donc pas souffrir que ces menaces soient mises à exécution ; si les 27, 500 francs que vous réclamez sont dus légitimement, je vous payerai demain ; voulez-vous attendre jusqu’à demain et d’ici là, vous contenter de mon engagement, de ma parole ?

— Votre engagement suffit, monsieur, je vous attendrai demain jusqu’à six heures.

Et, sans en dire davantage, il déposa sa carte sur le coin de la table, qui se trouvait à portée de sa main.

Cependant ce ne fût que le surlendemain que Léon paya ces 27, 500 francs, car il ne les avait pas et il fallut qu’il se les procurât, ce qui était assez embarrassant pour un homme qui, comme lui, n’avait pas des relations avec ceux qui prêtent ordinairement aux jeunes gens.

Heureusement, Cara lui vint en aide, elle connaissait un ancien cocher nommé Rouspineau, pour le moment marchand de fourrage rue de Suresnes et propriétaire de quelques chevaux de courses, qui procurait de l’argent, sans prélever de trop grosses commissions ni de trop gros intérêts, aux gens du monde riches et bien établis qui se trouvaient par hasard gênés.

Si Rouspineau avait eu les sommes qu’on lui demandait, il les aurait prêtées à 6 pour 100 seulement à M. Haupois-Daguillon puisqu’il n’y avait pas de risques à courir, mais il ne les avait pas, ces sommes, et l’argent était bien dur et bien difficile à trouver.

Bref, contre six billets s’élevant au chiffre total de 60, 000 francs, il put prêter à Léon une somme de 50, 000 francs, et encore fût-ce seulement pour entrer en affaire, car il y perdait. Bien entendu, sa perte eût été difficile à prouver, cependant son bénéfice n’était pas aussi gros qu’on pouvait le croire au premier abord, car il avait été obligé de prélever dessus une somme de 2, 000 francs offerte à Cara pour la remercier de lui avoir procuré la connaissance de M. Haupois-Daguillon, qui, il fallait l’espérer, pourrait devenir avantageuse.

Sur les 50, 000 francs qu’il reçut, Léon paya les 27, 500 francs dus à Carbans, offrit à Cara une parure et garda 12, 000 francs pour ses dépenses courantes qui naturellement allaient être un peu plus fortes que par le passé.

VIII

Une femme en vue comme l’était Cara ne prend pas un amant sans que cela devienne un sujet de conversation dans un certain monde, et même sans que quelques journaux, qui ont un public pour ces sortes d’histoires, en fassent ce qu’ils appellent une indistrétion.

Bientôt tout Paris, le tout Paris qui s’intéresse à ces cantans, sut que Léon Haupois-Daguillon (— Le fils du bijoutier de la rue Royale ? — Lui-même.) était l’amant de Cara (— Celle qui a été la maîtresse du duc de Carami ? — Elle-même.) ; et alors, pendant quelques jours, cela devint un sujet de conversation.

— Il était temps.

Comme cela arrive presque toujours, la dernière personne qui apprit la liaison de Cara et de Léon fut celle qui avait le plus grand intérêt à la connaître, — c’est-à-dire « le papa ».

Il est vrai que M. Haupois-Daguillon s’occupait fort peu de ce qui se passait dans le monde des cocottes, qu’il appelait « des lorettes ou des courtisanes ». Bel homme et gâté en sa jeunesse par des succès qui s’étaient continués jusque dans son âge mûr, il n’avait jamais compris qu’on se commît avec des femmes « qui font marchandise de leur amour ». À quoi bon, quand il est si facile de faire autrement.

Cependant le bruit fut tel qu’il arriva un jour à ses oreilles ; alors il voulut tout naturellement savoir s’il était fondé, et comme il lui était difficile d’interroger celui qui pouvait lui faire la réponse la plus précise, c’est-à-dire Léon, il s’en expliqua avec son ami Byasson, qui devait avoir des renseignements à ce sujet.

En effet, bien que Byasson n’eût pas de relations dans le monde de Cara, il savait à peu près ce qui s’y passait, comme il savait ce qui se passait dans d’autres mondes, auxquels il n’appartenait pas plus qu’à celui des cocottes, simplement en qualité de curieux qui veut être informé de ce qui se dit et se fait autour de lui. Cette curiosité, il ne l’appliquait pas seulement aux bavardages de la chronique parisienne plus ou moins scandaleuse, mais il la portait encore sur les sujets d’un ordre tout autre, sur tout ce qui touchait à la littérature, à la peinture, à la musique. Bien qu’il ne fût qu’un commerçant, il ne laissait pas paraître un livre nouveau un peu important sans le lire, et sans se faire lui-même, — et l’un des premiers, — une opinion à son sujet dont rien plus tard ne le faisait démordre, pas plus l’éloge que le blâme. Dans tous les bureaux de location des théâtres de Paris, son nom était inscrit pour qu’on lui réserva un fauteurl d’orchestre aux premières représensations, et pour savoir s’il devait rire, pleurer ou applaudir, il n’attendait pas que le visage des critiques influents, en ce jour-là sérieux et réservés comme des augures qui croient à leur sacerdoce, lui eût révélé leurs sentiments. Avant que le Salon de peinture s’ouvrit, il connaissait les œuvres principales qui devaient y figurer ; il avait été les voir dans les ateliers, il avait causé avec les artistes, et pour elles aussi, il ne recevait pas son opinion toute faite des journaux ou des gens du métier. Toutes les fois qu’une vente intéressante avait lieu à l’hôtel des commissaires-priseurs, il recevait un des premiers catalogues tirés, et s’il n’assistait point à toutes les vacations, il traversait au moins toutes les expositions qui méritaient une visité. Où trouvait-il du temps pour cela ? C’était un prodige ; et cependant il en trouvait, de même qu’il en trouvait encore pour arriver presque chaque jour à la fin du déjeuner de M. et madame Haupois-Daguillon, de façon à prendre une tasse de café avec eux ; — il est vrai que la famille Haupois-Daguillon était sa famille à lui qui ne s’était point marié, comme Léon et Camille étaient ses enfants ; et il est vrai aussi que les satisfactions de l’esprit qu’il recherchait si avidement ne l’avaient pas rendu insensible aux joies du cœur.

Personne mieux que lui assurément n’était en état de savoir ce qu’était cette Cara, dont M. Haupois avait entendu parler plusieurs fois sans jamais s’inquiéter d’elle, et qui maintenant, disait-on, était la maîtresse de son fils.

Au premier mot, il fut évident que Byasson pourrait répondre s’il le voulait, car le nom de Cara lui fit faire une grimace tout à fait significative.

— Vous savez qu’elle est la maîtresse de Léon ? demanda M. Haupois.

— On le dit ; mais je n’en sais rien.

— Ne faites pas le discret, mon cher, vous ne vaudrez pas une mercuriale à mon fils en m’apprenant ce que vous savez. À vrai dire, et tout à fait entre nous, je ne suis pas fâché de cette liaison.

— Ah ! vraiment.

— Entendons-nous : certainement je suis offusqué de voir un homme comme Léon, beau garçon, intelligent, distingué, mon fils, qui pourrait prendre des maîtresses où il voudrait, devenir l’amant d’une lorette, d’une courtisane à la mode ; oui, très-certainement cela me blesse ; mais enfin, d’un autre côté, ce n’est pas sans un sentiment de soulagement que je vois Léon échapper à l’influence sous laquelle il était ; — Cara le guérira de Madeleine.

— Moi, mon cher, je ne vois pas du tout les choses à votre point de vue, et je ne peux pas me réjouir de voir Léon l’amant de Cara.

— Vous la connaissez ?

— Je sais d’elle ce que sait tout Paris, et voilà pourquoi je suis jusqu’à un certain point effrayé de penser que Léon va subir son influence. N’oubliez pas comment Léon a été élevé et quelles étaient ses dispositions dans sa première jeunesse.

— Il me semble que Léon a été aussi bien élevé qu’il pouvait l’être.

— Certainement, mais rappelez-vous ses admirations de collégien pour ces femmes qui, à un degré quelconque, étaient des Cara. Vous vous contentiez de hausser les épaules quand nous le voyions, le nez collé contre les vitres, regardant leur défilé. Et vous haussiez les épaules encore quand vous le preniez à lire ces journaux ou ces romans qui ont la prétention d’être l’expression du Ingh-life parisien. Il ne vous faisait point part de ses idées, bien entendu, mais avec moi il regimbait quand je me moquais de lui, et j’ai pu juger alors combien était vive sa curiosité de savoir quelle était cette existence qui l’attirait et le fascinait. Pour moi c’est un miracle que jusqu’à ce jour il n’ait pas fait de grosses folies, et je ne m’explique sa sagesse que par la nullité ou la sottise des femmes qui n’auront pas su le prendre et le retenir. Mais Cara n’est pas de ces femmes : elle n’est pas nulle, elle n’est pas sotte.

— Qu’est-elle, donc ? C’est pour que vous me le disiez que je vous parle d’elle, ou tout au moins pour que vous me disiez ce que vous en savez.

— Cara, que dans son monde on appelle Carafon, Caramel, Carabosse, Caravane, Carapace et surtout Caravansérail, — ce qui, eu égard à ses mœurs hospitalières, est une sorte de qualificatif parfaitement justifié, — Cara, de son vrai nom, est mademoiselle Hortense Binoche, née à Montlignon, dans la vallée de Montmorency, de parents pauvres et peu honnêtes. Son enfance ne fut pas trop malheureuse, car à neuf ans elle séduisit par sa gentillesse, — vous Voyez qu’elle a commencé de bonne heure, — une vieille dame riche qui la fit élever dans un couvent. Malheureusement, la vieille dame mourut, et alors commença pour la jeune fille une existence de misère horrible. On la retrouve au bout de quelques années la maîtresse du duc de Carami. C’est le temps de sa splendeur. Elle tue le duc ou il se tue tout seul, ce dont d’ailleurs il était bien capable, et par son testament il laisse une partie de ce qui restait de sa fortune à sa maîtresse. Le testament est attaqué pour captation, et c’est Nicolas qui plaide contre Cara. Vous savez quelle est la manière de plaider de Nicolas, quel est son système de personnalités et d’injures ; il a formé son dossier avec des notes qui lui ont été fournies par la préfecture de police, il lit ces notes et montre ce qu’a été Cara depuis l’âge de treize ans, c’est-à-dire depuis son arrivée à Paris. Jamais réquisitoire n’a été plus écrasant, et ce qui lui donne un caractère de cruauté réelle, c’est la présence de Cara à l’audience. Quand Nicolas se tait, elle se lève et s’avance à la barre dans sa toilette de deuil de veuve, simple, chaste cependant élégante. Elle demande à donner quelques explication et prend la parole : « Tout ce qu’on vient de dire de moi est vrai, au moins pour le fond ; oui, je suis née dans le ruisseau, j’en conviens, mais peut-on me faire responsable de la fatalité de ma naissance ? oui, mon enfance s’est passée dans la fange, mais quand j’ai eu la force de vouloir et de lutter, j’en suis sortie. Mais que dire de celles qui, nées dans le ciel, descendent volontairement dans le ruisseau ; que dire de la fille d’un des plus riches banquiers de Paris, d’un pair de France, qui se marie, enceinte de cinq mois ? » Là-dessus, comme vous le pensez bien, le président, indigné, lui coupe la parole. Elle s’assied avec calme ; elle avait dit ce qu’elle voulait dire : La fille du pair de France se mariant enceinte, c’était la duchesse de Carami. Voilà qui vous fera connaître Cara, mieux que de longues explications. Vous Voyez de quoi elle est capable, et quelle est sa résolution, quelle est son audace quand on l’attaque.

Et M. Haupois-Daguillon resta un moment absorbé dans la réflexion ; depuis quelques instants déjà, il avait perdu le sourire de confiance et d’assurance avec lequel il avait abordé cet entretien.

— J’allais oublier de vous dire que Cara a une sœur aînée, Isabelle. Toutes deux ont suivi la même carrière ; mais, tandis qu’Isabelle a demandé la fortune au monde de la politique et de l’administration, ce qui lui a valu de puissantes protections, Cara l’a demandée au monde commercial et financier. Après l’expérience du duc de Carami, qui avait mal fini, elle s’est adressée aux fils de famille de la haute banque et du haut commerce, trouvant là des avantages moins brillants peut-être que ceux que rencontrait sa sœur, mais à coup sûr plus sérieux et plus productifs. Vous donner la liste des gens à la fortune desquels elle a fait une large brèche m’est difficile en ce moment ; mais nous trouverons des noms si vous en désirez.

— Alors elle doit être riche ?

— Elle l’était, mais elle s’est fait ruiner en ces derniers temps par un aventurier qu’elle voulait épouser. C’est le juste retour des choses d’ici-bas.

— Tout ce que vous me dites-là est assez effrayant.

— Aussi avez-vous eu grand tort de vous réjouir en pensant que Cara le guérirait de Madeleine ; il y a des remèdes gui sont pires que le mal ; et cette chère Madeleine n’était pas un mal. Ah ! la pauvre fille, que n’est-elle là pour nous sauver !

— Elle serait là que je n’accepterais pas son secours ; d’ailleurs Léon n’est pas perdu, je le surveillerai ; et, s’il le faut, je lui parlerai. En tout cas, il y a un moyen d’empêcher les choses d’aller trop loin. Puisque Cara est une femme d’argent, je tiendrai Léon serré, et alors elle s’en fatiguera bien vite.

— À moins que Léon ne trouve des prêteurs, ce qui, vous le savez comme moi, ne lui sera pas bien difficile ; qui refusera un billet signé Haupois-Daguillon ?

— Allons, décidément je parlerai à Léon.

IX

Bien que M. Haupois voulût parler à son fils, il ne lui parla point ; la situation n’était pas assez franche pour qu’il l’affrontât volontiers, sans raisons décisives sur lesquelles il pût s’appuyer ; si Léon devait faire des folies pour Cara, il n’en avait point encore fait.

Il valait donc mieux ne pas se hâter et attendre pour voir quelle tournure les choses prendraient. On ne fait des folies pour une femme que lorsqu’on l’aime, et par cela que Léon était l’amant de Cara, il n’était nullement démontré qu’il l’aimât ; cette liaison pouvait très bien n’être qu’un caprice, et il n’était pas de sa dignité de père de famille d’intervenir dans une amourette. Lorsqu’il avait été question d’un sentiment sérieux, il n’avait pas hésité à agir : bien que cela parût peu probable, ce sentiment pouvait redevenir menaçant, et il paraissait sage de garder intacte l’autorité paternelle pour ce moment, au lieu de la compromettre dans des enfantillages. Un seul point était urgent à l’heure présente : c’était de surveiller Léon et, autant que possible, de le retenir à la maison de commerce, de façon à ce qu’il ne donnât pas trop de temps à Cara, et sur ce point il fut très-net avec son fils.

Léon eût voulu faire ce que son père lui demandait, car il se sentait en faute vis-à-vis de ses parents, mais ce qu’on attendait de lui et ce que lui-même voulait était par malheur impossible.

Son père et sa mère savaient bien qu’il les aimait et il n’avait pas à leur prouver son affection, tandis que, par le seul fait de sa position auprès de Cara, il était obligé de faire à chaque instant, à propos de tout comme à propos de rien, la preuve de son amour.

La situation en effet avait été nettement dessinée par elle :

— Il est bien entendu, mon cher Léon, que je ne veux pas de ton argent, lui avait-elle dit le jour où il lui avait apporté le cadeau qu’il avait payé avec l’emprunt de Carbans. Tu m’as débarrassée de cet horrible Carbans, et j’ai accepté ce service parce que je le considère comme un prêt que prochainement je pourrai te rembourser. J’ai des valeurs dont la négociation est en ce moment difficile, mais qui à un moment donné redeviendront ce qu’elles sont en réalité, excellentes ; je te les montrerai et tu verras que je ne me trompe pas. J’accepte aussi ce cadeau, parce que c’est le premier que tu me fais, parce que ce serait te peiner que de le refuser, et enfin parce qu’il marquera une date dans notre vie. Mais, quant aux choses d’intérêt, je veux qu’il n’en soit jamais question entre nous.

— Cependant…

— Tu veux dire que c’est une grande joie de donner, et qu’il n’y en a pas de plus douce que de partager ce qu’on a avec ceux qu’on aime. Cela est vrai et je le crois. Pourtant il faudra que tu renonces à cette joie, et saurai le chagrin de t’en priver. C’est là une fatalité de ma position. N’oublie pas que je suis Cara. N’oublie pas la réputation qui m’a été faite. On a cru que j’étais avide, et bien que je n’aie par rien justifié une pareille réputation, elle s’est répandue dans Paris, où elle s’est solidement établie, paraît-il.

— Qu’importe, si je sais qu’elle n’est pas fondée !

— Cela importe peu en effet, au moins pour le moment. Mais, du jour où tu pourrais douter de mon désintéressement, cela importerait beaucoup. Je ne veux pas qu’entre nous il puisse s’élever l’ombre même d’un soupçon, et ce soupçon pourrait naître si tu n’avais pas la preuve que je ne suis pas une femme d’argent. Quelle meilleure preuve que celle que tu te donneras toi-même en te disant : « Elle n’a jamais voulu accepter un sou de moi ? » Que deviendrais-je, mon Dieu, si tu croyais jamais que je t’aime par intérêt ?

— Ne crains point cela.

— Je sais bien qu’il est encore une autre preuve que tu pourrais te donner si le doute effleurait ton esprit : c’est que, si j’avais été une femme avide, si j’avais été inspirée par l’intérêt dans le choix de mon amant, je n’aurais pas été assez maladroite ni assez mal avisée pour te prendre.

Disant cela, elle l’avait regardé à la dérobée, mais il n’avait pas bronché.

Alors elle avait continué de façon à préciser ce qu’elle voulait dire :

— Cela t’étonne, n’est-ce pas, de m’entendre parler ainsi d’un homme tel que toi, et cependant, si tu veux réfléchir, tu sentiras combien mes paroles sont raisonnables. Si ton père est riche, il l’est d’une bonne petite fortune bourgeoise qui n’a rien à voir avec le grand luxe ; et puis il connaît le prix de l’argent ; c’est un commerçant, et il ne laisserait assurément pas écorner un morceau de cette fortune sans s’en apercevoir, et sans pousser des cris de chat qu’on écorche tout vivant. D’autre part, elle n’est pas à toi cette fortune, elle est à ton père, à ta mère, qui sont jeunes encore, et qui, je te le souhaite de tout cœur, ont peut-être vingt ans, ont peut-être trente ans à vivre. Il y aurait donc là encore, tu le vois maintenant, une sorte de preuve pour démontrer que je ne suis pas celle qu’on dit ; mais elle ne me suffit pas.

— Que veux tu donc ?

— Je te l’ai dit, qu’aucune question d’argent ne puisse se mêler à notre amour ; voilà pourquoi désormais tu ne me feras plus des cadeaux qui valent 15 ou 20, 000 francs. Mais, si je ne veux pas accepter de toi ce qui a une valeur matérielle, je te demande et j’exige ce qui à mes yeux est sans prix : tes soins, ton temps, ta tendresse, ton amour, ton amitié, ton estime, tout ce que le cœur, mais le cœur seul, peut donner. Et, de ce côté, tu verras que je te demanderai beaucoup. Ainsi laisse-moi te faire un reproche à ce sujet : depuis que nous nous aimons, c’est à peine si tu as dîné ici cinq ou six fois. Ça n’était pas là ce que j’avais espéré et la preuve c’est que j’avais pris une cuisinière pour toi. La première fois que tu as accepté mon dîner, j’ai très-bien vu que mon ordinaire ne te convenait pas et que tu étais plus difficile que moi ; alors tout de suite j’ai renvoyé ma cuisinière, qui était bien suffisante pour moi, et j’ai pris à ton intention un cordon bleu.

— Tu as fait cela !

— Et j’en ferai bien d’autres. Comment m’en as-tu récompensée ? Tu as trouvé ma cuisine meilleure, cela est vrai ; mais tu ne lui as guère fait plus d’honneur que si elle avait continué d’être médiocre. Est-ce que tu ne devrais pas rester à déjeuner avec moi tous les matins ; est-ce que tu ne devrais pas revenir dîner tous les soirs ? Comprends donc que je suis affamée de joies que je ne connais pas : celles de l’intérieur, du tête-à-tête, du ménage. Révèle-les moi ces joies, fais-les moi goûter, que je te doive ce bonheur ! As-tu peur de t’ennuyer près de moi ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, restons ensemble le plus que nous pourrons, toujours. Est-ce que nous n’avons pas mille choses à nous dire, et, lorsque nous nous séparons, est-ce que nous ne nous apercevons pas que nous n’avons presque rien dit ? Ah ! cette vie à deux, à un, comme je la voudrais étroite et fermée, si intime qu’il n’y ait place entre nous que pour ce qui est toi et pour ce qui est moi !

Cette vie intime à deux c’était celle que Léon avait si souvent rêvée, si souvent désirée en ses heures d’isolement ; aussi ce langage dans la bouche de sa maîtresse l’avait-il profondément ému.

— Si tu n’étais pas libre, avait-elle dit en continuant, je ne te parlerais pas ainsi, et je ne serais pas femme, je l’espère, à te faire manquer ta vie, pour la satisfaction de notre bonheur. Mais justement tu es maître de toi, et je ne pense pas que tu oseras me dire que tu dois me sacrifier à ta boutique. Me le dis-tu ?

Au moment où elle parlait ainsi, elle connaissait déjà assez Léon pour savoir qu’elle le frappait à son endroit sensible.

— Je ne dis rien, si ce n’est que ce que tu désires, je le désire moi-même.

— Eh bien, alors, vivons comme je te le demande, et prouve-moi que tu m’aimes comme je veux être aimée, prouve-le moi tous les jours, à chaque instant, dans tout. Ah ! si j’étais ce qu’on appelle une femme honnête ou si tout simplement j’étais ta femme, je serais moins exigeante, mais je suis Cara, et tu sens bien, n’est-ce pas que c’est par la tendresse, par les soins, par les prévenances, par les égards que tu me le feras oublier, et que tu me prouveras que tu ne vois en moi qu’une femme qui t’adore et qui serait heureuse de donner sa vie pour toi.

La question se trouvant ainsi posée par son père et par Cara, c’était du côté de celle-ci qu’il avait été entraîné. Comment rester à sa « boutique » quand il était attendu ? Comment ne pas venir dîner quand elle l’attendait ? Elle se fâcherait. Pouvait-il la fâcher ?

S’il lui avait plu, ç’avait été un hasard.

Mais maintenant, il voulait mieux que lui plaire, il voulait être aimé, — ce qui était un choix.

Et, il faut bien le dire, ce choix le flattait et lui était doux.

Ce rêve de collégien émancipé, qu’il avait fait si souvent, d’être aimé par une de ces femmes sur qui tout Paris a les yeux, était réalisé.

Cara l’aimait et elle voulait être aimée par lui.

Il y avait là de quoi le chatouiller admirablement dans sa vanité. Ce n’est pas seulement de tendresse ou de désir qu’est fait l’amour et surtout l’amour qu’inspire une femme à la mode, une femme comme Cara.

Combien de fils de famille ont été jetés dans les folies ou les hontes de la passion, parce que leur maîtresse était une Cara.

Combien ont été perdus, ruinés, déshonorés, non par l’amour, mais par l’amour-propre.

Amant d’une Cara ! mais c’est un titre dans le monde, c’est presque un titre de noblesse. On était fils d’un bourgeois enrichi : on devient quelqu’un.

X

Bien que Cara voulût avoir toujours Léon près d’elle, il y avait deux jours de la semaine cependant où elle lui rendait la liberté, non pas franchement, mais d’une façon détournée, avec des raisons sans cesse renouvelées : ces deux jours étaient le jeudi et le dimanche.

En plus de ces deux jours, il y en avait un aussi par mois où elle s’arrangeait pour être seule, — le 17.

Si habiles que fussent les raisons qu’elle lui donnait, Léon n’avait pas tardé à remarquer qu’il y avait là quelque chose d’étrange : l’habileté même des prétextes mis en avant avait frappé son attention.

Si une maîtresse telle que Cara peut flatter quelquefois la vanité et l’amour-propre ; par contre, elle enfièvre bien souvent la jalousie d’un amant.

Assurément Léon ne croyait pas, ne croyait plus tout ce qu’il avait entendu dire de Cara ; maintenant qu’il la connaissait, il savait mieux que personne ce que valaient les histoires racontées sur son compte et sur ses prétendus amants ; mais cependant ses audaces de réhabilitation n’allaient pas jusqu’à la faire immaculée ; elle avait été aimée, elle avait eu des liaisons.

Toutes étaient-elles rompues ?

Où allait-elle ?

Pourquoi s’enveloppait-elle de tant de précautions pour cacher ses absences ?

Certainement elle était intelligente et fine, mais lui-même n’était ni naïf ni aveugle, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour voir qu’elle n’était pas sincère dans les explications qu’elle lui donnait et qu’il ne lui demandait pas.

Quand même elle ne se serait pas troublée (et sont trouble prouvait bien qu’elle n’était pas aussi rouée qu’on le prétendait), Louise l’eût éclairé par son embarras, lorsque, rentrant à l’improviste, il l’interrogeait et n’obtenait d’elle que des réponses évasives, telles qu’en peut faire une femme de chambre dévouée qui ne veut pas trahir sa maîtresse.

Tout cela formait un ensemble de faits qui n’étaient que trop significatifs et qui pour lui ne s’expliquaient pas.

En effet, comment expliquer que Cara sortait tous les dimanches depuis midi jusqu’à sept heures du soir ? Elle était pieuse, cela était vrai, et bien qu’elle se cachât pour dire ses prières, et qu’elle eût placé son prieDieu dans un cabinet retiré, où personne ne pénétrait, au lieu de l’exposer à l’endroit le plus en vue de sa chambre à coucher, comme tant de femmes le font, il était impossible de ne pas savoir, quand on avait vécu de sa vie, qu’elle accomplissait avec régularité certaines pratiques religieuses ; mais, si dévote qu’on soit, on ne reste pas dans les églises de midi à sept heures, même le dimanche.

Il n’y a pas d’offices le jeudi qui durent quatre ou cinq heures.

Il n’y en a pas davantage qui reviennent périodiquement et régulièrement le 17 de chaque mois.

Et puis, si telle avait été la raison qui la faisait sortir et la retenait dehors, pourquoi ne l’eût-elle pas dit tout simplement ?

Mais, loin de la dire cette raison, elle la cachait avec un soin qui, à lui seul, devenait un indice grave : elle n’eût pas montré tant de précautions, tant de craintes si elle n’avait pas voulu se cacher.

C’étaient la logique des choses et le raisonnement qui l’amenaient ainsi à s’inquiéter, et non pas la jalousie, non pas la méfiance.

De jalousie, il n’en avait jamais eu et encore moins de méfiance, étant au contraire porté par sa nature à croire le bien beaucoup plus facilement que le mal.

Cependant, dans le cas présent, il fallait fatalement qu’après avoir cherché le bien sans le trouver nulle part, il en arrivât au mal malgré lui, et il y avait des jours où il se disait qu’il fallait qu’il apprît, n’importe comment, où Cara allait lorsqu’elle sortait, qui elle voyait, ce qu’elle faisait.

Plusieurs fois il le lui avait demandé sur le ton de la plaisanterie, n’osant pas l’interroger sérieusement ; mais toujours elle lui avait répondu par des réponses évasives qui, malgré sa finesse, criaient le mensonge.

Un jour, cependant, elle s’était fâchée et, sous le coup de la colère, elle lui avait répondu franchement :

— Ainsi, tu es jaloux et tu l’avoues ; Eh bien ! s’il en est ainsi, mieux vaut nous séparer tout de suite. Je te jure, tu entends bien, je te jure que je ne te trompe point. Mais te donner d’autres explications que celles que je te donne est impossible. Accepte-moi telle que je suis, ou renonce à moi. Comprends donc que montrer de la jalousie, c’est justement le contraire des égards et des sentiments d’estime que je te demandais. Il y a des femmes, elles sont bien heureuses celles-là, dont on peut être jaloux sans qu’elles en soient blessées ; il y en a d’autres, au contraire, pour lesquelles la jalousie est la plus cruelle des blessures : est-ce qu’il n’y a pas un dicton qui dit qu’il ne faut pas parler de corde dans la maison d’un pendu ? Tu ne l’oublieras point, n’est-pas ?

Il n’oublia point ce dicton, mais il n’oublia pas non plus qu’il était jaloux : comment eût-il cessé de l’être, alors que les causes qui avaient provoqué cette jalousie ne cessaient point. Et il souffrit d’autant plus de ces inquiétudes que, pour le reste, Cara s’appliquait à le rendre aussi heureux que possible : toujours prévenante, toujours caressante, toujours tendre, la plus douce, la plus agréable des maîtresses ; gaie et enjouée d’humeur, égale de caractère, passionnée de cœur, ravissante d’esprit, ne cherchant qu’à lui plaire, s’ingéniant à le charmer avec une souplesse, une fécondité de ressources, une richesse d’invention qui le frappaient d’autant d’admiration que de gratitude. Comme elle l’aimait !

Et cependant ?

Cependant, ce point d’interrogation restait enfoncé comme un clou dans sa tête, à l’endroit le plus sensible, lui faisant une blessure de jour en jour plus profonde et plus douloureuse, car chaque dimanche, chaque jeudi, Cara sortait régulièrement comme si elle ne s’apercevait pas du supplice qu’elle lui imposait.

Les choses continuaient d’aller ainsi, sans qu’il fît rien d’ailleurs pour en changer le cours, lorsqu’un jour, un 17 précisément, il reçut un billet pour assister à l’enterrement d’un jeune Espagnol, avec lequel il s’était lié à Madrid, et qui venait de mourir à Paris. Il hésita d’autant moins à se rendre à cet enterrement qu’il ne devait pas voir Cara ce jour-là.

Deux ou trois personnes seulement se trouvèrent avec lui à l’église ; alors, pour que ce pauvre garçon ne fût pas conduit tout seul au cimetière, il l’accompagna et il resta le dernier au bord de la fosse, qui avait été creusée dans la partie haute du Père-Lachaise, au delà de la grande allée transversale.

Comme il redescendait mélancoliquement vers Paris en suivant l’allée des Acacias qui vient aboutir au monument de Casimir Périer, il aperçut une femme qui, de loin, lui parut ressembler à Cara d’une façon frappante : même taille, même port de tête, mêmes épaules, elle était penchée sur la vasque en marbre d’un monument, et dans la terre qui emplissait cette vasque elle plantait des fleurs qu’elle prenait dans une corbeille posée près d’elle. Comme elle lui tournait le dos, il ne pouvait pas la reconnaître sûrement. Elle fit un mouvement, c’était elle. Alors il se jeta derrière un monument pour qu’elle ne le vît pas et ne crût point qu’il était ici pour la surveiller. Pendant un certain temps elle continua sa plantation, creusant et tassant la terre avec ses maints gantées, puis quand elle eut tout nivelé, un jardinier lui apporta un arrosoir plein d’eau, et elle arrosa elle-même les fleurs qu’elle venait de planter. Cela fait, elle s’agenouilla et, après une assez longue prière, elle partit.

