Cara/Première partie

É. Dentu (p. 1-144).


PREMIÈRE PARTIE


I

HAUPOIS-DAGUILLON (Ch. P.), ✠ [V. O] orfèvre fournisseur des cours d’Angleterre, d’Espagne, de Belgique, de Grèce, rue Royale, maisons à Londres Regent street, et à Madrid, calle de la Montera.— (O) 1802—6—19—23—27—31—44—40. — (P. M.) Londres, 1851. — (A) New-York, 1853. — Hors concours, Londres 1862 et Paris 1867.

C’est ainsi que se trouve désignée dans le Bottin une maison d’orfèvrerie qui, par son ancienneté, — près d’un siècle d’existence, — par ses succès artistiques, — (O)(A) médailles d’or et d’argent à toutes les grandes expositions de la France et de l’étranger, — par sa solidité financière, par son honorabilité, est une des gloires de l’industrie parisienne.

Jusqu’en 1840, elle avait été connue sous le seul nom de Daguillon ; mais à cette époque l’héritier unique de cette vieille maison était une fille, et celle-ci, en se mariant, avait ajouté le nom de son mari à celui de ses pères : Haupois-Daguillon.

Ce Haupois (Ch. P.) était un Normand de Rouen venu, dans une heure d’enthousiasme juvénile, de sa province à Paris pour être statuaire, mais qui, après quelques années d’expérience, avait, en esprit avisé qu’il était, pratique et industrieux, abandonné l’art pour le commerce.

Il n’eût très-probablement été qu’un médiocre sculpteur, il était devenu un excellent orfèvre, et sous sa direction, qui réunissait dans une juste mesure l’inspiration de l’artiste à situation et à la prudence du marchand, les affaires de sa maison avaient pris un développement qui aurait bien étonné le premier des Daguillon si, revenant au monde, il avait pu voir, à partir de 1850, la chiffre des inventaires de ses héritiers.

Il est vrai que dans cette direction il avait été puissamment aidé par sa femme, personne de tête, intelligente, courageuse, résolue, âpre au gain, dure à la fatigue, en un mot, une de ces femmes de commerce qu’il n’était pas rare de rencontrer il y a quelques années dans la bourgeoisie parisienne, assises à leur comptoir ou derrière le grillage de leur caisse, ne sortant jamais, travaillant toujours, et n’entrant dans leur salon, quand elles en avaient un, que le dimanche soir

En unissant ainsi leurs efforts, le mari et la femme n’avaient point eu pour but de quitter au plus vite les affaires, après fortune faite, pour vivre bourgeoisement de leurs rentes. Vivre de ses rentes, l’héritière des Daguillon l’eût pu, et même très-largement, à l’époque à laquelle elle s’était mariée. Pour cela elle n’aurait eu qu’à vendre sa maison de commerce. Mais l’inaction n’était point son fait, pas plus que les loisirs d’une existence mondaine n’étaient pour lui plaire. C’était l’action au contraire qu’il lui fallait, c’était le travail qu’elle aimait, et ce qui la passionnait c’étaient les affaires, c’était le commerce pour les émotions et les orgueilleuses satisfactions qu’ils donnent avec le succès.

Il était venu ce succès, grand, complet, superbe, et à mesure qu’étaient arrivées les médailles et les décorations, à mesure qu’avait grossi le chiffre des inventaires, les satisfactions orgueilleuses étaient venues aussi, de sorte que d’années en années le mari et la femme, avaient été de plus en plus fiers de leur nom : Haupois-Daguillon, c’était tout dire.

Deux enfants étaient nés de leur mariage, une fille, l’aînée, et, par une grâce vraiment providentielle, un fils qui continuerait la dynastie des Daguillon.

Mais les rêves ou les projets des parents ne s’accordent pas toujours avec la réalité. Bien que ce fils eût été élevé en vue de diriger un jour la maison de la rue Royale et de devenir un vrai Daguillon, il n’avait montré aucune disposition à réaliser les espérances de ses parents, et la gloire de sa maison avait paru n’exercer aucune influence, aucun mirage sur lui.

