Cara/Troisième partie

É. Dentu (p. 353-418).


TROSIÈME PARTIE


I

Le théâtre de l’Opéra annonçait Hamlet, pour les débuts de mademoiselle Harol, dans le rôle d’Ophélie.

C’était la première fois que Paris entendait ce nom, qui, disaient les journaux de théâtres, était celui d’une jeune chanteuse, Française d’origine, mais dont la réputation s’était faite en Italie à la Scala, à la Fenice, à la Pergola. Quelques articles avaient parlé des succès qu’elle avait obtenus sur ces scènes, mais Paris a autre chose à faire que de s’occuper de ce qui se passe à l’étranger, et toute réputation qu’il n’a pas consacrée, il s’imagine qu’il a ce droit, n’existe pas pour lui.

Faite simplement, modestement et sans réclames tapageuses, l’annonce de ce début n’avait pas produit une bien vive curiosité dans le public : aussi, lorsque le rideau se leva, la salle n’était-elle pas celle d’une représensation extraordinaire ; trois ou quatre critiques tout au plus avaient daigné se déranger, parce qu’on leur avait fait un service et surtout parce qu’ils n’avaient pas à employer mieux leur soiréeailleurs ; il y avait des trous dans les loges et plus d’un fauteurl d’orchestre était vide.

Au milieu du premier tableau, Byasson vint occuper un de ces fauteurls : il n’y avait pas de première représensation ce soirlà, et, ne sachant que faire, il était venu à l’Opéra plutôt pour ne pas se coucher trop tôt que pour voir mademoiselle Harol qu’il ne connaissait pas et dont il n’avait pas souci ; ce n’était pas une de ces débutantes qui, par le bruit dont elles ont soin de s’entourer, forcent l’attention.

Hamlet, en scène, exhalait ses plaintes sur l’inconstance et la fragilité des femmes, Byasson essuya les verres de sa lorgnette et se mit à examiner la salle, allant de loge en loge.

Il était absorbé dans cet examen et il tournait le dos à la scène lorsque, brusquement, il changea de position et braqua sa lorgnette sur le théâtre : une voix qu’il avait déjà entendue venait de réciter les premiers mots du rôle d’Ophélie :

 Hélas ! votre âme, en proie

A d’éternels regrets, condamne votre joie !

Et le roi, m’a-t-on dit, a reçu vos adieux !

Ce n’était pas seulement cette voix qu’il avait déjà entendue ; celle qui chantait, il l’avait déjà vue aussi !

Madeleine !

Et, n’écoutant plus, il regarda ; mais l’éclairage de la rampe change les traits ; d’autre part, le blanc, le rouge et tous les ajustements de théâtre substituent si bien le faux au vrai, qu’il resta assez longtemps la lorgnette braquée sans savoir à quoi s’en tenir.

Il avait si souvent pensé à Madeleine qu’il devait être en ce moment le jouet d’une illusion : il voyait Madeleine parce que Madeleine occupait son esprit.

Cependant la ressemblance était véritablement merveilleuse : c’était elle, c’était sa tête ovale, son nez droit, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, sa figure douce et pensive.

Mais n’était-ce point Ophélie qui précisément ressemblait à Madeleine ? quoi d’étonnant à cela ; le type de la beauté de Madeleine n’était-il pas celui de la beauté blonde, vaporeuse et poétique ?

Le duo avec Hamlet venait de s’achever et les applaudissements éclataient dans toute la salle s’adressant non-seulement à Hamlet, mais encore, mais surtout à Ophélie : en quelques minutes, le public, indifférent pour elle, avait été gagné et charmé.

Byasson avait été trop occupé à regarder mademoiselle Harol pour avoir pu la bien écouter. Cependant il lui avait semblé que la voix était belle et puissante ; elle remplissait sans effort la vaste salle de l’opéra, et la voix de Madeleine, au temps où il l’avait entendue, était loin d’avoir cette étendue et cette sûreté.

Il est vrai que, depuis cette époque, c’est-à-dire depuis plus de trois ans, cette voix avait pu se développer par le travail.

Mais où Madeleine, si c’était Madeleine, avait-elle pu travailler ?

On disait que cette jeune chanteuse arrivait d’Italie ; après avoir quitté la maison de son oncle, c’était donc en Italie que Madeleine avait été : cela expliquait que les recherches entreprises à Paris et à Rouen pour la retrouver n’eussent pas abouti.

C’était donc la passion du théâtre qui l’avait fait abandonner la maison de sans oncle.

Alors tout s’expliquait, jamais M. et madame Haupois-Daguillon n’eussent permis à leur nièce de se faire comédienne : en se sauvant, elle avait obéi à une irrésistible vocation.

Et Byasson, qui avait toujours eu pour elle une affection très-vive et très-tendre, fut heureux de trouver cette raison pour justifier cette fuite et aussi son silence depuis lors : il avait toujours soutenu qu’elle disait vrai dans sa lettre d’adieu, en parlant du devoir qu’elle voulait accomplir, il était fier de voir qu’il ne s’était pas trompé dans la bonne opinion qu’il avait d’elle.

C’était pendant la cavatine de Laërte et le chœur des officiers qu’il réfléchissait ainsi ; aussitôt qu’il put quitter sa place sans troubler ses voisins, il se hâta de sortir. Il ne pouvait pas rester dans l’incertitude plus longtemps ; il fallait qu’il sût.

Et il se dirigea vers l’entrée des artistes ; mais, après avoir fait quelques pas, il s’arrêta, retenu par une réflexion qui venait de traverser son esprit.

Pour que Madeleine sauvât Léon, il fallait qu’elle fût toujours Madeleine, la Madeleine d’autrefois.

Qui pouvait dire ce qui s’était passé ? qu’était devenue l’honnête et pure jeune fille après trois années de vie théâtrale, seule, sans affection, sans appui autour d’elle ?

Avant de voir Madeleine, avant de tenter une démarche auprès d’elle, il importait donc de savoir quelle femme il trouverait.

Il revint sur ses pas, décidé à rentrer dans la salle et chercher quelqu’un, un journaliste ou un homme de théâtre, qui pût lui donner ces renseignements.

Comme il traversait le vestibule, il aperçut justement un jeune musicien qui, faisant partie de l’administration de l’Opéra, devait être en situation mieux que personne de l’éclairer ; il alla à lui.

— Eh bien, dit celui-ci avec une figure joyeuse, comment trouvez-vous notre nouvelle chanteuse ?

— Charmante.

— C’est le mot qui est dans toutes les bouches. Pour mon compte, je n’ai jamais douté de son succès, mais j’avoue qu’il dépasse ce que je j’avais espéré. Ce que c’est que la beauté et le charme. Voici une jeune femme qui certainement a une excellente voix dont elle sait se servir ; croyez-vous qu’elle eût fait la conquête du public avec cette rapidité, si elle n’avait pas eu ces beaux yeux doux.

— Elle vient d’Italie ? demanda Byasson en passant son bras sous celui de son jeune ami et en l’accaparant.

— Oui, mais c’est une Française, d’Orléans je crois. Elle est élève de Lozès, ce qui est bien étonnant, car l’animal n’a jamais formé une femme de talent ; mais elle a travaillé aussi en Italie, où elle a débuté avec assez de succès pour qu’on m’ait envoyé la chercher. Elle a pour cornac un vieux sapajou d’Italien appelé Sciazziga, qui est bien l’être le plus insupportable de la création : avare, mendiant, pleurard. Elle vit avec lui.

Byasson ne put retenir un mouvement qui fit trembler son bras.

— Oh ! en tout bien tout honneur ; si vous connaissiez le Sciazziga, l’idée que vous avez eue ne vous serait pas venue. J’ai voulu dire qu’elle vivait chez lui, sous sa garde, et je vous assure qu’elle est bien gardée, car elle est et elle sera la fortune de ce vieux chenapan qui l’exploite. Au reste, elle se tient bien, et l’on voit tout de suite qu’elle a été élevée. Je n’ai pas entendu la moindre médisance sur son compte, et cela prouve bien évidemment qu’il n’y a rien à dire, car sa vie a été passée au crible, soyez-en sûr. Mais rentrons, le deuxième acte va commencer, et vous savez qu’elle paraît tout de suite ; je vous recommande son air : « Adieu, ayez foi ! »

Byasson ne se laissa pas dérouter par le mot « Orléans » ; se tenant bien, élevée, honnête, c’était Madeleine ; ce ne pouvait être qu’elle ; Orléans ne devait être qu’une tromperie pour dérouter les recherches ; il n’était pas plus vrai que ne l’était le nom de Harol.

Ah ! la chère et charmante fille ! elle était restée la Madeleine d’autrefois ; elle pouvait donc sauver Léon et l’arracher des mains de Cara.

Cette pensée empêcha Byasson de bien écouter l’air d’Ophélie ; mais les applaudissements lui apprirent comment il avait été chanté ; c’était un triomphe.

À l’entr’acte suivant Byasson ne résista plus à l’envie d’aller voir Madeleine, car c’était bien, ce ne pouvait être que Madeleine ; sans doute le moment n’était guère favorable à une visité, et la pauvre petite devait être toute à l’émotion de son début, mais il ne lui dirait qu’un mot.

La façon dont il affranchit sa carte lui fit trouver quelqu’un pour la porter sans retard.

Il n’attendit pas longtemps la réponse : un petit homme gros, gras, souriant, suant, soufflant, demanda d’une voix haletante où était M. Byasson.

Celui-ci s’avança, croyant qu’on allait le conduire près de Madeleine.

Z’est donc vous qui désirez voir la signora, dit le petit homme, z’est oune impossibilité en ce moment, nous n’avons pas oune minoute. Vous comprénez, pas oune minoute. Désolation ; zé souis zargé dé vous dire la part la signora, ma demain elle vous récévra avec satisfaction, roue Châteaudun noumero quarante-huit, si vous voulez bien. Escousez, ze souis obligé vous qouitter ; vous savez jour d’oun débout, pas oune minoute à soi.

C’était-là assurément le vieux sapajou nommé Sciazziga dont on avait parlé à Byasson, l’entrepreneur de Madeleine.

Il s’éloigna rapidement, courant, soufflant ; s’il avait débouté lui-même, il n’aurait certes pas été plus affairé, plus ému ; mais, en réalité, n’était-ce pas pour lui que Madeleine débutait ?

II

Le lendemain matin, après avoir lu trois ou quatre journaux qui tous étaient unanimes pour constater le grand, l’éclatant succès obtenu la veille à l’Opéra par mademoiselle Harol dans le rôle d’Ophélie, Byasson se rendit rue Royale pour voir M. et madame Haupois-Daguillon.

Dans ses vêtements de deuil, madame Haupois-Daguillon était déjà au travail penchée sur ses livres, et M. Haupois, qui venait d’arriver, parcourait les journaux du matin.

— J’ai du nouveau à vous annoncer, dit-il à ses amis, en leur serrant la main joyeusement.

— Nous aussi, dit M. Haupois, nous avons reçu une bonne nouvelle, et j’allais aller chez vous tout à l’heure pour vous la communiquer. L’homme que nous avons chargé de surveiller Cara est venu nous apprendre hier soirqu’il avait la certitude que Léon était trompé. Il paraît que cette coquine n’a pu jouer son rôle plus longtemps. Après s’être imposé la sagesse pour arriver à ses fins, elle a trouvé que le carême était trop long, et elle est retournée à son carnaval. Elle va une fois par semaine chez Salzondo, et ce n’est pas probablement pour friser les perruques de celui-ci. De plus, elle s’est engouée d’un caprice pour Otto, le gymnaste du Cirque, et elle a si pleine confiance dans la solidité du bandeau qu’elle a mis sur les yeux de Léon que c’est à peine si elle prend des précautions pour lui cacher cette double intrigue.

— De qui est cette réflexion, demanda Byasson, de vous ou de votre homme ?

— De notre homme. Celui-ci n’a pas encore entre les mains des preuves matérielles de ce qu’il a découvert, mais il espère les avoir bientôt, et alors nous serons sauvés. Lorsque Léon aura ces preuves sous les yeux, lorsqu’il aura vu, ce qui s’appelle vu, de ses propres yeux vu, il connaîtra cette femme et comprendra comment il a été abusé, entraîné, comment on le trompe, l’on se moque de lui et il n’hésitera pas à se réunir à nous pour demander à la cour la confirmation du jugement qui déclare nul son prétendu mariage ; de même il se réunira à nous encore pour poursuivre à Rome l’annulation du mariage religieux. Vous Voyez bien que j’ai eu raison de toujours soutenir que ce moyen était le seul bon pour réussir. Est-ce qu’une femme pareille ne devait pas un jour ou l’autre retourner à son ruisseau ? cela était logique, cela était fatal, il n’y avait qu’à attendre ce jour.