Alors Léon, vivement ému, s’approcha, et sur le monument devant lequel elle venait d’arranger ces fleurs, il lut : « Amédée-Claude-François-Régis de Galaure duc de Carami. »

Ainsi celui qu’il avait cru un rival était un mort.

Le jardinier qui avait apporté l’arrosoir, était en train de placer dans sa corbeille les plantes fanées arrachées par Cara ; Léon s’approcha de lui :

— Voilà une tombe pieusement entretenue, dit-il.

— Ah ! il n’y en a pas beaucoup comme ça dans le cimetière : tous les mois, le 17, recta, la garniture est changée, et jamais rien de trop beau, rien de trop cher.

Léon revint à Paris, marchant la tête dans les nuages, et il s’en alla droit chez Cara qui, bien entendu, était rentrée.

L’air radieux avec lequel il l’aborda la frappa :

— Comme tu as l’air joyeux ! dit-elle.

— Oui, je suis heureux, très-heureux.

Et, sans en dire davantage, il l’embrassa avec une tendresse émue.

Il avait son projet.

On était au mercredi, et le lendemain, selon son habitude, Cara devait être absente depuis deux heures jusqu’à six ; il était résolu à la suivre, car maintenant il n’avait plus honte de l’espionner, bien certain de découvrir une tromperie du jeudi analogue à celle du 17.

À deux heures moins dix minutes, il était dans une voiture devant le numéro 19 du boulevard Malesherbes, et quand Cara sortit, descendant vivement de voiture, il la suivit de loin à pied.

Elle le conduisit ainsi jusqu’à la rue Legendre, à Batignolles : elle allait droit devant elle, rapidement, sans se retourner ; mais dans la rue Legendre un embarras sur le trottoir la força à s’arrêter et à se coller contre une maison ; alors, levant la tête, elle aperçut Léon qui arrivait.

En quelques pas, il fut près d’elle.

— Toi ici ! s’écria-t-elle, d’une voix étouffée.

Mais, sans se laisser arrêter par ces paroles et par son regard courroucé, il lui dit ce qu’il avait vu la veille, et dans quelle intention il l’avait suivie.

Elle garda un moment de silence.

— Tu mériterais, dit-elle, que je t’avoue que je vais chez un amant ; je ne le ferai point, et d’ailleurs tu en sais trop maintenant pour ne pas tout savoir. Je t’ai dit que j’avais eu un frère. Il est mort, laissant trois enfants qui sont orphelins, car leur mère est plus que morte pour eux. Je les ai pris, je les élève, et je viens passer quelques heures avec eux le dimanche et le jeudi. Quand ils ne sont pas à l’école, je les interroge et joue avec eux, et je leur prouve par un peu de tendresse qu’ils ne sont pas seuls au monde. Nous voici devant leur porte ; monte avec moi. Ne résiste pas ; je le veux ; ce sera ta punition, jaloux !

Ils montèrent ; il n’y avait personne dans l’escalier et toutes les portes étaient fermées ; en arrivant au palier du premier étage, il la prit dans ses deux bras, et l’embrassant :

— Tu es un ange ! dit-il.

Durant quelques secondes elle le regarda tendrement ; puis tout à coup se mettant à rire :

— Et toi, dit-elle, sais-tu ce que tu es ? — de ses lèvres elle lui effleura l’oreille, — une grande bébête.

C’était au dernier étage qu’habitaient les enfants, dans un logement simple, très-simple, mais cependant convenable : pour les garder et les soigner ils avaient avec eux une vieille paysanne, ce fut elle qui vint ouvrir la porte.

Aussitôt les trois enfants accoururent et se jetèrent sur Cara, sans faire attention à Léon qui se tenait un peu en arrière.

— Bonjour tante, bonjour tante, quel bonheur !

XI

Carbans n’était pas le seul créancier de Cara : Léon ne fut pas longtemps sans découvrir cette fâcheuse vérité.

Bien entendu, ce ne fut pas Cara qui le lui apprit : elle s’était expliqué une bonne fois avec lui à propos de ses affaires, et elle n’était pas femme à revenir sur ce qu’elle avait dit ; elle ne voulait pas qu’il y eût de questions d’argent entre eux, cela avait été nettement formulé ; elle lui avait seulement montré les valeurs dont se composait son avoir ; mais en agissant ainsi elle n’avait eu qu’un but, se renseigner sur ces valeurs et, lui demander conseil ; Léon, qui n’était pas lui-même bien au courant des choses financières, avait dû interroger quelques personnes compétentes, et il avait eu le très-vif chagrin de venir dire à sa maîtresse que ce qu’elle considérait comme une fortune n’était qu’un ensemble de titres dépréciés et qui pour la plupart même n’étaient pas réalisables.

Cara avait reçu cette mauvaise nouvelle sans en être trop vivement affectée, et cela non pas parce qu’elle l’attendait (elle était loin d’avoir une pareille pensée), mais parce qu’elle savait par expérience que des valeurs déclarés mauvaises par des gens de Bourse peuvent devenir, à un moment donné, une source de fortune : il n’y a pas de femme dans le monde auquel appartenait Cara qui ne connaisse l’histoire de ce prince qui fit cadeau à une de ses maîtresse de quelques titres de propriété sur lesquels les juifs de son royaume ne voulaient rien prêter, et qui, du jour au lendemain, quand on commença à exploiter les sources de pétrole, valurent plusieurs millions ; aussi toutes croient-elles volontiers que des actions qui ne sont pas cotées cinq francs à la Bourse rapporteront dans un avenir prochain plusieurs centaines de mille francs de rente : ce sont leurs billets de loterie, et elles y tiennent.

Ce fut par Louise que Léon connut la situation vraie de Cara : interrogée par lui, la fidèle femme de chambre commença par se défendre de parler, mais elle finit par tout dire :

— Je vois bien que monsieur a remarqué l’inquiétude de madame, et qu’il a vu aussi combien nous sommes toutes tourmentées dans la maison ; je ne veux pas que cette inquiétude et nos airs mystérieux lui fassent supposer des choses qui ne sont pas. Cela rendrait monsieur malheureux, et, si monsieur était malheureux, cela ferait le chagrin de madame. C’est là ce qui me décide à parler. Seusement, monsieur voudra bien me promettre à l’avance que madame ne saura jamais ce que je lui ai raconté et que c’est moi qui l’ai averti.

— Parlez.

— Eh bien, madame va être saisie et vendue.

Léon respira ; ce n’était pas cela qu’il craignait après ces savantes recommandations : pour lui, les blessures faites par les huissiers n’étaient pas graves, et leur guérison était facile.

— Il faut que vous sachiez, continua Louise, que ce misérable M. Ackar, en qui madame avait toute confiance, s’est fait remettre les valeurs de madame ; il les a vendues ou échangées et a remplacé celles qui lui avaient été confiées par d’autres qui ont tellement baissé que les vendre maintenant serait une ruine. Madame était loin de se douter de cette infamie, et, quand elle a eu besoin de payer Carbans, elle a découvert la vérité ou tout au moins une partie de la vérité, car à ce moment il y avait une certaine quantité de ces valeurs qui, étant dépréciées, devaient, dit-on, remonter un jour. Elle a cru à cette hausse, et elle a compté dessus pour payer ses dépenses. Ce n’est pas la hausse qui est venue, c’est une nouvelle baisse, et, comme madame n’a pas diminué ses dépenses, elle est poursuivie aujourd’hui par tous ses fournisseurs : le costumier, la modiste, le marchand de fourrages, le boucher, l’épicier, même le boulanger ; c’est à en perdre la tête. Si elle voulait que tout cela fût payé du jour au lendemain, rien ne serait plus facile, elle n’aurait qu’un mot à dire, qu’un signe de tête à faire, il y a assez de gens, Dieu merci, qui seraient heureux de se ruiner pour elle ; mais elle ne dira pas ce mot et elle ne fera pas ce signe, elle aime trop monsieur.

À une pareille confidence il n’y avait qu’une réponse possible : demander les notes de ces fournisseurs ; ce fut ce que fit Léon.

Mais Louise refusa :

— Si monsieur croit que c’est pour en arriver à ce résultat que je lui ai raconté, bien malgré moi, ce qui se passe, il se trompe. Qu’est-ce que j’ai demandé à monsieur ? que madame ne sache jamais que je lui ai parlé. Si monsieur payait lui-même les fournisseurs, madame comprendrait tout de suite le rôle que j’ai joué et dans sa colère elle me renverrait. Je ne veux pas de ça et voilà pourquoi, avant d’ouvrir la bouche, j’ai fait promettre à monsieur que madame ne saurait jamais rien de ce que je lui aurais raconté ; monsieur a promis, je lui demande de tenir sa promesse, ce n’est pas pour madame que j’ai parlé, c’est pour monsieur, rien que pour lui, afin qu’il ne s’inquiète pas de ce qu’il peut remarquer d’étrange. Maintenant il est bien certain, que si monsieur pouvait débarrasser madame de tous ces ennuis, j’en serais heureuse, mais comment ?

Léon n’avait aucune confiance en Louise : il la savait intelligente ; il la voyait dévouée à Cara ; mais, malgré tout, elle lui inspirait un sentiment de répulsion instinctive ; il ne fut donc pas dupe de cette confidence.

— Voilà une fine mouche, se dit-il, qui trouve que je devrais payer les dettes de sa maîtresse et qui s’y prend adroitement pour m’amener à demander à Cara ce qu’elle doit. Tout cela est assez habile ; mais elle me croit plus jeune que je ne suis.

Et il se décida à demander à Cara l’état de ses dettes, bien convaincu qu’elle le donnerait. Dans les confidences de Louise, il y avait un mot qui l’obligeait à intervenir : « Si elle voulait, elle n’aurait qu’un signe à faire pour que tout fût payé du jour au lendemain. » Si cela n’était pas complètement vrai, il suffisait que ce fût possible pour que Léon trouvât son honneur engagé à payer tout lui-même. Seusement il aurait mieux aimé qu’au lieu de lui faire ce signe plus ou moins adroitement déguisé, Cara s’adressât franchement à lui, cela eût été plus digne, plus conforme au caractère qu’il avait cru trouver en elle, qu’il avait été si heureux de trouver. L’intervention de Louise lui gâtait la Cara qui peu à peu s’était révélée à lui, et qui, justement par les qualités qu’il avait découvertes en elle, s’était emparée de son cœur d’une manière si forte et si profonde. Mais cette déception n’était pas telle qu’elle dût l’empêcher de s’acquitter de son devoir envers elle : il était son amant, son seul amant, elle avait des dettes, il devait les payer, cela était obligé.

Il le devait non-seulement pour lui, pour sa dignité et son honneur, mais il le devait encore pour le monde, c’est-à-dire pour sa réputation. Malgré son amour du tête-à-tête et de l’intimité, Cara n’avait pas rompu avec ses amis et ses connaissances : elle recevait quelques femmes, et un certain nombre d’hommes ; les femmes, bien entendu, appartenaient à son monde, les hommes appartenaient à tous les mondes, au vrai comme au faux, au bon comme au mauvais. Les uns venaient chez elle par habitude, les autres parce qu’elle avait un nom, ceux-ci parce quelle était une femme désirable, ceux-là pour rien, pour aller quelque part où l’on s’amuse, où l’on est libre, et où de temps en temps on trouve un bon dîner. Pour tous il était l’amant en titre et si les huissiers saisissaient sa maîtresse, c’était exactement comme s’ils le saisissaient lui-même, avec cette circonstance aggravante qu’il la laissait aux prises avec eux, tandis qu’il n’y était pas lui-même.

Or, comme il avait cet amour-propre bourgeois de ne pas vouloir entretenir des relations avec messieurs les huissiers, il fallait qu’il payât tout ce que Cara devait ; dans sa position cela serait peut-être assez difficile ; car ce qu’il s’était réservé sur le prêt de Rouspineau était dépensé depuis longtemps, mais il aviserait, il trouverait, il ferait un nouvel emprunt à Rouspineau.

Il s’expliqua donc avec Cara, bien entendu en respectant l’engagement pris avec Louise ; il avait trouvé dans l’antichambre un monsieur qui avait la tournure d’un huissier et il désirait savoir ce que cet huissier venait faire.

Cara, qui ne se troublait pas facilement, avait rougi en entendant cette question nettement posée, elle avait voulu se lancer dans de longues explications ; mais s’étant coupée deux ou trois fois sans pouvoir se reprendre, elle avait été obligée à la fin, et à sa grande confusion, d’avouer qu’il y avait en effet un huissier qui la poursuivait.

— santais payé depuis longtemps déjà, car je n’aime pas plus que toi les huissiers, sois-en certain, si je n’avais attendu la hausse de mes Docks de Naples et de mes Mines du Centre qu’on m’annonçait comme prochaine ; elle commence, on parle d’une fusion pour les mines ; dans quelque temps, prochainement, je serai débarrassée de cet huissier.

— Laisse-moi t’en débarrasser tout de suite.

— Restons-en là ; cet huissier sera payé, sois tranquille ; pourquoi soulever entre nous une cause de désaccord ? tu aimes donc bien les querelles ? Si tu veux quereller à toute force, choisis au moins un autre sujet.

Il avait insisté : elle s’était fâchée.

Alors lui aussi s’était fâché, et il lui avait représenté les raisons personnelles qui l’obligeaient à ne pas la laisser exposée aux poursuites des huissiers : sa dignité, son honneur étaient en jeu.

Tout d’abord, elle n’avait pas voulu l’écouter ; mais peu à peu elle s’était laissé toucher par les raisons qu’il lui donnait ; assurément il était désagréable pour lui qu’on dît que sa maîtresse était poursuivie ; mais ne serait-il pas plus désagréable, déshonorant pour elle qu’on dît qu’elle l’exploitait et le ruinait, ce qui arriverait infailliblement s’il payait des dettes qui, en réalité, n’étaient pas les siennes ?

Elle ne pouvait donc pas céder à ce qu’il lui demandait, et elle ne céderait pas : tout ce qu’elle pouvait faire pour lui, c’était de vendre ses Docks de Naples et ses Mines du Centre, sans attendre la hausse ; sans doute ce serait une perte d’argent, mais elle lui ferait ce sacrifice de bon cœur.

Ce fut à son tour de résister : il ne pouvait pas accepter un pareil sacrifice.

Une nouvelle discussion reprit plus ardente que la première et peut-être plus longue. Cependant elle se termina par un arrangement bien simple : afin d’éviter désormais entre eux toute discussion d’affaires, afin d’être à l’abri des poursuites des huissiers, afin de ne pas faire inutilement un gros sacrifice d’argent qui pouvait en réalité être évité, Cara remettrait à Léon toutes ses valeurs, celui-ci emprunterait dessus une certaine somme, et plus tard, quand une hausse raisonnable se serait produite sur ces valeurs, il vendrait ce qu’il faudrait de titres, pour se couvrir de ce qu’il aurait avancé.

Qui eut l’idée de cet arrangement, qui terminait d’une façon si heureuse cette difficulté au premier abord presque insurmontable ? Personne en propre. Elle leur fut suggérée à l’un aussi bien qu’à l’autre par la logique même des choses.

XII

Quand on est fils de bourgeois, et quand on a été élevé bourgeoisement au milieu d’idées bourgeoises, de mœurs bourgeoises, d’habitudes bourgeoises, on subit tout naturellement l’influence de son origine développée par celle de son éducation, et quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, on ne peut pas ne pas être bourgeois, au moins par quelque côté. Chez Léon, qui non-seulement était fils de bourgeois, mais qui de plus avait pour père un Normand et pour mère une femme de commerce, ce côté bourgeois se manifestait dans une certaine méfiance qui apparaissait chez lui aussitôt qu’il s’agissait d’une question d’argent ; c’est-à-dire, pour préciser en employant une expression bourgeoise, qu’il était volontiers porté à s’imaginer « qu’on voulait lui tirer des carottes ». Et comme dès son enfance, au collége, où il était arrivé avec de l’argent sonnant dans ses poches, il avait eu mainte fois à subir cette extraction désagréable, il avait pris des habitudes de réserve et de prudence qui faisaient qu’au premier mot d’argent qu’on lui disait il se mettait sur la défensive.

On comprend combien fut doux son soulagement quand, après son entretien avec Cara, il eut acquis la certitude que celle-ci ne lui avait pas envoyé Louise pour lui tirer cette fameuse carotte qu’il redoutait tant.

Elle était donc bien réellement la femme qu’il avait cru, et non pas celle qu’un sentiment d’injuste suspicion, qu’il se reprochait maintenant, lui avait fait supposer pendant quelques instants.

Ayant entre les mains les valeurs de Cara, il ne lui restait plus que deux choses à faire : savoir tout d’abord à combien se montaient les sommes que devait sa maîtresse, et ensuite se procurer l’argent nécessaire pour qu’elle pût elle-même payer ces sommes.

Profitant d’un jeudi, c’est-à-dire d’une absence de Cara, il s’adressa à Louise pour qu’elle lui donnât le montant de ces sommes : mais ce fut difficilement qu’il la décida à parler.

À mesure qu’elle lui énumérait les noms des créanciers, couturier, modiste, marchand de fourrages, marchand de vin, boulanger, ete., ete., avec le chiffre de ce qui était dû à chacun, il écrivait ces noms et ces chiffres sur son carnet ; quand elle eut fini, il fit l’addition de ces chiffres alignés les uns au-dessous des autres :

67, 694 francs.

Louise qui, sans en avoir l’air, l’observait du coin de l’œil, vit sa mine s’allonger.

En effet, le total était un peu fort ; de plus à ces 67, 694 fr. il fallait ajouter les 27, 500 de Carbans, ce qui donnait un total général de 95, 194 fr. pour les dettes de Cara. Mais ce qu’il fallait payer pour Cara ne serait nullement le total de ses dettes à lui. Pour payer 27, 500 fr. à Carbans, il avait emprunté 60, 000 fr. à Rouspineau ; combien faudrait-il qu’il empruntât pour payer ces 67, 694 fr ? Au moins 100, 000 fr. C’est-à-dire que sa dette à lui serait de 160, 000 fr. ; et ce chiffre devait donner à réfléchir.

Après avoir emprunté, il faudrait payer. Où prendrait-il ces 160, 000 francs ?

Une pareille question pouvait très-justement allonger la mine. Jusqu’à ce moment Léon n’avait point eu de dettes. Il avait vécu facilement avec la très-large pension que lui faisaient ses parents, et quand il s’était trouvé arriéré de quelques milliers de francs, il n’avait eu qu’un mot à dire à son père pour que celui-ci les lui donnât ; cela rentrerait dans les frais généraux auxquels la maison Haupois-Daguillon était tenue : noblesse oblige.

Mais de quelques milliers de francs à 160, 000 francs, la marge est large, et n’y avait pas à espérer que son père continuât maintenant à se montrer aussi facile.

Malheureusement de pareilles réflexions étaient à cette heure complètement inutiles ; c’était avant de prendre Cara pour maîtresse qu’il fallait les faire, et non maintenant.

Maintenant il était engagé, et il fallait qu’il allât jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’il devait, à n’importe quel prix, se procurer ces 67,694 francs.

Heureusement Rouspineau était là ; mais quand le marchand de fourrage de la rue de Suresnes entendit parler de 80,000 francs, — Léon avait arrondi la somme, — il poussa les hauts cris.

— Il n’avait pas quatre-vingt mille francs ; s’il les avait, il abandonnerait le commerce qui allait si mal et il irait vivre de ses rentes dans son pays natal, à Beaugency, un joli pays comme chacun sait, où le vin n’est pas tant cher ; il s’était saigné aux quatre membres pour trouver les soixante mille francs qu’il avait déjà prêtés et qui étaient toute sa fortune, il ne pouvait pas faire davantage ; ce n’était pas à lui qu’il fallait s’adresser, c’était à un capitaliste.

En écoutant ce discours, Léon ne s’était pas beaucoup inquiété, se disant que Rouspineau voulait tout simplement lui faire payer cher ces quatre-vingt mille francs ; mais bientôt il avait compris qu’il ne trouverait pas là la somme qu’il lui fallait.

— Je ne vois guère que Tom Brazier qui pourrait faire l’affaire ; vous connaissez bien Tom, qui tient rue de la Paix un magasin de parfumerie anglaise, de papeterie, de coutellerie, auquel il a joint un cabinet d’affaires, un bureau de location et une agence de paris sur les courses.

— J’en ai entendu parler, mais je n’ai point été en relations avec lui.

— Eh bien ! je le verrai aujourd’hui ; si vous voulez revenir demain, vous saurez sa réponse : mais, à l’avance, je crois pouvoir vous assurer qu’elle sera ce que vous désirez. Si Tom n’a pas les fonds, il les trouvera ; il a une riche clientèle, et il fait valoir l’argent de plus d’une de nos femmes à la mode, qui chez lui trouvent de gros bénéfices qu’elles n’auraient pas ailleurs ; seulement il vous fera payer plus cher que moi.

Cette réponse fut en effet telle que Rouspineau l’avait prévue, et le lendemain Léon se présenta chez M. Brazier ; mais on ne pénétrait pas chez ce personnage important comme chez Rouspineau, qui recevait ses clients dans un petit bureau où il tenait sous clef, dans des coffres sur lesquels on s’asseyait, des échantillons d’avoine et de son. Chez Brazier, on trouvait un élégant magasin meublé à l’anglaise, dans lequel de jolies jeunes filles aux yeux noirs s’empressaient autour de vous, s’informant poliment de ce que vous désiriez. Ce que Léon désirait, c’était voir M. Brazier ; et, comme celui-ci était occupé, il dut l’attendre pendant près d’une heure, assez mal à l’aise au milieu de ce magasin.

Enfin, il vit paraître une sorte de patriarche à cheveux blancs, d’une tenue correcte, de prestance imposante, M. sont Brazier lui-même, qui le pria de passer dans son bureau particulier.

En quelques mots Léon lui exposa l’objet de sa visité.

— L’affaire est faisable, répondit gravement Brazier : elle se résout dans une question de garantie ; autrement dit, en échange des 80,000 francs qui vous sont nécessaires, qu’offrez-vous ?

— Ma signature.

Brazier s’inclina avec une politesse affectée.

— Moralement, c’est beaucoup, mais financièrement, c’est moins, si j’ose me permettre de parler ainsi, car je crois que vous n’avez pas de fortune propre.

— J’ai celle que mes parents me laisseront un jour.

— J’ai l’honneur de connaître M. et madame Haupois-Daguillon, avec qui j’ai fait plusieurs fois des affaires ; ils sont encore jeunes l’un et l’autre, pleins de santé ; ils peuvent vivre longtemps encore.

— Je l’espère.

— J’en suis convaincu ; on ne désire pas généralement la mort de ses parents, seulement… il peut arriver qu’on l’escompte, et ce n’est pas notre cas. Nous sommes donc en présence d’un fils de famille, qui aura une belle fortune un jour, mais qui présentement n’offre comme garantie que des espérances ; encore ces espérances peuvent-elles ne pas se réaliser ; il peut mourir avant ses parents ; il peut être pourvu d’un conseil judiciaire ; ses parents peuvent vivre vingt ans, trente ans ; vous Voyez combien les conditions sont mauvaises ; je ne dis pas cependant qu’elles soient telles qu’il faille considérer ce prêt comme impossible, je dis seulement que je dois consulter mes clients, car je ne suis qu’un intermédiaire ; et je dis encore que cette absence de garantie rendra probablement le loyer de l’argent assez cher, car on le proportionnera au risque couru.

Il ne fallut pas longtemps à Brazier pour consulter ses clients, et le surlendemain il communiqua à Léon la réponse que celui-ci attendait, sinon avec inquiétude, il avait prévu que l’affaire se ferait, au moins avec une curiosité impatiente de savoir quelles en seraient les conditions.

Elles furent dures, très-dures.

Le temps n’est plus où les usuriers vendaient à leurs clients des collections de crocodiles empaillés ou de vieux habits ; mais si les crocodiles et les vieux habits ne sont plus de mode, les procédés de messieurs les usuriers sont toujours les mêmes, sinon dans la forme, au moins dans le fond.

— Nous ne pouvons faire l’affaire, dit Brazier, qu’à une condition, c’est que nous prendrons toutes nos sûretés contre les procès. Pour cela il faut que nous donnions une cause absolument inattaquable à notre prêt. En ce moment, quelles raisons avez-vous pour emprunter une si grosse somme ? Aucune aux yeux d’un tribunal. Il faut que vous en ayez. Vous verrez comme il est utile en ce monde d’avoir un bon petit défaut honnête qui cache un vice qui ne l’est pas. Voici donc ce que je suis chargé de vous proposer. Nous vous vendons une écurie de course : oh ! en steeple seulement, trois bons chevaux que nous vous vendons à des prix de faveur. Alors Voyez comme votre condition change vous faites des affaires, vous subissez des pertes, notre prêt s’explique et se justifie. Quand je dis que vous subissez des pertes, j’ai en vue les explications à donner en justice ; car, en réalité, j’espère, je suis sûr que nos trois chevaux vous feront gagner de l’argent, beaucoup d’argent ; en une saison ils peuvent vous permettre de nous rembourser ; ne dites pas non, puisque vous ne les connaissez pas : c’est Aventure, Diavolo et Robber. Si vous ne voulez pas faire courir sous votre nom, vous prenez un pseudonyme ; que dites-vous de capitaine Thunder ?

Léon ne dit rien, pas plus à propos du capitaine Thunder qu’à propos d’Aventure, de Diavolo, de Robber, de l’assurance sur la vie qu’on l’obligea de contracter, ni des 150, 000 francs de billets qu’on lui fit signer pour lui livrer l’écurie de course et les 80, 000 francs ; il était pris ; il n’avait rien à dire. Au reste l’écurie de course ne lui déplaisait pas trop. C’était un billet à la loterie qu’il prenait, et, dans les conditions où il allait se trouver avec les échéances qui le menaçaient, c’était une sorte de soutien pour lui que ce billet de loterie ; pourquoi ne gagnerait-il pas un jour ou l’autre ?

Il voulut faire les choses noblement avec Cara, et de telle sorte qu’elle ne pût pas croire qu’il avait des doutes sur la réalité du chiffre des dettes accusé par Louise.

— Voici ce que j’ai pu me procurer sur tes valeurs, dit-il à Cara en lui remettant 70, 000 francs ; si tu as d’autres dettes que celles dont tu m’as parlé, paye-les ; si tu n’en as pas, garde ce qui te restera.

Elle se jeta dans ses bras :

— Laisse-moi me confesser dans ton cœur, s’écria-t-elle, je t’ai trompé, ne voulant pas t’avouer tout ce que je devais ; mais tu dois connaître la vérité entière.

Et, après avoir longuement cherché, elle remit une série de factures dont le chiffre s’élevait à 67, 694 francs.

Cela fut encore un soulagement pour Léon d’avoir la preuve que ce que Louise lui avait annoncé était réellement dû : il avait été élevé dans des habitudes de probité commerciale qui ne sont pas celles de toutes les maisons de Paris ; ce n’était pas chez M. Haupois-Daguillon qu’on aurait fait deux factures avec des chiffres différents : l’une pour être montrée à celui qui fournissait l’argent, l’autre pour être réellement payée.

XIII

Aventure, Diavolo et Robber portèrent assez convenablement les couleurs du capitaine Thunder (casaque blanche, toque écarlate), mais ils ne firent pas sortir le billet de loterie qu’il espérait ; et, quand le premier des effets Rouspineau arriva à échéance, Léon n’avait pas les fonds nécessaires pour le payer.

Signé « Haupois-Daguillon », ce billet fut présenté à la maison de la rue Royale. Habitué à venir souvent à cette caisse, et à ne s’en retourner jamais sans être payé, le garçon de recette passa son billet par le guichet et alla s’asseoir sur une chaise.

En recevant un billet qu’il n’attendait pas, et qui n’était pas inscrit sur son carnet d’échéances, le bonhomme Savourdin ouvrit de grands yeux, mais il ne lui fallut pas longtemps pour reconnaître l’écriture et la signature de Léon. Dix mille francs ! Il relut le billet deux fois et prit sa loupe pour l’examiner : c’était bien dix mille francs, il n’y avait ni grattage, ni surcharge d’écriture ou de chiffre.

Il resta un moment à réfléchir, tenant le billet dans ses mains, que l’émotion faisait trembler, puis tout à coup il ferma la porte en fer de sa caisse, enfonça sa toque de velours bleu sur sa tête, plaça le billet dans la poche de côté de sa redingote et se dirigea rapidement vers le bureau de madame Haupois-Daguillon.

— Voici un billet de 10, 000 francs, dit-il ; faut-il le payer ?

À madame Haupois-Daguillon il ne fallut pas beaucoup de temps non plus pour reconnaître l’écriture de son fils ; mais la surprise fut si forte chez elle qu’elle resta un moment sans rien dire ; puis, se remettant peu à peu, elle tourna vers Savourdin un visage pâle, mais calme :

— Mon fils ne vous avait donc pas prévenu ? dit-elle.

— Non, madame, et voilà pourquoi je viens vous demander s’il faut payer.

— Vous demandez s’il faut payer un billet signé Haupois-Daguillon, vous ! Payez vite : c’est déjà trop de retard.

Et, comme il tournait vivement sur ses talons, elle l’arrêta d’un signe de la main :

— Je vous autorise à faire remarquer à mon fils qu’il doit vous prévenir des billets mis en circulation ; venant de vous cette observation lui fera mieux comprendre ce que son oubli a de regrettable.

Ce fut tout ; mais les employés qui dans la journée eurent affaire à « madame », comme on l’appelait dans la maison, furent reçus de telle façon qu’il fut évident pour tous qu’il se passait quelque chose de grave ; seulement, comme Savourdin se garda bien de parler du billet, on ne sut pas ce qui motivait cette humeur.

Madame Haupois-Daguillon ne quitta son bureau qu’à l’heure ordinaire pour aller dîner rue de Rivoli : elle trouva son mari installé dans la salle à manger, à sa place, et l’attendant tranquillement les deux coudes sur la table, lisant son journal étalé devant lui. Cette table était servie comme à l’ordinaire, c’est-à-dire avec trois couverts, ceux du maître et de la maîtresse de maison en face l’un de l’autre, celui de Léon à un bout ; car bien qu’il ne partageât plus souvent les repas de ses parents, son couvert était mis chaque jour comme si on l’attendait sûrement, et c’était avec cette place vide devant les yeux que son père et sa mère avaient le chagrin de dîner presque chaque soir en tête-à-tête ; moins tristes encore cependant quand ils étaient seuls que lorsqu’ayant des invités, ils étaient obligés d’excuser leur fils empêché, « qui venait de les prévenir qu’à son grand regret, il lui était impossible de dîner avec eux ce soir-là. »

Madame Haupois-Daguillon laissa son mari dîner, mais pour elle il lui fut impossible d’avaler un morceau de viande. Ce ne fut qu’après le départ du valet de chambre qui les servait et les portes closes qu’elle prit dans sa poche le billet de Léon et le tendit à son mari :

— Voici un billet qu’on a présenté tantôt et que j’ai payé, dit-elle.

— Léon ! dix mille francs, s’écria-t-il, et tu as payé !

— Fallait-il laisser en souffrance la signature Haupois-Daguillon !