Cette froideur s’était manifestée dès son enfance ; et alors qu’il suivait les cours du lycée Bonaparte et qu’il venait le jeudi ou pendant les vacances passer quelques heures dans les magasins, on ne l’avait jamais vu prendre intérêt à ce qui se faisait ni à ce qui se disait autour de lui. Combien était sensible la différence entre la mère et le fils, car les distractions les plus agréables de son enfance, c’était dans ce magasin que mademoiselle Daguillon les avait trouvées, écoutant, regardant curieusement les clients, admirant les pièces d’orfèvrerie exposées dans les vitrines, et la plus heureuse petite fille du monde lorsqu’on lui permettait d’en prendre quelques-unes (de celles qui n’étaient pas terminées bien entendu) pour jouer à la marchande avec ses camarades.

Mais était-il sage de s’inquiéter de l’apathie d’un enfant ? plus tard la raison viendrait, et, quand il comprendrait la vie, il ne resterait assurément pas insensible aux avantages que sa naissance lui donnait.

L’âge seul était venu, et lorsque, ses études finies, Léon était entré dans la maison paternelle, il avait gardé son apathie et son indifférence, testant de glace pour les joies commerciales, insensible aux bonnes aussi bien qu’aux mauvaises affaires.

Sans doute il n’avait pas nettement déclaré qu’il ne voulait point être commerçant, car il n’était point dans son caractère de procéder par des affirmations de ce genre. D’humeur douce, ayant l’horreur des discussions, aimant tendrement son père et sa mère, enfin étant habitué depuis son enfance à entendre les espérances de ses parents, il ne s’était pas senti le courage de dire franchement que la gloire d’être un Daguillon ne l’éblouissait pas, et qu’il ne sentait pas la vocation nécessaire pour remplir convenablement ce rôle.

Mais, ce qu’il n’avait pas dit, il l’avait laissé entendre, sinon en paroles, au moins en actions, par ses manières d’être avec les clients, avec les employés, les ouvriers, avec tous et dans toutes les circonstances.

Si M. et madame Haupois-Daguillon avaient exigé de leur fils le zèle et l’exactitude d’un commis ou d’un associé, ils auraient pu s’expliquer son apathie et son indifférence par la paresse ; mais cette explication n’était malheureusement pas possible.

Léon n’était pas paresseux ; collégien, il avait figuré parmi les lauréats du grand concours ; élève de l’École de droit, il avait passé tous ses examens régulièrement et avec de bonnes notes ; enfin, dans l’atelier où il avait appris le dessin, il avait acquis une habileté et une sûreté de main qu’une longue application peut seule donner.

Et puis, d’autre part, ce n’était pas du zèle, ce n’était même pas du travail qu’ils lui demandaient. Le jour où ils l’avaient fait entrer dans leur maison, ils ne lui avaient pas dit : « Tu travailleras depuis sept heures et demie du matin jusqu’à neuf heures du soir et tu emploieras ton temps sans perdre une minute. » Loin de là. Car ce jour même ils lui avaient offert un appartement de garçon luxueusement aménagé, avec deux chevaux dans l’écurie, un pour la selle, l’autre pour l’attelage, voiture sous la remise, cocher, valet de chambre ; et un pareil cadeau, qui lui permettait de mener désormais l’existence d’un riche fils de famille, n’était pas compatible avec de rigoureuses exigences de travail. Aussi ces exigences n’existaient-elles ni dans l’esprit du père ni dans celui de la mère. Qu’il s’amusât. Qu’il prît dans le monde parisien la place qui selon eux appartenait à l’héritier de leur maison, cela était parfait ; ils en seraient heureux ; mais par contre cela n’empêchait pas (au moins ils le croyaient) qu’il s’intéressât aux affaires de cette maison, qui en réalité serait un jour, qui était déjà la sienne.

C’était là seulement ce qu’ils attendaient, ce qu’ils espéraient, ce qu’ils exigeaient de lui.

Cependant si peu que cela fût, ils ne l’obtinrent pas.

À quoi pouvait tenir son indifférence, d’où venait-elle ?

Ce furent les questions qu’ils agitèrent avec leurs amis et particulièrement avec le plus intime, un commerçant nommé Byasson, mais sans leur trouver une réponse satisfaisante, chacun ayant un avis différent.

Ils s’arrêtèrent donc à cette idée, que les choses changeraient si, comme l’avait soutenu leur ami Byasson, on donnait à Léon un rôle plus important dans la direction de la maison, plus d’initiative, plus de responsabilité, et pour en arriver à cela, ils décidèrent de s’éloigner de Paris pendant quelque temps.

Depuis plusieurs années, les médecins conseillaient à M. Haupois d’aller faire une saison aux eaux de Balarue, dans l’Hérault. Il avait toujours résisté aux médecins. Il céda. La femme accompagna le mari.