— Je n’ai jamais prétendu que Cara ne retournerait pas à son ruisseau, répliqua Byasson, saurais plutôt cru qu’elle n’en sortirait pas. Ce que vous m’apprenez ne me surprend pas.

— Si cela ne vous surprend pas, d’autre part cela ne paraît pas vous causer la même satisfaction qu’à nous.

— C’est que je ne puis pas partager vos espérances.

— Mon cher, vous avez toujours été trop pessimiste, dit M. Haupois avec humeur.

— Et vous, mon cher, vous avez toujours été trop optimiste.

— Les situations n’étaient pas les mêmes, dit madame Haupois-Daguillon.

— Cela est parfaitement juste, répondit Byasson, et si je rappelle que j’ai cru ce mariage possible et même imminent quand vous ne vouliez pas l’admettre, c’est seulement pour dire que je ne me suis pas toujours trompé. Eh bien, dans le cas présent, je crois que je ne me trompe pas encore en disant que ces preuves matérielles qu’on vous promet, on ne les obtiendra probablement pas, attendu que Cara ne sera pas assez maladroite pour donner des preuves contre elle, ce qui s’appelle des preuves vraies, et que si elle a des amants, ce que je suis disposé à croire, c’est dans des conditions où elle peut nier toutes les accusations de façon à abuser Léon, la seule chose importante pour elle. Eussiez-vous ces preuves, je ne crois pas encore qu’elles convainquissent Léon, qui est trop complétement aveuglé pour voir clair en plein midi, si vous lui mettez ces preuves sous les yeux sans certaines préparations. Enfin, je ne crois pas qu’il se réunisse à vous pour demander devant la cour la nullité de son mariage, pas plus que celle de son mariage religieux. Pour son mariage civil, cela n’a pas d’importance, la cour prononcera cette nullité, avec ou contre lui, comme le tribunal de première instance l’a prononcée. Mais, pour le mariage religieux, la situation est bien différente ; jamais la cour de Rome ne prononcera cette nullité si Léon lui-même ne la demande pas, et, s’il la demande, il n’est même pas du tout certain que vous l’obteniez. Vous Voyez donc que vos preuves ne produiront pas les résultats que vous espérez, et j’ai la conviction que, lors même qu’elles seraient éclatantes, Léon n’en poursuivrait pas moins ses sommations respectueuses, tant il est incapable de volonté entre les mains de Cara ; n’oubliez pas que vous allez recevoir le troisième acte, et qu’un mois après il pourra se marier, à Paris, malgré vous, et légitimement.

Pendant que Byasson parlait, M. Haupois-Daguillon se promenait en long et en large avec tous les signes de l’impatience et de la colère ; pour madame Haupois, elle écoutait attentivement, examinant Byasson.

Comme son mari allait répondre, elle lui coupa la parole.

— Mon cher monsieur Byasson, dit-elle, vous ne nous parleriez pas ainsi si vous n’aviez pas un autre moyen à nous proposer ; vous auriez pitié de nos angoisses ; vous aviez dit que vous aviez du nouveau à nous annoncer ; qu’est-ce ? je vous en prie, parlez.

— Madeleine est à Paris. Je l’ai vue hier, et c’est par Madeleine seule que Léon peut être arraché des mains de Cara, une femme seule sera assez forte pour délier ce qu’une femme a lié ; une influence salutaire détruira l’influence néfaste.

— Léon n’aime plus Madeleine, puisqu’il a épousé cette coquine.

— Léon n’a aimé Cara que parce qu’il aimait Madeleine ; il a demandé à l’une de lui faire oublier l’autre ; après une longue séparation, sans avoir jamais entendu parler de Madeleine, sans savoir même si elle vivait encore, il a pu se laisser séduire par Cara ; mais le jour où Madeleine voudra reprendre son influence sur lui, elle la reprendra ; j’ai pour garant de ce que je vous dis les paroles mêmes de Léon, quand il m’a affirmé qu’il n’avait pris une maîtresse que pour se consoler, mais qu’il n’oublierait jamais celle qu’il avait aimée, celle qu’il aimait toujours.

M. Haupois laissa échapper un geste de mécontentement.

— Où avez-vous vu Madeleine ? demanda vivement madame Haupois.

Byasson aurait voulu ne pas répondre tout de suite à cette question, et c’était avec intention qu’il avait tout d’abord insisté sur l’influence décisive que Madeleine pouvait exercer, et aussi sur les sentiments que Léon éprouvait pour sa cousine.

Mais, devant l’interpellation de madame Haupois, il eût été maladroit de vouloir s’échapper, et mieux valait encore aborder de front la difficulté.

— Vous avez, dit-il, cherché toutes sortes d’explications au départ de Madeleine, il n’y en avait qu’une : Madeleine était née artiste, elle voulait être artiste. C’est pour cela qu’elle a quitté votre maison ; c’est pour se faire chanteuse ; elle a débuté hier à l’Opéra avec un succès que les journaux sont unanimes ce matin à constater : une grande artiste nous est née.

— Comédienne !

— Je sais tout ce que vous pourrez dire, mais je vous répondrai que Madeleine est devenue chanteuse comme Léon est devenu le mari de Cara : chacun se console comme il peut ; l’un demande sa consolation à une femme, l’autre au travail et à l’art. Enfin Madeleine est chanteuse, et je l’ai retrouvée hier à l’Opéra chantant Ophélie avec le succès que je viens de vous dire. En la reconnaissant, car c’est en la voyant sur la scène que je l’ai reconnue, ma première pensée a été d’aller à elle pour lui demander si elle voulait sauver Léon. Heureusement je me suis arrêté en chemin. D’abord il était sage de s’assurer si Madeleine était toujours Madeleine, et cette assurance, on me l’a donnée telle que je la pouvais désirer. Puis il était sage aussi de savoir si vous étiez disposés à accepter son concours et à le payer du prix qu’il mérite au cas où elle vous rendrait votre fils. C’est ce que je viens vous demander, avant de voir Madeleine, que je vais aller trouver en sortant d’ici. Si Madeleine vous rend Léon, puis-je, en votre nom, prendre l’engagement que vous consentirez à son mariage avec votre fils ; puis-je loyalement lui demander ce concours sans lequel vous n’arriverez à rien de pratique et qui seul peut empêcher Léon de persister dans la voie où Cara le pousse ?

— Mais, cher ami… s’écria M. Haupois évidemment suffoqué.

Une fois encore la mère coupa la parole au père, la femme au mari :

— Qui vous dit que Madeleine a éprouvé pour Léon les sentiments que vous croyez ? Si cela a été, qui vous dit que cela est encore ?

— Rien, vous avez raison ; j’ai toujours cru que Madeleine avait pour Léon autre chose que l’affection d’une cousine ; j’ai cru aussi qu’elle avait quitté votre maison parce qu’elle ne voulait pas s’abandonner à un sentiment qu’elle savait n’être jamais approuvé par vous ; enfin je crois que si, dans la carrière qu’elle a embrassée, elle a pu rester honnête comme on me l’a dit, c’est parce qu’elle a été gardée par ce sentiment. Il est certain que je puis me tromper, je le reconnais. Mais il est certain aussi que si, contrairement à mon espérance, ce sentiment n’existe pas, et que si d’autre part vous n’acceptez pas Madeleine pour votre belle-fille, Léon, avant deux mois, sera marié avec Cara par un mariage que ni les tribunaux civils, ni les tribunaux ecclésiastiques ne pourront rompre. La question présentement se réduit à ceci : Qui préférez-vous pour belle-fille de Cara ou de Madeleine ? Décidez. Maintenant laissez-moi vous répéter encore ce que je vous ai déjà dit. Léon ne consentira à voir les preuves dont vous attendez merveille que si Madeleine lui ôte le bandeau que Cara lui a mis sur les yeux. Essayez de vous servir de ces preuves avec un aveugle, et vous hâterez son mariage. Ce ne sera pas Cara qu’il accusera, ce sera vous. Je ne suis pas un grand maître dans les choses du cœur, cependant j’ai vu des gens possédés par la passion, et de ce que j’ai vu est résultée pour moi la conviction que, quand une femme est parvenue à mettre des verres roses aux lunettes de l’homme qui l’aime, il n’y a qu’une autre femme qui peut changer ces verres, celle-là les remplace avec une extrême facilité, et de ce jour ce qui était rose devient noir pour lui, c’est d’un autre côté qu’il voit rose. Je vous ai dit ce que ma conscience m’inspirait. Je vous adjure en cette affaire de ne voir que l’intérêt de votre fils et son avenir : n’oubliez pas que vous ne trouverez pas facilement une jeune fille qui voudra accepter pour mari l’homme veuf de mademoiselle Hortense Binoche, dite Cara, laquelle ne sera pas morte.

— Je verrai Madeleine… dit M. Haupois.

Mais madame Haupois intervint de nouveau.

— Nous ne sommes pas en mesure de lever haut la tête ; pour moi je suis accablée ; Voyez Madeleine, mon cher Byasson, et dites-lui de ma part, de notre part, que nous n’aurons rien à refuser à celle qui nous aura rendu notre fils… si elle est digne de lui.

III

Pour qui connaissait comme Byasson l’orgueil de M. et de madame Haupois-Daguillon, c’était un point capital d’avoir obtenu qu’ils accepteraient Madeleine pour belle-fille si celle-ci leur rendait leur fils ; il s’était attendu à des luttes ; et celle qu’il avait dû soutenir avait été beaucoup moins vive qu’il n’avait craint quand l’idée lui était venue de faire intervenir Madeleine pour l’opposer à Cara.

Cependant, pour avoir réussi de ce côté, tout n’était pas dit : maintenant il fallait voir ce que Madeleine répondrait ; accepterait-elle le rôle qu’il lui destinait ? Aimait-elle Léon ? Voudrait-elle pour mari d’un homme qui avait pris Cara pour femme ? Enfin consentirait-elle à abandonner le théâtre ?

Toutes ces questions se pressaient dans son esprit pendant qu’il se rendait de la rue Royale à la rue de Châteaudun, et il était obligé de reconnaître qu’elles étaient graves, très-graves.

Au nouméro qouarante-houit, comme disait Sciazziga, le concierge à qui il s’adressa pour demander mademoiselle Harol lui répondit de monter au troisième étage ; là, une femme de chambre à l’air distret et honnête lui ouvrit la porte et l’introduisit dans un petit salon très-convenable, qui n’avait que le défaut d’être beaucoup trop encombré ; en le meublant, Sciazziga, qui avait fait pendant son absence gérer sa maison de commerce, avait profité de cette occasion pour vendre très-cher à son élève une quantité de meubles dont celle-ci n’avait aucun besoin.

Byasson n’eut pas longtemps à attendre : presque aussitôt Madeleine parut et vint à lui les deux mains tendues :

— Cher monsieur Byasson, dit-elle de sa belle voix harmonieuse et tendre, combien je suis heureuse de vous voir et que je vous remercie de m’avoir fait passer votre carte hier ! me pardonnez-vous ma réponse ?

— Ce serait moi, ma chère enfant, qui devrait vous demander si vous me pardonnez ma visite.

— J’étais si émue que je n’ai pu ajouter à cette émotion celle que votre visite m’aurait donnée ; j’avais besoin de calme, il me fallait aller jusqu’au bout sans défaillance, et j’avais peur de moi ; c’est chose si terrible de paraître devant ce public indifférent qui, en quelques minutes, peut vous condamner à une mort honteuse ; mais ne parlons pas de cela.

— Votre triomphe a été splendide.

— J’ai été heureuse. Mais dites-moi, je vous prie, comment se porte mon oncle, comment se porte ma tante ?

— Ils vont bien, quoique depuis votre départ ils aient été cruellement éprouvés ; quand vous les verrez, vous les trouverez bien vieillis ; votre oncle n’est plus le vieux beau qui montait si fièrement les Champs-Élysées, et votre tante n’a plus son activité d’autrefois ; mais vous ne me demandez pas de nouvelles de Léon ?

Parlant ainsi, il l’avait regardée en face ; il vit qu’elle pâlissait.

— J’ai lu les journaux, dit-elle en baissant les yeux.

— Ah ! vous savez ?

— Je sais ce que les journaux ont rapporté de ce procès, qui, je le comprends, a dû causer de terribles chagrins à mon oncle et à ma tante. Et lui… je veux dire Léon, comment a-t-il supporté cette crise ?

— Nous n’avons pas vu Léon depuis longtemps ; il a rompu toutes relations avec nous, et ses amis ont rompu toutes relations avec lui.

— Ah ! pauvre Léon !

— Que n’entend-il cette parole de sympathie ! elle lui serait douce.

— Il est malheureux ?

— Très-malheureux, le plus malheureux homme du monde.

— Mon Dieu !