Dix mille francs n’étaient pas une somme pour eux ; mais combien de billets de dix mille francs avaient-ils été déjà signés par Léon ? Là était la question. Sans doute il y avait un moyen tout naturel de la résoudre : c’était d’interroger Léon. Mais, après ce qui s’était passé à propos de Madeleine, ils avaient peur l’un et l’autre de provoquer une explication qui pourrait aller trop loin : ce qu’ils voulaient, ce n’était pas pousser Léon à une rupture, loin de là ; c’était tout au contraire le ramener à la maison paternelle. Il fallait donc procéder avec prudence et avec douceur ; interroger Léon, obtenir de lui une confession par l’amitié plutôt que par la sévérité, et n’agir ensuite énergiquement que si l’énergie était commandée par les circonstances.

Mais ce fut en vain qu’ils attendirent leur fils ! pendant trois jours, il ne rentra pas, et M. Joseph, dont les fonctions étaient maintenant une sinécure, déclara qu’avant de sortir « monsieur ne lui avait rien dit. »

Que faire ? ils ne pouvaient pas cependant lui écrire chez cette femme : ils n’avaient qu’à attendre son retour.

Mais en attendant ainsi ils reçurent une nouvelle qui modifia leurs sentiments : un banquier avec qui la maison était en relations écrivit à Haupois-Daguillon qu’on lui avait demandé d’escompter trois billets de 10, 000 fr. chacun, signés « Haupois-Daguillon », et qu’avant de les accepter ou de les refuser définitivement il se croyait obligé de l’en prévenir.

M. Haupois-Daguillon courut chez ce banquier, qui lui apprit que ces billets étaient souscrits à l’ordre de M. sont Brazier, négociant, rue de la Paix ; et aussitôt, M. Haupois-Daguillon se rendit chez celui-ci.

Le patriarche anglais le reçut avec les démonstrations du plus profond respect, et il ne fit aucune difficulté de lui apprendre que M. son fils, « un charmant jeune homme », était son débiteur pour une somme de cent cinquante mille francs, se composant pour une part d’argent prêté et pour une autre part du prix de vente d’une écurie de course, « trois chevaux excellents qui feraient honneur à leur propriétaire, Aventure, Diavolo et Robber. »

Le premier mouvement de M. Haupois-Daguillon fut de se laisser emporter par la colère et de dire son fait au vénérable négociant ; mais il s’arrêta heureusement aux premières paroles de son allocution, et, plantant là M. sont Brazier légèrement suffoqué de cette algarade, il alla chez son avocat lui conter son affaire et lui demander conseil : le temps des ménagements était passé ; il n’avait que trop attendu ; maintenant il fallait agir et au plus vite.

C’était Favas qui depuis vingt ans était son avocat ; il fut d’avis, lui aussi, qu’il fallait agir au plus vite.

— Je connais la femme, dit-il, en quelques mois elle fera contracter à votre fils pour plus d’un million de dettes, et ce qu’il y aura d’admirable dans son jeu, c’est qu’elle ne lui aura rien demandé. Il faut l’arrêter dans ses manœuvres. Pour cela la loi met à votre disposition un moyen bien simple : un conseil judiciaire, sans lequel votre fils ne pourra plaider, transiger, emprunter.

À ces mots, M. Haupois-Daguillon se récria : mon fils pourvu d’un conseil judiciaire, presque interdit, quelle tache sur son nom !

— Voulez-vous que votre fils dissipe dès maintenant la fortune que vous lui laisserez un jour ? continua Favas. Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous ne pouvez recourir qu’au conseil judiciaire. Voulez-vous, je ne dis pas qu’il quitte cette femme, cela est sans doute impossible, mais qu’il soit quitté par elle, le conseil judiciaire vous en donne encore le moyen. Croyez-vous qu’elle gardera un amant qui ne pourra plus emprunter et qui n’aura que de l’amour à lui offrir ? Non. Le conseil judiciaire, malgré ses inconvénients, est la seule voie que vous puissiez suivre ; c’est celle que je vous conseille ; ce serait celle que je prendrais si j’étais à votre place.

Il n’y eut pas d’explication entre le père et le fils, il ne fut même pas question entre eux du billet de dix mille francs qui avait été payé ; mais un matin comme Léon rentrait chez lui, le vieux Jacques, le valet de chambre de ses parents, lui apporta une liasse de papiers timbrés, qu’un huissier, dit-il, lui avait remis la veille, et qu’il avait cachés pour que personne ne les vît.

Resté seul, Léon, bien surpris, ouvrit ces papiers : le premier était la copie d’une requête au président du tribunal de première instance de la Seine tendant à la nomination d’un conseil judiciaire à la personne de Léon-Charles Haupois ; — le second était un avis du conseil de famille réuni sous la présidence de M. le juge de paix du premier arrondissement de la ville de Paris, disant qu’il y avait lieu de poursuivre la nomination de ce conseil judiciaire ; — enfin, le troisième était un jugement ordonnant qu’il devrait comparaître le surlendemain en la chambre du conseil pour y être interrogé.

Il resta abasourdi : il avait cru à des explications plus ou moins vives avec son père et sa mère, mais non à ce coup droit.

Que devait-il faire ?

L’habitude, plus que la volonté, le porta au boulevard Malesherbes, et, arrivé devant la maison de Cara, il ne voulut point passer devant cette porte sans monter un instant : ne serait-ce que pour prévenir Cara qu’il ne rentrerait peut-être pas à l’heure convenue.

À ce mot, Cara leva les yeux sur lui et l’examina, surprise de son air sombre ; il ne lui fallut pas longtemps pour deviner qu’il venait de se passer quelque chose de grave, et, cela constaté, il ne lui fallut pas longtemps pour obtenir une confession complète.

Il fut bien étonné de voir qu’elle ne manifestait ni surprise ni indignation :

— Dois-je avouer, dit-elle, que, si je ne m’attendais pas à cela, je m’attendais à quelque coup de Jarnac de la part de ton beau-frère, qui n’est entré dans votre famille que pour s’emparer de toute votre fortune. Je le connais, le baron Valentin, la gloire et les gains du tir aux pigeons ne lui suffisent plus, il lui faut la fortune entière de la maison Haupois-Daguillon. Il la veut et il l’aura si tu ne te défends pas vigoureusement : aujourd’hui le conseil judiciaire pour toi, dans un an l’interdiction. Il est habile.

En moins d’une heure elle l’eut convaincu qu’il devait lutter énergiquement contre cette manœuvre, dont ses parents seraient les premières victimes.

Il ne fut plus question que de choisir l’avocat à qui il devait confier sa cause ; mais elle se garda bien de proposer son ami Riolle ; ce n’était pas un avocat comme cet homme d’affaires qu’il fallait, c’en était un qui apportât un peu de son autorité et de sa considération à son client ; elle proposa Gontaud qui réunissait ces conditions.

Léon alla donc voir Gontaud ; celui-ci demanda huit jours pour étudier l’affaire, puis, au bout de huit jours, il répondit : « Qu’il ne plaidait pas des affaires de ce genre » ; et il ajouta avec son sourire narquois : « Allez trouver Nicolas, il vous défendra. »

Cara n’avait pas de préjugés ; bien que Nicolas l’eût traînée dans la boue lors du procès à propos du testament du duc de Carami, elle conseilla à Léon de s’adresser à lui. Et Nicolas, qui avait encore moins de préjugés que Cara, accepta l’affaire avec enthousiasme : ce serait une occasion pour lui dans cette seconde plaidoirie de revenir sur ce qu’il avait dit d’excessif dans la première : « En réalité, messieurs, cette femme, que notre adversaire accse, n’est pas ce qu’on vous dit, etc., etc. »

Nicolas plaida en attaquant tout le monde, surtout le baron Valentin, « ce gentil’homme qui cherche partout des pigeons » ; mais il perdit son affaire ; sur les conclusions conformes du ministère public, M. Haupois-Daguillon fut nommé conseil judiciaire de son fils.

XIV

Il semblait raisonnable et logique de croire que le premier effet de la nomination du conseil judiciaire serait, ainsi que l’avait dit Favas, d’amener une rupture immédiate entre Léon et Cara : une femme comme Cara ne garde pas un amant qui n’a que de l’amour ; ce mot de l’avocat avait été répété par M. Haupois-Daguillon et il était devenu celui de la famille entière. Le baron Valentin lui-même, que M. et madame Haupois-Daguillon écoutaient comme un oracle lorsqu’il parlait des usages et des mœurs du monde et du demi-monde, déclarait qu’il était impossible que la liaison de son beau-frère avec « cette fille » se prolongeât longtemps :

— Vous ne savez pas, disait-il à sa belle-mère, qui le consultait à chaque instant avec des angoisses toutes maternelles, vous ne savez pas quel est le train de maison de ces femmes qui payent toutes choses deux ou trois fois plus cher qu’elles ne valent. Il en est de Cara comme de ces négociants qui ont trois ou quatre cents francs de frais généraux par jour, et qui ne font pas un sou de recette. Comment voulez-vous qu’ils aillent, s’ils ne trouvent pas sans cesse de nouveaux commanditaires ? Il faut que Cara, elle aussi, fasse comme eux. Sans doute cela lui sera désagréable, car lorsqu’elle a jeté le grappin sur Léon elle était au bout de son rouleau, et elle espérait bien avec lui refaire sa fortune et en même temps se refaire elle-même dans une existence calme et bourgeoise, où elle pourrait enfin se reposer de toutes ses fatigues. Mais, quand il y a nécessité, on ne s’arrête pas devant ce qui est désagréable. Cara congédiera donc Léon, soyez-en certaine, au moins en qualité d’amant en titre ; si elle le gardait, ce serait en compagnie de plusieurs autres, et je ne crois pas que Léon accepte un pareil rôle.

— Mon fils ! s’écria madame Haupois-Daguillon. Et à cette pensée sa fierté se révolta indignée au moins autant que son honnêteté.

C’était un petit bonhomme assez ridicule que M. le baron Valentin, mais il avait au moins cette supériorité sur des gens tout aussi ridicules que lui, de savoir qu’il l’était, et par où il l’était. C’était parce qu’il était peu fier de sa baronnie, qu’il avait voulu l’ilustrer par quelque action d’éclat et qu’il avait recherché obstinément les gloires du tir aux pigeons, n’étant point en état d’en briguer d’autres, plus difficiles ou plus dispendieuses à obtenir. C’était encore parce qu’il se savait de tournure chétive et jusqu’à un certain point hétéroclite, qu’il prenait à propos des choses les plus simples des grands airs de dignité. En entendant sa belle-mère pousser son exclamation, il se redressa de toute sa hauteur sur ses petites jambes :

— Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, chère mère, dit-il avec noblesse, je n’ai jamais eu la pensée que votre fils pût accepter le rôle que je vous indiquais ; bien que l’avocat de Léon ait parlé de moi en termes peu convenables, m’a-t-on rapporté, mes sentiments à l’égard du frère de ma femme n’ont pas changé et ils ne changeront pas.

— Soyez certain que ce n’est pas lui qui a inspiré cette plaidoirie.

— Je le pense ; il y a là une traîtrise trop forte pour n’être pas féminine.

Cependant les prévisions de Favas ne se réalisèrent pas plus que celles du baron Valentin : Cara ne congédia point l’amant qui n’avait plus que de l’amour à lui offrir, et Léon, du premier rang, ne passa point au dernier.

Si l’intention première de Cara avait été de se séparer de Léon le jour où celui-ci avait eu les mains si bien liées par la justice qu’il ne pouvait signer le moindre engagement, elle n’avait pas tardé à adopter un plan tout opposé.

La demande en nomination de conseil judiciaire avait exaspéré Léon contre ses parents, non pas précisément à cause même de cette demande, mais à cause de la façon dont elle avait été introduite. Que ses parents voulussent l’empêcher de continuer un système d’emprunts qui en quelques mois avait dévoré plus de deux cent mille francs, il l’admettait et trouvait même qu’ils n’étaient point tout à fait dans leur tort ; mais qu’ils eussent procédé de cette manière, en arrière de lui, sans le prévenir, c’était ce qui le suffoquait. Pourquoi ne lui avaient-ils rien dit ? il se serait expliqué avec eux et il leur aurait fait comprendre qu’il avait été entraîné, mais que son intention n’était pas du tout de marcher sur ce pied. En réalité, deux cent mille francs n’étaient pas dans sa position une dépense constituant des habitudes de prodigalité telles, qu’on devait les réprimer brutalement, par la nomination d’un conseil judiciaire.

En raisonnant ainsi, il oubliait que le reproche qu’il adressait à son père et à sa mère était celui-là même qu’ils pouvaient le plus justement lui retourner. Indigné qu’ils eussent introduit leur demande sans le prévenir, il trouvait tout naturel de ne pas les avoir avertis qu’on présenterait à leur caisse un billet de 10, 000 francs souscrit à l’ordre de Rouspineau. Il avait eu ses raisons pour agir ainsi, et dans une explication il les eût facilement données. Mais il n’admettait pas que ses parents en eussent eu de leur côté pour agir comme ils l’avaient fait. Quelle différence, d’ailleurs, entre une somme de 10, 000 francs à payer et une demande en nomination de conseil judiciaire !

Le résultat naturel de cette exaspération avait été de le rapprocher de Cara : cela était obligé, étant donné sa nature ; il avait besoin d’être plaint, d’être aimé, de ne pas se sentir isolé.

Et c’était de la meilleure foi du monde qu’il se trouvait abandonné et isolé. Enfant, il avait vu ses parents absorbés par le soin de leurs affaires n’avoir presque pas de temps à lui donner et consacrer tous leurs efforts à faire fortune, le grand but, la joie suprême de leur vie. Plus tard, c’était encore ce souci de la fortune qui les avait empêchés de lui accorder Madeleine pour femme. Et maintenant, c’était toujours à la question d’argent qu’ils le sacrifiaient.

Cara, voyant cet accès de tendresse et en comprenant très-bien la cause, n’avait eu garde de le contrarier ; elle l’avait plaint comme il lui était si doux de l’être, elle l’avait aimé comme il désirait l’être ; elle avait été toute à lui, entièrement pleine de ces prévenances et de ces câlineries qu’une mère a pour son enfant malheureux : maîtresse, mère, sœur et même sœur de charité, elle avait été tout cela à la fois.

Comment ne l’eût-il pas aimée pour cet amour qu’elle lui témoignait alors qu’il se sentait si malheureux. Ce n’était plus la brillante Cara qu’il voyait en elle, c’était la douce et affectueuse Cara qui le consolait, une femme de cœur tendre et aimante.

Avant que le jugement fût rendu, Cara avait pu apprécier les changements qui s’étaient faits, non-seulement dans le cœur de son amant, mais encore dans son esprit ; elle avait pu se rendre compte de l’empire qu’elle avait pris sur lui et de la solidité des liens par lesquels il lui était attaché : il ne sentait plus que par elle, il ne voyait plus que par elle, et, ce qui était d’une bien plus grande importance encore, il ne voyait plus que comme elle voulait qu’il vît, et cela sans désir de la flatter, mais tout naturellement, par accord de la pensée.

Cet état changeait si complétement la situation, qu’après avoir commencé par souhaiter ardemment que la demande en nomination d’un conseil judiciaire fût repoussée, elle en vint à se demander s’il ne valait pas mieux au contraire qu’elle fût admise : repoussée, Léon pouvait se réconcilier avec ses parents ; admise, il ne le pouvait plus et alors il était tout à elle.

Il est vrai qu’il l’était sans rien pouvoir faire ; mais son incapacité d’emprunter et d’aliéner ne serait pas éternelle ; et puis, d’ailleurs, elle ne s’applique qu’aux biens, cette incapacité.

Et quand cette idée se présenta pour la première fois à son esprit, elle se mit à rire toute seule silencieusement : ils étaient vraiment prudents et prévoyants les gens qui faisaient les lois ; ah ! oui, bien prudents, bien perspicaces dans les savantes précautions qu’ils prenaient pour empêcher les jeunes gens de se ruiner !

Le jour du jugement, elle voulut accompagner Léon jusqu’à la porte du Palais, et elle l’attendit là, à moitié cachée au fond de sa voiture. À la façon dont il descendit les marches du grand escalier, elle vit que le conseil judiciaire était accordé, mais elle n’en ressentit aucune contrariété. Cependant, quand il monta en voiture, elle l’enveloppa maternellement dans ses deux bras et elle le tint longuement, passionnément serré contre elle, puis, le regardant en face avec des yeux un peu égarés :

— Si tout est fini avec tes parents, dit-elle, je te reste, moi, je te reste seule ; c’est quand on est malheureux qu’il est bon d’être aimé ; tu verras comme je t’aime.

Et comme il restait accablé, elle le gronda doucement.

— Ne vas-tu pas te désoler pour une chose qui, en réalité, n’est qu’une chose d’argent.

— Ce n’est pas pour moi que je me désole, c’est pour toi.

— Pour moi ! Mais tu sais bien que je n’en veux pas, que je n’en ai jamais voulu de ton argent. D’ailleurs, mon plan est fait.

Il la regarda avec inquiétude.

— Tu comprends bien que maintenant nous ne pouvons pas rester dans la même situation.

— Que veux-tu dire ? demanda-t-il avec des yeux de plus en plus inquiets.

— Qu’on ne vit pas exclusivement d’amour, et que, puisque te voilà sans le sou, tandis que moi-même je n’ai que des valeurs… qui ne valent pas grand’chose, il faut que nous prenions une résolution sérieuse.

— Et tu l’as arrêtée dans ton esprit, cette résolution ?

— Je l’ai arrêtée.

— Et c’est cette heure que tu choisis pour me la faire connaître ?

— Il le faut bien.

Alors, voyant par l’inquiétude de Léon les choses au point où elle voulait les amener, elle continua :

— Voici ce que j’ai décidé : continuer à vivre comme je vis actuellement est désormais impossible ; je prends donc une mesure radicale : je vends tout mon mobilier, bijoux, voitures, chevaux ; liquidation générale et forcée comme disent les marchands ; je ne garde que ce qui est indispensable pour meubler un appartement modeste et élégant : salle à manger, petit salon, deux chambres, le strice nécessaire : et c’est dans cet appartement que nous allons nous établir.

À mesure qu’elle parlait, la figure assombrie de Léon s’était éclairée ; quand elle fit une pause, il la prit dans ses bras et lui ferma les lèvres par un baiser.

— Tu es la meilleure des femmes, la plus tendre, la plus dévouée !

— Je t’aime, c’est là ma seule qualité, ne m’en cherche pas d’autres ; serons-nous heureux ainsi !

La réflexion revint à Léon, et avec elle un sentiment de dignité.

— C’est impossible, dit-il.

— Parce que ?

— Mais…

Il n’osa pas continuer, ce qui d’ailleurs était inutile, car elle avait compris.

— Es-tu bébête, dit-elle, tu ne veux pas de cet arrangement parce que tu serais honteux de vivre chez moi, entretenu par moi ; ça serait cependant un joli triomphe. Mais, sois tranquille, je comprends tes scrupules et je les respecte. C’est moi qui serai entretenue par toi. Je ne voulais pas de ton argent quand tu étais riche, je l’accepte maintenant que tu es pauvre. J’accepte ce que tu ne peux pas me donner, vas-tu dire ? Rassure-toi. Tu m’as prêté environ 100, 000 francs, je te les rendrai sur le prix de vente de mon mobilier, et ce sera avec ces 100, 000 francs que nous vivrons. Qu’en dis-tu ?

— Je dis que tu es un ange !

XV

CATALOGUE

D’un très-beau et très élégant

MOBILIER

MODERNE

CHAMBRE À

COUCHER EN

TAPISSERIES

ANCIENNES

SALON

RECOUVERT EN

BROCATELLE

SALLE À

MANGER EN

ÉBÈNE, MEUBLES D’ART,

GLACES, PIANOS, BRONZES D’ART

GARNITURES DE

CHEMINÉES, LUSTRES, FEUX

GROUPES ET

BUSTES D’APRÈS L’ANTIQUE, ARGENTERIE, TAPIS, IVOIRES

MARBRES, ÉMAUX

CLOISONNÉS

PORCELAINES DE

CHINE, DE

SAXE, DE

SÈVRES ET

AUTRES

TABLEAUX, CURIOSITÉS

DIAMANTS

BAGUES, COLLIERS

BRACELETS, CROIX, MONTRES, TOILETTES, DENTELLES, FOURRURES

OMBRELLES, ÉVENTAILS, LINGE

VOITURES

CALÈCHE ET

DORSAY À

HUIT

RESSORTS

COUVERTURES DE

VOITURES EN

FOURRURES, HARNAIS, LIVRÉES

Dont la vente aura lieu Par suite du départ de Mlle C…

Hôtel Drouot, grande salle n°1.

Ce catalogue, imprimé par Claye avec un vrai luxe typographique et tiré sur papier teinté, annonça au tout Paris que ces sortes de choses intéressent la vente de Cara.

Alors ce fut dans ce monde une explosion d’exclamations, d’explications et de commentaires. Combien de bonnes amies s’écrièrent avec des larmes dans la voix et le sourire aux lèvres :

— C’est donc vrai que cette pauvre Cara est tout à fait ruinée !

À quoi il y avait des gens moins naïfs qui répliquaient que ce n’est pas toujours parce qu’une femme est ruinée qu’elle vend son mobilier, mais que bien souvent c’est pour s’en faire donner un autre plus riche et tout neuf.

— Ce n’est pas toujours le fils Haupois-Daguillon qui lui en donnera un, puisque ses parents sont pourvu d’un conseil judiciaire.

— Il lui donnera peut-être mieux que cela.

— Quoi donc ?

— Son nom ?

Il y eut foule à l’exposition particulière, qui se fit un samedi, et plus grande foule encore à l’exposition du dimanche, car ces bavardages avaient donné un attrait particulier à cette vente : puisqu’on en parlait, il fallait voir ça.

Et l’on était venu voir ça, non-seulement ceux qui, de près ou de loin, touchaient au monde de la cocotterie, mais encore ceux et celles qui, appartenant au monde honnête, étaient curieux d’apprendre et de s’instruire.

Comment font ces femmes-là ? Comment sont-elles meublées ? Ont-elles des meubles spéciaux à leur métier ? Comment est leur chambre à coucher ?

On éprouva une irritante déception à ce sujet en venant voir l’exposition de mademoiselle C… Bien que la chambre à coucher « en tapisseries anciennes » fût le premier article inscrit au catalogue, celui sur lequel les yeux se portaient tout d’abord curieusement, elle ne figura pas à l’exposition, et les femmes qui étaient venues à cette exposition pour voir cette fameuse chambre, de même que les hommes qui s’y étaient rendus comme à une sorte de pèlerinage pour la revoir, en furent pour leur temps perdu : la propriétaire s’était, au dernier moment, réservé le mobilier de cette chambre.

Ceux qui étaient venus pour revoir ce qu’ils avaient déjà vu, les uns pendant un ou plusieurs mois, les autres pendant une courte soirée constatèrent que ce n’était pas seulement le mobilier de la chambre à coucher qui ne figurait pas à l’exposition ; celui du cabinet de toilette, si curieux et si original, avait été distrait aussi ; de même avaient été réservés encore par la propriétaire d’autres meubles ou d’autres objets pris çà et là ; il était donc évident qu’un choix avait été fait et que la rubrique du catalogue et des affiches « pour cause de départ » n’était pas vraie ; elles auraient dû dire, ces affiches : « pour cause de changement de domicile ».

En effet, avec ce que Cara avait retiré de son mobilier, elle avait meublé pour Léon et pour elle un appartement rue Auber, petit, il est vrai, mais tout à fait élégant, et, bien entendu, elle n’avait eu garde de laisser vendre les choses auxquelles elle tenait pour une raison quelconque, valeur intrinsèque ou affection.

C’était ainsi qu’elle avait réservé sa chambre entière, tout son cabinet de toilette, une partie des meubles du salon et de la salle à manger, si bien que sans dépenser presque rien elle s’était organisé un intérieur charmant, un vrai nid, au centre de Paris, de façon à faire de sérieuses économies sur les voitures.

Et cependant, malgré ce prélèvement, son catalogue, grossi d’ailleurs par une assez grande quantité d’objets fournis par le commissaire-priseur et l’expert chargés de la vente, avait présenté un chiffre total de trois cent quarante numéros bien suffisants pour attirer les acheteurs : sous la rubrique bijoux, il y avait onze montres non chiffrées, dix-sept cravaches à pomme d’or sans initiales et vingt-deux porte-mine aussi en or et également sans initiales, le tout entièrement neuf et n’ayant jamais servi, car aussitôt données, montres ou cravaches avaient été serrées pour être vendues un jour.

De tout ce qui peut allumer les enchères, Cara n’avait refusé que deux moyens : vendre chez elle, ce qui est la suprême attraction pour le monde bourgeois, et diriger sa vente ou même simplement y assister ; mais ni l’un ni l’autre de ces moyens n’entraient dans ses habitudes distrètes, et les employer, si avantageux qu’ils pussent être, eût été donner un démenti à sa vie entière : elle ressemblait ou tout au moins elle avait la prétention de ressembler à ces fleurs qu’on voyait toujours chez elle ; elle se cachait comme la violette, et il fallait la chercher pour la trouver.

Malgré cette absence, sa vente obtint un très-beau succès ; elle produisit le chiffre respectable (respectable en tant que chiffre, bien entendu), de trois cent et quelques mille francs, qui, reproduit par « les journaux bien informés », fit rêver plus d’une pauvre fille, acharnée à l’ouvrage de sept heures du matin à dix heures du soiret gagnant quinze sous par jour.

Pendant que les commissionnaires de l’hôtel des ventes déménageaient l’appartement du boulevard Malesherbes, et pendant que, de leur côté, les tapissiers aménageaient l’appartement de la rue Auber, Cara et Léon, pour échapper à ces ennuis, passaient quelques jours à Fontainebleau, se promenant sentimentalement dans la forêt, seuls, en tête à tête, oublieux du passé et se jetant passionnément dans les jouissances de l’heure présente.

Ce fut à Fontainebleau que Cara reçut la lettre de son commissaire-priseur, lui annonçant que le produit de sa vente s’élevait à 319, 423 francs. Elle n’en dit rien à Léon, et ce fut seulement quand le tapissier la prévint que tout était prêt dans l’appartement de la rue Auber qu’elle parla de revenir à Paris.

Elle avait voulu s’occuper seule du choix et de l’arrangement de ce nouvel appartement, et ce devait être une surprise pour Léon d’y faire son entrée pour la première fois.

C’en fut une en effet, ou, pour mieux dire, la soiréefut remplie pour lui par une série de surprises.

Partis de Fontainebleau dans l’après-midi, ils étaient arrivés à Paris pour l’heure du dîner, et à peine entrés dans le salon, avant même d’avoir pu visiter l’appartement, Louise était venue les prévenir que le dîner était servi.

— Offre-moi ton bras, dit Cara vivement, et passons dans la salle à manger.

Elle était toute petite, cette salle à manger, et faite pour l’intimité la plus étroite : deux couverts étaient mis sur la table, mais à côté l’un de l’autre, et non en face l’un de l’autre ; le linge était éblouissant, l’argenterie brillait, les cristaux réfléchissaient par leurs facettes la douce lumière de la lampe ; sur le poêle, dans une jardinière placée devant la fenêtre, sur le buffet, des fleurs fraîches et odorantes étaient arrangées avec goût dans des mousses veloutées.

Le menu n’était composé que de trois plats, poisson, rôti et légumes, mais ces plats bien préparés étaient ceux précisément que Léon préférait ; aussitôt après les avoir placés sur la table et avoir changé le couvert, Louise sortait de la salle, de sorte qu’ils dînaient en tête à tête comme deux amants enfermés dans un cabinet particulier.

Comme ils finissaient le dessert, le timbre du vestibule retentit ; alors Cara se levant sortit vivement ; mais, testant peu de temps absente, elle revint prendre le bras de Léon pour le conduire dans le salon, où, sur un petit guéridon, deux tasses étaient préparées, flanquant une boîte de cigares.

Elle lui versa, elle lui sucra elle-même son café, puis allumant une allumette en papier à la lampe, elle la lui présenta ; ce fut alors seulement qu’elle s’assit sur le canapé auprès de lui, tout contre lui.

— Maintenant, dit-elle, c’est le moment de parler raison et de régler nos comptes.

Alors tirant de sa poche une grosse liasse de billets de banque, elle la posa sur le guéridon :

— 27, 000 francs et 67, 000 francs, cela fait 94, 000 fr., n’est-ce pas ? dit-elle, c’est-à-dire ce que tu as bien voulu me prêter : les voici, c’est à toi qu’il appartient maintenant de nous les distribuer avec économie ; sois certain qu’en cela je t’aiderai et que cet argent durera longtemps. J’ai déjà pris mes arrangements pour cela. Notre loyer n’est pas cher ; je n’aurai pas besoin de toilette avant deux ans ; Louise sera notre seule domestique, car elle a bien voulu apprendre la cuisine, et tu as vu ce soirqu’elle aura avant peu un vrai talent de cordon bleu ; nous ne dépenserons presque rien, douze ou quinze mille francs peut-être par an, et encore ce sera beaucoup. Tu vois donc que nous pouvons ne pas nous inquiéter, et nous aimer librement, sans autre souci que de nous rendre heureux l’un l’autre, comme… mieux que comme mari et femme.

Alors se levant avec un sourire et se posant devant lui gravement, les épaules effacées, la tête haute, d’un air majestueux :

— M. Léon Haupois-Daguillon ici présent, permettez-vous à votre maîtresse, à votre esclave de vous rendre heureux ? répondez, je vous prie, comme vous répondriez à M. le maire, oui ou non.

Il la prit dans ses bras, mais presque aussitôt elle se dégagea :

— Comme j’avais prévu ta réponse, j’ai disposé à l’avance ce qui, selon mon sentiment, devait, en satisfaisant les idées, te plaire. Veux-tu me suivre ?

Elle prit la lampe et marcha devant lui. La pièce qui faisait suite au salon était la chambre à coucher, exactement meublée, aux d’unensions près, comme au boulevard Malesherbes ; puis après cette chambre en venait une autre assez grande qui avait été transformée en un cabinet de toilette qui était le même aussi que celui du boulevard Malesherbes.

Il semblait que c’était là que finissait l’appartement ; cependant Cara ouvrit une porte dans une armoire et dit à Léon de la suivre.

Ils se trouvèrent dans une petite chambre, assez simple d’ameublement, puis, après cette chambre, ils passèrent dans un petit salon.

— Cela, dit Cara, c’est l’appartement de mon petit homme, et il a une entrée particulière sur l’escalier, afin que mon petit homme ait l’apparence, pour le monde, de demeurer chez lui, car il serait gêné, je le parierais, qu’on dît qu’il demeure chez sa petite femme.

Alors, revenant dans la chambre et relevant vivement le couvre-pied du lit :

— Seusement, tu sais, dit-elle en lui jetant les bras autour du cou, que ce lit dans ton appartement particulier, c’est un lit de parade, un lit de semblant ; il ne deviendra un lit véritable que quand tu le voudras.