Léon, resté seul maître de la maison, serait bien forcé de prendre l’habitude de diriger tout et de commander à tous ; même aux vieux employés, qui jusqu’à ce jour l’avaient traité un peu en petit garçon.

Cependant il ne dirigea rien et ne commanda à personne, ni aux jeunes ni aux vieux employés.

II

Le départ de son père et de sa mère lui avait imposé une obligation qu’il avait dû accepter, si désagréable qu’elle fût : c’était d’abandonner son appartement de la rue de Rivoli pour coucher rue Royale.

Lorsque le dernier des Daguillon, qui était le père de madame Haupois, avait quitté le quartier du Louvre, où sa maison avait été fondée, pour la transférer rue Royale, il avait installé son appartement à côté de ses magasins ; mais plus tard lorsque, sous la direction de M. Haupois, les affaires de la maison s’étaient développées et avaient atteint leur apogée, il avait fallu prendre cet appartement pour le transformer en salons d’exposition, en bureaux, en magasins. De ce qui jusqu’à ce jour avait servi à l’habitation particulière on n’avait conservé qu’une chambre avec une cuisine. Et pour loger la famille on avait dû louer un appartement rue de Rivoli, entre la rue de Luxembourg et la rue Saint-Florentin. C’était là que les enfants avaient grandi, en bon air, au soleil, les yeux égayés par la verdure des Tuileries. Mais cet appartement confortable, madame Haupois-Daguillon ne l’avait guère habité, car obligée de rester rue Royale, où l’œil du maître était nécessaire, elle avait conservé sa chambre auprès de ses magasins, la première levée, la dernière couchée, ne vivant de la vie de famille que le dimanche seulement.

Tant que durerait l’absence de ses parents, Léon devait habiter cette chambre, remplacer ainsi sa mère, et comme elle faire bonne garde sur toutes choses.

Mais pour coucher rue Royale Léon ne s’était pas trouvé obligé à s’occuper plus attentivement des affaires de la maison : il avait rempli le rôle de gardien, voilà tout, et encore en dormant sur les deux oreilles.

Pour le reste, il avait laissé les choses suivre leur cours, et quand le vieux caissier, le vénérable Savourdin, bonhomme à lunettes d’or et à cravate blanche le priait chaque soirde vérifier la caisse, il s’acquittait de cette besogne avec une nonchalance véritablement inexplicable. Quelle différence entre la mère et le fils ! et le bonhomme Savourdin, qui avait des lettres, s’écriait de temps en temps : O tempora, o mores ! en se demandant avec angoisse à quels abîmes courait la société.

Il y avait déjà douze jours que M. et madame Haupois-Daguillon étaient partis pour les eaux de Balarue, lorsqu’un jeudi matin, en classant le courrier que le facteur venait d’apporter, le bonhomme Savourdin trouva une lettre adressée à M. Léon Haupois, avec la mention « personnelle et pressée » écrite au haut de sa large enveloppe.

Aussitôt il appela un garçon de bureau :

— Portez cette lettre à M. Léon.

— M. Léon n’est pas levé.

— Eh bien, remettez-la à son domestique en lui faisant remarquer qu’elle est pressée.

— Ce ne sera pas une raison pour que M. Joseph prenne sur lui d’éveiller son maître.

— Vous lui direz, ajouta le caissier en haussant doucement les épaules par un geste de pitié, que ce n’est pas une lettre d’affaires ; l’écriture de l’adresse est de la main de M. Armand Haupois, l’oncle de M. Léon, et le timbre est celui de Lion-sur-Mer, village auprès duquel M. l’avocat général habite ordinairement avec sa fille pendant les vacances pour prendre les bains. Cela décidera sans doute Joseph, ou comme vous dites « M. Joseph », à réveiller son maître.

Le garçon de bureau prit la lettre et, secouant la tête en homme bien convaincu qu’on lui fait faire une course inutile, il sortit du magasin et alla frapper à une petite porte bâtarde, — celle de la cuisine, — qui ouvrait directement sur l’escalier.

Une voix lui ayant répondu de l’intérieur, il entra : deux hommes se trouvaient dans cette cuisine ; l’un d’eux, en veste de velours bleu, évidemment un commissionnaire, était en train de cirer des bottines ; l’autre, en gilet à manches, assis sur deux chaises, les pieds en l’air, était occupé à lire le journal.

— Tiens ! monsieur Pierre, dit ce dernier en abandonnant sa lecture.