De nouveau il la regarda, elle paraissait profondément émue et troublée, et cependant elle n’était plus une enfant qui s’abandonne sans résistance à ses impressions ; de grands changements s’était faits en elle, elle avait pris de l’assurance dans le regard, de la liberté et de l’aisance dans ses attitudes, sa voix avait de la fermeté, son geste de l’ampleur, la jeune fille était devenue une jeune femme.

— Mon enfant, dit Byasson en lui prenant la main, je vais être sincère avec vous et tout vous apprendre : Léon est tombé sous l’influence d’une femme indigne de lui, et comme il est tendre, comme il est bon, comme le bonheur pour lui consiste à rendre heureux ceux qu’il aime, il a été promptement dominé, sa volonté a été annihilée, et si complétement, que dans une heure de folie, n’ayant personne auprès de lui, seul en Amérique, il s’est laissé marier à cette femme. Comment cette folie a-t-elle été provoquée ? c’est là le point intéressant, et je vous demande, mon enfant, de m’écouter avec la confiance que vous accorderiez à votre père, si vous l’aviez encore, comme un ami dévoué, qui a toujours eu pour vous une ardente sympathie et qui vous aime de tout son cœur.

Sans répondre, elle lui serra la main dans une étreinte émue.

— C’est non-seulement de Léon que je dois parler, c’est encore de vous, c’est non-seulement de ses sentiments, c’est encore des vôtres. Le sujet est difficile, délicat, soyez indulgente, soyez patiente. Léon n’a pas pu vous voir sans vous aimer…

— Oh ! monsieur Byasson ! s’écria-t-elle on détournant la tête.

— Je vous ai demandé toute votre confiance et toute votre indulgence ; laissez-moi aller jusqu’au bout ; il s’agit du bonheur, de l’honneur de Léon, de la vie de votre oncle et de votre tante. Lorsque Léon est revenu de Saint-Aubin avec vous, il s’est franchement ouvert à son père et à sa mère en leur disant qu’il désirait vous prendre pour femme. M. et madame Haupois-Daguillon ont refusé leur consentement à ce mariage, par cette seule raison que vous n’aviez pas une qualité qui, pour eux, à cette époque, passait avant toutes les autres, la fortune. On a envoyé Léon en Espagne, et en son absence, à son insu, on a voulu vous faire épouser Saffroy. C’est alors que vous avez quitté la maison de votre oncle, entraînée par votre vocation pour le théâtre, et dominée plus encore, n’est-ce pas ? par l’horreur que vous inspirait un mariage… qui vous blessait dans vos sentiments. Rassurez-vous, mon enfant ; mon intention n’est pas de chercher à savoir quel était alors l’état de votre cœur. Lorsque Léon revint, il fut véritablement désespéré. Il vous chercha partout, à Paris, à Rouen, à Saint-Aubin, et, de retour à Paris, il continua ses recherches. Si vous aviez pu voir alors quelle était sa douleur, vous seriez revenue. Le temps amena pour lui, comme pour nous tous, la conviction qu’on ne vous reverrait jamais. Ce fut alors que Léon fit la connaissance de cette femme. Comment se laissa-t-il prendre par elle ? Je vais vous répéter les mots mêmes dont il s’est servi en me l’expliquant et que je n’ai point oubliés : « Puisque ma famille m’empêchait d’épouser celle auprès de laquelle saurais vécu heureux, j’ai pris pour maîtresse une femme qui a été assez habile, non pour me faire oublier celle que j’ai aimée, que j’aime toujours, car rien n’effacera de mon cœur le souvenir de Madeleine, mais pour me consoler. » Ainsi c’est la consolation, c’est l’oubli qu’il a cherché auprès de cette femme ; il y a trouvé la folie et la honte. Je vous ai dit qu’il s’était marié à New-York. Je vous ai dit que ses parents avaient demandé la nullité de ce mariage, laquelle a été prononcée. Mais Léon, de plus en plus aveuglé, affolé, a fait faire des sommations respectueuses à son père, et dans deux mois, si d’ici là rien ne l’arrête, il va épouser cette femme par un mariage cette fois indissoluble. Mon enfant, voulez-vous l’arrêter, voulez-vous le sauver ?

— Moi !

— Vous seule le pouvez ; sans vous il est perdu, et ses parents réduits au désespoir meurent de chagrin et de honte, car cette femme est la plus misérable créature que la boue de Paris ait produite. Dites un mot, il est au contraire sauvé, car il vous aime, je vous le répète, il vous aime toujours, et le mot que je vous demande, c’est votre consentement à devenir sa femme. Vous allez me répondre que ses parents n’ont pas voulu de vous il y a trois ans, chère enfant, que leur orgueil a refusé ce mariage, mais depuis cet orgueil a été cruellement humilié ; ils ont pendant ces trois ans durement expié leur faute, et aujourd’hui c’est en leur nom que je parle ; voulez-vous accepter Léon pour votre mari ? Je vous l’ai déjà dit, laissez-moi vous le répéter, c’est son honneur qui est en jeu, c’est sa vie, c’est celle de ses parents.

Byasson se tut ; mais, au lieu de répondre, Madeleine ne balbutia que quelques paroles à peu près inintelligibles ; alors il reprit :

— Je comprends votre trouble, mon enfant ; vos inquiétudes, vos angoisses, vos doutes, je les sens. J’admets très-bien qu’avant de me répondre, vous vous demandiez si celui que je vous propose pour mari est toujours digne de vous. Jamais craintes n’ont été mieux justifiées que les vôtres. Avant de vous engager, vous avez raison de vouloir voir ; je serais le premier à vous donner ce conseil. Aussi n’est-ce point un engagement immédiat et définitif que j’attends de vous ; ce n’est pas le oui sacramentel qu’on prononce à la mairie, c’est seulement, et pour le moment, votre aide et votre concours ; Voyez Léon, voyez-le, sachant à l’avance le danger qu’il court et comment il peut être sauvé, puis ensuite vous déciderez dans votre conscience et dans votre cœur, mon enfant.

— Mais je ne suis pas libre.

Ce mot abattit instantanément toutes les combinaisons de Byasson.

— Votre cœur… dit-il.

— Ce n’est pas de mon cœur que je parle, répondit-elle avec un sourire désolé, c’est de ma vie qui ne m’appartient pas, et qui, pour neuf années encore, est à celui qui a payé mon éducation musicale.

Byasson respira.

— Si ce n’est que cela qui vous retient, dit-il gaiement, quittez ce souci ; ce contrat qui vous lie à votre entrepreneur se déliera avec de l’argent, et il est juste que mes amis, qui n’ont pas voulu de vous parce que vous n’aviez pas d’argent, soient en fin de compte, punis par l’argent.

— Mais j’appartiens au théâtre. Si lorsque j’ai embrassé cette carrière je n’étais pas poussée par une irrésistible vocation, cette vocation est venue, je suis une artiste, j’aime mon art.

— Ah ! je sais que c’est un sacrifice que je vous demande, et je ne viens pas vous éblouir de la fortune que vous trouverez dans ce mariage ; c’est le langage du sentiment et du cœur que je vous parle, celui-là seul et non un autre. Avez-vous eu… je ne dirai pas de l’amour pour Léon, ce n’est pas moi qui peux vous poser une pareille question, je vous dis avez-vous eu de l’affection, de la tendresse pour votre cousin ? cette affection, cette tendresse existe-t-elle encore ? si oui, ayez pitié de lui, ma chère fille, tendez-lui la main, accomplissez un miracle dont seule vous êtes capable ; sauvez-le.

Madeleine resta pendant quelques minutes sans répondre, suivant sa pensée intérieure, le cœur serré, ne respirant pas ; tout à coup elle se leva et passa dans la pièce d’où elle était sortie quand Byasson avait été introduit dans le salon. Elle resta peu de temps absente : quand elle reparut, elle avait un chapeau sur la tête et un manteau sur les épaules.

— Voulez-vous me conduire chez mon oncle ? dit-elle.

IV

Byasson offrit son bras à Madeleine, et ils se dirigèrent vers la rue Royale ; tout en marchent, il l’interrogea sur ses études, sur ses débuts, sur sa vie de théâtre, et elle lui raconta combien les commencements de cette existence si nouvelle pour elle lui avaient été durs ; elle lui fit aussi le récit de ses visites à Maraval et à Lozès.

— J’ai eu bien des défaillances ; j’ai eu aussi bien des dégoûts, dont le plus amer s’est trouvé dans l’existence en commun, une existence étroite, intime avec ceux à qui j’appartiens présentement, M. et madame Sciazziga. Au fond, ce ne sont point de méchantes gens, mais nos goûts, nos idées ne sont pas les mêmes, nous n’avons pas été élevés de la même façon, nous n’envisageons pas les choses au même point de vue. Depuis trois ans madame Sciazziga ne m’avait pas quittée d’une minute, je suis un capital pour eux et ils me gardent avec des précautions dont ils ne soupçonnent même pas l’inconvenance révoltante. C’est seulement lorsqu’il a été question de venir à Paris que j’ai stipulé une certaine liberté : pouvais-je consentir à paraître devant les personnes qui ont connu mon père ou qui connaissent ma famille, avec madame Sciazziga à mes côtés comme une duègne du théâtre espagnol ? C’est la peur que je ne consente pas à venir à Paris, qui a arraché cette concession à Sciazziga. Aussi, depuis mon arrivée, le mari et la femme vivent-ils dans des transes continuelles ; et, tout à l’heure, quand nous sommes sortis, si vous les aviez connus, vous auriez vu le mari et la femme nous observant ; je ne suis pas bien certaine que le mari ou la femme ne nous suive pas. Si j’allais me marier ? Si j’allais quitter le théâtre ? C’est là leur grande crainte. Quand Sciazziga m’a fait signer l’engagement qui me lie à lui, il a stipulé un dédit de 200, 000 francs au cas où je quitterais le théâtre avant l’expiration de cet engagement. À ce moment 200, 000 francs c’était une grosse somme ; mais maintenant je vaux mieux que cela, et je leur gagnerai plus de 200, 000 francs en continuant de partager mes appointements avec eux.

Ils arrivaient devant la porte de la maison Haupois-Daguillon.

En montant l’escalier, Byasson sentir le bras de Madeleine trembler sous le sien.

Il s’arrêta, et se penchant vers elle en parlant à mi-voix :

— N’oubliez pas, chère enfant, que dans cette maison désolée vous allez remplir le rôle de la Providence.

La première personne qu’ils trouvèrent en entrant dans les magasins fut Saffroy, qui, lorsqu’il aperçut Madeleine au bras de Byasson, resta immobile comme s’il était pétrifié.

En ces derniers temps, sa situation dans la maison avait pris une importance de plus en plus prépondérante ; les chagrins, les préoccupations, les voyages avaient paralysé M. et madame Haupois-Daguillon, et chaque fois qu’ils avaient dû abandonner une part de leur autorité, c’était Saffroy qui s’en était emparé pour ne plus la céder. Il voyait le jour proche où il prendrait en main la direction entière de la maison. Léon marié par un vrai mariage avec Cara, M. et madame Haupois-Daguillon accablés, ne pourraient pas rester à Paris ; ils se retireraient sans aucun doute dans le calme de la campagne, à Noiseau ; alors qui hériterait de cette maison si ce n’est lui ? Qui se dévouerait si ce n’est lui ? Que venait faire Madeleine ? Que voulait-elle ? Qu’avait-il à craindre d’elle ?

Ces questions s’étaient à peine présentées à son esprit que Madeleine, ayant passé devant lui avec une courte inclination de tête, était entrée dans le bureau de M. et de madame Haupois-Daguillon.

— Voici mademoiselle Madeleine, dit Byasson, je lui ai fait part de vos désirs, et elle a voulu vous apporter elle-même sa réponse à vos propositions.

Puis, pendant que Madeleine embrassait son oncle et sa tante, — celle-ci la serrant avec effusion dans ses bras, — Byasson sortit en ayant soin de bien refermer la porte.

Après le premier moment donné aux embrassements, il y eut un temps d’embarras pour tous, qui, bien que court en réalité, leur parut long et pénible : ils ne disaient rien ; ils évitaient même de se regarder.