XVI

Ainsi que Cara l’avait pressenti, Léon aurait été gêné « qu’on dît qu’il demeurait chez sa petite femme » ; plus que gêné, honteux, et il n’y aurait point demeuré. Mais l’arrangement de l’appartement particulier leva tous les scrupules : aux yeux du monde il était là chez lui, et c’était chez lui qu’on pouvait venir le trouver, chez lui qu’il pouvait donner des rendez-vous, non chez sa maîtresse. Les convenances étaient sauvées, et Léon n’était pas homme à se mettre volontiers au-dessus des convenances, — cette religion bourgeoise. En réalité c’était lui qui payait le loyer, lui qui payait toutes les dépenses, et l’argent avec lequel il ferait ses paiements lui avait coûté assez cher pour qu’il le considérât comme lui appartenant. Sa conscience était donc en repos ; en tout cas il pouvait trouver des arguments pour la calmer lorsqu’elle avait des velléités de protestation ou de révolte, ce qui, à vrai dire, arrivait assez souvent.

Pendant ce temps M. et madame Haupois-Daguillon, pleins de confiance en ce que Favas leur avait dit, et aussi en ce que leur gendre, le baron Valentin, leur avait répété, attendaient leur fils et, pour sa rentrée, M. Haupois-Daguillon avait, avec sa femme, préparé une petite allocution dont l’effet, croyaient-ils, devait produire un heureux résultat :

— De ce que tu as été entraîné à des actes de prodigalité que nous avons dû, bien malgré nous, arrêter, il ne s’en suit pas que nous recourrons contre toi à des mesures de rigueur. Il n’y aura qu’une chose de changée dans notre situation, tu continueras donc de toucher ta pension comme par le passé et aussi tes appointements ; seulement comme nous désirons que tu prennes une part plus active dans la direction de notre maison, nous augmentons ta part d’intérêt, nous la portons à 10 pour 100, certains à l’avance que par ton assiduité au travail tu voudras justifier notre confiance.

Ce petit discours débité simplement, amicalement, bras dessus, bras dessous en se promenant, en ami indulgent plutôt qu’en père justement irrité, devait être selon eux tout à fait irrésistible.

Cependant ce n’était pas tout ; la mère, elle aussi, aurait quelque chose à dire à son fils, amicalement ; tendrement :

— Pour ton avenir, il ne faut pas que des billets signés de ton nom soient protestés ; chaque fois qu’on en présentera un, la caisse refusera de le payer, mais tu m’avertiras et je te donnerai les fonds que tu porteras toi-même chez l’huissier.

Le « toi-même » serait légèrement souligné et seulement de façon à bien marquer le témoignage de confiance.

Comment l’enfant prodigue rentrant dans la maison paternelle ne serait-il par touché par ces témoignages d’affection !

Mais l’enfant prodigue n’était pas rentré ; et, les affiches annonçant la vente de Cara avaient frappé leurs yeux : Mobilier moderne, diamants, par suite du départ de mademoiselle C…

« Par suite de départ » ; comme ces mots leur avaient été doux ! Et M. Haupois-Daguillon, rentrant de sa promenade et ayant dit à sa femme qu’il avait vu cette affiche, celle-ci avait voulu descendre dans la rue pour la lire elle-même. Ah ! comme son cœur de mère avait battu en lisant cette ligne : « Par suite du départ de mademoiselle C… » ; mais comme en même temps son imagination de femme honnête avait travaillé en lisant la longue énumération de l’affiche : Meubles d’art, marbres, tableaux, diamants, voitures, c’était par le luxe que ces femmes séduisaient les jeunes gens, et c’était pour entretenir ce luxe que ceux-ci se ruinaient.

Enfin elle partait cette femme et bientôt ils en seraient délivrés : après tout, il était jusqu’à un certain point admissible que Léon eût voulu, en testant avec elle pendant quelques jours, lui adoucir les chagrins de ce départ et de cette vente : il était si bon, si tendre le brave garçon.

Mais la vente avait eu lieu et le brave garçon n’était pas revenu à la maison paternelle comme on l’espérait ; ou plutôt, s’il était revenu rue de Rivoli, ce n’avait point été pour y rester et y reprendre son domicile : tout au contraire.

Un matin que M. et madame Haupois-Daguillon déjeunaient rue Royale comme ils le faisaient chaque jour, ils avaient vu entrer leur vieux valet de chambre, Jacques, avec une mine effarée.

Le père et la mère, qui n’avaient qu’une pensée dans le cœur, avaient senti tous deux en même temps qu’il s’agissait de leur fils ; et, comme Saffroy était à table avec eux, ils avaient fait un même signe à Jacques pour qu’il ne parlât pas. Saffroy était trop fin pour n’avoir pas saisi ce signe, et bien qu’il eût le plus vif désir de savoir ce que Jacques venait annoncer, car il avait bien deviné lui aussi qu’il s’agissait de Léon, il avait quitté la table pour rentrer au magasin.

— Eh bien, Jacques ?

Ce fut le même est qui s’échappa des lèvres de M. et de madame Haupois-Daguillon.

— M. Léon est venu il y a environ deux heures à son appartement ; par malheur, je ne l’ai pas vu entrer, car je serais accouru pour prévenir monsieur et madame.

— Alors, comment l’avez-vous su ?

— C’est Joseph qui, tout à l’heure, est venu me le dire. M. Léon a donné congé à Joseph et il l’a payé.

Le père et la mère se regardèrent avec inquiétude.

Jacques, qui s’était arrêté un moment, comme s’il n’osait continuer, reprit bientôt :

— Ce n’est pas tout : M. Léon a fait mettre dans des malles son linge, ses vêtements, ses livres au moins une partie de ses livres ; on a porté le tout dans une voiture, et avant de partir M. Léon a dit à Joseph de m’apporter la clef de son appartement ; alors j’ai cru que je devais prévenir monsieur et madame.

Jacques ayant achevé ce qu’il avait à dire, sortit laissant ses deux maîtres écrasés.

Ils se regardaient, n’osant ni l’un ni l’autre exprimer les pensées qui les étouffaient, lorsque leur ami Byasson entra, venant comme tous les jours leur serrer la main et prendre une tasse de café avec eux ; s’il avait été fidèle à cette coutume amicale pendant vingt années, il l’était plus encore depuis l’absence de Léon ; quand ses amis étaient heureux, il venait les voir quand ses occupations le lui permettaient ; maintenant qu’ils étaient malheureux, il venait avec la régularité qu’inspire l’accomplissement d’un devoir.

Du premier coup d’œil il comprit qu’il arrivait au milieu d’une crise ; mais on ne lui laissa pas le temps de poser une seule question. En quelques mots, madame Haupois-Daguillon lui rapporta ce que Jacques venait de leur dire.

— Et qu’avez-vous décidé ? demanda-t-il.

— Rien ; nous ne savons à quel parti nous arrêter.

— Mon mari parlait d’écrire, mais où voulez-vous qu’il adresse cette lettre ? Chez cette femme, est-ce possible ?

— Si je ne puis pas écrire à mon fils chez cette femme, je puis encore bien moins aller l’y chercher, dit M. Haupois.

— Ce n’est pas vous, continue Byasson, qui devez l’aller trouver, c’est moi, et j’irai. Sans doute on pourrait vous faire rencontrer avec Léon ailleurs que chez Cara, mais cela pourrait être dangereux. Vous êtes exaspéré contre lui, et de son côté il croit avoir, il a des griefs contre vous : de votre rencontre, il pourrait résulter un choc qui, dans les circonstances présentes, mettrait les choses au pire : je le verrai, moi, et je lui ferai comprendre qu’il est fou.

— Vous parlez de griefs, interrompit M. Haupois.

— Sans doute, il est évident que Léon s’est jeté dans les bras de cette femme et s’est rapproché d’elle plus étroitement parce qu’il a été blessé par la demande en nomination de conseil judiciaire. Quand, sur l’avis de Favas, vous avez adopté cette mesure, je ne vous ai rien dit parce que vous ne m’avez pas consulté, et que rien n’est plus grave que d’intervenir dans une guerre de famille ; mais je n’en ai auguré rien de bon, et j’ai même fait des démarches auprès de trois membres du conseil de famille pour qu’ils n’accueillent pas votre demande, je vous le dis franchement.

— Vouliez-vous donc qu’il nous ruinât ?

— Je ne crois pas qu’il eût été jusque-là, tout au plus aurait-il fait une brèche à la fortune que vous lui laisserez un jour ; enfin cette brèche eût-elle été large, très large, tout n’eût pas été perdu ; il faut savoir faire des sacrifices indispensables avec les jeunes gens, surtout quand ils sont passionnés, et sous son apparence calme Léon est passionné, il est tendre, et quand il aime il est capable de toutes les folies. Vous avez cru que vous aviez un moyen infaillible de l’arrêter, vous en avez usé, et ce moyen s’est retourné contre vous. Vous avez fait comme les gens qui ont une arme aux mains et qui s’en servent aussitôt qu’ils se croient en danger au lieu d’attendre jusqu’à la dernière extrémité. Si je vous parle ainsi, ce n’est pas, vous le savez, pour ajouter à votre douleur, mais pour vous expliquer, dans une certaine mesure, comment je comprends que Léon ait été entraîné à la résistance et finalement à cette folle résolution. J’ai voulu que vous sachiez à l’avance dans quels termes je lui parlerai, et je crois qu’ils seront de nature à le toucher : c’est par la douceur et la sympathie qu’on peut agir sur lui.

— Quand comptez-vous le voir ? demanda madame Haupois-Daguillon.

— Aussitôt que possible, aujourd’hui, demain, aussitôt que je l’aurai trouvé.

— Eh bien, mon ami, allez, continua-t-elle, et ce que vous croirez devoir dire, dites-le, nous abdiquons entre vos mains.

Comme Byasson, après les avoir quittés, traversait le vestibule, Saffroy se trouva devant lui.

— Eh bien, demanda celui-ci, a-t-on des nouvelles de Léon ?

Byasson n’avait pas une très-grande sympathie pour Saffroy ; il le trouvait trop ambitieux, et il le soupçonnait de spéculer sur l’absence de Léon pour s’avancer de plus en plus dans les bonnes grâces de M. et de madame Haupois-Daguillon, de façon à devenir un jour le seul chef de la maison, le fils étant écarté.

— Je vais le chercher, dit-il, afin qu’il reprenne sa place ici ; j’espère que, quand il dirigera tout à fait la maison, il ne pensera plus qu’au travail.

XVII

Trouver Léon n’était pas bien difficile, il n’y avait qu’à trouver Cara ; pour cela Byasson se rendit chez le commissaire-priseur qui avait fait la vente de celle-ci. Tout d’abord le clerc auquel il s’adressa prétendit n’avoir pas cette adresse, mais il finit par la trouver et la donner : rue Auber, n° 9.

Arrivé au quatrième, il sonna à la porte de gauche comme le concierge le lui avait recommandé, et il sonna fort.

Ce ne fut pas cette porte qui s’ouvrit, ce fut celle de droite qui s’entre-bâilla, et Byasson, qui tout en attendant comptait machinalement les dessins géométriques du tapis de l’escalier, leva la tête pour voir si dans sa préoccupation il ne s’était pas trompé ; il aperçut le bonnet blanc d’une femme de chambre, puis la porte se referma vivement.

Puis bientôt après la porte de gauche fut ouverte par Léon lui-même, qui, en apercevant Byasson, recusa d’un pas.

— Je suis indistret ? dit celui-ci.

— Pas du tout, entrez donc, je vous prie, je suis heureux de vous voir, au contraire, vous me trouvez en train d’emménager.

Tout en s’asseyant, Byasson regarda autour de lui, bien surpris de voir cet intérieur simple et décent où rien ne rappelait la femme à la mode, et surtout une femme telle que Cara.

— Mon cher enfant, dit-il, tu supposes bien, n’est-ce pas ? que je ne viens pas te relancer pour le seul plaisir de te serrer la main ; ce plaisir est vif, car je t’aime de tout mon cœur, comme un enfant que j’ai vu naître et grandir ; cependant je ne serais pas monté ici si je n’avais eu à te parler sérieusement. Je quitte tes parents à l’instant même, et comme, peu de temps avant mon arrivée, Jacques était venu leur annoncer ton déménagement, tu peux t’imaginer dans quel état de désespoir ils sont ; ta mère, ta pauvre mère est baignée dans les larmes ; ton père est accablé dans une douleur morne ; ils te pleurent comme si tu étais mort.

— Qui m’a tué ?

— Qui tout d’abord les a désespérés ? Ne récriminions point : je ne suis venu te trouver que pour te parler amicalement, mais comme je ne me trouve pas à mon aise ici, — il regarda autour de lui comme pour sonder les tentures, — je te demande de sortir quelques instants avec moi.

Léon, assez mal à l’aise, montra les caisses et les masses placées au milieu du salon :

— santais voulu achever mon emménagement, dit-il.

— Je ne te demande qu’une heure : refuseras-tu ton vieil ami ?

— Et où voulez-vous que nous allions ?

— Sois sans inquiétude, je ne te ménage pas une surprise, ces moyens ne sont pas dans mes habitudes ; je te demande tout simplement de m’accompagner chez moi pour que nous puissions nous entretenir, portes closes, librement.

— Je suis tout à vous ; je vous demanda seulement deux minutes pour me préparer.

Et il passa dans sa chambre, dont il tira la porte sur lui ; mais ce ne fut pas deux minutes qu’il lui fallut pour se préparer ; il resta près d’un quart d’heure absent.

Byasson demeurait rue Neuve-Saint-Augustin, il ne leur fallut que peu de temps pour arriver chez lui. En chemin, ils ne s’entretinrent que de choses insignifiantes, et plus d’une fois Léon laissa tomber la conversation comme un homme qui suit sa propre pensée : le quart d’heure qu’il avait employé à se préparer, selon son expression, l’avait singulièrement assombri, et il n’y avait pas de doute qu’avant de le laisser sortir, Cara l’avait stylé. Ce n’était donc plus seulement contre lui que Byasson allait avoir à lutter ; ce serait encore contre elle ; mais, si formelles que pussent être les promesses qu’elle avait exigées de son amant, mieux valait encore engager la lutte dans ces conditions défavorables que de l’avoir elle-même derrière soi, invisible, mais menaçante et prête à paraître au moment décisif.

Au lieu de recevoir Léon dans son bureau, comme d’ordinaire, Byasson le fit monter à sa chambre, où il était sûr que personne ne pourrait venir les déranger et où il n’y avait pas d’oreilles indistrètes à craindre. Mais si cette chambre était un lieu sûr, elle était en même temps un lieu encombré et si plein de toutes sortes de choses placées çà et là avec un beau désordre qu’il fallut un moment assez long et pas mal de travail avant de pouvoir trouver deux sièges pour s’asseoir. Sur le canapé était un tableau tout nouvellement acheté et auquel il ne fallait pas toucher, car il n’était pas encore sec ; les chaises étaient prises, celle-ci par un vase en bronze, celle-là par un ivoire, une autre par un tas de gravures ; sur un fauteurl étaient de vieilles faïences, et debout dans les coins ou contre les meubles se dressaient en rouleau des tapis et des étoffes qui attendaient là depuis longtemps le moment où le maître s’étant décidé à faire construire la maison de campagne dont depuis quinze ans il portait et agitait le plan toujours nouveau, toujours changeant dans sa tête, on les emploierait enfin à l’usage pour lequel ils avaient été successivement achetés au hasard des occasions.

— Tu comprends bien, n’est-ce pas, mon cher enfant, dit Byasson, quelle est ma situation ? Je suis le plus vieil ami de ton père et de ta mère, le plus intime ; je suis le tien ; je t’aime comme si tu étais mon fils, moi qui n’ai pas d’enfants et qui n’en aurai jamais d’autres que ceux dont tu me feras un jour le parrain. Tu dois trouver tout naturel et légitime que je me jette entre tes parents et toi au moment où vous allez vous séparer. Et que produira cette séparation ? votre malheur, votre désespoir à tous. Je me trompe, elle fera le bonheur de quelqu’un ; mais ce quelqu’un mérite-t-il que tu lui sacrifies et ta famille, et ton avenir, et ton honneur ?

— Celle dont vous parlez sans la connaître m’aime et je l’aime.

— Sans la connaître ! Mais je la connais comme tout Paris ; sa notoriété est, par malheur, assez grande pour qu’on puisse parler d’elle avec la certitude que ce qu’on dira sera au besoin confirmé par vingt, par cent témoins qui viendront déposer dans leur propre cause. Je ne veux ni te peiner ni te blesser, mais il faut bien cependant que je te dise ce que j’ai sur le cœur, et tu dois sentir que ce n’est pas ma faute si mes paroles ne sont pas l’éloge de celle que tu crois aimer. Quelle est cette femme que tu préfères à ton père, à ta mère, à la famille, à la fortune, à l’honneur, et auprès de qui tu veux vivre misérablement dans une condition honteuse, dans une situation fausse qui n’a pas d’issue possible ? Qu’a-t-elle pour elle qui excuse ta folie ?

— Je l’aime.

— A-t-elle un grand talent ? A-t-elle un grand nom ? A-t-elle seulement la jeunesse ou la passion, ce qui explique, ce qui excuse toutes les folies ? Tu sacrifies tout et tu te donnes à elle ; pour combien de temps ? Je veux dire combien de temps encore pourras-tu l’aimer : la vieillesse et une vieillesse rapide ne doit-elle pas vous séparer dans un avenir prochain ? Tu sais comme moi, tu sais mieux que moi, quel est son âge. Elle pourrait être ta mère ; ce n’est pas à toi qu’il faut le dire, toi qui l’as vue sous la cruelle lumière du matin, si terrible pour une femme de son âge.

Léon, blessé par ces paroles, ne pouvait guère s’en fâcher, il voulut essayer de sourire :

— Vous qui aimez tant les choses d’art, réfléchissez donc un peu, dit-il, à l’âge qu’avait Diane de Poitiers quand Jean Goujon la représenta nue.

— Quelle niaiserie !

— Cinquante ans, n’est-ce pas, et elle était adorée par son amant, qui en avait vingt-huit ou vingt-neuf ; Hortense n’a pas cinquante ans, elle n’en a pas quarante, pour moi elle n’en a pas trente.

— Elle en aura soixante le jour où tombera le bandeau qu’elle t’a mis sur les yeux. Et que faut-il pour que cela arrive ? un mot que tu entendras, la satiété peut-être, mieux que cela, la voix de ta dignité et de ta conscience qui te fera comprendre que cette femme ne te tient que par ce qu’il y a de mauvais en toi, et qui te fera sentir qu’elle n’a jamais éveillé en ton cœur rien de bon, rien de noble, rien de grand, rien de ce qui est la conséquence ordinaire de l’amour lorsqu’il existe entre deux êtres dignes l’un de l’autre. Me diras-tu qu’elle est digne de toi, toi que j’ai connu honnête, tendre, bon, généreux, toi qui portes écrites sur ton visage toutes les qualités qui sont dans ton cœur ?

— Je vous dirai que vous parlez d’une femme que vous ne connaissez pas.

— Oui, mais tu ne me diras pas que tu as été séduit et entraîné par ces qualités qui, étant aussi en elle, se sont mariées aux tiennes. Tu as été séduit par ses défauts, par ses vices, par son savoir de vieille femme, qui depuis vingt-cinq ans a étudié, pratiqué, expérimenté sur le sujet vivant, dont elle fait rapidement un cadavre, toute les roueries de la passion qu’elle peut jouer, j’en suis convaincu, avec un art incomparable. Je les connais, ces habiletés de vieilles femmes qui se font les mères en même temps que les maîtresses de leurs jeunes amants, leur préparant d’une main expérimentée la cantharide ou le haschisch et de l’autre les enveloppant de flanelle. Voilà ce qui m’épouvante pour toi et me fait te tenir ce discours, que je t’épargnerais comme je me l’épargnerais moi-même, si, au lieu d’être aux mains de cette femme, tu aimais la première venue ; une jeune fille, n’importe qui, la fille de ton concierge, dont le cœur ne serait pas pourri et gangrené.

— C’était à mon père qu’il fallait l’adresser, ce discours, quand j’aimais Madeleine.

— Je l’ai fait.

— Et vous n’avez point été écouté, pas plus que je ne l’ai été moi-même ; vous Voyez donc bien que ce n’est pas seulement leur caisse que mon père et ma mère veulent mettre à l’abri de mes prodigalités, c’est encore mon cœur qu’ils veulent protéger contre mes égarements, c’est ma vie qu’ils veulent prendre pour la diriger au gré de leurs idées, de leurs intérêts, de leur sagesse. Eh bien, je me suis révolté, et puisqu’on m’avait empêché de prendre pour femme, une jeune fille digne entre toutes de respect et d’amour, auprès de laquelle saurais vécu heureux dans ma famille, tranquillement, sans autres émotions que celles du bonheur et de la paix, j’ai pris pour maîtresse une femme qui a été assez habile, non pour me faire oublier celle que j’ai aimée, celle que j’aime toujours, car rien n’effacera de mon cœur le souvenir de Madeleine, mais pour me consoler. Et pour cela, j’en conviens, il fallait en effet que son art fût grand, très-grand. Mais pour tout le reste, ne croyez rien de ce que vous venez de dire, rayez la cantharide et la flanelle, ce n’est pas par là qu’Hortense me tient comme vous le pensez. Vous avez beaucoup trop d’imagination, et cette imagination n’est plus jeune, ce qui fait qu’elle va chercher de savantes complications là où les choses sont bien simples. Quand j’ai fait la connaissance d’Hortense, j’ai obéi à un caprice : elle me plaisait, voilà tout. Mais bientôt j’ai appris à la connaître, et j’ai vu qu’elle valait mieux, beaucoup mieux qu’un caprice. Aujourd’hui je l’aime et je suis heureux d’être aimé par elle. C’est là ce que vous appelez de la folie. Pent-être au point de vue de la raison pure, est-ce en effet de la folie, mais j’ai le malheur d’être ainsi fait que je préfère la folie qui me donne le bonheur à la sagesse qui ne me donnerait que l’ennui.

— Mais, malheureux enfant…

— Tout ce que vous pourrez me dire, croyez bien que je me le suis déjà dit : je gaspille ma jeunesse, je compromets mon avenir, je m’expose à être jugé sévèrement par ceux qui s’appellent les honnêtes gens, cela est vrai, je le sais, je le crois ; mais j’aime, je suis aimé, je vis, je me sens vivre. Ah ! je vous trouve tous superbes avec vos sages paroles : cette jeune fille que tu aimes n’a pas de fortune, il n’est pas sage de l’aimer, oublie-la, la sagesse c’est d’aimer une femme riche et bien posée dans le monde ; cette autre que tu aimes n’est pas digne non plus de ton amour, il n’est donc pas sage de l’aimer ; nous qui ne la connaissons pas, nous la connaissons mieux que toi. Eh bien, je l’aime, et rien ne me séparera d’elle. Quand ma famille me repoussait et me déshonorait, où ai-je trouvé de l’affection et de l’appui, si ce n’est près d’elle ? Quand je suis sorti de l’audience, où sur la demande de mon père et de ma mère… de ma mère, Byasson, on venait de faire de moi une sorte de chose inerte, quels bras se sont ouverts pour me recevoir ? les siens. Et vous voulez que maintenant je me sépare de cette femme qui m’a consolé dans le malheur, qui par tendresse pour moi s’est ruinée, pour rester ma maîtresse, quand vous qui êtes riche vous m’avez déshonoré de peur que la centième, la millième partie peut-être de votre fortune soit compromise. Eh bien, non, je ne la quitterai pas ; non, je ne l’abandonnerai pas, car ce serait une lâcheté et une infamie dont je ne me rendrai pas coupable. Ma folie raisonne, vous Voyez bien, elle est donc incutable.

— Que tu penses à elle, je le comprends, mais ne penseras-tu pas à ton père, ne penseras-tu pas à ta mère ?

— À qui ont-ils pensé lorsqu’ils ont présenté cette demande ? à moi ou à eux ?

— Ne parlons point du passé ; parlons du présent. Que vas-tu faire ?

— Rien pour le moment, je suis incapable de rien faire.

— Alors de quoi vivras-tu ? Est-ce toi qui vas être l’amant de Cara puisque tu ne peux plus l’entretenir comme ta maîtresse ?

— Vous oubliez que pour mes deux cent mille francs de dettes j’ai reçu de l’argent, il me reste cent mille francs, nous vivrons avec.

— Et quand ces cent mille francs seront dépensés, ton père et ta mère, morts de chagrin, t’auront laissé leur fortune, n’est-ce pas, et alors tu pourras la partager avec l’amie des mauvais jours, ce qu’elle espère ?

Léon allait répondre ; mais au moment même où il étendait le bras, on frappa à la porte du salon qui précédait la chambre.

— Laissez-nous, cria Byasson.

Mais on frappa de nouveau. Alors Byasson se levant avec colère alla ouvrir la porte.

— C’est une lettre pressée pour M. Léon Haupois, dit le commis qui entra.

Byasson voulut repousser cette lettre, mais malgré la distance Léon avait entendu ces quelques mots.

Il arriva ; de loin il reconnut le papier et le chiffre de Cara. Il prit la lettre, mais, chose étrange, l’adresse était d’une écriture qu’il ne connaissait pas ; vivement il l’ouvrit.

« Madame vient de se trouver mal ; le médecin est très-inquiet ; Madame prononçant votre nom à chaque instant j’ose vous prévenir de ce qui se passe.

« LOUISE. »

Alors s’adressant à Byasson :

— Nous reprendrons cet entretien quand vous voudrez, dit-il, il faut que je vous quitte.

XVIII

Lorsque Léon arriva rue Auber, il trouva sa maîtresse sans connaissance étendue sur son lit, et auprès d’elle un jeune médecin qu’on avait été chercher au hasard du voisinage, qui s’appliquait à la faire revenir à elle.

— C’est une syncope, rassurez-vous, il n’y a pas de danger ; d’ailleurs je crois qu’elle va cesser.

En effet, au bout de quelques instants, Cara promena ses yeux autour d’elle d’un air égaré, puis apercevant Léon, le reconnaissant, elle lui jeta les deux bras autour du cou, et, l’attirant à elle par un mouvement passionné, elle éclata en sanglots spasmodiques.

— Maintenant, dit le médecin, madame n’a plus besoin que de repos et de calme ; je puis me retirer.

Et il s’en alla, avec l’attitude modeste d’un homme qui n’a pas la conviction d’avoir accompli un miracle.

Léon s’installa auprès du lit de Cara, et celle-ci lui ayant pris la main, qu’elle garda dans la sienne, ils restèrent ainsi assez longtemps sans parler ; malgré le désir qu’il en avait, Léon n’osait l’interroger, le médecin ayant prescrit le repos et le calme.

Enfin, Cara se trouva assez bien elle-même pour prendre la parole :

— Pauvre ami, dit-elle, comme je suis heureuse que tu sois revenu ! c’est ta voix qui ma ressuscitée ; je crois bien que j’étais en train de mourir ; je ne soufrais pas, je ne sentais rien, je ne voyais rien ; je serais peut-être restée longtemps, toujours dans cet état, si tout à coup ta voix n’avait retenti dans mon cœur, et alors il m’a semblé que je me réveillais ; comme tu as été bien inspiré de revenir !

— Je n’ai pas été inspiré ; je suis revenu parce que Louise m’a écrit que tu étais malade.

— Comment, Louise ?

— Elle m’a écrit parce qu’elle était effrayée, et elle m’a dit de venir tout de suite.

— Je comprends qu’elle ait été effrayée. Après ton départ, j’ai pensé à ce que tu venais de me dire, et je me suis imaginé, pardonne-moi, que ton ami Byasson allait si bien te prêcher et te circonvenir que nous ne nous verrions plus. Alors, j’ai été prise d’un anéantissement, mon cœur a cessé de battre, mes yeux ont cessé de voir, j’ai poussé un cri, Louise est accourue et je ne sais plus ce qui s’est passé : quand j’ai recouvré la vue, j’ai rencontré tes yeux.

— C’est pendant cette syncope que Louise effrayée m’a écrit ; mais comment a-t-elle su que j’étais chez Byasson ?

— Je ne sais pas, il faudra le lui demander. Assurément ce n’est pas moi qui le lui ai dit, car je suis fâchée qu’elle t’ait écrit.

— Comment, tu es fâchée que je sois revenu ?

— Cela paraît absurde, n’est-ce pas, cependant cela ne l’est pas. Oui, je suis heureuse, la plus heureuse des femmes que tu sois revenu, mais saurais voulu que tu revinsses de ton propre mouvement et non pas ramené par la lettre de Louise. Si ton ami Byasson t’a emmené chez lui, ce n’était point, n’est-ce pas, pour te montrer ses tableaux ou ses curiosités, c’était pour tâcher de te décider à te séparer de moi et à rentrer chez ton père. Ne me dis pas non, c’est cette pensée, ce sont ces discours que j’entendais qui m’ont étouffée et qui ont provoqué ma syncope. Quand j’en suis venue à bien préciser la situation et à me dire : écoutera-t-il la voix de son ami ou écoutera-t-il celle de son amour ? retournera-t-il chez son père ou reviendra-t-il ici ? l’angoisse a été si poignante que je me suis évanouie. Mais, malgré tout, malgré l’état affreux dans lequel j’étais, saurais voulu que Louise ne t’écrivît pas. Livré à toi-même tu aurais seul décidé cette situation, c’est-à-dire notre avenir à tous deux, ma vie à moi. C’était une épreuve, elle eût été telle qu’il ne serait plus resté de doute après. Si tu avais été chez ton père, je serais peut-être morte, mais qu’importe la mort, c’est la fin. Au contraire, si tu étais revenu près de moi, librement, quelle joie ! Tu veux me dire que tu es venu, cela est vrai, mais tu es venu, tu l’as reconnu tout à l’heure, parce que Louise t’a écrit que j’étais en danger. Il n’y a pas eu lutte dans ton cœur ; il n’y a pas eut choix. Et c’était sortir triomphante de cette lutte que saurais voulu. C’était ce choix qui aurait calmé mes alarmes. Tu es accouru après avoir lu la lettre de Louise, la belle affaire en vérité chez un homme tel que toi qui est la bonté même ! Pitié n’est pas amour. Aussi je veux que tu retourne chez ton ami Byasson, non tout de suite, mais demain, après-demain, il reprendra son prêche où il a été interrompu, et tu décideras en connaissance de cause, librement.

Il arrive bien souvent qu’on ne permet une chose que pour la défendre.

Léon, devant retourner chez Byasson pour faire un choix entre sa famille et sa maîtresse, n’y retourna pas, car y aller eût été avouer qu’il pouvait être indécis, et que la lettre de Louise l’avait précisément arraché à cette indécasion.

Quant à la façon dont cette lettre lui était parvenue, il en avait eu, même sans la demander, l’explication la plus simple et la plus naturelle : dans sa crise, Cara avait prononcé plusieurs fois, sans en avoir conscience, le nom de Byasson, et Louise, perdant la tête, avait imaginé qu’il fallait envoyer chez ce monsieur dont elle avait trouvé l’adresse dans le Bottin.