— Moi-même, monsieur Joseph, qui me fais le plaisir de vous apporter une lettre pour M. Léon.

— Monsieur n’est pas éveillé.

Et comme le commissionnaire qui cirait les bottines avait ralenti le mouvement de son bras droit :

— Frottez donc, père Manhac ; vous avez déjà batté les vêtements tout à l’heure, n’ayez pas peur d’appuyer sur le cuir, vous savez : ce n’est pas monsieur qui paye, c’est moi, donnez-m’en pour mon argent.

Puis se tournant vers le garçon de bureau :

— Ma parole d’honneur, c’est agaçant de ne pouvoir pas avoir une minute de tranquillité ; si vous vous relâchez de votre surveillance, rien ne va plus.

Pendant cette observation faite d’un ton rogue, le père Manhac avait achevé de cirer les bottines ; les ayant posées délicatement sur une table, il sortit le dos tendu en homme qui trouve plus sage de fuir les observations que de les affronter.

— Ne portez-vous pas ma lettre à M. Léon ? demanda le garçon de bureau.

— Non, bien sûr.

— Ce n’est pas une lettre d’affaires.

— Quand même ce serait une lettre d’amour, je ne le réveillerais pas.

— C’est une lettre de famille, le bonhomme Savourdin a reconnu l’écriture ; il dit qu’elle est de M. Armand Haupois, l’avocat général de Rouen, l’oncle de M. Léon ; ce qui est assez étonnant, car les deux frères ne se voient plus ; mais ils veulent peut-être se réconcilier ; M. Armand Haupois a une fille très jolie, mademoiselle Madeleine, que M. Léon aimait beaucoup.

— Elle n’a pas le sou, votre fille très-jolie ; cela m’est donc bien égal que M. Léon l’ait aimée, car l’héritier de la maison Haupois-Daguillon n’épousera jamais une femme pauvre ; je suis tranquille de ce côté, les parents feront bonne garde, ils ont d’autres idées, que je partage d’ailleurs jusqu’à un certain point.

— Oh ! alors…

— Est-ce que vous vous imaginez, mon cher, qu’un homme comme moi aurait accepté M. Léon Haupois si j’avais admis la probabilité, la possibilité d’un mariage prochain ? Allons donc ! Ce qu’il me faut, c’est un garçon qui mène la vie de garçon ; c’est une règle de conduite. Voilà pourquoi je suis entré chez M. Léon ; c’était un fils de bourgeois enrichi et je m’étais imaginé qu’il irait bien : mais il m’a trompé.

— Il ne va donc pas ?

Joseph haussa les épaules.

— Pas de femmes, hein ? insista le garçon de bureau en clignant de l’œil.

— Mon cher, les hommes ne sont pas ruinés par les femmes, ils le sont par une ; plusieurs femmes se neutralisent ; une seule prend cette influence décisive qui conduit aux folies.

— Eh bien, vous m’étonnez, car, à l’époque où M. Léon n’était encore que collégien, je croyais qu’il irait bien, comme vous dites. Il venait souvent le jeudi au magasin avec un de ses camarades, le fils Clergeau, et, tout le temps qu’ils étaient là, ils restaient le nez écrasé contre les vitres à regarder le défilé des voitures qui vont au Bois ou qui en reviennent, et qui naturellement passent sous nos fenêtres. De ma place je les entendais chuchoter, et ils ne parlaient que des cocottes à la mode ; ils savaient leur nom, leur histoire, avec qui elles étaient, et, en les écoutant, je me disais à part moi : « Il faudra voir plus tard, ça promet. » Je suis joliment surpris de m’être trompé. En tout cas, si j’ai raisonné faux, pour le fils, j’ai tombé juste pour la fille.

— Mademoiselle Haupois-Daguillon s’occupait aussi des cocottes ?

— Quelle bêtise ! Comme son frère, mademoiselle Camille restait aussi le nez collé contre les vitres, mais le défilé qu’elle regardait, c’était celui des gens titrés. Tout ce qui avait un nom dans le grand monde parisien, elle le connaissait ; il n’y avait que ces gens-là qui l’intéressaient ; elle parlait de leur naissance ; elle savait sur le bout du doigt leur parenté ; elle annonçait leur mariage, et alors comme pour le frère je me disais : « Il faudra voir ; » j’ai vu ; elle a épousé un noble.

— Baronne Valentin, la belle affaire en vérité.