Ce fut M. Haupois qui rompit ce silence : il s’appuya le dos à la cheminée, et, mettant sa main dans son gilet comme s’il voulait prononcer un discours, il se tourna à demi vers Madeleine :

— Ma chère enfant, dit-il, je n’ai pas à revenir sur les propositions que notre ami Byasson a bien voulu te porter en notre nom : nous souhaitons que tu deviennes notre fille en acceptant de prendre Léon pour ton mari. Ceci bien entendu, je dois t’expliquer pourquoi nous n’avons pas cru devoir accueillir cette idée de mariage lorsque Léon nous en a parlé pour la première fois. D’abord il faut que tu saches qu’à ce moment Léon ne nous a pas dit qu’il éprouvait pour toi une passion toute-puissante, il n’a alors parlé que d’un sentiment de vive tendresse, d’estime, de sympathie, d’affection, et c’est seulement après ton départ qu’il nous a avoué cet amour. Cette explication préalable était indispensable, car elle te fait comprendre notre réponse. En principe, nous voulions pour notre fils une femme qui lui apportât une fortune égale à la sienne. Tu n’avais pas cette fortune, il s’en fallait de beaucoup, il s’en fallait de tout. Nous ne pouvions donc consentir à un mariage entre ton cousin et toi. Ce manque de fortune était le seul reproche que nous eussions à t’adresser, mais, avec nos idées, il était décisif. Et il l’était d’autant plus que nous ne savions pas, je viens de te le dire, quelle était la nature du sentiment que Léon éprouvait pour toi ; nous croyions à une simple inclination, à une affection entre cousins ; c’était un amour, un amour réel, profond. Aujourd’hui, ma chère Madeleine, les conditions ne sont plus ce qu’elles étaient alors, et ce que nous demandons à celle que nous choisissons pour bru, c’est qu’elle nous ramène notre fils, c’est qu’elle nous le rende, c’est qu’elle le sauve, lui et son honneur. Cela dit, je dois ajouter que nous ne renonçons pas entièrement à nos idées de fortune pour Léon. Nous les modifions, voilà tout.

Jusqu’à ce moment, M. Haupois avait parlé avec une certaine gêne ; mais, arrivé à ce point de son discours, car c’était bien un discours, il reprit toute son aisance. Évidemment il se sentait sûr de lui, et maintenant il avait confiance dans sa parole :

— Ce que nous voulons, c’est que Léon soit dans une belle position ; il a été élevé pour cette position, il doit l’occuper, et puisque sa femme ne peut pas lui donner la dot sur laquelle nous comptions, c’est à nous de fournir ce qu’elle n’apporte pas. Tu es notre nièce, il est tout naturel que nous te dotions. Nous donnerons donc une part de notre maison de commerce à notre fils le jour de son mariage, et à toi notre nièce et sa femme, nous donnerons un million.

C’est un gros chiffre qu’un million, mais dans la bouche de M. Haupois il devenait beaucoup plus gros et beaucoup plus prestigieux encore que dans la réalité. Un million de dot !

Il trouva habile de rester sur l’effet que ce mot avait dû produire.

— Je suis obligé de sortir pour quelques instants, dit-il, je te laisse avec ta tante, j’espère te retrouver.

Ce ne fut point la langue des affaires que madame Haupois-Daguillon fit entendre à Madeleine ; elle ne chercha point à l’éblouir en faisant miroiter des millions devant ses yeux ; elle ne lui parla que d’affection, que de tendresse, que de famille.

Et ce que Byasson avait dit elle le répéta, mais en mère qui cherche à sauver son fils.

Madeleine fut beaucoup plus sensible à ce langage qu’elle ne l’avait été à celui de son oncle, qui plus d’une fois l’avait blessée.

Ce fameux million qu’on lui offrait, elle avait la conscience de pouvoir le gagner. Si elle acceptait de devenir la femme de Léon, ce ne serait point pour un million, ni pour deux, ni pour dix, ce serait par amour… si, comme on le lui disait, il l’aimait encore ; ce serait par un sentiment de dévouement.

Sa tante, en s’adressant à ce sentiment, produisit donc sur elle un tout autre effet que le million.

L’émotion de la mère, sa tendresse, ses angoisses passèrent en elle, et quand elle vit sa tante, naguère si haute et si fière, se mettre à ses genoux pour la prier, pour la supplier de sauver Léon, elle la releva en la serrant dans ses bras :

— Je verrai Léon, dit-elle.

— Mais il t’aime, chère enfant, il n’a jamais cessé de t’aimer, c’est pour t’oublier qu’il s’est jeté dans les bras de cette femme.

— Qui sait si elle n’a pas réussi ? avant que je vous réponde, permettez-moi donc de m’entretenir avec Léon, et soyez certaine que si je trouve dans son cœur le sentiment dont vous parlez, auquel vous voulez croire…

— Auquel nous croyons tous.

— Soyez certaine que je ne penserai qu’à ce sentiment. Je n’ai pas le droit, chère tante, de me montrer bien rigoureuse, bien exigeante. Moi aussi j’ai besoin d’indulgence. Moi aussi j’ai à me faire pardonner.

Sa tante la regarda avec une anxieuse curiosité :

— Et quoi donc ? demanda-t-elle.

— Ma profession. Ce n’est plus Madeleine Haupois que vous donnez pour femme à votre fils, c’est Madeleine Harol. Je suis comédienne, et, quoique ma conscience me permette de me tenir la tête haute partout et devant tous, il n’en est pas moins vrai qu’aux yeux du monde il y a une tache sur mon front.

À ce moment, M. Haupois rentra dans le bureau.

— Nous avons causé ; Madeleine est la meilleure des filles, la plus tendre, la plus généreuse, nous nous entendrons.

Madeleine remarqua que son oncle avait fait toilette, et elle se rappela que pour lui c’était l’heure de sa promenade habituelle.

— Est-ce que vous voulez bien que je vous accompagne aux Champs-Élysées ? dit-elle.

V

Comment faire savoir à Léon que Madeleine était à Paris ?

Ce fut la question qu’on agita.

Comme on avait rompu toutes relations avec lui, on ne pouvait pas lui écrire ; d’ailleurs, se décidât-on à employer ce moyen, il était à peu près certain que Cara recevait elle-même toutes les lettres qu’on adressait à Léon, et qu’elle ne les lui remettait qu’après un examen préalable ; elle garderait donc celle où l’on parlerait de Madeleine.

Byasson fut d’avis que le mieux était de procéder ouvertement, publiquement : tous les journaux s’occupaient de Madeleine ; il raconterait à un journaliste l’histoire vraie de celle-ci, c’est-à-dire l’histoire de son origine et de sa vocation, et le surlendemain dans tous les journaux de Paris on lirait cette histoire, arrangée avec la seule préoccupation de cacher plus ou moins habilement la source où on l’avait puisée.

Si Cara exerçait son contrôle sur les lettres, elle ne pouvait pas se défier des journaux. Léon serait donc sûrement informé de la présence de Madeleine à Paris ; il est vrai que le public apprendrait aussi que mademoiselle Harol n’était autre que mademoiselle Madeleine Haupois, fille d’un ancien magistrat, et nièce de M. Haupois-Daguillon, le célèbre orfèvre de la rue Royale ; mais c’était là un secret qui devait éclater tôt ou tard, et mieux valait le révéler utilement que de laisser cette révélation au hasard, qui n’en tirerait pas profit.

Les choses s’arrangèrent ainsi, et grande fut la surprise de Léon lorsqu’en parcourant son journal d’un œil distrait il fut frappé par son nom. En ces derniers temps, il avait eu le désagrément de voir son nom assez souvent imprimé dans les journaux, pour le reconnaître à première vue, même lorsqu’il était noyé au milieu d’un article. Cette fois ce n’était pas à la rubrique des tribunaux que ce nom se montrait, c’était à celle des théâtres.

Madeleine à Paris ! Madeleine était cette chanteuse qui venait de débuter à l’Opéra avec un succès que tous les journaux célébraient !

Justement Cara était absente ; il n’eut point d’explication à donner, point de prétexte à inventer, il courut à l’Opéra et de l’Opéra rue Châteaudun.

— Qui dois-je annoncer ? demanda la femme de chambre, lorsqu’il se présenta.

Il dit son nom ; et ce fut en marchant fiévreusement en long et en large, les mains contractées, les lèvres frémissantes, qu’il attendit dans le salon où on l’avait fait entrer, ne voyant rien, ne remarquant rien de ce qui l’entourait.

Une porte s’ouvrit : — c’était elle.

Il s’avança les bras ouverts.

Elle s’arrêta.

De part et d’autre, il y eut un moment d’embarras et d’hésitation.

Elle lui tendit la main.

Il ne la prit point, mais il ouvrit les bras.

Autrefois ils ne se donnaient pas la main, ils s’embrassaient : c’était donc avec les sentiments d’autrefois, c’est-à-dire ceux de l’affection familiale, qu’il l’abordait.

Elle l’embrassa comme lui-même l’embrassait.

— Chère Madeleine, dit-il en s’asseyant près d’elle, te voilà, te voilà donc enfin !

Sa voix était haletante, saccadée, ses mains tremblaient, évidemment il était sous l’influence d’une émotion profonde.

Il la regarda longuement ; puis avec un sourire :

— Tu as embelli, dit-il, oui certainement tu as embelli ; comme tes yeux ont de l’éclat sans avoir rien perdu de leur douceur, comme ta physionomie a pris de la noblesse ! Et c’est toi, mademoiselle Harol ?

— Mais oui.

Elle-même était profondément troublée, cette émotion l’avait gagnée ; elle voulut réagir et ne pas s’abandonner :

— Tu crois donc, dit-elle en s’efforçant de prendre un ton enjoué, qu’une comédienne ne peut pas avoir de la noblesse et que ses yeux ne peuvent pas être doux ?

— En lisant un journal ce matin, je n’ai rien cru, rien imaginé, j’ai été bouleversé, et dans mon trouble de joie je suis parti pour venir ici. C’est en te regardant que le souvenir de ce que j’avais lu m’est revenu et que j’ai, sans avoir bien conscience de ce que je faisais, comparé celle que je voyais, que je revoyais après l’avoir crue perdue, à celle dont j’avais gardé l’image dans mon cœur.

Tout cela était bien tendre, bien passionné, et tel que Madeleine devait croire que Byasson ne s’était pas trompé en disant que Léon l’aimait toujours ; mais comment l’aimait-il ? En cousin ? en amant ? d’amitié ? d’amour ?

Lorsqu’elle avait pensé à la visité de Léon, elle s’était dit qu’elle devait garder son sang-froid et s’appliquer à l’écouter avec un esprit calme, à l’examiner, à le juger pour savoir ce qui se passait en lui et quels étaient présentement ses sentiments ; mais voilà qu’elle n’était plus maîtresse de sa volonté, voilà qu’elle l’écoutait avec un cœur palpitant et troublé, voilà qu’au lieu de voir ce qui se passait en lui, elle voyait ce qui se passait en elle et se trouvait irrésistiblement entraînée par un sentiment dont elle ne pouvait se cacher ni l’étendue ni la force, — elle l’aimait, malgré tout, malgré sa liaison, malgré son mariage avec cette femme, elle l’aimait comme dans la nuit où, faisant son examen de conscience, elle avait dû s’avouer cet amour, et même plus passionnément, puisque depuis elle avait souffert pour lui, elle avait souffert par lui.

— Mais comment t’es-tu décidée à entrer au théâtre, dit-il, quand tu m’avais promis de m’écrire ?

— Je t’ai écrit.

— Pour me dire que tu quittais la maison de mon père ; c’était avant de prendre cette résolution que tu devais m’écrire. Que ne l’as-tu fait !

Il prononça ces derniers mots avec un accent qui la remua jusqu’au plus profond de son cœur. Que de choses dans ces quelques paroles, que de regrets, que de reproches, que de douleurs !

— Tu ne pouvais venir à mon secours qu’en te mettant en opposition avec tes parents, et je n’ai pas voulu être la cause d’une rupture entre vous.

— Que n’est-elle survenue alors cette rupture, et à ton occasion !

Il s’arrêta brusquement ; puis, ayant passé sa main sur son front, il continua :

— Mais ce n’est pas de cela, ce n’est pas de nous qu’il s’agit ; il ne convient plus de parler de nous, c’est de toi, de toi seule ; dis-moi donc ce que tu as fait, où tu as été, où tu t’es cachée ? Ta lettre reçue, je suis accouru à Paris pour te chercher, j’ai été à Rouen, à Saint-Aubin. Revenu à Paris, j’ai même fait faire des recherches par la police, car je voulais te retrouver non-seulement pour toi, mais pour…

Il allait dire : « pour moi », il se retint et reprit :

— Je voulais te retrouver ; tu n’avais donc point pensé au chagrin, au désespoir que tu me causerais, oui, Madeleine, au désespoir, le mot n’est pas trop fort appliqué au sentiment… à l’affection que j’éprouvais pour toi. Mais voilà que je me laisse entraîner, ce n’est pas à moi de parler ; c’est à toi.

Alors elle lui fit le récit qu’elle avait déjà fait à Byasson, mais plus longuement, avec plus de détails, de manière à ce qu’il la suivît dans son existence à Paris, en Italie, à ce qu’il vît et connût ceux qui l’avaient entourée, particulièrement Sciazziga.

Au moment où l’on parlait de lui, Sciazziga, annoncé par la femme de chambre, entra dans le salon ; il savait qu’un jeune homme était chez Madeleine, et il venait voir quel était ce jeune homme. Bien entendu il avait un prétexte, un bon prétexte bien arrangé, pour se présenter et interrompre, malgré loui, la signora oune raison impériouse ; mais Madeleine, qui ne se laissa pas prendre à cette raison impériouse, lui répondit qu’elle ne pouvait rien entendre en ce moment, qu’elle avait à causer d’affaires sérieuses avec son cousin, — ce fut toute la présensation, — et que plus tard elle l’entendrait.