Byasson, ne voyant pas Léon revenir bientôt comme celui-ci en avait pris l’engagement, lui écrivit ; mais Léon ne reçut pas ses lettres qui furent remises à Louise par la concierge, et par Louise à Cara ; alors il vint lui-même rue Auber, mais il eut beau sonner, sonner fort, on ne lui ouvrit pas. Il sonna à la porte de Cara, Louise lui répondit que madame était à la campagne. Il revint le lendemain ; le concierge, sans le laisser monter, l’arrêta pour lui dire que M. Léon Haupois était en voyage ; quelques jours après on lui fit la même réponse.

C’était évidemment un parti pris ; le mieux dans des conditions était donc de ne pas brusquer les choses ; il était plus sage d’attendre, de veiller et de saisir une occasion favorable quand elle se présenterait ; ce qui devait arriver un jour ou l’autre.

Cara eut alors toute liberté de pratiquer sur Léon le système de l’absorption, à petites doses, lentement, savamment, et chaque jour elle se rendit plus chère, surtout plus indispensable.

Vivant sous le même toit, ils ne se quittèrent plus, et, peu à peu, ils en vinrent à sortir ensemble, le soird’abord pour aller au théâtre dans une baignoire qu’ils louaient pour eux seuls et où ils se tenaient serrés l’un contre l’autre, les jambes enlacées, la main dans la main, écoutant, riant, s’attendrissant ensemble.

Mais le soirne leur suffit plus, et on les vit tous deux aux courses, d’abord à la Marche, à Porchefontaine, au Vésinet, où l’on a pour ainsi dire l’exeuse de la partie de campagne, puis à Chantilly, puis enfin à Longchamps, devant tout Paris.

Le jeudi, il l’accompagna à Batignolles, rue Legendre, et rapidement il devint faim, le père des enfants qui, très franchement, se prirent pour lui d’une belle passion ; il joua avec eux ; il prit plaisir à leur faire des surprises de joujoux, de gâteaux ou de bonbons ; il les emmena à la campagne ; en voiture, avec leur tante, bien entendu, dîner dans les bois ou au bord de l’eau.

— Quel bon père, quel bon Papa-Gâteau tu ferais ! disait-elle.

Bientôt il n’y eut plus qu’un jour par mois, le 17, où Cara le laissa seul, celui où elle allait au Père-Lachaise, en pèlerinage au tombeau du duc de Carami. Une fois il vint avec elle jusqu’à la porte du cimetière. Puis, la fois suivante, comme elle était souffrante et pouvait à peine se traîner, il lui donna le bras pour l’aider à monter jusqu’au tombeau, et ensuite il l’accompagna toujours.

C’était beaucoup pour Cara que Léon ne pût pas se passer d’elle, mais ce n’était pas assez pour ses desseins ; il lui fallait plus ; il fallait qu’il s’habituât à voir en elle plus qu’une maîtresse, si agréable, si séduisante que fût cette maîtresse.

Lorsqu’ils allaient aux courses, Léon ne restait pas toujours à ses côtés comme un jaloux, et alors quand elle était seule dans sa voiture, ses anciens amis, quelques-uns de ses anciens amants, les hommes du monde dans lequel elle avait vécu l’entouraient, les uns pour lui donner une banale poignée de main, les autres pour causer plus intimement avec elle.

Un jour, en revenant, elle se montra si distraite, si préoccupée que Léon ne put pas ne pas lui demander ce qu’elle avait. Elle répondit qu’elle n’avait rien ; mais son ton démentait ses paroles.

Enfin, après le dîner, lorsqu’ils furent en tête à tête, côte à côte, elle se décida à parler :

— Sais-tu qui j’ai vu tantôt à Longchamps ? Salzondo.

Léon laissa échapper un mouvement de contrariété ; car, malgré l’histoire des perruques, la liaison de Salzondo avec Cara avait été si notoire, si publique, que ce nom ne pouvait pas être doux à ses oreilles.

— Sais-tu ce qu’il m’a proposé ? continua-t-elle. Tout d’abord, et pour la centième fois, de redevenir pour lui ce que j’étais il y a quelques années ; puis, quand il a été bien convaincu que je n’y consentirais jamais, il m’a tout simplement demandé d’être sa femme, sa vraie femme, c’est-à-dire devant le maire.

— Et tu as répondu ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.

— Que je réfléchirais ; car enfin la chose mérite d’être pesée. Être la femme de Salzondo n’est pas plus sérieux que d’être sa maîtresse ; seulement, on a un mari, une position dans le monde, une belle fortune ; et tout cela c’est quelque chose. Tu me diras que ce n’est rien quand on aime et qu’on est aimée ; cela est vrai, mais il faut remarquer qu’un pareil mariage n’empêche pas d’être aimée par celui qui est maître de votre cœur et d’être à lui corps et âme. De plus, ce mariage, s’il se faisait, te permettrait de te réconcilier avec ta famille, et c’est là encore une considération d’un poids considérable. Combien de fois, pensant à cette rupture, je me dis que, si jamais tu cesses de m’aimer, ce sera elle qui te détachera de moi : femme de Salzondo…

— Hortense ! s’écria-t-il en se levant avec colère.

Alors elle aussi se leva et, le prenant dans ses deux bras :

— Tu me tuerais, n’est-ce pas ? dis-moi que tu me tuerais si j’étais assez misérable pour écouter de pareilles considérations. Mais, sois tranquille, si je sais voir où est la sagesse, je ne puis aller que là où est l’amour.

Et tout de suite ouvrant son buvard, elle se mit à écrire :

« Mon cher Salzondo.

« J’ai réfléchi à votre proposition et j’en suis touchée comme je dois l’être, mais… mais quand le cœur est pris, (et il est bien pris, je vous le jure), la raison, la sagesse, même le vice, ne peuvent rien contre lui.

« Je resterai toujours votre amie, mais rien que votre amie

« CARA. »

Elle donna ce billet à lire à Léon, puis l’ayant mis dans une enveloppe, elle sonna.

Louise parut :

— Va jeter tout de suite cette lettre à la poste.

Quand Louise fut sortie, Cara vint se rasseoir près de Léon :

— Êtes-vous content, mon maître ? moi, je suis la plus heureuse des femmes, et toute ma vie je serai reconnaissante à Salzondo d’abord de m’avoir montré qu’il m’estimait assez pour m’épouser, et aussi et surtout de t’avoir inspiré ce geste de colère qui prouve mieux que tout combien tu m’aimes. Tu m’aurais tuée !

XIX

Pendant ce temps, Byasson attendait toujours l’occasion favorable qui devait lui permettre de faire auprès de Léon une nouvelle tentative plus efficace que la première.

Mais il attendit en vain : on avait des nouvelles de Léon par quelques-uns de ses anciens camarades et notamment par Henri Clergeau ; mais Léon lui-même ne donnait pas signe de vie ; aux lettres les plus pressantes aussi bien qu’aux demandes de rendez-vous, il ne répondait point, et quand ses anis, cédant aux instances de Byasson, voulaient aborder ce sujet avec lui, il leur fermait la bouche dès le premier mot ; Henri Clergeau, ayant voulu insister et revenir à la charge, n’avait obtenu que des paroles de colère qui avaient amené une brouille entre eux.

— J’ai assez d’un conseil judiciaire, avait dit Léon, je ne veux point d’un conseil d’amis.

Avec ses créanciers, Rouspineau, Brazier, Léon avait pratiqué ce même système de faire le mort, et il les avait renvoyés à son conseil judiciaire ; il n’avait rien, (son appartement était au nom de Cara), il ne pouvait rien : c’était à son père de payer si celui-ci le voulait bien, sinon il payerait plus tard lui-même quand il le pourrait ; et il n’avait pas pris autrement souci de leurs réclamations, se disant qu’ils lui avaient fait payer assez cher l’argent qu’ils lui réclamaient pour attendre. L’attente n’était-elle pas justement un des risques sur lesquels ils avaient basé leurs opérations ?

Heureusement pour Rouspineau et pour Brazier, M. et madame Haupois-Daguillon s’étaient montrés de bonne composition : afin de sauver l’honneur de leur nom commercial, ils avaient pris l’engagement de payer les billets à leur échéance, mais à condition qu’ils seraient protestés pour la forme, et surtout à condition plus expresse encore que cet arrangement serait tenu secret, de manière à ce que Léon ne le connût jamais. Le jour où une indistrétion serait commise ils ne payeraient plus.

Fatigué, agacé de voir qu’il n’obtiendrait rien de Léon, Byasson voulut risquer une tentative auprès de Cara, et il lui écrivit pour lui demander une entrevue.

Si Cara ne voulait pas que Léon fût exposé aux attaques amicales de Byasson, qui pouvaient l’émouvoir et à la longue l’ébranler, elle n’avait pas les mêmes craintes pour elle-même. D’avance elle bien certaine de ne pas se laisser toucher, si pathétique, si entraînante que fût l’éloquence de Byasson ; c’est au théâtre qu’on voit les Marguerite Gauthier se laisser prendre aux arguments d’un père noble et se contenter d’un baiser, « le seul vraiment chaste qu’elles aient reçu », pour le paiement de leur sacrifice ; dans la réalité les choses se passent d’une façon moins scénique peut-être, mais à coup sûr plus sensée. D’ailleurs, elle avait intérêt à voir Byasson et à apprendre de lui combien M. et madame Haupois étaient disposés à payer la liberté de leur fils.

Elle donna donc à Byasson le rendez-vous que celui-ci lui demandait, et, pour être sûre de n’être point dérangée, elle envoya Léon à la campagne.

Byasson arriva à l’heure fixée, et, pour la première fois, cette porte, à laquelle il avait si souvent sonné, s’ouvrit toute grande devant lui.

Cara était dans sa chambre, et, comme une bonne petite femme de ménage, elle s’occupait à recoudre des boutons aux chemises de Léon, dont une pile, revenant de chez le blanchisseur, était placée devant elle sur une table à ouvrage ; ce fut donc l’aiguille à la main, travaillant, que Byasson la surprit.

Elle se leva vivement, avec une sorte de confusion, pour lui offrir un siège.

Byasson avait préparé ce qu’il aurait à dire, il entama donc l’entretien rapidement et franchement :

— Vous savez, dit-il, que je suis un commerçant, nous parlerons donc, si vous le voulez bien, le langage des affaires, et j’espère que nous nous entendrons, si, comme j’ai tout lieu de le supposer, vous êtes une femme pratique.

Cara se mit à sourire.

— Je viens vous faire une proposition : combien vaut pour vous mon ami Léon ?

— La question est originale.

— Il y a acheteur.

— Mais vous ne savez pas s’il y a vendeur, il me semble ?

— C’est à vous de le dire : vous avez ; moi je demande.

— À livrer quand ?

— Tout de suite.

— Et vous payez tout de suite aussi ?

— Nous ne sommes pas précisément pressés, mais je vous ferai remarquer qu’entre vos mains la valeur que vous avez se déprécie.

— Ce n’est pas mon opinion ; elle gagne, au contraire, puisque chaque jour qui s’écoule, étant un jour de vie, rend plus prochaine la réalisation de mes espérances.

— Enfin c’est à vous de faire votre prix, et non à moi.

— J’avoue que vous me prenez au dépourvu, car il me faudrait une table de probabilités pour la mortalité, comme en ont les compagnies d’assurances, et je n’ai pas cette table ; en réalité votre question se résume à ceci : combien l’un ou l’autre de M. ou de madame Haupois-Daguillon ont-ils encore de temps à vivre ; et franchement je n’en sais rien ; vous êtes mieux que moi renseigné à ce sujet ; ont-ils des infirmités, suivent-ils un bon régime, le cœur est-il solide, les poumons fonctionnent-ils bien ? Je ne sais pas ; il y aurait vraiment loyauté à vous de me renseigner. Vivront-ils longtemps encore ? Mourront-ils bientôt ? Faites-moi une offre raisonnable ; nous discuterons, et j’espère que nous nous entendrons, si, comme j’ai tout lieu de le supposer, vous êtes un homme pratique.

Byasson avait cru que sur le terrain commercial il aurait meilleur marché de Cara, il vit qu’il s’était trompé, et il resta un moment sans répondre.

— Alors, vous ne voulez pas jouer cartes sur table ? dit-elle, en continuant ; je croyais que vous me l’aviez proposé, mettons que je me suis trompée. C’est donc à moi de faire mon compte. Je vais essayer. Quand j’ai connu votre ami, j’avais un mobilier qui valait plus de 600, 000 fr. Votre ami s’étant trouvé dans une mauvaise situation, j’ai dû pour lui venir en aide, vendre ce mobilier. Vous savez ce qu’est une vente forcée. De ce qui valait 600, 000 fr., j’ai tiré 300, 000 fr. environ. C’est donc 300, 000 fr. que votre ami me doit de ce chef. De plus je lui ai prêté 100, 000 fr. De plus encore, j’ai fait pour son compte diverses dépenses, dont je puis fournir état, s’élevant à environ 100, 000 fr. Cela nous donne un total de 500, 000 francs dont je suis créancière et sur lesquels il n’y a pas un sou à diminuer. Maintenant, à ces 500, 000 francs il faut ajouter ce qui m’est nécessaire pour vivre honnêtement en veuve de Léon, et je ne pense pas que vous trouverez que ma demande est exagérée si je la porte à 25, 000 francs de rente, c’est à dire un capital de 500, 000 francs. En tout, et répondant à votre question, je vous dis que pour moi votre ami Léon vaut un million, si je vends tout de suite et comptant, deux si je vends à terme. Qu’est-ce que vous offrez ?

Quand on est né sur les bords du gave d’Oloron, on n’a pas beaucoup de flegme ; Byasson fit un saut sur sa chaise :

— Vous vous imaginez donc que Léon vous aimera toujours ? s’écria-t-il.

— Aimer ! dit-elle en souriant, je croyais que nous parlions le langage des affaires, au moins vous m’aviez dit que telle était votre intention ; est-ce qu’avec une femme comme moi un homme tel que vous peut employer un autre langage ?

— Mais…

— Vous voulez maintenant que nous parlions sentiment ; très-volontiers, et à vrai dire cela m’agrée : le sentiment, mais c’est notre fort à nous autres. Vous venez de me demander superbement si je m’imaginais que Léon m’aimerait toujours. Je ne peux pas répondre à cela, car toujours, c’est bien long. Seulement ce que je peux vous dire c’est que quand je voudrai Léon m’épousera. À combien estimez-vous la fortune de M. et de madame Haupois-Daguillon ? Dix millions, n’est-ce pas ? Ils ont deux enfants ; la part d’héritage de Léon sera donc de cinq millions. Or, c’est cinq millions que j’abandonne pour un million. C’est-à-dire que si j’étais une femme d’argent et rien que cela, je ferais un marché de dupe. Mais si je ne suis pas une honnête femme selon vos idées, je suis une femme d’honneur, et puisque nous parlons maintenant sentiment j’ai le droit de dire que j’ai le sentiment de la famille. Voilà pourquoi je n’ai pas voulu jusqu’à ce jour que Léon m’épouse. Mais vous comprendrez qu’après cette entrevue, je n’aurais plus les mêmes scrupules si vous, mandataire de cette famille que je voulais ménager, vous repoussiez l’arrangement que je n’ai pas été vous proposer, mais que, sur votre demande, je veux bien accepter. Et n’imaginez pas qu’en parlant ainsi je me vante et j’exagère mon pouvoir sur Léon : quand je le voudrai j’en ferai mon mari, et vous devez sentir qu’il faut que je sois bien sûre de ma force, puisqu’à l’avance et sans craindre que vous puissiez m’opposer une résistance efficace, je vous dis ce que je ferai si nous ne nous mettons pas d’accord sur notre chiffre. Vous connaissez Léon, son caractère, sa nature ; c’est un garçon au cœur tendre et à l’âme sensible. Quand ces gens-là aiment, ils aiment bien, et vous savez qu’il m’aime, car s’il ne m’aimait pas il serait rentré dans sa famille, lui qui est la bonté même, pour ne pas désoler sa mère et son père. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Parce qu’il ne peut pas se détacher de moi, attendu que je le tiens par le sentiment aussi bien que par toutes les fibres de son être ; en un mot, parce que je lui suis indispensable. Ah ! c’est dommage que vous ne l’ayez pas marié jeune ; comme il eût aimé sa femme ! il a tout ce qu’il faut pour le mariage ; la tendresse, la douceur, l’amour du foyer et aussi la fidélité : il y a des hommes ainsi faits qui n’aiment qu’une femme ; tout d’abord ils l’aiment un peu, puis beaucoup, puis passionnément comme dans le jeu des marguerites, puis toujours davantage ; et ces hommes sont plus communs qu’on ne pense ; il y a les timides, les bêtes d’habitude, ete., ete. Mais vous connaissez Léon mieux que moi ; je n’ai donc rien à vous dire. C’est vous qui avez à me répondre.

— Je vous aurais répondu si vous m’aviez parlé sérieusement.

— Je vous jure que je n’ai jamais été plus sérieuse, et il me semble que, si vous voulez bien réfléchir à mes chiffres, vous verrez combien ils sont modérés. Je voudrais que la question pût se traiter devant Léon, vous verriez s’il vous dirait que le bonheur que je lui ai donné ne vaut pas 600, 000 fr. Songez donc que, depuis que je l’aime, il n’a pas eu une minute d’ennui, de lassitude ou de satiété. Croyez-vous que cela ne doit pas se payer ? Croyez-vous que quand une femme s’est exterminée pour offrir à un homme cette chose rare et précieuse qu’on appelle le bonheur, elle n’est pas en droit de se plaindre qu’on vienne la marchander ? Vous vous imaginez donc qu’il est facile de les rendre heureux vos beaux fils de famille, élevés niaisement, qui ne prennent intérêt à rien, qui n’ont de passion pour rien, qui n’ont d’énergie que pour satisfaire leur vanité bourgeoise, et qui nous prennent, non pour ce que nous sommes, non pour notre beauté ou notre esprit, mais pour notre réputation qui flatte leur orgueil ; eh bien ! je vous assure que la tâche est rude et que celles qui la réussissent gagnent bien leur argent. Mais je ne veux pas insister ; vous réfléchirez, et vous verrez combien ma demande est modeste.

Elle se leva, et comme Byasson restait décontenancé par le résultat de leur entretien, elle continua :

— Voulez-vous me permettre de vous montrer, pour le cas où vos réflexions seraient longues, que Léon peut attendre sans être trop malheureux ?

Et, souriante, légère, elle le promena dans son appartement, le salon, la salle à manger, même le cabinet de toilette :

— Voilà mon arsenal, dit-elle ; vous Voyez qu’il est vaste ; pour nous autres, c’est la pièce la plus importante de notre appartement.

Et elle se mit à lui ouvrir ses armoires, ses tiroirs, lui montrant ce qui lui restait de bijoux et de curiosités. Pour cela, elle venait à chaque instant s’asseoir près de lui, sur un sopha, et il était impossible de déployer plus de gracieuseté, plus de chatteries qu’elle n’en mettait dans ses paroles et dans ses mouvements ; elle eût voulu séduire Byasson qu’elle n’eût pas été plus aimable.

Pendant quelques instants, il la regarda en souriant, ils étaient l’un contre l’autre, les yeux dans les yeux.

— À quoi donc pensez-vous ? demanda-t-elle avec câlinerie.

— Je pense que si j’étais le père de Léon, je vous étranglerais là sur ce sopha comme une bête malfaisante.

Elle se releva d’un bond, puis se mettant bientôt à rire :

— Évidemment ce serait économique, mais ça ne se fait plus ces choses-là : au revoir cher monsieur ; je prends votre boutade pour un compliment.

XX

Un million !

Ce fut le mot que Byasson se répéta en allant de la rue Auber à la rue Royale, pour raconter à M. et à madame Haupois-Daguillon son entrevue avec Cara.

Byasson, qui avait gagné lui-même ce qu’il possédait, sou à sou d’abord, franc à franc ensuite, et seulement après plusieurs années de travail acharné par billets de mille francs, savait ce que valait un million, et ce que cette somme, dont tant de gens parlent souvent sans en avoir une idée bien exacte, représentait d’efforts, de peines et de combinaisons même pour les heureux de ce monde.

Un million ! Elle avait bon appétit mademoiselle Hortense Binoche, et elle s’estimait à haut prix.

Quand M. et madame Haupois-Daguillon entendirent parler d’un million, ils faillirent être suffoqués tout d’abord par la surprise et ensuite par l’indignation.

— Assurément vous avez raison de pousser de hauts cris, dit Byasson, et cependant je vous conseillerais de donner ce million, si j’étais bien convaincu qu’il vous débarrassera à jamais de cette femme.

— Y pensez-vous !

— J’y pense d’autant mieux que maintenant je la connais ; je l’ai vue de près et je sais de quoi elle est capable : or elle est capable, parfaitement capable, de se faire épouser par Léon.

— Mon fils !

Si Cara n’avait demandé qu’une somme peu importante, on aurait pu entrer en arrangement avec elle ; mais quel arrangement tenter en prenant un million pour base des conditions de la paix ? cent mille francs, on les aurait donnés ; un million ce serait folie de le risquer en ayant si peu de chances de réussir.

Et cependant il fallait faire quelque chose ; plus que tout autre, Byasson qui avait vu Cara en sentait la nécessité, et il avait fait partager ses craintes à madame Haupois-Daguillon.

Alors il se passa ce qui arrive bien souvent dans les cas désespérés : tandis que madame Haupois-Daguillon, qui était pieuse, demandait un miracle à Dieu, à la Vierge et à tous les saints du paradis, Byasson qui n’avait pas la même confiance dans les moyens surnaturels se décidait à risquer une tentative pour voir s’il ne pourrait pas obtenir aide et assistance auprès de l’autorité. Ancien juge au tribunal de commerce, membre de plusieurs commissions permanentes du ministère de l’agriculture et du commerce, il avait des relations dans le monde officiel dont il pouvait user et même abuser, et il n’hésita pas a recourir à leur influence plus ou moins légitime pour arracher Léon des mains de Cara. Il lui était resté dans la mémoire des histoires de femmes appartenant au monde de Cara qui avaient été expulsées de Paris ou qu’on avait fait enfermer ; pourquoi ne lui accorderait-on pas une mesure de ce genre ? Si on la lui refusait, peut-être lui procurerait-on, peut-être lui suggérerait-on un autre moyen d’arriver à ses fins : ce n’était pas dans des circonstances aussi graves qu’on pouvait se permettre de rien négliger ; le possible, l’impossible devaient être tentés.

Il connaissait à la préfecture de police un haut fonctionnaire sous la direction duquel se trouvaient les arrestations et les expulsions, ainsi que le service des mœurs. Il l’alla trouver, accompagné de M. Haupois-Daguillon, et il lui exposa son cas : le fils de son meilleur ami, Léon Haupois-Daguillon, était l’amant d’une femme connue sous le nom de Cara dans le monde de la galanterie, et cette femme menaçait de se faire épouser si on ne lui payait pas la somme d’un million ; dans ces conditions, que faire ? Le jeune homme était si aveuglé, si fasciné qu’il se pouvait très-bien qu’il se laissât entraîner à ce honteux mariage.

M. Haupois ne put pas laisser passer cette parole sans dire que pour lui il ne croyait pas ce mariage possible ; mais, bien que, jusqu’à un certain point, rassuré de ce côté, il n’en désirait pas moins voir finir une liaison déshonorante qui faisait son désespoir et celui de toute sa famille.

— Et qui vous fait espérer que ce mariage n’est pas possible ? demanda le fonctionnaire de la préfecture.

— Les idées d’honneur et de respect dans lesquelles mon fils a été élevé.

— Vous êtes heureux, monsieur, d’avoir vécu dans un monde où l’on croit à la toute-puissance de l’honneur et du respect, et d’être arrivé à votre âge sans avoir reçu de l’expérience de cruelles leçons. Pour nous, nos fonctions ne nous laissent pas ces illusions consolantes ; nous voyons chaque jour à quels abîmes les passions peuvent entraîner les hommes, même ceux qui ont reçu les plus pures leçons d’honneur et de vertu ; aussi ne disons-nous jamais à l’avance qu’une chose est impossible, par cela seul qu’elle a les probabilités les plus sérieuses contre elle : au contraire, nous savons que tout est possible, même l’impossible, alors surtout qu’il s’agit de passion.

— La passion n’est pas la folie, s’écria M. Haupois-Daguillon. Assurément, le fou n’a pas la conscience de ses actions, et l’homme passionné a cette conscience ; le fou agit au hasard, sans savoir s’il fait le bien ou le mal, et l’homme passionné agit en sachant ce qu’il fait mais trop souvent il n’y a plus ni bien ni mal pour lui, il n’y a que satisfaction de sa passion ; on a dit : « l’homme s’agite et Dieu le mène », mais il faut dire aussi : « l’homme s’agite et ses passions le mènent. » Où la passion dont monsieur votre fils est possédé le conduira-t-elle ? Je n’en sais rien. Je veux espérer avec vous que ce ne sera pas à ce mariage dont M. Byasson se montre effrayé. Cependant, je dois vous dire que, si cette femme veut se faire épouser, elle est parfaitement capable d’arriver à ses fins. Je la connais, et je l’ai eue dans ce cabinet, à cette place même où vous êtes assis en ce moment, monsieur, — il adressa ces paroles à M. Haupois-Daguillon— à l’époque où elle était la maîtresse du duc de Carami. Effrayée, elle aussi, de voir son fils au mains de cette femme qui se faisait alors appeler Hortense de Lignon, madame la duchesse de Carami vint me trouver comme vous en ce moment, messieurs ; elle me demanda de sauver son fils, car il arrive bien souvent, trop souvent, hélas ! que des familles éperdues, qui n’ont plus de secours à attendre de personne, s’adressent à nous comme à la Providence, ou plus justement comme au diable. Je ne connaissais pas alors cette Hortense, ou tout au moins je ne savais d’elle que fort peu de chose, enfin je ne l’avais vue ! Je fis prendre des renseignement sur elle, et ceux que j’obtins furent d’une telle nature que je m’imaginai, — j’étais, bien entendu, plus jeune que je ne suis, — je m’imaginai que si le duc connaissait ces notes, il quitterait immédiatement sa maîtresse, si grand que pût être l’amour qu’il ressentait pour elle.

— Et vous avez toujours ces notes ? demanda M. Haupois-Daguillon.

— Je les ai. Vous comprenez que je n’eus pas la naïveté de les lui communiquer tout simplement. Des rapports de police ! on ne croit que ceux qui parlent de nos ennemis ; comment un amant épris aurait-il ajouté foi à ceux qui parlaient de sa maîtresse ? Il fallait quelque chose de plus précis. Je fis cacher le duc derrière ce rideau, cela ne fut pas très-facile ; mais enfin j’en vins à bout, et lorsque mademoiselle de Lignon, — c’est Cara que je veux dire, — arriva, je racontai à celle-ci sa vie entière, avec pièce à l’appui de chaque fait allégué ; de telle sorte qu’elle ne put nier aucune de mes accusations. Vous sentez que c’était pour le duc que je racontais, et comme sa maîtresse était contrainte par les preuves que lui mettais sous les yeux de passer condamnation à chaque fait, il était à croire, n’est-ce pas, que M. de Carami serait édifié quand j’arriverais au bout de mon récit. Je n’y arrivai pas. À un certain moment, Cara dont les soupçons avaient été éveillés par le ton dont je lui parlais et aussi probablement par quelque regard maladroitement lancé du côté du rideau, se leva vivement et courut à ce rideau qu’elle souleva. Une explication suivit ce coup de théâtre, et alors je pus parler plus fortement que je ne l’avais fait jusqu’à ce moment. Quel fut selon vous le résultat de cette explication ? Cara manœuvra si bien que le duc lui offrit son bras et qu’ils sortirent de mon cabinet plus fortement liés l’un à l’autre que lorsqu’ils étaient entrés. Désolée de cette faiblesse, madame la duchesse de Carami obtint que Cara serait mise à Saint-Lazare. Elle y resta deux jours. Le troisième, je reçus l’ordre de la faire mettre en liberté ; et il n’y avait pas à discuter cet ordre, qui avait été obtenu grâce aux toutes-puissantes protections dont dispose sa sœur dans un certain monde. Une fille avait eu plus de pouvoir que la duchesse de Carami, car cette sœur de Cara n’est rien autre chose qu’une fille, comme Cara elle-même d’ailleurs ; ces deux femmes, au lieu de se faire concurrence, ont eu la sagesse de se partager les rôles, l’une a travaillé dans le monde officiel, l’autre dans le monde de l’argent ; elles se sont aidées, elles ne se sont pas contrariées. Aujourd’hui, par considération pour vous, messieurs, et sur votre demande, je puis encore envoyer Cara à Saint-Lazare, mais je vous préviens d’avance qu’elle n’y restera pas longtemps. Je ne puis donc rien pour vous, et j’en suis désolé. Mais, hélas ! il n’y a plus de pouvoir qui protége les familles ; nous ne sommes plus au temps où l’on pouvait expédier Manon Leseaut à la Louisiane. Nous ne sommes même plus au temps où, par la contrainte par corps, on pouvait, en coffrant les jeunes gens à Clsoliv, les séparer de leurs maîtresses : M. Léon Haupois a fait pour deux cent mille francs de billets, m’avez-vous dit, nous aurions eu une arme excellente ; une fois à Clsoliv, il aurait eu le temps de se déshabituer de sa maîtresse, et la force de l’accoutumance, si puissante en amour, brisée, vous auriez eu bien des chances pour rompre définitivement cette liaison. Je me sens si incapable, et vous, — il se tourna vers M. Haupois, — et vous, monsieur, je vous vois si faible en présence du danger qui vous menace que j’en viens à vous dire : souhaitez que votre fils manque à cet honneur que vous invoquiez si haut il y a quelques instants ; qu’il se fasse condamner, et nous l’arrachons à cette femme : il serait en prison, il serait à la Nouvelle-Calédonie, je vous le rendrais et il reviendrait, j’en suis sûr, un honnête homme ; il est dans la chambre de Cara, je ne puis rien sur lui, rien pour lui ; et je ne sais pas ce qu’il deviendra.

XXI

Bien que la parole du fonctionnaire de la préfecture de police eût produit une profonde impression sur M. Haupois-Daguillon, elle ne l’avait cependant pas convaincu que Léon pût jamais en venir à prendre Cara pour femme.

— Assurément, dit-il à Byasson en sortant, il y a de l’exagération. Le spectacle continuel du mal conduit à un pessimisme désolant : la passion, la passion, grand mot, mais le plus souvent petite, très-petite chose ; enfin nous verrons, nous aviserons ; en réalité, il n’y a pas urgence à agir dès demain ; certes, j’ai grande hâte de voir cette liaison rompue, et j’ai grande hâte aussi de voir l’enfant prodigue revenir à la maison paternelle, mais enfin il ne faut rien compromettre.

Cependant M. Haupois-Daguillon ne put pas prendre le temps de réfléchir et d’aviser lentement, prudemment, sans rien compromettre, comme il l’avait espéré, car une lettre du curé de Noiseau vint à quelques jours de là lui signifier brutalement qu’il y avait au contraire urgence à agir pour empêcher Cara de poursuivre ses projets de mariage. On a déjà dit que c’était à Noiseau que M. et madame Haupois-Daguillon avaient leur maison de campagne, et comme cette terre appartenait à la famille Daguillon depuis plus de cinquante ans, les héritiers de cette famille étaient les seigneurs de ce pauvre petit village de la Brie, qui ne compte guère plus de cent cinquante habitants : maire, curé, conseillers, instituteur, garde champêtre, tout le monde dépendait, à un titre quelconque, du château et des fermes, et par conséquent s’intéressait à ce qui pouvait arriver de bon ou de mauvais aux propriétaires actuels ou futurs de ce château et de ses terres.