— Enfin elle a des armoiries, et la preuve c’est qu’on vient de lui finir à la fabrique une garniture de boutons en or pour un de ses paletots, avec sa couronne de baronne gravée sur chaque bouton ; c’est très-joli.

— Ridicule de parvenu, mon cher, voilà tout ; on fait porter ses armes par ses valets, on ne les porte pas soi-même.

Un coup de sonnette interrompit cette conversation.

III

Lorsque Joseph entra dans la chambre de son maître, celui-ci était debout, le dos appuyé contre un des chambranles de la fenêtre, occupé à allumer une cigarette : les manches de la chemise de nuit retroussées, le col rejeté de chaque côté de la poitrine, les cheveux ébouriffés, il apparaissait, dans le cadre lumineux de la fenêtre, comme un grand et beau garçon, au torse vigoureux, avec une tête aux traits réguliers, harmonieux, aux yeux doux, à la physionomie ouverte et bienveillante.

— Une lettre pour monsieur, dit Joseph. L’adresse porte : « Personnelle et pressée. »

— Donnez, dit-il nonchalamment.

Mais aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur l’adresse, l’intérêt remplaça l’indifférence.

— Vite une voiture, s’écria-t-il en jetant cette lettre sur la table, un cheval qui marche bien ; courez.

Comme Joseph se dirigeait vers la porte, son maître le rappela :

— Savez-vous à quelle heure part l’express pour Caen ?

— À neuf heures.

— Quelle heure est-il présentement ?

— Huit heures quarante.

— Allez vite ; trouvez-moi un bon cheval ; quand la voiture sera à la porte, courez rue de Rivoli et mettez-moi dans un sac à main du linge pour trois ou quatre jours, puis revenez en vous hâtant de manière à me remettre ce sac.

Tout en donnant ces ordres d’une voix précipitée, il s’était mis à sa toilette ; en quelques minutes il fut habillé et prêt à partir.

Alors, sortant vivement de sa chambre, il passa dans les magasins et se dirigea vers la caisse :

— Savourdin, je pars.

— C’est impossible. J’ai des signatures à vous demander.

— Vous vous arrangerez pour vous en passer.

Le vieux caissier leva au ciel ses deux bras par un geste désespéré, mais Léon lui avait déjà tourné le dos.

— Monsieur Léon, cria le bonhomme, monsieur Léon, je vous en prie, au nom du ciel…

Mais Léon avait gagné le vestibule et descendait l’escalier.

Au moment où il franchissait la porte cochère, une voiture, avec Joseph dedans, s’arrêtait devant le trottoir.

— À la gare Saint-Lazare ! dit Léon, montant brusquement dans la voiture, et aussi vite que vous pourrez !

Le cheval, enlevé par un vigoureux coup de fouet, partit au grand trot ; aussitôt Léon voulut reprendre la lecture de la lettre, dont les premières lignes l’avaient si profondément bouleversé.

Mais la voiture franchit en moins de cinq minutes la distance qui sépare la rue Royale de la rue Saint-Lazare : quand elle entra dans la cour de la gare, il n’avait pas encore tourné le premier feuillet ; l’horloge allait sonner neuf heures.

Il était temps : on ferma derrière lui le guichet de distribution des billets.

Ce fut seulement quand il se trouva installé dans son wagon, où il était seul, qu’il reprit sa lecture, non au point où il l’avait interrompue, mais à la première ligne :

« Mon cher Léon,

« Ma dépêche télégraphique d’hier, par laquelle je te demandais si tu serais à Paris libre de toute occupation pendant la fin de la semaine, a dû te surprendre jusqu’à un certain point.

« En voici l’explication :

« Je vais mourir, et tu es la seule personne au monde, mon cher neveu, qui puisse assister ma fille, ta cousine ; dans cette circonstance, il fallait donc que je fusse certain qu’aussitôt prévenu tu pourrais accourir près d’elle.

« Cette certitude, ta réponse me la donne, et, comme d’avance je suis sûr de ton cœur, je puis maintenant accomplir ma résolution.

« Tu connais ma position, je n’ai pas de fortune. Nés de parents pauvres, ton père et moi nous n’avons pas eu de patrimoine. Mais tandis que ton père, jetant un clair regard sur la vie, embrassait la carrière commerciale au lieu d’être artiste, comme il l’avait tout d’abord souhaité, j’entrais dans la magistrature. Et, d’autre part, tandis que ton père épousait une femme riche qui lui apportait des millions, j’en épousais une qui n’avait pour dot et pour tout avoir qu’une cinquantaine de mille francs.