— Tu vois que mon cornac fait bonne garde autour de moi, dit-elle en riant lorsque Sciazziga fut sorti ; au reste, je ne suis qu’à moitié fâchée de cette visité, elle te montre, au moins pour un côté, quelle a été ma vie depuis que j’ai quitté la rue de Rivoli : il y a un mois, Sciazziga ne serait pas parti ; il se serait arrangé pour assister à notre entretien.

Puis elle acheva son récit.

— Tu vois, dit-elle en le terminant, que je n’ai pas été trop malheureuse ; les commencements, il est vrai, ont été durs, mais enfin j’ai été favorisée par la chance ; maintenant que j’ai vu de près les dangers auxquels je m’exposais, je comprends combien je dois me trouver heureuse. Mais c’est assez parler de moi, et toi ?

Il ne répondit pas tout de suite, et ce fut après quelques secondes d’embarras qu’il la regarda :

— Tu as vu mes parents ? demanda-t-il.

— Oui ; M. Byasson est venu me prendre pour me conduire chez eux.

— Alors, je n’ai rien à t’apprendre.

— Ce n’était pas cela que je voulais te demander, puisque, tu le devines bien, tes parents m’ont parlé de toi ; je te disais que je me trouvais assez heureuse dans ma position, et je te demandais tout naturellement, affectueusement : et toi ?

Il lui tendit la main :

— Oui, dit-il, tu as raison ; je dois te répondre franchement, car c’est l’amitié qui inspire ta question.

Cependant, bien qu’il annonçât qu’il voulait répondre, il resta pendant assez longtemps silencieux, la tête basse :

— Eh bien ! non, dit-il enfin, non, ma chère Madeleine, je ne suis pas heureux. Le bonheur pour moi aurait été dans la vie de famille, avec la femme aimée, avec des enfants qui auraient été ceux de mon père et de ma mère. C’était là le rêve que j’avais fait quand j’étais jeune… il y a trois ans. La fatalité a voulu qu’il ne se réalisât point. Je n’ai pas d’enfants. Je n’aurai pas de famille. Mais je dois accepter sans me plaindre la vie que je me suis faite.

Il se leva brusquement, comme s’il avait peur de se laisser entraîner à en dire davantage.

— Je te verrai bientôt, dit-il.

— Quand tu voudras ; tous les jours, tu peux venir le matin avant que je sois prise par le théâtre. Et quand veux-tu m’entendre ? Faut-il dire que je serais heureuse de chanter pour toi ?

— Tu chantes ce soir ?

— Oui.

— Eh bien ! j’irai t’applaudir ce soir

— Si j’osais, dit-elle, je te demanderais de rester à dîner avec moi : tu ferais un mauvais dîner, car je mange peu quand je dois chanter, mais nous remplacerions le festin manquant par un dialogue vif et animé ; et après dîner tu me conduirais au théâtre ; tu aurais ainsi le plaisir de faire la connaissance de madame Sciazziga, mon chaperon femelle, qui tous les soirsmarche dans mon ombre et ne dédaigne pas de remplacer mon habilleuse pour porter la queue de ma robe.

Il eut un moment très-court, un éclair d’hésitation.

Pour Madeleine, cette hésitation fut cruelle.

— Qui va-t-il préférer ? se demanda-t-elle avec angoisse.

Elle voulut cacher son émotion sous un sourire :

— Eh bien ! petit cousin, ne feras-tu pas la dînette avec ta cousine ?

— Avec bonheur !

VI

Léon fut obligé d’inventer une histoire bien compliquée pour expliquer et justifier son absence, car il ne crut pas pouvoir avouer tout simplement qu’il était resté à dîner avec sa cousine Madeleine et qu’après dîner il avait passé sa soiréeà l’Opéra. Qu’eût dit Cara qui, pour un retard de dix minutes, lui faisait d’interminables scènes de jalousie ? Combien souvent l’avait-elle interrogé curieusement sur cette cousine, lui demandant toujours et cherchant de toutes les manières à savoir s’il l’avait aimée ! Ne serait-elle pas malheureuse de ce dîner et de cette soirée ? Pourquoi lui imposer cette souffrance par un aveu inutile ? Pourquoi éveiller ses soupçons ? Pourquoi la faire souffrir dans le présent et la tourmenter dans l’avenir ? Il les connaissait, les souffrances de la jalousie, et il tenait à les épargner à celle envers qui il se sentait des torts.

Mais si cette histoire fut acceptée sans éveiller les défiances de Cara, celles qu’il dut inventer le lendemain et le surlendemain pour expliquer ses absences, ne le furent point de la même manière : jusqu’alors il sortait peu ; pourquoi maintenant sortait-il ainsi ?

Il ne suffit pas de vouloir, pour mentir, il faut savoir ; et l’art du mensonge ne s’acquiert pas facilement ; à des dispositions naturelles, il faut en effet joindre un talent qu’on n’obtient que par le travail et par le métier : inventer est peu de chose ; se souvenir de ce qu’on a invité de manière à le répéter la vingtième fois à l’improviste, comme on l’a dit la première après une savante préparation, voilà ce qui exige des qualités de mémoire et d’assurance qui sont raresa Ces qualités, Léon ne les possédait pas ; non-seulement il n’avait pas le don de l’invention, mais encore il manquait de métier ; ses histoires, qu’il cherchait laborieusement quand il revenait de chez Madeleine, il les disait tout simplement, mollement, et sans leur donner le coup de pouce de l’artiste, le tour qui seuls eussent pu leur imprimer un caractère de vraisemblance et d’autorité.

S’il avait prudemment confisqué le journal où il avait lu le nom de Madeleine, Cara n’en avait pas moins bien vite appris que mademoiselle Harol, dont tout Paris parlait, était la cousine de Léon, et de là à conclure que c’était pour voir cette cousine que Léon s’absentait, il n’y avait qu’un pas, qu’elle avait bien vite aussi franchi.

— Pourquoi ne me dis-tu pas que tu viens de voir ta cousine, mademoiselle Harol ? lui avait-elle demandé le lendemain du jour où elle avait su qui était mademoiselle Harol.

Il fut obligé de dire et de soutenir malgré l’évidence qu’il ne l’avait point vue encore.

— Pourquoi ne la vois-tu pas ?

— Parce que je ne vois plus personne de ma famille.

— Oh ! une comédienne ne doit pas, il me semble, avoir la bégueulerie de tes parents bourgeois. En tout cas, moi, j’ai envie de la voir, ma cousine ; nous irons ce soirà l’Opéra.

— Tu iras si tu veux ; moi, je n’irai pas.

— Parce que ?

— Parce que je ne veux pas m’exposer à rencontrer mon père ou ma mère qui doivent suivre les représensations de leur nièce.

C’était la première fois que Cara rencontrait une résistance sérieuse chez son amant, ou, comme elle disait, chez son mari, et, ce qui fut bien caractéristique, quoi qu’elle fît, elle ne parvint point à la briser. Elle alla à l’Opéra, mais Léon ne l’accompagna point, au moins dans la salle, car il profita de sa liberté pour aller rendre visité à Madeleine dans sa loge et passer trois entr’actes avec elle.

Si Cara avait appris ces visités, elle eût vu tous les dangers de sa situation ; mais n’ayant pas pris de précautions pour surveiller Léon, elle ignora où il avait passé sa soirée

— Je me suis promené, dit-il, quand elle lui demanda comment il avait employé son temps.

Mais bientôt un fait beaucoup plus grave que son refus d’aller à l’Opéra vint jeter sur cette situation une éblouissante lumière.

Le moment était venu pour Léon d’adresser à ses parents le troisième acte respectueux après lequel, selon le langage de la loi, il pourrait passer outre à la célébration de son mariage. Deux jours avant l’expiration du délai dans lequel cet acte pouvait être signifié, il reçut une lettre de son notaire, par laquelle celui-ci le priait de passer à son étude. Bien entendu, ce fut à Cara qu’on la remit ; mais en voyant la griffe de Me de la Branche, elle n’eut garde de retenir ou de décacheter une lettre dont elle croyait connaître le contenu. C’était par Riolle que lui avait été recommandé le notaire de la Branche comme un homme capable de donner un peu de la considération dont il jouissait à ses clients, et elle avait toute confiance dans les recommandations de son ami Riolle.

Léon se rendit donc à l’invitation de son notaire ; celui-ci le reçut avec une figure grave et un air recueilli :

— Monsieur, lui dit-il, le moment arrive où, selon vos instructions, je dois notifier à M. votre père et à madame votre mère le troisième et dernier acte prescrit par l’article 152 du sode ; avant de procéder à cet acte, j’ai cru devoir vous demander si vos intentions n’avaient pas changé. De tous les actes de notre ministère, celui-là est peut-être le plus grave, et c’est chose tellement sérieuse qu’un mariage contracté en opposition avec la volonté de nos parents, que je croirais manquer aux devoirs de ma profession si, avant d’instrumenter, je ne provoquais une nouvelle et dernière affirmation de votre volonté calme et réfléchie. Il ne m’appartient pas de vous conseiller, je sortirais de mon rôle, puisque je ne suis pas votre conseil, mais je dois vous avertir, et c’est ce que je fais en vous demandant de ne me répondre qu’après vous être recueilli.

Léon se leva, mais le notaire le pria d’un geste de lui prêter encore quelques instants d’attention :

— En tout état de cause, dit-il, je vous aurais fait entendre ces observations, qui pour moi, je vous le répète, sont affaire de conscience ; mais je dois vous dire, pour ne rien vous cacher, que j’ai reçu une visité qui enlève à mon intervention tout caractère de spontanéité, celle d’un de vos anciens amis, d’un ami de votre famille, M. Byasson. Il m’a apporté des documents dont il m’a, jusqu’à un certain point, obligé à prendre connaissance, lesquels documents portent contre la personne que vous vous proposez d’épouser, des accusations de la plus haute gravité. M. Byasson voulait que je m’en chargeasse pour vous les communiquer. Je n’ai pas cru pouvoir accepter cette mission ; mais j’ai pris l’engagement de vous avertir et en tous cas de ne pas procéder à la dernière sommation avant que vous m’ayez dit que vous avez vu M. Byasson.

Léon aimait peu qu’on lui donnât des leçons ; cette façon de disposer de lui l’exaspéra.

— Il me semblait, dit-il, que vous étiez mon notaire et non celui de M. Byasson ou de ma famille.

M. de la Branche, bien que jeune encore, avait cette qualité rare de ne pas se fâcher et de ne jamais se laisser emporter :

— Parfaitement, dit-il, de son ton calme ; aussi est-ce comme votre notaire, c’est-à-dire, en prenant à cœur ce que je crois vos intérêts, que j’agis en tout ceci, selon ma conscience ; et je vous adjure, monsieur, d’écouter la vôtre plutôt que votre susceptibilité qui, j’en conviens, peut en ce moment se trouver blessée. Mais réfléchissez, surtout Voyez M. Byasson, et, après avoir fait acte d’homme raisonnable qui ne ferme point de parti pris les yeux à la lumière, nous reprendrons cet entretien. D’aujourd’hui en huit, à pareille heure, si vous le voulez bien, je serai à votre disposition.

Léon resta pendant cinq jours sans aller chez Byasson, fâché contre celui-ci, irrité contre son père et sa mère, furieux contre Cara qui ne l’avait jamais vu de pareille humeur, exaspéré contre lui-même et changeant d’avis dix fois par heure sur la question de savoir s’il suivrait ou ne suivrait pas l’avis du notaire. Comme pendant ces cinq jours il ne vit point Madeleine, il s’enfonça de plus en plus dans sa colère. Enfin, se disant qu’il ne devait point paraître avoir peur des révélations qu’on lui annonçait, il arriva un matin chez Byasson.

Celui-ci, qui ne l’avait pas vu depuis leur voyage à Liverpool, le reçut sans un mot de reproches, doucement, affectueusement :

— Je t’attendais, lui dit-il en lui serrant la main ; si j’avais pu pénétrer jusqu’à toi, je t’aurais évité la peine de venir jusqu’ici, ce qui te fera peut-être gronder, et je t’aurais porté certains renseignements que tu dois connaître.

— Ces renseignements sont des accusations, m’a dit M. de la Branche.

— Ce n’est pas notre faute si l’homme qui a été chargé par tes parents de surveiller Cara…

— Vous voulez dire ma femme, sans doute.