C’était à Noiseau que madame Haupois-Daguillon s’était mariée ; c’était dans le cimetière de Noiseau que ses pères étaient enterrés ; enfin c’était sur les registres de Noiseau qu’avaient été inscrits les actes de naissance et de baptême de Camille et de Léon, nés l’un et l’autre au château.

Dans sa lettre d’un style vraiment ecclésiastique, c’est-à-dire aussi peu clair et aussi peu précis que possible, le curé de Noiseau croyait devoir prévenir « sa bonne dame madame Haupois-Daguillon » qu’une personne fort élégante de toilette, et tout à fait bien dans sa tenue, était venuee lui demander l’extrait de naissance de M. Léon Haupois-Daguillon. Il savait d’une façon indirecte, mais certaine cependant, qu’à la mairie la même personne avait aussi demandé une copie légalisée de l’acte de naissance de M. Léon. Il ne lui appartenait pas de scruter les intentions de cette personne, qui d’ailleurs lui avait laissé une offrande pour les pauvres de la paroisse et pour l’entretien de la chapelle de la très sainte Vierge, mais il croyait néanmoins de son devoir de porter cette demande à la connaissance « de sa bonne dame madame Haupois-Daguillon », afin que celle-ci prît les mesures que la prudence conseillerait, si toutefois il y avait des mesures à prendre, ce que lui ignorait et ne cherchait même pas à savoir. Il regrettait bien de ne pouvoir donner ni le nom, ni l’adresse de la personne en question ; mais cette personne, qui avait quelque chose de mystérieux dans les allures, était venue elle-même commander et prendre ces actes, de sorte qu’il avait été impossible, malgré certaines avances faites à ce sujet, d’obtenir d’elle ce nom et cette adresse : c’était même la réserve dont elle avait paru vouloir s’envelopper qui avait donné à penser au curé de Noiseau que « sa bonne dame madame Haupois-Daguillon » devait être avertie.

Il n’avait pas fallu de grands efforts d’imagination à M. et à madame Haupois Daguillon pour comprendre que « cette personne fort élégante de toilette, tout à fait bien dans sa tenue et qui paraissait vouloir s’envelopper dans une réserve mystérieuse, » n’était autre que Cara et ils avaient compris aussi que le moment était venu d’agir énergiquement et de se défendre : si l’on se trompait une première fois, on recommencerait une seconde, une troisième, toujours, tant qu’on n’aurait pas réussi.

Souffrante depuis une quinzaine de jours, madame Haupois-Daguillon avait agité dans la solitude et dans la fièvre cent projets qui, tous, n’avaient eu qu’un but : sauver son fils. Et parmi ces projets, les uns fous, elle le reconnaissait elle-même, les autres sensés, au moins elle les jugeait tels, il y en avait un auquel elle était toujours revenue, et qui précisément par cela lui inspirait une certaine confiance. Au moyen de Rouspineau et de Brazier, on rendait le séjour de Paria désagréable et pénible à Léon, qui, elle le savait mieux que personne, avait l’horreur des réclamations d’argent ; quand ces deux créanciers, dont ils étaient maîtres, l’auraient bien harcelé, on lui ferait proposer d’une façon quelconque (cela était à chercher) de quitter Paris, d’entreprendre un voyage seul, où il voudrait, et à son retour, après trois mois, après deux mois d’absence, il trouverait toutes ses dettes payées.

Décidée à agir, madame Haupois-Daguillon imposa ce projet à son mari, et tout de suite on lança en avant Rouspineau et Brazier qui, trop heureux d’avoir la certitude d’être intégralement payés sans rabais et sans procès, se prêtèrent avec empressement au rôle qu’on exigeait deux ; pendant un mois Léon ne put point faire un pas sans être exposé à leurs réclamations ; chez lui, en public, partout ils le poursuivirent de leurs demandes d’argent, tantôt poliment, « ils savaient bien que paralysé par son conseil judiciaire il ne pouvait pas les payer totalement, mais ce l’était pas la totalité de leurs créances qu’ils demandaient, c’était un simple à-compte » ; tantôt au contraire grossièrement : « Quand on avait assez d’argent pour vivre à ne rien faire, on devait être juste envers ceux qui s’étaient ruinés pour vous. » Et les choses avaient pris une telle tournure qu’un jour Rouspineau était venu annoncer a madame Haupois-Daguillon que si elle le voulait bien il n’attendrait plus M. son fils sur le palier de celui-ci, parce qu’il avait peur d’être jeté du haut en bas de l’escalier.

Ce jour-là, madame Haupois-Daguillon avait jugé que le moment était arrivé d’intervenir personnellement ; elle était, il est vrai, malade et obligée de garder le lit ; mais, loin d’être une condition mauvaise, cela pouvait servir son dessein au contraire ; elle n’avait pas à chercher le moyen de faire faire sa proposition à son fils, elle la lui adresserait elle-même directement, car elle n’admettait pas que Léon, la sachant malade, refusât de venir la voir.

Elle n’avait donc qu’à le prévenir de cette maladie.

Mais, voulant mettre toutes les chances de son côté, elle pria son mari de quitter Paris, et d’aller passer quelques jours à leur maison de Madrid : par cette absence, il n’était pour rien dans sa tentative, ce qui devait dérouter les calculs de Cara ; et d’autre part, si Léon craignait des reproches, il serait rassuré, sachant son père en Espagne.

Ce fut le cœur ému et les mains tremblantes que madame Haupois Daguillon se décida à écrire à son fils après le départ de son mari :

« Mon cher enfant, je suis malade au lit depuis six jours ; je suis seule à Paris, ton père étant retenu à Madrid ; je voudrais te voir ; toi, ne voudras-tu pas embrasser ta mère qui t’aime et que ton baiser guérira peut-être ? »

Il fallait avoir la certitude que cette lettre arriverait dans les mains de Léon, et pour cela il n’était pas prudent de la confier à la poste ; elle fit venir son vieux valet de chambre, en qui elle avait toute confiance, et elle lui dit d’aller se mettre en faction devant le n° 9 de la rue Auber.

— Quand mon fils sortira seul, vous lui donnerez cette lettre en lui disant que je suis malade ; s’il est accompagné, vous ne lui remettrez et ne lui direz rien ; vous attendrez.

Le vieux Jacques resta devant la porte de la rue Auber depuis midi jusqu’à cinq heures du soir et ce fut seulement à ce moment qu’il put remettre sa lettre à Léon qui rentrait seul.

Tout d’abord Léon, qui avait reconnu l’écriture de l’adresse, voulut repousser cette lettre, mais le vieux Jacques prononça alors les paroles que, depuis qu’il avait commencé sa faction, il se répétait machinalement :

— Madame, malade, m’a dit de remettre cette lettre à monsieur.

Vivement il ouvrit la lettre et, sans dire un seul mot, à pas rapides il se dirigea du côté de la rue de Rivoli.

Le temps de l’attente avait été terriblement long pour madame Haupois-Daguillon de deux heures à cinq ; enfin, un coup de sonnette retentit, qui la fit sauter sur son lit ; c’était lui ! elle ne se trompait pas, elle ne pouvait pas se tromper ; seule la main agitée d’un fils inquiet sonne ainsi.

La porte de la chambre s’ouvrit ; sans prononcer une seule parole, elle lui tendit les bras et ils s’embrassèrent.

Elle avait fait préparer une chaise près de son lit, elle le fit asseoir, et elle sent en face d’elle, après être restée si longtemps sans le voir, l’attendant, le pleurant.

Comme il était changé ! Il avait pâli ; ses traits étaient fatigués, des plis coupaient son front.

Mais elle se garda bien de lui faire part des tristes réflexions que cet examen provoquait en elle ; elle ne l’eût pu qu’en les accompagnant de reproches, et ce n’était point pour lui adresser des reproches qu’elle lui avait écrit et qu’elle l’avait appelé près d’elle.

D’ailleurs, au lieu d’interroger, elle devait pour le moment répondre, car elle, aussi avait changé sous l’influence du chagrin d’abord, de la maladie ensuite, et Léon lui posait question sur question pour savoir depuis quand elle était souffrante, ce qu’elle éprouvait, ce que le médecin disait.

Ils s’entretinrent ainsi longuement, sur un ton également affectueux chez la mère aussi bien que chez le fils, et sans que rien dans leurs paroles, dans leur accent ou dans leur regard fît allusion à ce qui s’était passé de grave entre eux.

Il s’informa de la santé de son père, de celle de sa sœur, de celle de quelques vieux amis, mais il ne parla pas de son beau-frère, prenant ainsi la responsabilité de la plaidoirie de Nicolas.

Le temps s’écoula sans qu’ils en eussent conscience, et, comme la demie après six heures sonnait, la femme de chambre entra portant dans ses bras une nappe, des assiettes et un verre, puis elle se mit à dresser le couvert sur une petite table.

— Tu manges donc ? demanda Léon.

— Oui, depuis deux jours, mais jusqu’à présent, j’ai mangé du bout des dents, le pain avait un goût de plâtre, il me semble aujourd’hui que j’ai presque faim, tu me guéris.

La femme de chambre, qui n’avait pu apporter tout ce qui était nécessaire en une seule fois, était sortie.

— Si j’osais ? dit madame Haupois.

— Quoi donc, maman ?

— Je te demanderais de dîner avec moi… si tu n’es pas attendu toutefois ; je suis sûre que je dînerais tout à fait bien si je t’avais là en face de moi, me servant.

Assurément, il était attendu ; et, comme il devait rentrer à cinq heures, il y avait déjà longtemps qu’Hortense s’exaspérait, car elle n’aimait pas attendre ; mais comment refuser une invitation faite dans ces termes ? comment partir quand sa mère lui disait qu’elle dînerait bien s’il était en face d’elle pour la servir ? Hortense elle-même lui dirait de rester, si elle était là ; il lui expliquerait comment il avait été retenu sans pouvoir la prévenir, et elle avait trop le sentiment de la famille pour ne pas comprendre qu’il avait dû accepter, elle était trop bonne pour se fâcher.

Il rencontra les yeux de sa mère ; leur expression anxieuse l’arracha à son irrésolution et à ses raisonnements.

— Mais certainement, dit-il, je dîne avec toi.

— Oh ! mon cher enfant !

Puis, comme elle ne voulait pas se laisser dominer par l’émotion, elle le pria de sonner pour qu’on mît un second couvert.

— Et puis il faut savoir s’il y a à dîner pour toi, dit-elle en souriant, le régime d’une malade ne doit pas être le tien.

On avait seulement fait cuire un poulet pour que madame pût en manger un peu de blanc. Un simple poulet ! Ce n’était point là le dîner que madame Haupois voulait offrir à son fils ; heureusement le menu put être renforcé par les provisions de la maison : une terrine de Nérac qu’un ami envoyait de Nérac et donc on ne trouverait pas la pareille chez les marchands ; du fromage de Brie fabriqué à la ferme de Noiseau exprès pour les propriétaires et qui ne ressemblait en rien à celui du commerce ; des fruits du château ; une bouteille du vieux sauterne qu’on ne buvait ordinairement que dans les jours de fête et que Jacques alla chercher à la cave, enfin ces pâtisseries, ces sucreries, ces liqueurs, toutes ces chatteries, toutes ces choses caractéristiques de la vie de famille et qui rappellent si doucement les années d’enfance.

Ainsi composé, le dîner dura longtemps. Léon eût voulu cependant l’abréger, mais le moyen ? il était plus de huit heures quand il se termina. Plusieurs fois madame Haupois avait remarqué que, malgré la joie que Léon éprouvait à dîner avec elle, il était préoccupé, et elle avait compris quelle était la cause de cette préoccupation. Elle ne voulut pas pousser à l’extrême le triomphe si considérable qu’elle venait d’obtenir.

— Maintenant tu vas me quitter, dit-elle, je te garderais bien toujours, mais pour… pour mon repos il vaut mieux que nous nous séparions. Te verrai-je demain ?

— Tu le demandes ?

— Eh bien, à demain alors. Cependant, avant que tu partes, il faut que je te dise un mot sérieux. Oh ! sois tranquille, il ne sera point question de reproches, cette soiréea trop bien commencé pour que je la termine tristement, je veux m’endormir dans la joie.

Elle lui serra la main.

— Quand nous avons recouru à la mesure du conseil judiciaire, — je dis nous, car nous devons tous dans la famille porter notre part de responsabilité de cette mesure, — quand nous avons recouru au conseil judiciaire, nous n’avions qu’un but : rompre une liaison qui nous désespérait ; au lieu de la rompre cette liaison, tu l’as rendue plus étroite et plus intime ; et, au lieu de revenir à nous, tu t’en es éloigné davantage.

— Mais…

— Écoute-moi, jusqu’au bout, je t’ai dit que je ne voulais pas t’adresser des reproches, tu verras que je ne t’ai pas trompé ; ce n’est pas de nous que je veux parler, c’est de toi. Par la position que tu as prise, tu t’es mis dans l’impossibilité de payer tes créanciers, qui te tourmentent et te harcèlent. Je les ai vus. Je comprends que leurs réclamations et leurs reproches doivent te rendre malheureux.

— Très malheureux, cela est vrai.

— Il faut que cela cesse ; il faut que tes dettes soient payées. Elles le seront si tu veux. Que ton esprit n’aille pas encore trop vite ; je ne veux pas te faire des propositions inacceptables, te les imposer comme tu parais le craindre. Il s’agit de donner une simple satisfaction à ton père et de lui prouver que ton cœur n’est pas fermé à la voix de la conciliation. Quitte Paris pendant quelque temps, trois mois, deux mois même, seul bien entendu ; fais un voyage où il te plaira, et, à ton retour, je te donnerai moi-même, j’en prends l’engagement, tous tes billets acquittés. Voilà ce que j’ai obtenu de ton père, et voilà ce que je demande. Je te l’ai dit, ce voyage sera une marque de condescendance envers ton père, et vos rapports, nos rapports s’en trouveront changés du tout au tout. Pour moi, quelle chose capitale ! J’avoue que ce ne sera pas la seule : pendant ce voyage, dans le recueillement et dans la solitude, tu pourras t’interroger, ce qui n’est pas possible à Paris, et, au retour, tu agiras comme ta conscience… ou comme ton cœur te le conseillera, selon que l’un ou l’autre sera le plus fort. Je n’ai pas besoin de te dire ce que je demanderai à Dieu. Mais enfin, quoi que tu fasses, tu auras lutté ; et, si ce n’est pas à nous que tu reviens, tu auras au moins la satisfaction de nous avoir donné un témoignage de bon vouloir : nous te plaindrons, nous te pleurerons, mais nous ne te condamnerons plus. Réfléchis à cela, mon enfant. Tu me répondras demain, plus tard, quand tu voudras, quand tu seras fixé. Pour aujourd’hui, embrasse-moi.

Ils s’embrassèrent, émus tous deux.

— Viens quand tu voudras, dit-elle, puisque toute la journée je n’ai qu’à t’attendre. À demain.

XXII

Si Léon n’avait pas été en retard, il se serait assurément abandonné, en sortant de la chambre de sa mère, aux douces émotions qui emplissait son cœur ; mais, malgré lui, la pensée d’Hortense s’imposa impérieusement à son esprit.

Dans quel état allait-il la trouver ? C’était la première fois qu’il la faisait attendre. Qu’avait-elle pu croire ? Qu’allait-elle dire ? Ce fut quatre à quatre qu’il monta les marches de son escalier.

Comme il allait, courbé en avant, la tête basse, il fut tout surpris, un peu avant d’arriver à son palier, de se trouver brusquement arrêté ; en même temps deux bras se jetèrent autour de son cou :

— Enfin, te voilà !

C’était Hortense, haletante, éperdue.

Ils achevèrent de gravir l’escalier dans les bras l’un de l’autre, et ce fût seulement à la porte du salon close qu’Hortense, après l’avoir passionnément embrassé à plusieurs reprises, put trouver des paroles pour l’interroger :

— Où as-tu été ? Qu’as-tu fait ? Que t’est-t-il arrivé ? Qui t’a retardé ? Comment n’as-tu pas pu me prévenir ? Ah ! si tu savais quelles ont été mes angoisses ! Je t’ai cru mort ! J’ai cru que tu m’abandonnais ! Parle donc ; tu es là et tu ne dis rien. Si tu ne m’aimes plus, avoue-le franchement, loyalement. Mais non, je suis folle. Tu m’aimes, je le vois, je le sais.

Elle voulait qu’il parlât, et elle ne lui laissait pas le temps d’ouvrir les lèvres.

Enfin, sans desserrer les bras, elle se tut, et ce ne fut plus que par les yeux qu’elle l’interrogea, le pressant, le suppliant.

Mais, au moment où il allait parler, Louise ouvrit la porte pour dire que le dîner était servi :

— Ah ! c’est vrai, s’écria Cara, j’oubliais, tu dois être mort de faim, viens dîner, à table tu me raconteras tout.

— Mais j’ai dîné.

— Ah ! tu as dîné ; et moi, pendant que tu dînais tranquillement, joyeusement, je souffrais le martyre. Et avec qui as-tu dîné ?

— Avec ma mère.

Cara était ordinairement maîtresse de ses impressions, elle ne put pas cependant retenir un mouvement de stupéfaction :

— Ta mère !

Alors il voulut commencer son récit ; mais, après l’avoir si vivement pressé de parler, elle ne le laissa pas prendre la parole :

— Je n’ai pas dîné, dit-elle, car j’étais trop tourmentée pour manger, mais maintenant que je vois que j’ai été comme toujours beaucoup trop naïve, je vais me mettre à table si tu veux bien le permettre ; tu me conteras ton affaire ce soir, rien ne presse, n’est-ce pas ?

Elle se mit à table, mais après le potage il lui fut impossible de manger.

— Non, dit-elle, cela m’étouffe ; je sens qu’il se passe quelque chose de grave ; allons dans notre chambre, et dis-moi tout, absolument tout.

Elle avait eu le temps de réfléchir et de prendre une contenance, elle écouta donc Léon sans l’interrompre.

Il lui dit comment, au moment où il rentrait, Jacques, le valet de chambre de ses parents, lui avait remis une lettre de sa mère ; comment en apprenant que sa mère était malade il avait couru rue de Rivoli, sans penser à rien autre chose qu’à cette nouvelle inquiétante ; comment il avait trouvé sa mère alitée, souffrant de douleurs rhumatismales fort pénibles ; comment celle-ci, au moment de dîner, lui avait demandé de partager son dîner de malade ; comment il n’avait pu refuser ; enfin comment, malgré le désir qu’il en avait, il n’avait pu trouver personne pour apporter, rue Auber, un mot expliquant son retard.

Elle l’avait écouté les yeux dans les yeux, debout devant lui ; lorsqu’il se tut, elle s’avança de deux pas et, lui prenant la tête entre les mains en se penchant doucement, de manière à l’effleurer de son souffle :

— Comme c’est bien toi ! dit-elle d’une voix caressante ; comme c’est bien ta bonté, ta générosité, ta tendresse ; ta mère, s’associant à ton père, t’a mis en dehors de la famille ; tu apprends qu’elle est malade, tu oublies l’injure, la blessure qu’elle t’a faite ; tu n’as plus qu’une pensée : l’embrasser ; et tu cours à elle les bras ouverts. Oh ! mon cher Léon, comme je t’aime et que je suis fière de toi ! Oh ! le brave garçon, le bon cœur !

Et, lui passant un bras autour du cou, elle s’assit sur ses genoux, puis, avec effusion passionnée, elle l’embrassa encore :

— Et pourtant, reprit-elle, je t’en veux de n’avoir pas pensé à moi.

— Je te jure…

— Tu me jures que quand ta mère t’a gardé à dîner tu as été peiné de ne pouvoir me prévenir, je le crois ; mais ce n’est pas cela que je veux dire. Je t’en veux de n’avoir pas eu l’idée de monter ici quand ton vieux Jacques t’a remis la lettre de ta mère, car cela ne t’aurait pris que quelques minutes à peine, et tu ne m’aurais pas laissé dans l’angoisse ; mais ce n’est pas la question du temps qui t’a retenu ; c’en est une autre : tu as eu peur que je te garde.

— Je t’assure que non.

— Sois franc. Eh bien, tu as eu tort de penser que je pouvais t’empêcher d’aller voir ta mère malade, car la vérité est qu’il y a longtemps que je t’aurais envoyé près d’elle, même alors qu’elle était en bonne santé, si je l’avais osé. Est-ce que je n’ai pas tout intérêt, grand enfant, à ce que tu sois bien avec ta famille ? Au début, oui, saurais pu craindre que ta famille te séparât de moi. Mais maintenant il faudrait que je fusse une femme sans cœur et même sans intelligence pour avoir cette crainte. Est-ce que je ne sais pas, est-ce que je ne sens pas que tu m’aimes comme je t’aime et que rien ne nous séparera ? Cette crainte écartée, combien d’avantages saurais à une réconciliation ! Je ne parle pas d’avantages matériels, ceux-là sont de peu d’importance pour moi. Mais si jamais ma suprême espérance se réalise, si jamais tu me prends publiquement, légitimement pour ta vraie femme, ce ne sera qu’avec l’assentiment de ta famille et non malgré elle. C’est donc d’elle que j’ai besoin, c’est son appui qu’il me faut. Ne sens-tu pas combien saurais été heureuse que ta mère pût apprendre que c’était moi qui t’envoyais près d’elle ? Elle m’aurait su gré de ce commencement de réconciliation, et elle aurait compris que je n’étais pas la femme qu’elle s’imagine d’après de faux rapports. Tu vois donc que, loin de te retenir, saurais été la première à te dire d’aller l’embrasser.

— Quand Jacques m’a dit que ma mère était malade, je n’ai pensé qu’à cette maladie, et je suis parti sans autre réflexion ; mais, quand elle m’a demandé de dîner avec elle, la pensée m’est venue alors que si tu pouvais me parler tu me dirais : « Reste ».

— Oh ! pour cela il faut que je t’embrasse.

Ce n’était pas la première fois que Cara parlait de son mariage, c’était peut-être la centième ; mais toujours elle avait eu grand soin de le faire d’une façon incidente, en passant, tout d’abord comme d’une idée folle, puis comme d’un rêve irréalisable, puis peu à peu en précisant, mais de telle sorte cependant que Léon ne pût pas lui répondre d’une façon catégorique : cette réponse eût dû être un oui, elle l’eût bravement provoquée ; mais comme à l’embarras de Léon, lorsqu’elle abordait ce sujet, il était évident que ce oui n’était pas prêt à venir, elle n’avait jamais voulu brusquer un dénoûment qui ne s’annonçait pas comme devant s’accorder avec ses désirs. Il fallait attendre, patienter, cheminer lentement sous terre, tendre les fils de la toile qui devait le lui livrer sans défense, et encore n’était-il pas du tout certain que cette heure sonnât jamais. Elle n’insista donc pas plus dans cette occasion sur cette idée de mariage qu’elle ne l’avait fait jusqu’à présent, et comme si elle n’en avait parlé que par hasard, elle passa à un autre sujet.

Que lui avait dit sa mère dans cette longue entrevue ? Tout leur temps n’avait pas été employé à manger. Une réconciliation était-elle probable, était-elle prochaine ?

Il hésita assez longtemps, mais elle le connaissait trop bien pour ne pas savoir lui arracher gracieusement et sans le faire crier ce qu’il voulait cacher.

— Cette réconciliation à laquelle tu pousses toi-même, dit-il enfin, serait possible si je voulais, si je pouvait accepter l’arrangement qu’on me propose.

— Quel qu’il soit, il faut le subir.

—-même s’il doit nous séparer ?

— Mon Dieu !

— Oh ! pour deux mois seulement.

Alors il raconta la proposition de sa mère, très-franchement et telle qu’elle lui avait été faite.

— Et qu’as-tu répondu ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Je n’ai pas répondu.

— Que répondras-tu ?

— Je ne répondrai pas pour ne point peiner ma mère, et elle ne tardera pas à comprendre que je ne peux pas me séparer de toi, je ne dis pas pour trois mois, mais pour un mois, mais pour huit jours.

— Pas pour une heure.

Ce récit donna à réfléchir à Cara, et pour elle la nuit entière se passa dans ces réflexions.

Il était évident que la famille de Léon, qui pendant assez longtemps avait laissé aller les choses, comptant sans doute sur la lassitude, la satiété ou toute autre cause de rupture, voulait maintenant se défendre vigoureusement : de là cette feinte maladie de la mère qui était inventée pour attendrir le fils ; de là cette proposition de payer les billets Rouspineau et Brazier à condition que Léon quitterait Paris pendant deux mois ; pendant cette absence on agirait sur lui, on le circonviendrait, on l’entraînerait.

Si Brazier et Rouspineau avaient été si menaçants en ces derniers temps, n’était-ce pas précisément pour rendre le séjour de Paris insupportable à Léon ?

Déjà Cara avait eu des soupçons à ce sujet, et il lui avait semblé que les réclamations de ces deux créanciers, que leurs poursuites et que leurs criailleries devaient avoir une autre cause que le désir d’être payés par Léon.

La proposition de madame Haupois-Daguillon, arrivant juste après la période la plus violente de réclamations, persuada Cara que ses soupçons étaient fondés.

Réclamations insolentes des créanciers, maladie et proposition amicale de la mère, tout cela s’enchaînait et tendait à un même but : éloigner Léon, et ensuite ne le laisser revenir que quand il serait guéri de son amour.

Bien que cela parût logique à Cara, elle ne voulut pas s’en tenir à des présomptions si bien fondées qu’elles pussent être, il lui fallait une certitude, une preuve, et pour cela elle n’avait qu’à interroger Rouspineau et Brazier.

Sur Brazier elle n’avait pas de moyens d’action, et d’ailleurs le patriarche anglais était assez retors pour ne dire que ce qu’il voulait bien dire.

Mais avec Rouspineau il pouvait en être tout autrement : si Rouspineau avait en affaires les finasseries d’un paysan, elle aussi était paysanne d’origine, et la vie de Paris avait singulièrement aiguisé chez elle la finesse qu’elle avait reçue de la nature ; et puis d’ailleurs elle avait sur Rouspineau, qu’elle connaissait depuis quinze ans, des moyens d’intimidation qui le feraient parler quand même il voudrait se taire.

Ce serait donc à lui qu’elle s’adresserait, et ce serait lui qui dirait le rôle que madame Haupois avait joué dans les tracasseries qui en ces derniers temps avaient rendu Léon si malheureux.

Que dirait Léon lorsqu’il verrait sa mère, sa mère malade, sa bonne mère poussant en avant les gens qui l’avaient harcelé et exaspéré ?

XXIII

Le lendemain matin, tandis qu’il dormait encore, elle se rendit chez le marchand de fourrages de la rue de Suresnes.

Rouspineau était occupé à rentrer une voiture de paille ; mais quand il aperçut sa cliente, il voulut bien passer sa fourche à l’un de ses garçons pour se rendre dans son bureau, où Cara l’attendait le visage sévère et dans l’attitude d’une personne indignée :

— Rouspineau, dit elle en coupant court aux politesses dont il l’accablait avec l’obséquiosité et la platitude d’un homme qui n’a pas la conscience sûre, il y a quinze ans que nous nous connaissons, et je puis dire, n’est-ce pas, que je vous ai fait gagner une bonne partie de ce que vous possédez.

— Ça c’est vrai, c’est bien vrai, et je ne l’oublierai jamais.

— Vous ne l’oubliez pas, mais dans la pratique de la vie cela ne vous engage à rien envers moi.

— Si l’on peut dire, pour vous je sauterais dans le feu, je…

— Écoutez-moi. Quand je suis venue vous demander de ne pas harceler M. Léon Haupois de vos réclamations d’argent, vous m’avez dit que vous étiez gêné, que vous étiez menacé de la faillite, enfin vous avez si bien joué votre jeu, que je vous ai presque cru. Vous vous êtes moqué de moi. Vous n’avez tourmenté M. Léon Haupois que parce que vous aviez intérêt à le faire.

— Si l’on peut dire !

— Nous savons tout, n’essayez donc pas de me tromper encore, ou cela vous coûtera cher.

Le moyen employé par Cara était celui qui réussit si souvent dans les querelles d’amant et de maîtresse : « je sais tout », c’est-à-dire l’affirmation de la probabilité ; avec Rouspineau, il devait être infaillible si le fameux « tout » était bien dit avec l’assurance de la certitude.

Il produisit l’effet attendu ; Rouspineau se troubla ; dès lors, bien certaine d’avoir touché juste, Cara n’eut plus qu’à jouer sa scène de manière à arriver à des aveux. Rouspineau se défendit ; il ne savait pas ce que tout cela voulait dire, il était innocent comme l’enfant qui vient de naître ; s’il avait demandé de l’argent à M. Haupois fils, c’était parce qu’il en avait besoin ; et, à l’appui de cette dernière assertion, il voulut montrer des factures ; mais Cara tint bon, se renfermant étroitement dans son « tout », si bien qu’après plus d’une heure de discussion, Rouspineau dut reconnaître qu’il n’avait pas pu faire autrement que d’accepter le rôle qu’on lui avait imposé ; son cœur saignait toutes les fois qu’il demandait de l’argent à M. Haupois fils, un si brave jeune homme ; mais il le fallait, madame Haupois-Daguillon, qui était une maîtresse femme, ne voulant payer les billets qu’à cette condition.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit tout de suite, demanda Cara.

— Parce que le paiement des billets ne devait se faire que si nous gardions le secret sont et moi ; j’ai encore deux billets qui ne sont pas payés.

Pour arracher cet aveu, Cara n’avait pas seulement employé l’adresse, elle avait eu recours aussi aux menaces, sans lesquelles Rouspineau n’eût jamais parlé : sous le coup d’une dénonciation au parquet pour usure qu’elle ne ferait pas directement, mais qu’elle ferait faire, et qui conduirait Rouspineau en police correctionnelle d’abord et, peut-être ensuite, en prison pour un ou deux ans si les juges admettaient l’escroquerie, il avait bien fallu qu’il fit le récit qu’elle exigeait de lui le couteau sur la gorge. Elle poursuivit son avantage :

— Maintenant que vous voilà raisonnable, dit-elle, vous allez m’écrire tout ce que vous venez de me conter.

— Oh ! cela jamais.

— Écoutez-moi donc et ne dites pas de niaiseries. Si vous ne voulez pas me faire cette lettre, c’est parce que vous avez peur que madame Haupois-Daguillon ne vous paye pas vos deux derniers billets.

— Oh ! juste ; et pour cela seulement, bien sûr ; songez donc, vingt mille francs, nous ne gagnons pas notre argent comme vous, nous autres pauvres diables.