— Je ne pourrai jamais lui donner ce titre. Enfin n’argumentons point là-dessus, je te prie. Tes parents ont donc chargé un homme de surveiller celle dont nous parlons, et ce n’est point de notre faute s’il a dressé contre elle un acte d’accusation au lieu d’écrire un panégyrique en sa faveur. Il a dit ce qu’il avait vu, tout simplement, sans phrases, avec des faits, rien que des faits. C’est cet acte d’accusation que je veux te remettre et que tu serais un enfant de ne pas lire. Tu penses bien que tes parents n’ont point eu la naïveté de vouloir te convaincre par de belles phrases que celle dont tu veux faire ta femme était… était indigne de toi. Il n’y a donc dans ces pièces que des faits dont tu pourras contrôler l’exactitude. Quand tu auras lu, tu seras fixé. Ne sachant pas si tu suivrais le conseil de M. de la Branche, et me trouvant assez embarrassé pour te faire parvenir ces pièces, j’ai pensé un moment à charger Madeleine de te les remettre.

— Vous n’auriez pas fait cela !

— Voilà un mot qui est une cruelle condamnation. Je n’ai rien à ajouter. Prends ces pièces, tu les liras seul.

Il hésita.

— Prends-les ; si tu ne veux pas les lire, tu les brûleras.

Il ne les brûla point.

La plus longue de ces pièces était la copie des rapports de police dressés au moment où la duchesse Carami avait voulu arracher son fils des mains de Cara, et ils racontaient la vie de celle-ci jusqu’à cette époque : les noms, les dates, les chiffres, rien n’était omis.

Les autres pièces étaient les rapports de l’agent gui, depuis que Cara était revenue d’Amérique, l’avait surveillée jour par jour. Ils relataient les visités à Salzondo et à Otto dont M. Haupois avait parlé à Byasson ; mais bien que détaillés et amplement circonstanciés avec ce soin méticuleux des gens de la police, pour qui la chose la plus insignifiante a de l’importance, ils ne s’appuyaient sur aucune preuve matérielle. C’étaient des allégations qui avaient tous les caractères de la vraisemblance ; mais étaient-elles fondées ?

Il fallait les contrôler.

VII

Le temps n’était plus où le soupçon ne pouvait pas s’élever jusqu’à la zone sereine et pure dans laquelle Hortense planait immaculée ; elle était descendue de ce trône et n’était plus qu’une simple mortelle.

Pourquoi après tout ?

Pourquoi croire aveuglément qu’elle valait mieux que les autres ?

Terrible question que celle-là, et, à l’heure où elle se pose devant un amant, il y a déjà bien des chances pour qu’il admette que la femme qu’il a aimée et qu’il veut aimer encore pour telle ou telle raison, vaut moins que les autres, — et surtout moins qu’une autre.

Fatalement elle conduisait à une seconde : pourquoi tant d’accusations contre Cara (elle était Cara maintenant), et pas une seule contre Madeleine ? pour celle-ci, l’unanimité dans l’éloge, pour celle-là l’unanimité dans le blâme.

Il saisirait la première occasion qui se présenterait, pour faire ce contrôle, et si les rapports étaient vrais, elle ne tarderait pas à se présenter, ils indiquaient le jeudi pour la visité à Salzondo ; il verrait le jeudi suivant ; et pour Otto, qui n’avait pas de jour, il verrait plus tard.

Mais le jeudi suivant, qui justement était le lendemain, cette occasion ne se présenta pas. Cara ne sortit point : le vendredi elle ne sortit pas davantage.

Se savait-elle surveillée, ou bien ces rapports étaient-ils faux ?

En réalité elle se tenait sur ses gardes.

Tant qu’elle avait été sûre de Léon, elle avait agi librement, sans gêne et selon ses fantaisies : pourquoi eût-elle pris des précautions inutiles pour un homme qui ne voyait que ce qu’elle voulait bien qu’il regardât, qui n’entendait que ce qu’elle voulait bien qu’il écoutât ? Pourquoi se cacher d’un aveugle et d’un sourd ?

Mais du jour où elle avait remarqué des changements chez Léon et où elle s’était sentie menacée dans la toute-puissance de son influence, Salzondo et Otto lui-même l’avaient attendue inutilement ; ce n’était pas le moment de faire des imprudences ; peu de mois restaient à courir avant le mariage, il fallait les consacrer à la raison et à la prudence ; Pâques arriverait après ce temps de carême.

Et, comme elle voulait que ce carême fût aussi court que possible, elle veillait avec soin à ce que les délais imposés par la loi pour les sommations respectueuses fussent rigoureusement observés. Grande fût sa surprise lorsqu’elle apprit que le notaire de la Branche n’avait point notifié à M. et madame Haupois-Daguillon le troisième et dernier acte.

Que pouvait signifier un pareil retard ? Était-il le fait du notaire ou de Léon ?

Elle s’en expliqua avec celui-ci :

— Qui t’a dit que cette sommation n’avait pas été faite ? demanda Léon.

— Riolle.

— Riolle se mêle de ce qui ne le regarde pas : c’est à moi de demander la notification de cet acte, et non à d’autres.

Et tu ne l’as pas demandée ?

— Elle est inutile en ce moment ; il vaut mieux attendre l’arrêt de la cour ; si la cour infirme le jugement du tribunal qui déclare notre mariage nul, nous n’avons pas besoin de procéder à un nouveau mariage, et dès lors les actes respectueux sont inutiles ; si au contraire elle le confirme, il sera temps à ce moment-là de recourir au dernier acte respectueux.

— Tu sais bien qu’elle le confirmera. Si tu étais franc, tu dirais que tu espères qu’elle le confirmera, et c’est parce que tu as cette espérance que tu ne veux pas que cette dernière sommation soit notifiée.

— Je ne veux pas qu’elle le soit, parce qu’il ne me convient pas en ce moment de pousser les choses à l’extrémité ; mon père et ma mère sont malades de chagrin, il ne me convient pas de les tuer.

— C’était lors de la première sommation qu’il fallait faire ces touchantes réflexions.

— Lors de la première sommation, j’étais exaspéré par le procès en nullité de mariage, et tu as su mettre cette exaspération à profit pour m’arracher l’ordre de faire cette sommation ; aujourd’hui je ne suis plus sous ce coup immédiat de la colère, je me suis calmé.

— Dis que tu as réfléchi.

— Si tu le veux : j’ai réfléchi et j’ai compris ; j’ai senti que j’avais des devoirs envers mes parents.

— N’en as-tu pas envers moi ?

— Il me semble que je les ai remplis ; tu as voulu ce mariage pour calmer ta conscience qui s’éveillait ; je l’ai accepté, bien qu’il ne me parût pas sérieux…

— Parce qu’il ne te paraissait pas sérieux plutôt.

— Tu cherches une querelle ; je ne suis point d’humeur à en supporter une ; au revoir.

Elle se jeta sur lui pour le retenir :

— Léon, je t’en conjure, si tu m’aimes encore, par pitié…

Il se dégagea assez brusquement, descendit l’escalier quatre à quatre, et, courant toujours, il se rendit de la rue Auber à la rue de Châteaudun.

Il était furieux en sortant de chez Cara, il entra souriant chez Madeleine.

Il resta trois heures rue Châteaudun à écouter Madeleine travailler : jamais il n’avait entendu chanter avec tant d’âme et tant de charme ; il était ravi, émerveillé, transporté.

Cependant il fallut quitter Madeleine pour retourner près de Cara.

— Quand te verrai-je ? demanda Madeleine.

— Bientôt.

— Sais-tu que tu as été cinq jours sans venir.

— Pardonne-moi, j’ai été très-occupé… et surtout très-préoccupé, très-peiné.

— Raison de plus pour venir ; si je ne t’avais pas consolé, au moins saurais essayé de te distraire.

— À bientôt.

— Quand tu pourras, quand tu voudras.

S’il s’était sauvé pour éviter une scène, il était peu disposé à en subir une à son retour.

Bien que ce fût l’heure du dîner, il ne trouva ni lumière allumée ni couvert mis dans la salle à manger ; il sonna Louise, elle ne répondit pas ; que signifiait ce silence ? Hortense serait-elle sortie pour dîner dehors, et Louise, se voyant libre, en aurait-elle profité pour aller se promener ?

S’il en était ainsi, il allait bien vite retourner chez Madeleine et dîner avec elle.

De la salle à manger il passa dans le salon, il n’y trouva personne ; dans la chambre, elle était vide. Il crut entendre un bruit dans le cabinet de toilette, comme un soupir plaintif. Au moment où il se dirigeait de ce côté, son flambeau à la main, une odeur douceâtre et vireuse le frappa. Il entra vivement. Dans l’ombre, sur un divan, il aperçut Hortense couchée tout de son long. Il s’approcha d’elle. Elle ne bougea pas. Ses yeux étaient clos, sa face était décolorée, une légère écume moussait au coins de ses lèvres. Il la prit et la releva, elle fit entendre un faible soupir et retomba sur le coussin. Il regarda autour de lui. Sur la table où il avait posé son flambeau se trouvait une fiole noire entourée d’étiquettes rouge et blanche. Il la prit, elle était vide : sur l’étiquette blanche, il lut : Laudanum de Sydenham. Il revint à Hortense et, la prenant dans ses bras brusquement, il la mit debout sur ses pieds.

Ce n’était pas la première fois qu’elle s’empoisonnait, c’était la seconde. À leur retour d’Amérique, au moment où il était question d’adresser des sommations à M. et madame Haupois et où il se refusait à cette mesure, elle avait déjà vidé une fiole de laudanum ; il l’avait soignée et secourue en perdant la tête, ne sachant trop ce qu’il faisait, la pressant dans ses bras, l’entourant de caresses, de tendresse, la couvrant de baisers, se jetant à ses genoux, lui disant de douces paroles, et il l’avait sauvée ; peu d’instants après lui avoir dit qu’il ferait faire ces sommations, elle avait ouvert les yeux.

Cette fois, ce ne fut point de la même manière qu’il la soigna, ce ne fut point par la tendresse et la douceur, ce fut vigoureusement. Après l’avoir plantée sur les pieds, il la prit dans son bras, et, la poussant, la secouant, il l’obligea à marcher jusqu’à la cuisine ; là, il l’assit sur une chaise et, prenant dans une armoire une bouteille où se trouvait le café que Louise préparait à l’avance pour ses déjeuners, il lui en fit boire une grande tasse, et comme elle ne pouvait desserrer les dents, il les lui écarta avec une cuillère, de force, et il lui entonna le café dans la bouche. Puis, la prenant de nouveau dans son bras, il la fit marcher en long et en large à travers tout l’appartement ; quand elle s’abandonnait, il la relevait énergiquement.

Quelle différence entre ce second traitement et le premier ; entre les caresses de l’un et les bousculades de l’autre !

Cependant l’effet du second fut beaucoup plus rapide que ne l’avait été celui du premier : elle ne tarda pas à ouvrir les yeux et à prononcer quelques paroles sans suite. Puis elle voulut s’asseoir. Alors, à plusieurs reprises, elle passa ses deux mains sur son visage en regardant Léon, et tout à coup elle éclata en sanglots.

Il s’était assis devant elle ; il resta immobile, la regardant, attendant que cette crise nerveuse fût calmée avant de lui parler.

Ils demeurèrent ainsi en face l’un de l’autre pendant plus d’un quart d’heure, elle pleurant et sanglotant, lui réfléchissant ; ce fut elle qui la première rompit ce silence :

— Pourquoi n’as-tu pas voulu me laisser mourir ! s’écria-t-elle.

— Parce que tu ne voulais pas mourir.

— Si tu as cru cela, pourquoi m’as-tu secourue ?

— Parce que, n’y eût-il qu’une chance contre mille pour que ton suicide fût vrai, je devais te soigner.

— Brutalement ; mais comment m’étonner de cette brutalité chez un homme qui me trompe ? Tu viens de chez elle ; en sortant d’ici, c’est chez elle que tu as couru ; c’est après t’avoir vu entrer au numéro 48 que je suis revenue ici et que j’ai bu ce laudanum ; j’en ai trop pris sans doute ; la prochaine fois je serai moins maladroite. Ah ! l’infâme ! la misérable !

— Qui infame ? qui misérable ? s’écria-t-il.

— Et quelle autre si ce n’est ta cousine, cette comédienne, la maîtresse de celui qui la traîne de ville en ville : tout le monde sait que ce vieil Italien est son amant : il est payé en nature.

D’un bond il fut sur ses pieds et il leva au-dessus d’elle ses deux poings crispés ; le geste fut si furieux qu’elle courba la tête, mais il ne frappa pas. Après l’avoir regardée durant une ou deux secondes, il s’élança dans le salon ; elle courut après lui ; mais quand elle arriva dans la salle à manger, il fermait la porte de l’entrée ; elle l’ouvrit ; il avait déjà descendu deux étages : le rejoindre était impossible, l’appeler était inutile, elle rentra, puis allant dans sa chambre, elle prit un paletot et un chapeau avec une voilette noire épaisse ; ainsi habillée elle descendit à son tour l’escalier ; quand elle fut dans la rue, une voiture vide passait ; elle arrêta le cocher et lui dit de la conduire rue de Châteaudun, n° 48 ; là il attendrait.

VIII

En sortant de la rue Auber, il gagna les boulevards, puis les quais ; il avait besoin de marcher ; la colère grondait dans son cœur et dans sa tête, la fièvre bouillonnait dans ses veines, il fallait qu’il calmât l’une et qu’il usât l’autre par le mouvement.

Il alla ainsi à grands pas, droit devant lui, sans rien voir, sans savoir où il était pendant près de deux heures. Puis, se trouvant sur la place de la Concorde, l’idée lui vint d’entrer rue de Rivoli ; il savait par Madeleine que son ancien appartement était dans l’état où il l’avait quitté ; il s’y installerait, et ce serait fini, bien fini avec Cara. S’il avait eu sa clef, il aurait réalisé cette idée ; mais, à la pensée d’aller sonner à la porte de son père pour demander cette clef à Jacques, un mouvement de fausse honte le retint : ce n’était pas ainsi qu’il devait rentrer chez lui, s’il y rentrait.

Depuis longtemps, il n’avait point osé passer rue Royale, mais à cette heure il n’avait point à craindre la rencontre d’un employé. Arrivé devant la maison de son père, il vit une faible lumière à une fenêtre, celle du bureau de ses parents ; sa mère était là penchée sur ses livres, travaillant encore : pauvre femme ! et une douloureuse émotion le serra à la gorge.

Il continua sa marche jusqu’à la gare Saint-Lazare, et là il se souvint qu’il n’avait pas dîné. Il entra dans un restaurant, et dit au garçon de lui servir à manger, n’importe quoi, ce qui se trouverait de prêt.

Qu’allait-il faire en sortant de ce restaurant ? Il ne pouvait pas errer toute la nuit dans les rues ; il ne pouvait pas davantage rentrer chez lui rue Auber, puisqu’il était décidé à ne revoir jamais Cara.

À ce moment, une personne qui occupait la table voisine de la sienne dit au garçon de se presser, afin de ne pas lui faire manquer le train du Havre.

Ce nom, tombant par hasard dans son oreille, lui suggéra l’idée d’aller au Havre, la mer le calmerait. Justement il avait changé un billet de cinq cents francs le matin et il en avait gardé la monnaie, c’était plus qu’il ne lui fallait pour ce petit voyage.

Bien qu’il fût seul dans son compartiment, il ne put pas dormir, il était trop agité, trop fiévreux, et puis il soufflait au dehors un vent de tempête qui secouait les vitres du wagon à croire qu’elles allaient se briser. Quand il regardait dans la campagne, il voyait, éclairés par la lune, les arbres sans feuilles se tordre sous l’effort du vent ; puis tout à coup il ne voyait plus rien, la lune se voilait de gros nuages noirs, et des ondées rapides fouettaient les vitres.

À Motteville, il aperçut une rangée d’énormes sapins couchés dans le champ les racines en l’air.

En débarquant au Havre, au petit jour, il prit une voiture et dit au cocher de le conduire à la jetée, mais celui-ci ne put aller beaucoup plus loin que le musée.

— Ma voiture serait culbutée par le vent, dit-il, en criant ces quelques mots dans l’oreille de Léon.

Léon descendit et s’en alla jusqu’au pavillon des signaux, marchant en zigzag, la figure cinglée par le gravier : contre ce pavillon et contre la batterie des gens se tenaient abrités, risquant de temps en temps un œil pour regarder la mer.

Le jour se levait, sale et livide, obscurci par les nuages qui arrivaient de l’ouest en traînant sur la mer : çà et là dans ce mur noir s’ouvraient des trouées jaunes qui éclairaient l’horizon, mais, aussi loin que la vue pouvait s’étendre on n’apercevait qu’une immense nappe d’écume, sans une seule voile ; bien que la marée ne fût pas encore haute, des gerbes d’eau passaient par-dessus la jetée.

Léon resta environ une heure à regarder ce spectacle, puis l’idée lui vint d’aller faire une promenade en mer s’il trouvait un bateau prêt à sortir : ce temps était à souhait pour son état moral.

Pour revenir à l’avant-port il n’eut qu’à se laisser pousser par le vent, mais ni les bateaux d’Honfleur ni ceux de Trouville ne se préparaient à sortir ; seul le bateau de Caen chauffait. Il irait à Caen. Que lui importait un pays ou un autre jusqu’à ce qu’il sût ce qu’il ferait ? pour aller à Caen la traversée serait plus longue, et cela ne pouvait pas lui déplaire. Il embarqua donc et il se trouva le seul passager qui eût osé braver ce gros temps ; un matelot à qui il s’adressa, une pièce blanche dans la main, lui prêta une vareuse et un surouet imperméables, et ainsi équipé, il resta pendant toute la traversée appuyé contre le mât d’artimon, secoué par la mer, bousculé par le vent, arrosé par les vagues, mais éprouvant intérieurement un sentiment d’apaisement.

Arrivé à Caen, il ne s’y arrêta pas : Qu’avait-il à y faire ? Il s’en alla à Saint-Aubin pour penser à Madeleine et revoir le pays où ils avaient vécu ensemble pendant huit jours. Le village était désert, ou tout au moins les maisons bâties au bord du rivage étaient closes ; il semblait qu’on était dans une ville morte, dont tous les habitants avaient miraculeusement disparu : Pompéi ou le château de la Belle au bois dormant. Il trouva cependant un hôtel où l’on voulut bien le recevoir, et un marchand qui lui vendit une vareuse, un bonnet de laine, une chemise de flanelle et des bottes ; alors il put descendre sur la grève où les vagues furieuses venaient s’abattre en creusant des sillons dans le sable : suivant le rivage, il alla jusqu’à Courseulles, dîna dans une auberge et s’en revint le soir lentement par la plage, s’arrêtant de place en place pour regarder les nuages qui passaient sur la face de la lune, ou pour chercher les deux phares de la Hève qui disparaissaient souvent dans des embruns.

Comme cette nuit ressemblait à celle où il était venu avec Madeleine et les pêcheurs, chercher à cette même place le cadavre de son oncle ! cette lune qui le regardait maintenant solitaire les avait vus alors tous les deux, et sur ce sable elle avait joint leurs ombres.

Que n’avait-il parlé alors, ou tout au moins quelques jours plus tard, à Paris, elle n’eût pas quitté la maison de la rue de Rivoli, elle ne serait pas devenue chanteuse, et lui…

Il voulut chasser la pensée qui se présenta à son esprit, mais il n’y parvint qu’en évoquant l’image de Madeleine.

Ah ! comme il l’aimait !

Et c’était là justement le malheur de sa situation : il aimait une femme qui ne pouvait être à lui, et il n’aimait plus celle à laquelle il était lié.

Si les rapports qu’il avait lus disaient vrai, et maintenant il le croyait, il devait être un objet de risée ou de mépris pour ceux qui le connaissaient, et aux yeux de ceux gui la connaissaient, elle, il était déshonoré ; on peut donner sa fortune, son cœur à une femme perdue, on ne lui donne pas son nom.

Et pendant toute la soirée pendant la nuit surtout où il dormit peu, réveillé qu’il était à chaque instant par le hurlement de la tempête, le tumulte des vagues, les plaintes du vent dans la cheminée, les secousses qu’il imprimait à la porte et à la fenêtre, le balancement de la maison, cette pensée lui revint sans cesse, l’obséda, l’hallucina. Quand il s’endormait, il continuait d’entendre le vent, et il sentait ses idées tumultueuses rouler dans sa cervelle, se heurter, se confondre en tourbillon comme les vaques qui venaient frapper et se briser sur la côte avec des coups sourds qu’il percevait douloureusement.

Quand il se leva le lendemain matin, le vent était calmé et la pluie tombait à torrents ; comme il était impossible de sortir, il resta au coin du feu ; enfin les nuages passèrent et le temps s’éclaircit. Il put alors quitter sa chambre ; mais, au lieu de descendre à la mer, il remonta dans le village pour aller au cimetière, à la tombe de son oncle. Comme il longeait l’église, il aperçut devant cette tombe une femme inclinée dans l’attitude du recueillement et de la prière : bien qu’enveloppée dans un gros manteau et encapuchonnée, cette femme ressemblait à Madeleine.

Il avança vivement : c’était elle.

Mais, soit qu’elle ne l’eût pas entendu marcher sur la terre humide, soit qu’elle fût absorbée dans ses pensées, elle ne tourna pas la tête ; alors à quelques pas d’elle, derrière elle, il s’arrêta et resta silencieux, la regardant, le cœur ému, l’esprit troublé.

Enfin elle se retourna, et, en l’apercevant ainsi tout à coup, elle eut un geste de surprise qui la fit reculer d’un pas ; mais en même temps un sourire se montra sur son visage baigné de larmes.

— Toi ! s’écria-t-elle en lui serrant les deux mains.

Il les prit et les serra longuement.

— Comment, tu as pensé à l’anniversaire de sa naissance ! dit-elle d’un ton heureux et avec l’accent de la gratitude.

— Non, dit-il, je dois avouer que ce n’est pas pour cet anniversaire que je suis ici ; j’ai quitté Paris parce que j’étais malheureux, et je suis venu à Saint-Aubin parce que j’avais besoin de penser à toi et de revoir le pays où nous avions vécu ensemble pendant huit jours.

Il dit ces dernières paroles comme si elles lui étaient arrachées par une force à laquelle il ne pouvait résister, puis, mettant le bras de Madeleine sous le sien, ils sortirent du cimetière.

Ils se dirigèrent du côté de la mer, et jusqu’à ce qu’ils fussent descendus sur la grève déserte, Léon ne parla que de choses insignifiantes, là seulement il revint au sujet qu’il avait abordé dans le cimetière :

— Sais-tu que ton arrivée ici est vraiment providentielle pour moi ? dit-il ; elle va me permettre de ne pas rentrer à Paris.

— Tu veux ne pas revenir à Paris ?

— Chère Madeleine, je suis dans une situation horrible ; follement, par chagrin, je me suis jeté dans une liaison honteuse, et plus follement encore je me suis laissé entraîné à un mariage, qui, pour être nul légalement, n’en fera pas moins le désespoir de ma vie. Cette liaison, je veux la rompre, comme je ne veux jamais revoir celle qui m’a poussé à cette folie. Pour cela, j’ai pris le parti de quitter la France et de me cacher en Amérique. Seusement, il faut que tu saches que je suis sans ressources et que, pourvu d’un conseil judiciaire, je ne puis pas emprunter. Or, m’en aller en Amérique sans rien, c’est m’exposer à mourir de faim. Veux-tu m’aider à aller en Amérique, et à y gagner ma vie en me prêtant l’argent nécessaire à cela ? Cela est étrange, n’est-ce pas, que moi, héritier de la maison Haupois-Daguillon, j’emprunte quelques milliers de francs à une pauvre fille comme toi ; enfin, c’est ainsi ; ta pauvreté te permet elle de me prêter ; de me donner ce que je demande à ton amitié, à notre parenté ?

— Je le pourrais, mais je ne le veux pas, car je ne peux pas t’aider à partir.

— Il faut que je parte, cependant.

— Pourquoi partir si tu sens, si tu es sûr que cette rupture est irrévocable ?

— Parce que… il hésita assez longtemps, — parce que, quand je me suis jeté dans cette liaison, ça été pour oublier une personne que… j’avais aimée ; et que je croyais ne jamais revoir. Depuis que j’ai revu cette personne, j’ai reconnu que je l’aimais toujours, que je l’aimais plus que je ne l’avais aimée. Mais cette personne ne peut m’aimer ; et le pût-elle, je ne puis pas lui demander d’être ma femme, car elle n’a pas de fortune et mes parents ne consentiraient jamais à l’accueillir comme leur fille : tu comprends, n’est-ce pas, que je ne me marierais pas une seconde fois sans le consentement de mon père et de ma mère ; et tu comprends aussi que dans ces conditions, je dois partir.

— Mais, si tu avais ce consentement, partirais-tu ?

— Je ne pourrais pas l’avoir.

— Si je te disais que je l’aurai moi, que je l’ai… partirais-tu ?

— Madeleine !…

— Si je te disais que ton père et ta mère m’ont demandé d’être ta femme… Partirais-tu ? Si je te disais que tu te trompes en croyant que celle que tu aimes ne pourra pas t’aimer… partirais-tu ?

IX

Ils allèrent jusqu’au sémaphore de Bernières, et tous deux, à côté l’un de l’autre, Madeleine lisant ce que Léon écrivait, Léon lisant ce qu’écrivait Madeleine, ils rédigèrent leurs dépêches :

« Cher oncle,

« Tuez le veau gras ; invitez pour dîner demain M. Byasson, et faites mettre le couvert de Léon ainsi que celui de votre fille.