— Je sais bien que vingt mille francs c’est une somme, même pour tous ceux qui ne sont pas des pauvres diables ; mais il ne faut pas oublier que, si vous aviez l’ennui de passer en police correctionnelle, le moins qui pourrait vous arriver, ce serait d’être condamné à restituer l’excédant de ce qui vous était dû légitimement, et de plus, à payer une amende s’élevant à la moitié de ce que vous avez prêté ; rappelez-vous Sichard, Ledanois, Adam et autres que vous connaissez mieux que moi, et Voyez si le total de tout cela n’excéderait pas les vingt mille francs pour lesquels vous criez si fort.

— Vous ne ferez pas cela.

— Je ne le ferais que si vous refusiez d’écrire la lettre que je vous demande, laquelle ne sera pas montrée à madame Haupois-Daguillon, je vous en donne ma parole. Au contraire, si vous l’écrivez, je vais prendre l’engagement de vous payer moi-même vos deux billets dans le cas où madame Haupois-Daguillon les refuserait.

— Que ne disiez-vous cela tout de suite ! s’écria Rouspineau. Dictez-moi ce que vous voulez que j’écrive ; dès lors que vous vous engagez à payer si madame Haupois-Daguillon ne paye pas, je sais bien que je n’ai pas à craindre que vous fassiez un mauvais usage de cet écrit.

Cara dicta et Rouspineau écrivit :

« Je soussigné, reconnais : 1° que c’est par ordre de madame Haupois-Daguillon que j’ai fait des démarches pour être payé par M. Léon Haupois de ce qu’il me doit ; 2° que les quatre premiers billets souscrits par M. Léon Haupois ont été payés à l’échéance par la maison Haupois-Daguillon ; et qu’ils n’ont été protestés que pour la forme.

« ROUSPINEAU. »

Cela fait, Cara écrivit elle-même l’engagement de payer les vingt mille francs testant dus, si les billets n’étaient pas acquittés par M. et madame Haupois-Daguillon ; puis elle quitta Rouspineau, qui en fin de compte ne se plaignait pas trop de la conclusion de cette affaire ; de vrai, elle aurait pu plus mal tourner ; elle avait bec et ongles, madame Cara, et il valait mieux être de ses amis que de ses ennemis.

En sortant de chez Rouspineau, Cara ne rentra point chez elle, mais elle se rendit rue du Helder, chez son ami et conseil, l’avocat Riolle.

Comme le jour où elle était venue demander à Riolle ce que valait la maison Haupois-Daguillon, elle entra par la petite porte dans le cabinet de l’avocat, et, comme ce jour-là encore, elle trouva Riolle penché sur ses dossiers et travaillant.

Mais au lieu d’aller l’embrasser dans le cou, comme elle l’avait fait alors, elle ferma la porte avec bruit, de façon à s’annoncer.

Riolle leva la tête pour voir qui venait le déranger.

— En voilà une surprise ; on ne te vois plus : tu négliges tes amis, et quand ils vont chez toi tu n’y es jamais pour eux. On n’a jamais vu bourgeoise plus rangée.

— J’aime.

— Il me semble que ce n’est pas la première fois, et quand cette indisposition te prenait, elle ne t’empêchait pas d’être convenable avec tes amis.

— Maintenant c’est autre chose.

— Je m’en aperçois.

— Ce n’est pas pour toi que je parle, c’est pour moi.

— Tu t’imagines peut-être que tu aimes pour la première fois ?

— Justement ; au moins, c’est la première fois que j’aime ainsi ; il est vrai que chaque fois que j’ai aimé je me suis dit : Celui-là, c’est le bon, c’est le vrai, ce n’est pas comme le dernier.

— Et tu as toujours trouvé au nouveau des mérites que l’ancien n’avait pas ou plus justement n’avait plus.

— Enfin, je t’assure que cette fois, c’est la bonne : tu ne connais pas Léon, c’est le meilleur garçon du monde, bon enfant, simple, tendre, affectueux, n’ayant pas d’autre souci, d’autre préoccupation, d’autre passion que d’aimer. Quand je pense qu’il y a des femmes assez bêtes pour prendre comme amants des gens qui ne pensent qu’aux idées ou qu’aux affaires qu’ils ont dans la cervelle. Pour une femme intelligente, il n’y a qu’un amant possible : c’est un homme jeune, beau garçon, tendre, sensible, solide, qui n’ait d’autre affaire en ce monde que d’aimer ; — et voilà précisément Léon.

— Mes compliments. Mais alors puisqu’il en est ainsi, me diras-tu ce qui me vaut… ce n’est pas plaisir qu’il faut dire maintenant, — me diras-tu ce qui me vaut l’honneur de ta visite ?

— Un conseil à te demander.

— Alors, il n’est pas complet, le jeune, le tendre, le sensible Léon.

— Heureusement, car ce qu’il aurait d’un côté, il le perdrait de l’autre.

— C’est aimable.

— Laisse donc, tu sais bien que tu n’as jamais été qu’une tête, drôle il est vrai, mais une simple tête ; c’est à cette tête que je m’adresse aujourd’hui : que penses-tu d’un mariage entre deux Français contracté à l’étranger sans le consentement des parents et sans publication ?

— Ton mariage n’en est pas un, ça n’est rien, ça n’existe pas aux yeux de la loi.

— De votre loi.

— Il n’y en a qu’une en France, c’est celle qui est contenue dans le sode, au titre cinquième « Du mariage ».

— Es-tu assez avocat avec ton sode ! tu sais bien pourtant qu’à côté de votre loi contenue dans votre sode au titre cinquième, sixième ou vingtième, il y en a une autre qui s’appelle la loi religieuse : tu me dis qu’aux yeux de votre sode un mariage fait comme je viens de te l’expliquer ne vaut rien, mais que vaut-il pour la loi religieuse ?

— Pourquoi t’adresses-tu à moi pour une chose qui n’est pas de ma spécialité ? tu n’as donc pas dans le clergé du diocèse de Paris un conseil pour tes affaires religieuses, comme tu en as un au barreau de la cour de Paris pour tes affaires civiles ?

— Tu sais que je n’ai jamais toléré la plaisanterie sur ce sujet, assez donc, je te prie, et si tu le veux bien, réponds plutôt à ma question, que je précise : le mariage religieux de deux Français célébré à l’étranger dans les conditions dont nous parlons est-il nul comme le mariage civil ?

— Je n’ai pas dans les affaires religieuses la même compétence que dans les affaires civiles ; je ne puis donc te répondre que des à-peu-près : un mariage célébré religieusement, selon les lois de l’Église, est valable aux yeux de l’Église, et n’est attaquable pour elle que si une des prescriptions qu’elle exige n’a pas été observée.

— Je te propose un exemple : je me marie à l’étranger avec Léon devant un prêtre catholique en observant toutes les règles du mariage catholique, et je reviens ensuite en France, suis-je mariée ?

— Non, pour la loi.

— Mais, pour l’Église ?

— Oui sans doute.

— C’est-à-dire, n’est-ce pas, que je ne puis pas me marier à l’église une seconde fois et que mon mari ne peut pas se marier non plus ?

— À la mairie vous pouvez vous marier l’un et l’autre, à l’église vous ne pouvez vous marier ni l’un ni l’autre avant que votre premier mariage soit dissous soit par la mort naturelle de l’un de vous, soit par l’autorité ecclésiastique au cas où les formalités exigées n’auraient pas été toutes observées.

— C’est bien ce que je pensais, je te remercie.

— Il n’y a pas de quoi, ma pauvre fille, car un pareil mariage ne signifie rien.

— Tu raisonnes comme un simple avocat, que tu es, et, ce qui est pire, comme un incrédule ; mais tu oublies qu’il y a des familles, et elles sont nombreuses qui, même sans pratiquer la dévotion, considèrent le mariage religieux comme un vrai mariage ; enfin tu oublies encore qu’il n’y a pas beaucoup de jeunes filles qui consentiraient à prendre un mari qui ne pourrait pas faire consacrer leur mariage par l’Église ; tu vois donc que ce mariage religieux signifie quelque chose au contraire, et même qu’il signifie beaucoup. En tout cas, ce que tu m’as dit me suffit, et je t’en remercie.

— Veux-tu me payer mes honoraires ?

— C’est selon.

— Avec une réponse.

— Oh ! alors volontiers.

— À quand ce mariage ?

— La date n’est pas fixée, mais ce sera peut-être pour bientôt ; au revoir, cher ami, et encore une fois merci.

— Oh ! Cara, devais-tu finir ainsi : Lugete veneres cupidinesque.

— Cela veut dire ?

De profundis.

XXIV

Lorsque Cara revint chez elle, elle trouva Léon qui l’attendait avec une impatience au moins égale à celle qu’elle avait eue elle-même la veille :

— Enfin, te voilà ? D’où viens-tu ? Qu’as-tu fait ?

— Voilà que tes paroles sont justement celles que je t’adressais hier ; tu vois comme l’on souffre lorsque l’on attend ; mais sois assuré que ce n’était point pour te faire connaître mes angoisses que je suis sortie ce matin. Tu as bien dormi toi ; moi je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

— Malade ?

— Non, inquiète, tourmentée : j’ai réfléchi à ce que tu m’as dit à propos de ce voyage que ta mère te voudrait voir entreprendre.

— Pourquoi te tourmenter puisque je t’ai dit que ce voyage ne se ferait pas ?

— Et c’est justement pour cela que je me tourmente.

— Ne m’as-tu pas dit toi-même que tu ne voulais pas que nous nous séparions ?

— Pas pour une heure, ai-je dit, je m’en souviens, mais cette parole a été le cri de l’égoïsme et de la passion : je n’ai pensé qu’à moi, qu’à mon amour, qu’à mon bonheur ; je n’ai pensé ni à ton repos, ni à la santé de ta mère. Et cependant ce sont choses qu’il ne faut pas oublier. Toute la nuit j’ai donc réfléchi à ce cri qui m’avait échappé, et j’ai fait mon examen de conscience, me disant que quand, de ton côté, toi aussi tu réfléchirais, tu me condamnerais pour cette pensée égoïste.

— Te condamner serait me condamner moi-même.

— Toi, tu as le droit de disposer de ton repos, et, jusqu’à un certain point, de celui de ta mère. Moi, je ne l’ai pas. J’ai senti cela. Mais je n’ai pas voulu m’en tenir aux réflexions d’une nuit de fièvre, ce matin j’ai voulu demander un conseil sûr.

— Et à qui demandes-tu conseil quand il s’agit de nous ?

— À quelqu’un de qui tu ne peux pas être jaloux, car si bon que tu sois, il est encore meilleur que toi ; si sensé, si ferme que tu sois, il est encore plus sensé et plus ferme que toi, — au bon Dieu. Je viens de la Madeleine. J’ai été bien longtemps, cela est possible, mais j’ai prié jusqu’à ce que la lumière se fasse dans mon esprit troublé et me montre la route à suivre.

— Et de quelle route parles-tu ? demanda Léon, qui était fort peu religieux de nature et d’éducation.

— De celle que nous devons prendre au sujet de la proposition de ta mère : il faut que tu acceptes cette proposition.

— Tu veux que je parte en voyage, s’écria-t-il, toi ! c’est toi qui me donnes un pareil conseil ?

— Oh ! le mauvais regard que tu m’as jeté. Ne détourne pas les yeux, j’ai lu ce qu’ils disaient ; c’est une pensée de jalousie qui t’a arraché ce cri.

— De surprise, de doute, en ne comprenant pas comment tu peux me conseiller de partir.

— Oh ! l’ingrat ! Je pense à lui, je ne pense qu’à lui et à sa mère, je me sacrifie, et il s’imagine que je lui conseille de s’en aller en voyage pour être libre pendant qu’il sera parti ! Mais, si je voulais ma liberté, qui m’empêcherait de la prendre ? Sommes-nous mariés ? Non, n’est-ce pas ? Je ne suis que ta maîtresse, et je puis te quitter demain, tout de suite. Si je ne le fais pas, c’est parce que je t’aime, n’est-ce pas ? et rien que pour cela. C’est parce que je t’aime que j’ai accepté cette existence mesquine et bourgeoise, et non pour autre chose, non pour les plaisirs et les avantages qu’elle me procure. Voilà en quoi le conseil judiciaire que tes parents t’ont donné est bon, c’est qu’en te liant les mains et en te laissant sans le sou, il te prouve à chaque instant que je t’aime pour toi, rien que pour toi. Eh bien ! quand les choses sont ainsi, je trouve mauvais que tu doutes de mon amour. Et je trouve plus mauvais encore que tu en doutes au moment même où cet amour s’affirme par le plus grand sacrifice qu’il puisse te faire. Mais je ne veux ni quereller ni me fâcher. Tu as eu une mauvaise pensée, oublions-la et revenons à ce que je te disais. Ta mère est malade, et tu dois tout faire pour lui rendre la santé ; pour cela, le meilleur moyen c’est d’assurer son repos : qu’elle te sache en Allemagne, en Angleterre, en Amérique, en Asie, tandis que je serai à Paris, et tout de suite elle se rétablira. Voilà pour elle, à qui nous devons tout d’abord penser ; si plus tard tu peux lui apprendre que je t’ai moi-même conseillé ce voyage, elle m’en saura peut-être gré. Maintenant, occupons-nous de toi. Si tu n’es pas malade, tu es en tout cas horriblement tourmenté et humilié par ces réclamations honteuses de Rouspineau et de Brazier. À ton retour, tu serais débarrassé d’eux, et cela aussi est un point important à considérer. Ce n’est pas le seul : au lieu de ménager ton argent, tu as été vite ; espérant faire des bénéfices qui te permettraient de payer Brazier et Rouspineau, tu as parié aux courses et tu as perdu ; de plus, toujours pour le même motif, tu as confié d’assez fortes sommes à ton ami Gaussin qui, avec ses combinaisons, devait ruiner la banque de Monte-Carlo, et qui s’est tout simplement ruiné lui-même en te perdant ton argent ; de sorte que tu es présentement dans une assez mauvaise situation financière. Si tu voyages, tes parents seront obligés de t’accorder des frais de route ; et ils le feront sans doute assez largement pour que tu puisses économiser dessus quelque bonne somme qui, à ton retour, te sera utile. Voilà les pensées qui me sont venues à l’église, et c’est pourquoi je te dis d’accepter la proposition de ta mère ; pour elle, pour toi, pour nous. Maintenant tu feras ce que tu voudras ; moi au moins saurai la conscience tranquille et satisfaite, ce qui est quelque chose.

Tout cela était si raisonnable, si sage, qu’il ne pouvait pas ne pas en être touché. Évidemment son devoir de fils était de donner à sa mère malade la satisfaction qu’elle demandait. Évidemment son intérêt à lui-même était de se débarrasser au plus vite de Brazier et de Rouspineau. Évidemment en lui donnant ce conseil Hortense agissait avec une délicate générosité : cela était d’une femme de cœur.

Il ne pouvait véritablement que remercier celle qui avait eu assez d’abnégation pour lui parler ce langage ; ce qu’il fit.

Ce fut après avoir déjeuné avec sa chère Hortense, plus chère que jamais, qu’il se rendit chez sa mère.

Quand celle-ci apprit qu’il consentait à partir, elle pleura de joie. C’était la première fois qu’il la voyait pleurer, car madame Haupois-Daguillon n’était pas femme à s’abandonner facilement à ses émotions.

— Je ne mets qu’une condition à mon voyage, dit Léon en souriant doucement ; si quinze jours après mon départ tu ne m’écris pas que tu es guérie, complétement guérie, je reviens ; car tu comprends bien, n’est-ce pas, que ce voyage sera un pèlerinage pour obtenir ton rétablissement.

— Avant huit jours je serai guérie.

Madame Haupois-Daguillon se demanda si elle ne devait pas rappeler son mari, pour qu’il vît Léon avant le départ de celui-ci, mais elle crut qu’il était plus sage d’éviter une rencontre dans laquelle pourraient s’échanger des reproches réciproques, et, au lieu de lui écrire de revenir, elle le pria de prolonger son absence.CTavait été une question longuement débattue de savoir où Léon voyagerait, et comme madame Haupois-Daguillon laissait, bien entendu, le choix du pays à son fils, Cara avait fait adopter l’Amérique.

— Ne fais pas les choses à demi, lui avait-elle dit, et pour que tes parents soient bien certains que nous ne nous verrons pas, va-t’en aux États-Unis ; c’est d’ailleurs un voyage qui t’intéressera, et puis, comme la dépense sera grosse, les économies que tu feras seront grosses aussi.

Pendant les jours qui précédèrent son départ, Léon alla chaque matin passer deux heures avec sa mère, et le reste de son temps il le donna à Hortense : jamais elle n’avait été plus tendre pour lui ; jamais elle ne l’avait aimé plus passionnément.

Il devait s’embarquer à Liverpool, et comme Byasson, par un bienheureux hasard (arrangé il est vrai avec madame Haupois-Daguillon), avait des affaires qui l’appelaient à Manchester, il avait été convenu qu’il accompagnerait son jeune ami jusqu’à bord du paquebot. Comme cela on aurait la certitude que Cara n’était pas du voyage, au moins pour sa première partie.

Ce fut donc seulement jusqu’à la gare du Nord que Cara put conduire son amant, et ce fut dans la voiture qui les avait amenés qu’ils se séparèrent : que de baisers que d’étreintes, que de promesses, que de serments ! Tu ne m’oublieras pas ; tu ne me tromperas pas ; tu le jures ; jure encore. Cara était affolée ; Léon était plus calme, mais cependant très-ému, très-attendri.

Cependant, lorsque la portière de la voiture eut été refermée, et lorsque Léon eut disparu, Cara se remit assez vite ; en rentrant dans son appartement, elle était tout à fait calme.

Elle trouva Louise en train d’entasser dans deux grandes masses du linge et des robes ; les masses étaient bientôt pleines.

— Tu vas les faire porter rue Legendre, dit Cara, puis ce soirtu iras les reprendre et tu iras les déposer à la gare de l’Ouest, bureau de la consigne ; prenons toutes nos précautions, et si la mère me fait surveiller, ce qui me paraît probable, elle en sera pour ses frais. Tu diras à la concierge que je suis malade et que je garde le lit.

Léon devait s’embarquer le samedi à Liverpool ; à midi, madame Haupois-Daguillon reçut une dépêche de Byasson :

« Liverpool, Il heures.

« Ai quitté Léon sur le Pacific. Le vapeur prend la mer, beau temps. »

Deux heures après, on remit à madame Haupois-Daguillon une lettre qu’un exprès venait d’apporter :

« La personne que nous avions mission de surveiller n’était point malade comme elle le prétendait ; elle n’est point chez elle, et nous avons tout lieu de croire qu’elle est sortie hier soirun peu avant minuit ; faut-il rechercher où elle a pu aller ? »

Avant de répondre, madame Haupois-Daguillon étudia l’indicateur des chemins de fer pour voir combien de temps au juste il fallait pour aller de Paris à Liverpool ; cet examen la rassura ; si Cara était partie le vendredi soir un peu avant minuit, elle n’avait pas pu arriver à Liverpool avant le départ du Pacific.

Alors elle répondit un seul mot à cette lettre : « Cherchez. »

Ce fut le lundi seulement qu’elle apprit le résultat de cette recherche : le samedi matin, la personne qu’on avait mission de surveiller s’était embarquée au Havre sur le Labrador, en route pour New-York.

XXV

Les deux vapeurs le Pacific et le Labrador courent à toute vitesse sur l’Océan ; l’un est sorti du canal de Saint-Georges, l’autre de la Manche ; les mêmes eaux les portent, et, dans l’air frais et pur qu’aucunes souillures terrestres ne ternissent, leurs fumées noires tracent la ligne qu’ils suivent.

Sur le pont du Labrador une femme à la toilette élégante, une Parisienne, Cara, une jumelle de courses à la main, sonde les profondeurs vaporeuses de l’horizon, et quand passe un officier elle lui demande, mais sans préciser la question, si tous les vapeurs partis d’Europe le samedi pour l’Amérique suivent la même route.

Sur le pont du Pacific, Léon regarde aussi la mer, mais il ne cherche rien à l’horizon ; que lui importe que tel navire soit ou ne soit pas en vue ; s’il promène les yeux çà et là, c’est en rêvant mélancoliquement.

Depuis longtemps il n’avait pas eu une heure de solitude et de liberté ; il avait été si bien pris, si étroitement enveloppé par Cara, qu’il avait peu à peu cessé de s’appartenir, pour lui appartenir à elle, n’ayant pas une pensée, une sensation, un sentiment qui lui fussent propres ou personnels, tous lui étaient suggérés par elle, ou tout au moins étaient partagés avec elle. On ne se dégage pas facilement d’une pareille absorption, on ne s’affranchit pas comme on veut d’une pareille servitude, car ce n’est pas seulement le corps qui se façonne par l’habitude, l’esprit et le cœur se modifient tout aussi aisément, tout aussi rapidement, et ce n’est pas du jour au lendemain qu’ils reprennent leur personnalisé : seul sur ce navire il ne sentait en lui qu’un vide douloureux, une tristesse vague, que l’ennui de la vie à bord et la monotonie du spectacle de la mer roulant continuellement une longue et grosse houle rendaient encore plus pesants. À qui parler ? L’oreille qui l’écoutait ordinairement ne pouvait l’entendre, les yeux dans lesquels il cherchait l’accord de sa pensée ne pouvaient lui répondre.

Mais peu à peu il se laissa gagner par le charme mélancolique du voyage, la monotonie même des choses qui l’entouraient le pénétra, la répétition régulière de ce qui se passait sous ses yeux lui offrit un certain intérêt, et de nouvelles habitudes vinrent insensiblement remplacer celles qui avaient été si brusquement rompues par son départ.

D’ailleurs la vie même du bord avait pris une activité pour l’équipage et pour les passagers un intérêt qu’elle n’avait pas pendant les premières journées où l’on s’éloignait de l’Europe ; on approchait de Terre-Neuve, de ce que les marins appellent les bancs, et c’est toujours le moment critique de la traversée.

La température s’était refroidie, l’air s’était obscurci, et l’on avait rencontré de grands scebergs qui, descendant du pôle, s’en venaient fondre dans les eaux chaudes du Gulf Stream ; plusieurs fois le vapeur avait brusquement viré de bord, changeant sa route pour ne pas aller donner contre ces écueils flottants, s’ouvrir et couler bas. Puis d’épais brouillards, plus froids que la neige avaient enveloppé le navire, et jour et nuit le sifflet d’alarme, par des coups stridents, avait averti les autres navires qui pouvaient se trouver sur son chemin.

— Coulerons-nous ceux que nous rencontrerons, serons-nous coulés par eux ?

De pareilles questions discutées avec les officiers qui, dans leurs caoutchoucs couverts de givre et la barbe prise en glace, arpentent le pont, sont faites pour distraire l’esprit et susciter l’émotion.

Quand Léon débarqua à New York, son état moral ne ressemblait en rien à celui dans lequel il se trouvait lorsqu’il s’était arraché des bras de Cara à la gare du Nord.

Si son père et sa mère, si Byasson avaient pu le voir, ils auraient cru que les espérances du fonctionnaire de la préfecture de police étaient en train de se réaliser : la puissance de l’accoutumance était considérablement affaiblie, et il ne faudrait pas bien des journées de voyage encore sans doute pour qu’elle fût tout à fait détruite. Alors, que resterait-il de cette liaison ? Ne verrait-il pas Cara ce qu’elle était réellement ?

Avant son départ de Paris il avait été convenu qu’il descendrait au grand hôtel de la cinquième avenue, et c’était là qu’on devait lui envoyer des dépêches, s’il était besoin qu’on lui en envoyât ; en tout cas, c’était là qu’on devait lui adresser ses lettres.

De dépêches, il n’en attendait point ; loin de s’aggraver l’état de sa mère avait dû s’améliorer, et il n’y avait pas à craindre qu’Hortense fût malade ; triste, oui, ennuyée, mais non malade. Ce ne fut donc que par une sorte d’acquit de conscience qu’il demanda s’il n’y avait pas de dépêche à son nom.

Grande fut sa surprise, profonde fut son angoisse lorsqu’on lui en remit une, et sa main trembla en l’ouvrant :

« Arriverai par Labrador peu après toi ; n’écris à personne, ne télégraphie pas sans nous être vus.

» Hortense. »

Il resta stupéfait.

Que se passait-il ? Pourquoi cette dépêche ? Pourquoi ce voyage ? Pourquoi ne devait-il pas écrire ? Pourquoi ne devait-il pas télégraphier ?

Toutes ces questions se pressaient dans sa tête troublée sans qu’il leur trouvât une réponse satisfaisante ou raisonnable.

Cette dépêche, en plus de l’inquiétude qu’elle lui causa, n’eut qu’un résultat, qui fut de lui imposer le souvenir de Cara ; il ne vit plus qu’elle, il ne pensa plus qu’à elle, il fut à elle comme s’il était encore à Paris et comme s’il venait de la quitter.

Pourquoi arrivait-elle ?

Était-elle jalouse ?

Il n’y avait guère que cette explication qui parût sensée, et encore avait-elle un côté absurde : une femme jalouse n’envoie pas une dépêche à celui qu’elle soupçonne.

Il se rendit au bureau de la compagnie transatlantique française pour savoir quand devait arriver le Labrador ; on lui répondit que, parti du Havre le samedi, il était attendu d’un moment à l’autre.

Ainsi Hortense avait quitté le Havre le jour où lui-même s’embarquait à Liverpool : c’était là un fait qui rendait ce mystère de plus en plus inextricable.

Le mieux était donc d’attendre sans chercher à comprendre ce qui échappait à des conjectures raisonnables.

Et, en attendant, il se fit conduire chez le banquier où sa mère lui avait ouvert un crédit ; cela occuperait son temps et calmerait son impatience, cela le distrairait de voir Wallstreet, le quartier de la finance.

Il fit passer sa carte à ce banquier qui, depuis longtemps, était en relation d’affaires avec la maison Haupois-Daguillon. Celui-ci le reçut plus que froidement. Alors Léon parla de son crédit.

Sans répondre, le banquier prit une dépêche dans un tiroir et la lui présenta ; elle était en français et ne contenait que quelques mots :

« Considérez lettre du 5 courant comme non avenue et ouverture de crédit annulée.

» Haupois-Daguillon. »

C’était marcher de surprise en surprise ; mais, si la première était stupéfiante, celle-là en plus était outrageante.

C’était sa mère qui annulait, par une dépêche adressée à son banquier et non à lui-même, le crédit qu’elle lui avait ouvert avant son départ, gracieusement, généreusement, sans même qu’il le demandât, et d’une façon beaucoup plus large qu’il ne paraissait nécessaire.

Évidemment c’était quand sa mère avait appris le départ d’Hortense, qu’elle avait envoyé une dépêche ; mais alors, pourquoi l’avoir adressée au banquier et non à lui ? il y avait là une marque de méfiance qui lui causa une profonde blessure, aussi cruelle que l’avait été celle faite par la demande de conseil judiciaire.

Qu’elle crût qu’il l’avait trompée en se faisant accompagner par Hortense dans ce voyage, cela il l’admettait et il ne pouvait pas trop se fâcher de cette absence de confiance ; mais qu’elle le supposât capable de s’approprier indélicatement un argent qu’on lui refusait, cela malgré ses efforts pour se calmer, l’exaspérait et lui donnait la fièvre.

Ce fut dans ces dispositions qu’il attendit que le Labrador arrivé, mais retenu à la quarantaine, pût débarquer ses passagers.

Si Hortense ne pouvait pas lui apprendre ce qui avait inspiré la dépêche au banquier, au moins elle lui expliquerait ce qui avait nécessité son voyage ; il n’aurait plus à aller d’une interrogation à une autre, les brouillant, les enchevêtrant et n’arrivant à rien.

De loin il l’aperçut, appuyée sur le bastingage, lui faisant des signes avec son mouchoir.

Enfin elle mit le pied sur le pont volant et, se faufilant au milieu des passagers qui ne se hâtaient point, n’étant attendus par personne, elle arriva à Léon, et émue, palpitante, elle se jeta dans ses bras.

XXVI

Ils montèrent en voiture pour se rendre à l’hôtel, et aussitôt Léon voulut interroger Cara.

Mais, sans répondre, elle le regarda en le pressant dans ses bras :

— Laisse-moi te regarder, t’embrasser, dit-elle, enfin je suis près de toi ; je te tiens ; on ne nous séparera plus ; oh ! ces douze jours ! j’ai vieilli de dix ans. M’aimes-tu ?

— Tu le demandes ?

— Oui, et il faut que tu le dises, il faut que tu le jures ; il faut que je voie, que je sente que tu n’es pour rien dans ce qui arrive.

— Mais qu’arrive-t-il ?

— Tu ne le sais pas ?

Disant cela, elle plongea dans ses yeux.

— Non, continua-t-elle, tu ne le sais pas ; ce regard limpide, ces yeux honnêtes ne peuvent pas mentir ; je savais bien que je n’aurais qu’à te voir pour être rassurée.

— Mais encore…

— On a préparé une terrible machination pour nous séparer.

— Qui ?

— Tes parents, ta mère : j’en ai la preuve que je t’apporte ; quand tu auras vu, quand tu auras lu, tu comprendras que nous avons été trompés, dupés.

Elle le regarda du coin de l’œil ; elle fut surprise de voir qu’il ne bronchait pas, qu’il ne se révoltait pas, — et cela était un point d’une importance décisive qu’il écoutât les accusations contre sa mère, sans même tenter de les arrêter.

— Que dois-je lire ?

— À l’hôtel ; jusque-là laisse-moi tout à la joie de te voir ; puisque nous sommes réunis nous pourrons parler, nous expliquer, car il faut que nous nous expliquions franchement, loyalement, sans arrière-pensée, et que nous sachions à quoi nous en tenir, non-seulement pour l’heure présente, mais pour l’avenir.

Il voulut insister, elle lui ferma les lèvres avec un baiser.

— Laisse-moi jouir de ces minutes du retour qui passent trop vite ; je t’ai, je te tiens, je n’écouterai qu’un mot si tu veux bien me le dire : m’aimes-tu ?

Ils arrivèrent à l’hôtel et alors il voulut la prendre dans ses bras, mais elle se dégagea et le tint à distance.

— Maintenant, dit-elle, l’heure des explications décisives a sonné ; j’ai voulu, pendant ce trajet, n’être qu’à la tendresse et à l’amour ; maintenant c’est notre vie qui va se décider.

De son carnet elle tira un papier plié en quatre et le lui tendit :

— Lis, dit-elle.

Il voulut la tenir dans son bras pendant que de l’autre il prenait ce papier, mais doucement elle recusa et se tint debout devant lui, tandis qu’il restait assis.

— Je veux te voir, dit-elle, c’est ton regard qui m’apprendra ce que je dois faire.

Ayant ouvert ce papier il courut à la signature ; mais, après avoir lu le nom de Rouspineau, il regarda Hortense avec surprise, comme pour lui dire qu’il jugeait inutile de continuer :

— Lis, dit-elle d’une voix saccadée, ne vois-tu pas que tu me fais mourir ?

Il lut :

« Je soussigné reconnais : 1o que c’est par ordre de madame Haupois-Daguillon que j’ai fait des démarches pour être payé par M. Léon Haupois de ce qu’il me doit ; 2o que les quatre premiers billets souscrits par M. Léon Haupois ont été payés à l’échéance par la maison Haupois-Daguillon et qu’ils n’ont été protestés que pour la forme. »

Comme il restait immobile, accablé, elle dit :

— Tu connais l’écriture de Rouspineau, tu connais sa signature, tu ne les connais que trop par toutes les lettres dont il t’a poursuivi, tu vois donc que cette reconnaissance est bien écrite par lui.