» Madeleine. »

« Chère mère,

« Je te prie de vouloir bien faire préparer mon ancien appartement pour recevoir Madeleine ; quant à moi, je demande à te remplacer rue Royale et à réparer le temps perdu,

« LÉON. »

Lorsque le lendemain soirils arrivèrent rue de Rivoli, ils trouvèrent l’escalier plein d’arbustes fleuris, les portes de l’entrée de l’appartement de M. et de madame Haupois étaient grandes ouvertes, et dans le vestibule se tenait Jacques en habit noir, cravaté de blanc, ganté, prêt à annoncer les invités comme en un jour de grande fête

Et quelle plus grande fêtepouvait-il y avoir, pour ce père et cette mère si tristes la veille encore, que le retour de l’enfant prodigue à la maison paternelle !

Madeleine avait voulu prendre le bras de Léon, mais il ne s’était pas prêté à cet arrangement.

— Non, dit-il, prends-moi par la main, je tiens à ce qu’il soit bien marqué que c’est toi qui me ramènes.

Mais ni le père ni la mère n’étaient en état de faire cette remarque : dans leur élan de bonheur, ils ne virent que leur fils, Byasson seul l’observa :

— C’est bien cela, dit-il en baisant la main de Madeleine ; sans vous il ne serait jamais revenu dans cette maison, et c’est à vous seule qu’est dû ce miracle.

La dépêche de Madeleine avait été exécutée à la lettre par madame Haupois-Daguillon : « Elle avait tué le veau gras, » et jamais dîner plus splendide et plus, exquis en même temps n’avait été servi chez elle ; ce fut ce que Byasson constata en accompagnant son compliment d’un regret :

— Il ne faut pas être trop heureux pour bien manger, dit-il ; nous manquons de recueillement pour apprécier ce merveilleux dîner.

Madeleine et Léon croyaient passer la soiréedans une étroite intimité, mais à neuf heures Jacques, ouvrant la porte du salon, annonça M. Le Genest de la Crochardière, le notaire de la famille.

Que venait-il faire ?

M. Haupois-Daguillon se chargea de répondre à cette question que Léon s’était posée : il le fit avec une dignité tempérée par l’émotion.

— Comme tu nous as fait part de ton désir de rentrer dans notre maison, dit-il, nous avons pensé, ta mère et moi, que ce ne pouvait pas être dans les mêmes conditions qu’autrefois ; nous avons donc prié M. le Genest de dresser un projet d’acte de société dont il va te donner lecture et que nous réaliserons quand tu auras été relevé de ton conseil judiciaire. Notre Société est formée pour cinq années ; elle te reconnaît une part de propriété égale à la notre ; la raison sociale sera : Haupois-Daguillon et fils ; et la direction de notre maison de Madrid sera, si tu le veux bien, confiée à Saffroy.

Ces derniers mots s’adressèrent à Madeleine autant qu’à Léon.

La lecture de cet acte et les commentaires dont l’accompagna M. Le Genest de la Crochardière, homme discret et prolixe, — presque aussi prolixe en ses discours qu’en son nom, — occupèrent tout le reste de la soirée

Léon voulut conduire Madeleine jusqu’à la porte de son ancien appartement, puis avant de rentrer rue Royale, il voulut aussi reconduire Byasson, car il avait à entretenir celui-ci d’une affaire délicate dont il ne pouvait parler ni devant Madeleine ni devant ses parents.

— Mon cher ami, dit-il, avez-vous assez confiance dans l’associé de la maison Haupois-Daguillon pour lui prêter trois cent mille francs ?

— Je te préviens que si tu veux employer cet argent à payer le dédit de Madeleine, tu n’as pas besoin de t’endetter ; il est convenu que ton père prend ce dédit à sa charge et qu’il traitera avec Sciazziga. Quant à l’engagement que Madeleine a signé à l’Opéra, il sera expiré avant que vous puissiez vous marier.

— Ce n’est point de Madeleine qu’il s’agit, c’est de Cara ; elle a vendu son mobilier pour moi, et cette vente lui a fait subir une perte.

— On prétend, au contraire, qu’elle lui a donné un gros bénéfice.

— Ceci est affaire d’appréciation : de plus elle m’a prêté diverses sommes ; j’estime que ces sommes et que l’indemnité que je lui dois valent trois cent mille francs. Voulez-vous les payer en mon nom, car je ne veux pas la revoir. Si vous me refusez, je serai obligé de m’adresser à mes parents, et cela me coûtera beaucoup ; je ne voudrais pas mettre cette nouvelle dépense à leur charge, je voudrais, au contraire, l’acquitter avec mes premiers bénéfices.

— Eh bien ! je te les prêterai, mais à une condition qui est que je ne les verserai à Cara que le jour de ton mariage ; et dès demain j’irai régler cette affaire avec elle.

Le lendemain matin, en effet, Byasson se rendit rue Auber : il fut reçu avec empressement.

— Où est Léon ? demanda-t-elle avec anxiété.

— Rassurez-vous, il n’est pas perdu ; il est chez ses parents dont il devient l’associé : cette association est consentie en vue de son prochain mariage avec sa cousine Madeleine qui se célébrera quand la nullité du vôtre aura été prononcée par la cour de Rome.

Cara ne broncha pas.

— Si je vous annonce ce mariage, continua Byasson, vous sentez que c’est parce que nous avons la certitude que vous ne pouvez pas l’empêcher : Léon aime sa cousine, et rien ne guérit mieux un ancien amour qu’un nouveau ; toute tentative de votre part serait donc inutile, vous savez cela mieux que moi. Cependant, comme vous pourriez avoir la fantaisie d’engager une lutte qui, pour n’être pas dangereuse, n’en serait pas moins agaçante, je vous offre trois cent mille francs que je prends l’engagement d’honneur de vous payer le jour de notre mariage, si d’ici là vous nous laissez en paix.

— Et combien m’offrez-vous pour que je ne soutienne pas la validité de mon mariage ?

— Rien ; nous sommes sûrs d’obtenir la nullité que nous demandons, nous ne pouvons donc pas vous la payer : d’ailleurs trois cent mille francs c’est une belle somme et qui représente largement les sacrifices que vous avez pu faire en vue d’assurer votre mariage avec mon jeune ami.

Elle pâlit et ses lèvres se décolorèrent ; mais elle se raidit et, par un effort de volonté, elle parvint à amener un sourire sur ses lèvres frémissantes :

— Vous aviez voulu m’étrangler comme une bête malfaisante, dit-elle, vous réalisez aujourd’hui votre désir.

— Convenez au moins que l’empreinte de mes doigts est adoucie par les chiffons de papier qui les enveloppent.

Cara, ainsi que l’avait dit Byasson, savait mieux que personne toute la force d’un nouvel amour ; cependant elle voulut voir si elle ne pouvait pas reconquérir Léon en perdant Madeleine, ce qui était sa seule chance de succès ; mais Sciazziga, sur qui elle comptait, ne put pas l’aider ; d’ailleurs, après un moment de dépit, il s’était résigné à toucher ses deux cent mille francs, et maintenant il n’attendait plus que ce moment pour aller vivre en Italie heureux et tranquille, n’ayant d’autre regret « qué dé voir oune grande artiste finir misérablement dans oune mariaze bourzeois. »

Battue de ce côté, Cara, qui ne voulait pas exposer ses trois cent mille francs, n’eut plus d’espérance que dans la validité de son mariage, car il était bien certain que si la famille Haupois-Daguillon croyait ne pas pouvoir obtenir de la cour de Rome la nullité de ce mariage, elle lui payerait cher son acquiescement à la demande en nullité : c’était une dernière carte à jouer, et il fallait la jouer sérieusement ; malheureusement pour elle, elle perdit encore cette partie.

Malgré l’apparente confiance de Byasson, il n’était pas du tout prouvé que Rome prononçât jamais cette nullité.

M. et madame Haupois s’étaient adressés à un personnage influent, disait-on, et qui déjà avait fait prononcer la nullité d’un mariage conclu entre un banquier allemand et une Française ; mais ce personnage, tout en se faisant donner de l’argent, n’avançait à rien, et répondait toujours que l’affaire était grave, qu’il fallait attendre, etc.

Impatientée d’attendre, madame Haupois entreprit le voyage de Rome, et, se jetant aux pieds du pape, elle lui expliqua avec l’éloquence d’une mère comment son fils avait été marié. Elle obtint alors qu’une enquête serait ouverte à l’archevêché de Paris, conformément à la bulle de Benoît XIV (Dei miseratione) et que le résultat en serait transmis à la sacrée congrégation du concile qui examinerait la validité de ce mariage.

Ce fut devant ce tribunal de l’officialité diocésaine que comparurent Léon et Cara, M. et madame Haupois, Byasson et tous ceux qui avaient eu connaissance des faits se rapportant à ce mariage ; malgré l’habileté de sa défense, Cara fut convaincue de n’avoir été en Amérique que pour éluder la loi canonique et d’avoir trompé l’abbé O’Connor. Comme il fallait innocenter celui-ci de la légèreté avec laquelle il avait célébré ce mariage, elle fut chargée de toute la responsabilité, et la nullité fut prononcée.

Aussitôt les publications légales furent faites à Noiseau et à Paris, et tout se prépara pour le mariage de Léon et de Madeleine.

Bien que Cara eût paru subir les conditions qui lui avaient été imposées par Byasson, celui n’était pas sans crainte pour le jour de la cérémonie. Comment l’empêcher d’entrer à l’église, et au pied de l’autel de se jeter entre Léon et Madeleine.

Elle était parfaitement capable de jouer cette scène mélodramatique, et le souvenir de son discours devant le tribunal lors du procès engagé à propos du testament du duc de Carami prouvait que dans certaines circonstances elle pouvait très-bien préférer la vengeance à l’intérêt.

La peur de ce scandale détermina Byasson à aller voir faim qu’il avait à la préfecture de police, de sorte que l’on remarqua pendant la cérémonie à l’église et à la mairie, plusieurs invités à l’air martial, paraissant assez mal à l’aise dans leurs gants et que personne ne connaissait.

Rien ne troubla cette double cérémonie, ni le dîner, ni le bal qui eut lieu sous une tente dressée dans la cour d’honneur du château de Noiseau.

De tous les amis de la famille, Byasson seul manqua à cette soirée ; il quitta Noiseau après le dîner, et à dix heures, il arrivait rue Auber, portant dans ses poches trois cent mille francs.

Cara l’attendait ; elle reçut les billets et les compta avec un calme parfait :

— Maintenant, dit-elle, nous avons une dernière affaire à traiter : combien m’achetez-vous les trente-trois lettres que voici : elles sont de Léon, très-tendres, quelquefois passionnées, d’autres fois légères, et si j’en envoie une chaque jour à madame Haupois jeune, je crois que celle-ci passera une assez vilaine lune de miel.

Byasson resta un moment embarrassé, puis il allongea la main vers le paquet de lettres :

— Vous permettez ? dit-il.

— Si vous voulez, je vais vous en lire deux ou trois.

— Non, merci, je ne tiens pas à entendre, il me suffit de voir.

Et il feuilleta les lettres qui étalent rangées dépliées les unes par-dessus les autres :

— Elles n’ont ni enveloppes ni adresses, dit-il après son examen, cela leur ôte pour nous une valeur qu’elles auraient, je l’avoue, si elles portaient votre nom et le timbre de la poste ; mais, telles quelles sont en cet état, elles ne signifient rien, car si vous les envoyez à madame Haupois jeune, celle-ci, qui a entendu parler de vous, croira que vous avez fait fabriquer ces lettres en imitant l’écriture de son mari. Désolé de ne pouvoir faire cette petite affaire ; mais j’espère que celle des trois cent mille francs vous suffira pour vivre dignement en veuve de Léon, comme vous en manifestiez le désir autrefois.

Ces trois cent mille francs ne suffirent pas à cela cependant, car deux ans après, le lendemain du baptême de son second petit-fils, M. Haupois-Daguillon reçut la lettre suivante, qui lui apprit que Cara était dans une fâcheuse situation :

« Monsieur,

« Vous trouverez ci-inclus, un paquet de trente-trois lettres, ce sont celles que votre fils m’écrivit, et c’est tout ce qui me reste de lui.

« Je vous les remets ne voulant pas m’adresser à lui pour me secourir dans la position désespérée où je me trouve : je vais être expulsée de mon logement et mon pauvre mobilier va être vendu si jeudi je ne paye pas, on si quelqu’un ne paye pas pour moi, une somme de quatre mille francs, entre les mains de l’huissier qui me poursuit : Bonnot, 1, rue Drouot.

« Veuillez agréer, monsieur, l’assurance des sentiments de respect d’une femme qui a eu l’honneur de porter votre nom et qui n’est plus, qui ne sera plus pour tous que

« Cara ».
FIN