Il ne répondit pas.

— Tu vois aussi quel a été le rôle de Rouspineau, et comment on s’est servi de lui comme on s’est servi de Brazier pour te forcer à quitter Paris, où l’on t’a, par toutes ces humiliations, rendu la vie insupportable. Rouspineau et Brazier, pour gagner leur argent, ont joué le rôle qui leur était imposé, et ta mère elle-même a joué le sien dans la comédie de la maladie ; enfin, on s’est moqué de toi.

C’était lentement qu’elle parlait, en le regardant, surtout en attendant que chaque mot eût produit son effet, de façon à n’arriver que progressivement à sa conclusion.

Tout à coup Léon releva la tête, et la regardant en face :

— As-tu vu ma mère ? dit-il.

— Non.

— As-tu vu quelqu’un envoyé par elle ?

— Personne.

— Lui as-tu écrit ?

— Tu es fou.

Comme elle ne connaissait pas la dépêche envoyée au banquier, elle se demandait ce que signifiaient ces étranges questions ; mais son plan étant tracé à l’avance, elle ne voulut pas s’en écarter :

— Ce que tu veux savoir, n’est-ce pas, dit-elle, c’est comment j’ai appris le rôle joué par Rouspineau en cette affaire. Tout simplement en l’interrogeant. J’avais, je l’avoue, été bien surprise par les demandes insolentes de Brazier et de Rouspineau. L’insistance de ces gens à te poursuivre me paraissait étrange et jusqu’à un certain point inexplicable. Tu n’es pas la premier fils de famille à qui ils ont prêté de l’argent : tu étais le premier à qui ils le réclamaient de cette façon. Le vendredi, veille de ton départ, Rouspineau, depuis longtemps déjà pressé par moi, se décida à parler. D’aveu en aveu, je lui arrachai ce que tu viens de lire, et, contre l’engagement que je pris de lui payer les deux billets que tu dois encore, il consentit à m’écrire ce papier. Ceci se passait le vendredi soir ; tu devais t’embarquer le samedi matin à Liverpool. Que faire ? Il m’était impossible de te rejoindre ; et, d’autre part, je n’osais t’envoyer une dépêche, craignant qu’elle fût interceptée par ton ami Byasson, qui, tu dois le comprendre maintenant, ne t’avait accompagné que pour te surveiller et t’expédier comme un colis, sans crainte de retour. Ah ! toutes les précautions étaient bien prises. Alors je résolus de te rejoindre ici. J’eus le temps de rentrer chez moi, de faire mes masses à la hâte, avec l’aide de Louise, et de prendre le train du Havre, qui part à minuit dix minutes. Arrivée au Havre, j’allai au télégraphe pour t’envoyer ma dépêche, puis je m’embarquai sur le Labrador ; et me voici. Dans quelle situation morale je fis la traversée, tu peux l’imaginer : je voyais tout le monde conjuré pour te séparer de moi et je me demandais si tu n’étais pas d’accord avec tes parents.

— Moi !

— Cela était absurde et encore plus injuste, j’en conviens, mais toi aussi tu conviendras qu’il était bien difficile d’admettre que ta mère qui, tu l’as toujours dit, t’aime et ne veut que ton bonheur, il était bien difficile d’admettre que ta mère avait pu toute seule machiner un pareil plan. J’ai quitté Paris décidée, je te l’avoue, à pousser les choses à l’extrême, pour trancher notre situation dans un sens ou dans un autre : ou nous nous séparerons franchement, ou je deviens ta femme ; tu as vingt-cinq ans accomplis, tu peux te marier malgré ton père et ta mère, à la condition de leur faire des sommations ; si tu m’aimes comme je t’aime, si tu comprends que je suis tout pour toi, qu’il n’y a que près de moi que tu peux trouver de l’affection et de la tendresse, si tu vois enfin ce qu’est pour toi cette famille qui t’a donné un conseil judiciaire, qui t'a déshonoré en te livrant aux moqueries des usuriers, qui s’est jouée de ton bonheur, de ton honneur, dans le seul intérêt de son argent ; si tu comprends tout cela, tu n’hésites pas à me donner ton nom dont je suis digne par l’amour que je t’ai toujours témoigné ; si tu hésites, retenu par je ne sais quelles lâches considérations mondaines, je n’hésite pas, moi, à me séparer d’un homme qui n’est pas digne d’être aimé.

Elle avait prononcé ce discours, évidemment préparé à l’avance, en détachant chaque mot, et les yeux dans les yeux de Léon ; c’était en arrivant seulement à son projet de mariage qu’elle avait pressé son débit, de manière à n’être pas interrompue. Ayant dit ce qu’elle avait à dire, elle attendit, suivant sur le visage de son amant les divers mouvements qui l’agitaient, et lisant en lui comme dans un livre.

Or, ce qu’elle lisait n’était pas pour la satisfaire : tout d’abord la surprise, puis l’embarras, puis enfin la répulsion.

Mais elle n’était pas femme à se fâcher et encore moins à se décourager en voyant l’accueil fait à son projet.

À vrai dire, elle l’avait prévu cet accueil. Elle connaissait trop bien Léon pour s’imaginer, alors que dans les longues heures de la traversée elle préparait ce discours, qu’il allait lui répondre en lui sautant au cou et en écrivant à un notaire de Paris pour que celui-ci procédât aux sommations respectueuses. Cette hardiesse de résolution n’était pas dans le caractère de Léon. Si monté qu’il pût être contre ses parents, — et de ce côté elle l’avait trouvé dans les dispositions les plus favorables à ses desseins, — si exaspéré qu’il fût, il avait trop le sentiment de la famille, il était trop petit garçon, il était trop dominé par le respect humain pour risquer aussi franchement une déclaration de guerre à visage découvert. Si elle l’avait cru capable d’un pareil coup de tête, elle n’aurait pas entrepris ce voyage d’Amérique, et à Paris même elle se fût fait épouser. Si, malgré ses prévisions, elle avait cependant parlé de ce mariage précédé de sommations, c’est parce qu’il était dans ses principes de ne jamais rien négliger de ce qui avait une chance, si faible qu’elle fût, de réussir. Or, comme il se pouvait que Léon, en se voyant en butte aux tracasseries de sa famille, entrât dans un accès d’exaspération qui lui ferait accepter cette idée de mariage, elle avait cru devoir la mettre en avant, quitte à se replier sur une autre, si celle-là était repoussée. Et, en conséquence, elle avait préparé cette autre idée dont la réalisation, pour lui donner des avantages moins complets que la première, n’en serait pas moins cependant pour elle un superbe succès qui couronnerait ses efforts.

L’exaspération ne s’étant pas produite chez Léon au point de l’entraîner aux dernières extrémités, Cara ne commit point la maladresse de lui faire une scène de reproches, qui n’aurait abouti à rien de pratique. Elle était indignée de voir son embarras et son trouble, et c’eût été avec une véritable jouissance qu’elle lui eût reproché sa lâcheté en l’accablant de son mépris. Mais on ne fait pas ce qu’on veut en ce monde, et elle n’avait pas traversé l’Océan pour s’offrir des jouissances purement platoniques. Plus tard elle se vengerait de ces hésitations enfantines ; pour le moment, elle avait mieux à faire ; plus tard, elle lui dirait ce qu’elle pensait de lui ; pour le moment elle ne devait lui dire que ce qui était utile.

Jusqu’alors elle avait parlé debout devant Léon en le tenant sous son regard ; mais, si cette position était bonne pour l’observer et le dominer, elle était mauvaise pour le toucher et dans un mouvement de trouble passionné lui faire perdre la tête.

Elle vint donc se placer près de lui sur le canapé où il était assis :

— Voilà dans quelles dispositions j’ai quitté Paris, dit-elle, décidée à t’obliger à la rupture ou au mariage, à la rupture si tu étais le complice de ta famille, ou au mariage si tu en étais la victime. Et ma résolution était si bien arrêtée que j’ai eu soin de prendre avec moi tous les papiers nécessaires à ce mariage : tes actes de naissance et de baptême, ainsi que les miens. Tu vas me dire que ce n’est pas en quelques minutes qu’on obtient ces actes. Cela est juste, et je ne veux pas qu’à cet égard il s’élève un doute dans ton esprit : j’avais ces actes depuis quelque temps déjà, bien avant que ton voyage fût décidé, les légalisations qui sont sur les actes de naissance en feront foi par leur date.

Pourquoi avait-elle levé ces actes bien avant que le voyage de Léon fût décidé ? Ce fut ce qu’elle n’expliqua pas ; il suffisait au succès de son plan que Léon ne pût pas croire qu’elle avait eu le temps de les obtenir entre le moment où Rouspineau avait parlé et celui où elle était partie, et la date de la légalisation était une réponse suffisante à cette question si Léon se la posait.

Elle continua :

— Pendant les premiers jours de la traversée, je m’affermis dans ma résolution : rupture ou mariage ; il n’y avait que cela de possible, il n’y avait que cela de digne.

— Comment as-tu pu admettre de sang-froid que je te trompais ?

— Remarque que j’étais dans une situation terrible : si je n’admettais pas que tu me trompais, je devais admettre que c’était ta mère qui te trompait, et, malgré tout, je n’osais porter une pareille accusation contre celle qui était ta mère, tant jusqu’à ce jour je m’étais habituée à la respecter. Enfin je passai quelques jours dans une angoisse affreuse, malade en plus, horriblement malade par la mer. Pendant ces jours de douleur, je n’ai pas quitté ma cabine. Cependant, cet état de maladie et de faiblesse a eu cela de bon qu’il a calmé la fièvre et la colère qui me dévoraient quand j’ai quitté Paris. Une nuit que tout le monde dormait dans le navire et que le silence n’était troublé que par le ronflement de la machine et le gémissement du vent dans la mâture, j’ai eu une vasion. Je dis une vasion et non un rêve, car je ne dormais pas. Écoute-moi sérieusement.

— Je t’écoute.

— Sans douter de la réalité de cette vasion, malgré ton irréligion. J’ai vu, j’ai entendu mon ange gardien. Avec tes idées, je sais que cela doit te paraître insensé ; cependant cela est ainsi. Il me parle, et voici ses paroles : « Tu serais coupable de pousser ton ami à peiner ses parents. Mais tu serais coupable aussi de persévérer plus longtemps dans la vie qui est la vôtre. » Puis la vasion disparut, et je testai livrée à mes pensées, m’efforçant de m’expliquer ces paroles qui m’avaient bouleversée. Le premier avertissement me parut assez facile à comprendre, il voulait dire que je ne devais pas exiger de toi les sommations respectueuses à tes parents, qui seraient une si cruelle blessure pour leur vanité et leur orgueil ; donc je devais renoncer à mon projet de mariage tel que je l’avais arrangé dans ma tête pendant ces si longues journées. Je ne suis pas femme à désobéir à la volonté de Dieu ; je renonçai donc à ce mariage.

Elle baissa les yeux comme si elle était profondément émue, mais elle avait été douée par la nature d’une qualité que l’usage avait singulièrement perfectionnée, celle de voir sans paraître regarder ; elle remarqua que le visage de Léon, jusqu’alors douloureusement contracté, se détendit.

Après un moment donné à l’émotion, elle poursuivit :

— Le second avertissement était moins clair : comment ne pas persévérer dans la vie qui était la nôtre ? La première idée qu’il s’offrit à mon esprit fut celle de la rupture : je devais me séparer de toi. S’il m’avait été cruel de renoncer à ce projet de mariage qui assurait mon bonheur pour l’éternité, combien plus cruelle encore me fut la pensée de la séparation ! J’avais pu, après bien des combats, abandonner l’espérance d’être ta femme ; mais je ne pouvais pas t’abandonner toi-même, renoncer à notre amour, à mon bonheur, à la vie. Je me dis qu’il était impossible que telle fût la volonté de Dieu, et je cherchai un autre sens à ces paroles. C’est hier seulement que j’ai trouvé, et de ce moment j’ai abandonné ma cabine, guérie, pour monter sur le pont comme si j’étais insensible au mal de mer ; voilà pourquoi je ne suis pas trop défaite ; ah ! si tu avais pu me voir il y a deux ou trois jours, je n’étais qu’un spectre : comment suis-je ?

Elle resta un moment assez long à le regarder dans les yeux, en face de lui, et si près, que de son souffle elle lui faisait trembler la barbe.

Il voulut encore la prendre dans ses bras, mais doucement elle lui abaissa les mains qu’elle prit dans les siennes et qu’elle embrassa tendrement.

— Écoute-moi, dit-elle, je t’en prie, écoute-moi avec toute ton âme, sans distraction, sans pensée étrangère à ce qui nous occupe, car c’est ma vie que tu vas décider par un oui ou par un non ; écoute-moi.

Et de nouveau, se penchant en avant, elle lui baisa les mains, mais cette fois fiévreusement, passionnément.

— Ce qui m’avait trompé, dit-elle, c’était la pensée que je devais renoncer à devenir ta femme. Ta femme par un mariage légal avec consentement de tes parents et publications, oui, à cela je dois renoncer. Mais ta femme par un mariage religieux, sans consentement de tes parents, sans publications ; ta femme pour toi seul et pour Dieu ; oui, voilà ce que je dois poursuivre, voilà ce que Dieu exige, voilà ce que je te demande, voilà ce que tu m’accorderas, si tu m’aimes, voilà ce que je vais exiger de toi et ce qui amènerait notre séparation si tu me le refusais. Je t’ai demandé de m’écouter tout à l’heure, je te répète ma prière à tes genoux ; avant de parler, avant de répondre, avant de prononcer le oui ou non qui va décider notre vie à tous deux, notre bonheur ou notre malheur, comme tu voudras, écoute-moi jusqu’au bout.

Elle se laissa glisser à terre, et, jetant les bras autour de Léon, elle resta serrée contre lui, la tête levée, le regardant ardemment :

— Et ce que je te demande ce n’est rien qu’une marque d’amour, la plus grande, la plus haute que tu puisses me donner. C’est pourquoi tu me vois à tes genoux te priant, te suppliant à mains jointes comme si je m’adressais à Dieu. santais persisté dans ma première idée d’exiger de toi un vrai mariage, je ne serais pas dans cette position. Je t’aurais dit simplement ce que je désirais et saurais attendu la réponse sans appuyer ma demande par un mot ou par un geste, car un vrai mariage légal m’aurait donné des droits que celui que j’implore ne me donnera jamais. Par un mariage légal je me serais trouvée ta femme aux yeux de la loi, c’est-à-dire que saurais partagé ta fortune, celle que tu recueilleras un jour dans la succession de tes parents, saurais porté ton nom, saurais été ton héritière pour le cas où tu serais mort avant moi. Cela eût compliqué ma demande de questions d’argent et d’intérêts qui m’eussent imposé une grande réserve. Dieu merci, cette réserve n’existe pas maintenant, et je n’ai pas à me renfermer dans une froide dignité. Je peux te prier, te supplier, faire appel à ta tendresse, à l’amour, à nos souvenirs de bonheur, sans qu’on puisse m’aceuser de calcul et sans craindre de mêler l’argent au sentiment, car ce mariage purement religieux, ne me donnera aucuns droits à ta fortune, je ne serai pas ta femme pour la loi, je ne porterai pas ton nom, pour tous notre union sera nulle, elle n’existera que pour nous… et que pour Dieu. Voilà pourquoi j’insiste, pourquoi je te presse : que m’importe la loi des hommes, je n’ai souci que de celle de Dieu.

Ce n’était pas seulement par la parole qu’elle le pressait, c’était encore par le regard, par la voix, par l’accent, par le geste, se serrant contre lui, l’enveloppant, l’étreignant, le fascinant : s’il y avait de l’habileté dans ce qu’elle disait, combien plus encore y en avait-il dans la façon dont elle le disait : ce discoure eût pu laisser calme un indifférent, mais ce n’était pas à un indifférent qu’elle s’adressait, c’était à un homme qui l’aimait, qui était séparé d’elle depuis quinze jours, qu’elle avait depuis longtemps étudié dans son fort aussi bien que dans son faible, et qu’elle connaissait comme la pianiste connaît son clavier. Pendant toute la traversée, elle avait soigneusement travaillé les airs qu’elle jouerait sur ce clavier, et, dans ce qu’elle disait, dans ce qu’elle faisait, rien n’était livré aux hasards dangereux de l’improvisation.

Que n’eût-elle pas espéré si elle avait pu savoir que celui sur qui elle exerçait déjà tant de puissance venait d’être frappé au cœur par un coup qui lui enlevait toute force de résistance ! Connaissant la dépêche au banquier, ce n’eût peut-être pas été le seul mariage religieux qu’elle eût poursuivi.

Elle reprit :

— Pour être sincère, je dois dire que ce n’est pas seulement le repos de ma conscience que je te demande, c’est encore celui de ma vie entière, celui de la tienne. Il est bien certain que, par tous les moyens, tes parents poursuivront notre séparation ; le passé nous annonce l’avenir ; ils ne reculeront devant rien. Qui sait s’ils ne réussiront pas ? On est bien fort quand on est prêt à tout. Ce mariage nous défendra contre eux, et il me donnera la sécurité sans laquelle je ne peux plus vivre. Tu leur diras la vérité, et alors ils seront bien forcés de renoncer à la guerre. Qui sait même si ce ne sera pas la paix qui se fera quand ils auront compris que la guerre est impossible et inutile ? Tu leur diras aussi comment les choses se sont passées, comment je n’ai voulu, comment je n’ai demandé que le mariage religieux quand je pouvais exiger l’autre, et cela leur montrera qui je suis ; ils apprendront par là à me connaître et, je l’espère, à m’estimer : Qui sait ce que deviendront alors leurs sentiments pour moi : nous vois-tu tous réunis ?

Elle se tut pendant quelques secondes voulant laisser à la réflexion le temps de sonder cet avenir qu’elle n’avait voulu qu’indiquer.

Puis, après avoir étreint Léon une dernière fois et lui avoir baisé les mains longuement en les mouillant de ses larmes brûlantes, elle se releva :

— J’ai tout dit. À toi maintenant de prononcer. Jamais nous n’avons traversé une crise plus grave. C’est notre vie ou notre mort que tu vas choisir. Tu dis oui et je me jette dans tes bras pour y rester à jamais, n’ayant d’autre souci que de me consacrer à toi tout entière et de te rendre heureux en t’aimant, en t’adorant comme jamais homme n’a été adoré. Tu dis non, et je m’éloigne pour ne te revoir jamais, car mon amour ne résisterait pas au mépris que tu me témoignerais en me refusant une juste satisfaction qui te coûtera si peu. Réduite aux termes dans laquelle je la pose, la question que tu as à trancher en ce moment consiste simplement à savoir si tu m’aimes ou si tu ne m’aimes pas. Tu m’aimes, je reste ; tu ne m’aimes plus, je pars. C’est donc là le mot, le seul que tu as à dire : je t’aime. Tes lèvres sont prononcé bien souvent, le diront-elles encore, ou ne le diront-elles point ?

Parlant ainsi, elle avait fièvreusement remis son chapeau et son manteau, puis, à chaque mot, elle avait avancé peu à peu vers la porte qu’elle touchait.

Léon l’avait suivie.

Elle posa la main sur le bouton de la serrure, puis elle plongea ses yeux dans ceux de son amant.

Ils restèrent ainsi longtemps ; enfin il ouvrit les bras, et elle s’abattit sur sa poitrine.

Qu’avait-elle à demander de plus ? — Il l’avait retenue.

XXVII

Elle n’était pas femme à s’endormir dans le succès et à attendre patiemment que Léon fût disposé à réaliser l’engagement tacite qu’elle avait eu tant de peine à lui arracher.

Il pouvait réfléchir lorsqu’il serait de sang-froid et revenir alors sur cet engagement.

D’autre part il y avait à craindre que ses parents n’intervinssent auprès de lui, soit en accourant eux-mêmes d’Amérique, soit en faisant agir un homme d’affaires habile, et qu’ils n’arrivassent ainsi à changer sa résolution, qui n’était pas assez ferme pour qu’on pût avoir pleine confiance en elle.

Dans ces circonstances, le mieux était donc de ne pas perdre une minute et de faire célébrer aussi promptement que possible le mariage religieux.

Elle savait que les mariages de ce genre se font facilement et rapidement en Amérique, mais elle ignorait en quoi consistaient au juste cette facilité et cette rapidité. On lui avait dit que l’acte de naissance et l’acte de baptême étaient les seules pièces qu’on exigeait ; cela était-il vrai ? Était-il vrai aussi que les délais entre la demande et la célébration étaient insignifiants ? Elle voulait mieux que des on-dit plus ou moins vagues ; c’était des certitudes qu’il lui fallait.

Le lendemain matin, alors que Léon était encore au lit, elle sortit « pour aller remercier le bon Dieu ; son absence ne serait que de quelques minutes, le temps d’aller à l’église la plus voisine, et elle revenait ».

Ce fut en effet à l’église catholique la plus rapprochée qu’elle se fit conduire ; mais, au lieu de remercier le bon Dieu, elle entra à la sacristie et demanda si elle pouvait parler à un prêtre qui fût Français ou qui entendît le français. À ces mots, un prêtre qui arrangeait des surplis dans un tiroir lui répondit avec un accent étranger très-prononcé qu’il était à sa disposition.

Il se préparait à entrer dans l’église, croyant qu’il s’agissait d’une confession, quand elle le retint : elle venait lui demander un conseil pour un mariage ; et alors, dans un coin de la sacristie, elle lui raconta l’histoire qu’elle avait préparée.

Elle venait d’arriver à New-York avec son fiancé, et ils étaient pressés de partir pour l’Ouest ; mais avant ils voulaient faire bénir leur union par l’Église, si toutefois on ne leur imposait pas de trop longs délais ; car si ces délais devaient les retenir à New-York, ils seraient obligés de se mettre en route avant d’avoir reçu le sacrement du mariage, ce qui serait une grande douleur pour leurs âmes chrétiennes : elle désirait donc qu’on abrégeât ces délais autant que possible ; elle était disposée à payer toutes les dispenses nécessaires, et de plus à faire à la chapelle de la très-sainte Vierge un cadeau proportionné au service qu’on lui aurait rendu.

L’entretien fut long et Cara le fit sans cesse revenir sur ce point décisif qu’il fallait pour leur salut qu’on les mariât avant leur départ pour l’Ouest. Mais le succès dépassa ses espérances, car le prêtre consentit à les marier à l’instant même, s’ils avaient les pièces exigées pour le mariage. Elle crut avoir mal entendu ou que le prêtre l’avait mal comprise, et elle recommença ses explications. Le prêtre, après l’avoir patiemment écoutée, lui répéta ce qu’il lui avait déjà dit. Elle eut peur alors qu’un tel mariage ne fût pas valable ; mais le prêtre lui assura qu’il était au contraire indissoluble. Elle pouvait donc se présenter avec son fiancé quand elle le voudrait ; ce jour même, le lendemain, et après s’être l’un et l’autre confessés, ils seraient mariés ; ils n’auraient pas besoin d’amener des témoins, on leur en fournirait : un bedeau et un enfant de chœur rempliraient cet office.

Tout autre qu’un prêtre lui eût tenu ce langage, elle eût cru qu’on se moquait d’elle ; mais ces paroles étaient évidemment sérieuses ; il ne lui restait donc qu’à profiter de ce qu’elle venait d’apprendre et au plus vite ; elle remercia ce prêtre si complaisant et lui dit qu’elle allait revenir bientôt avec son fiancé.

Avant de rentrer à l’hôtel, elle s’arrêta chez un bijoutier et elle acheta un anneau ainsi qu’une pièce de mariage.

Arrivée à l’hôtel, elle garda sa voiture, puis rapidement elle monta à la chambre de Léon ; il était en train de s’habiller.

— Veux-tu mettre une redingote, lui dit-elle.

— Pourquoi ne veux-tu pas que je garde cette jaquette : je serai plus à mon aise.

— Parce que nous allons nous marier, et je ne voudrais pas que tu fusses en jaquette, cela me serait un mauvais souvenir.

— Nous marier ! s’écria-t-il en riant.

Mais elle prit ses grands airs, et dignement elle lui raconta ce que le prêtre de Saint-François venait de lui apprendre : ils étaient attendus ; elle avait promis de revenir avant une demi-heure.

Tout en parlant, elle changeait de robe et prenait une toilette noire, simple et sévère.

— Eh bien ? dit-elle.

— Mais un pareil mariage est absurde, dit Léon, il ne vaut rien.

— Que t’importe ? ne t’inquiète pas de cela ; dis-moi que tu reviens sur ce que tu m’as promis hier, que tu ne veux plus ce que tu as voulu, que j’ai eu tort d’avoir foi en toi, je comprendrai tout cela ; mais ne dis pas que ce mariage est absurde ; s’il l’est, c’est une raison précisément pour qu’il ne te fasse pas peur, puisqu’il ne t’engagera à rien ; s’il ne l’est pas, ce que j’espère, ce que je crois, pourquoi le refuserais-tu aujourd’hui quand tu l’as accepté hier ?

Il n’y avait pas à répondre, ou plutôt il y avait trop de choses à répondre.

La cérémonie fut bâclée en peu de temps ; ils signèrent sur un registre, un vieux bedeau de quatre-vingts ans et un enfant de chœur de treize ou quatorze ans signèrent après eux, puis le prêtre qui avait célébré la messe signa à son tour ; — ils étaient mariés.

Dans un rêve, les événements n’auraient pas marché plus vite.

Était-ce possible ?

Précisément parce que la validité d’un mariage conclu dans ces conditions paraissait plus que douteuse à Léon, il voulut faire quelque chose de positif et de solide pour Hortense.

Après leur déjeuner, il la fit monter en voiture avec lui, et il dit au cocher de les conduire dans Broadway à un numéro qu’il lui indiqua.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle.

— Tu vas le voir.

Ils s’arrêtèrent à la porte d’une Compagnie d’assurances sur la vie, et là, tout aussi promptement qu’à l’église Léon conclut une assurance en vertu de laquelle la compagnie s’engageait à payer à madame Hortense Binoche, sa femme, si elle lui survivait et après son décès la somme de cinquante mille dollars.

Quand Léon eut payé la première prime, il montra son portefeuille à Hortense, il ne lui restait que quelques billets.

— Voilà toute ma fortune, dit-il assez gaiement.

Et il lui raconta comment le crédit qui lui avait été ouvert avait été presque aussitôt supprimé.

— Ce qui est à la femme, dit-elle, est aussi au mari, nous partagerons, et comme avec ce que j’ai apporté nous ne sommes pas tout à fait à sec, nous nous en irons, si tu le veux bien, visiter les grands lacs et le Canada, cela vaut bien la banale promenade des jeunes mariés en Suisse ou en Italie.

Trois jours après le départ de Léon et de Cara, madame Haupois-Daguillon débarquait à New-York et descendait à l’hôtel que son fils venait de quitter.

Elle accourait ayant tout quitté, tout bravé pour le sauver, mais elle arrivait trop tard : parti pour l’Ouest, où ? on n’en savait rien, pour l’Ouest avec milady. Il n’y avait pas à le chercher, ni à courir après lui. Où le trouver ? et d’ailleurs comment l’arracher à cette femme ?

Cependant ce voyage de madame Haupois-Daguillon ne fut pas complétement inutile ; grâce au consul, pour qui elle avait une lettre de recommandation, grâce à un homme d’affaires actif et intelligent avec qui on la mit en relations, elle apprit, avant de se rembarquer pour l’Europe, que Léon s’était marié à l’église Saint-François devant l’abbé O’sonnor, avec la demoiselle Hortense Binoche.

Marié ! Lui, son fils !

Marié avec cette femme, une fille !

Léon et Cara employèrent trois mois à visiter la région des grands lacs et à descendre le Saint-Laurent ; c’était un vrai voyage de noces ; jamais on n’avait vu jeunes mariés plus tendres ; cependant il y avait des heures où le mari paraissait sombre et préoccupé ; quant à la femme, elle était radieuse, tout lui plaisait, la séduisait, l’enchantait.

Enfin ils s’embarquèrent à Québec pour Glasgow, et ce fut seulement après une promenade en Écosse, non moins sentimentale que celle du Canada, qu’il rentrèrent à Paris.

Une surprise, — cruelle pour Cara, — les y attendait ; le concierge de la rue Auber remit à Léon toute une liasse de papiers timbrés.

De la lecture de ces assignations, il résultait que M. et madame Haupois-Daguillon demandaient au tribunal de la Seine la nullité d’un prétendu mariage conclu par leur fils, Léon Haupois-Daguillon, avec une demoiselle Hortense Binoche, devant un prêtre de l’église de Saint-François, à New-York (États-Unis), lequel mariage n’avait été précédé d’aucune publication, et avait été fait sans le consentement des père et mère du marié ; qu’aux termes de l’article 182 du sode civil, le mariage ainsi contracté était nul, et qu’il importait aux demandeurs de ne pas laisser écouler le délai prévu par l’article 183 du même sode pour porter leur action en nullité devant la justice.

Faisant un rouleau de toutes ces paperasses, Léon les porta immédiatement chez Nicolas pour savoir ce qu’il devait faire ; l’avis de l’avocat fut qu’il n’y avait absolument rien à faire et qu’il était inutile de se défendre, attendu qu’il n’y avait pas un tribunal en France qui ne prononcerait la nullité d’un mariage conclu dans de semblables conditions : une seule chose était possible, c’était d’adresser des sommations respectueuses aux parents et, après les délais légaux et les formalités en usage, de précéder à un nouveau mariage.

— Il n’y a que cela de pratique, dit Nicolas, et c’est le conseil que je vous donne si toutefois vous voulez de nouveau et toujours vous marier.

Comme Léon s’en revenait rue Auber et passait sur la place de la Madeleine, il aperçut une dame en grand deuil qui traversait le boulevard comme pour entrer à l’église ; cette dame ressemblait d’une façon frappante à sa mère : même tournure, même taille, même démarche, c’était à croire que c’était elle.

Mais cette pensée ne se fut pas plus tôt présentée à son esprit qu’il la chassa : cela n’était pas possible, c’était sa vasion intérieure qu’il voyait ; sa mère n’était pas en deuil.

De qui serait-elle en deuil ?

Il regarda plus attentivement ; une voiture ayant barré le passage à cette dame, celle-ci s’arrêta et tourna à demi la tête du côté de Léon.

C’était-elle ! le doute n’était pas possible, c’était bien elle ; mais alors que signifiait ce deuil ?

susttinctivement et sans réfléchir il traversa le boulevard en courant.

Quand il rejoignit madame Haupois-Daguillon, elle atteignait les premières marches de l’escalier.

— Mère ? s’écria-t-il d’une voix étouffée.

Elle se retourna et en l’apercevant tout près d’elle elle recusa.

— En deuil, dit-il, tu es en deuil, de qui ?

Elle le regarda un moment.

— De mon fils, dit-elle.

Et elle continua de gravir l’escalier sans se retourner, le laissant écrasé, suffoqué.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.
  1. Voir la Fille de la Comédienne.