« Cette dot avait été placée dans une affaire industrielle ; je ne changeai point ce placement, car il ne me convenait pas de défaire ce qui avait été fait par mon beau-père, et d’un autre côté j’étais bien aise de tirer de ces cinquante mille francs un revenu assez gros pour que ma femme et ma fille n’eussent point trop à souffrir de la médiocrité de mon traitement de substitut.

« C’est grâce à ce revenu qu’après avoir perdu ma femme au bout de quatre années de mariage, je pus garder ma fille près de moi, et qu’elle a été élevée sous mes yeux, sur mon cœur.

« En la mettant dans un pensionnat, saurais pu faire de sérieuses économies, car, lorsqu’on prend, pour instruire un enfant dans la maison paternelle, les meilleurs professeurs dans chaque branche d’instruction, pour la peinture un peintre de mérite, pour la musique des artistes de talent, cela coûte cher, très-cher, et en employant utilement ces économies, soit à former un capital, soit à constituer une assurance sur la vie, payable entre les mains de ma fille le jour de son mariage, je serais arrivé à lui constituer une dot moitié plus forte que celle que sa mère avait reçue. Mais je n’ai point cru que c’était là le meilleur. Plusieurs raisons d’ordre différent me déterminèrent : j’aimais ma fille, et ce m’eût été un profond chagrin de me séparer d’elle ; je n’étais pas partisan de l’éducation en commun pour les filles ; jeune encore, je ne voulais pas m’exposer à la tentation de me remarier, ce qui eût pu arriver si je n’avais pas eu ma fille près de moi ; enfin je me disais que, si les hommes ne cherchent trop souvent qu’une dot dans le mariage, il en est cependant qui veulent une femme, et c’était une femme que je voulais élever ; toi qui connais Madeleine, ses qualités d’esprit et de cœur, tu sais si j’ai réussi.

« Tu as passé quelques-unes de tes vacances avec nous ; tu sais quelle était notre vie dans notre petite maison du quai des Curandiers et notre étroite intimité dans le travail comme dans le plaisir ; tu as assisté à nos soiréesde lecture, à nos séances de musique, à nos réunions entre amis, je n’ai donc rien à te dire de tout cela ; à le faire je m’attendrirais dans ces souvenirs si doux, si charmants, et je ne veux pas m’attendrir.

« Cependant, en rappelant ainsi un passé que tu connais dans une certaine mesure, je dois relever un point que tu ignores peut-être, et qui a son importance : nos dépenses dépassèrent chaque année mes prévisions et m’entraînèrent dans des embarras d’argent qui furent les seuls tourments de ces années si heureuses ; mais ton père me vint en aide, et, grâce à son concours fraternel, je pus en sortir à mon honneur.

« Malgré ces embarras d’argent causés le plus souvent par des besoins imprévus, mais dans plus d’une circonstance aussi, je l’avoue, par une mauvaise administration, j’espérais pouvoir suivre jusqu’au bout le plan que je m’étais tracé pour l’éducation de Madeleine, quand un incident désastreux vint bouleverser toutes mes combinaisons : la maison dans laquelle notre capital était placé se trouva en mauvaises affaires, et de telle sorte que si nous n’apportions pas une nouvelle mise de fonds tout était perdu. Sans économies, sans ressources autres que celles provenant de mon traitement, il m’était difficile, pour ne pas dire impossible, de me procurer la somme nécessaire pour cet apport. santais pu, il est vrai, la demander à ton père ; mais j’en étais empêché par des raisons, à mes yeux décisives : ton père m’ayant déjà aidé dans plusieurs circonstances, je ne pouvais m’adresser à lui sans augmenter les obligations que j’avais déjà contractées à son égard dans des proportions qui n’étaient nullement en rapport avec ma situation financière ; en un mot, je n’empruntais plus, je me faisais donner ; enfin, je ne voulais pas m’exposer à voir nos relations fraternelles gênées par des questions d’argent, et même à voir les liens d’amitié qui nous unissaient brisés par ces questions. Mais ce que je n’avais pas voulu faire, un de nos cousins le fit à mon insu, et ton père apprit les difficultés de ma situation ; il vint à Rouen et voulut régler cette affaire d’après certains principes de commerce qui n’étaient pas les miens. Une discussion s’ensuivit entre nous ; tu sais combien nos idées sont différentes sur presque tous les points ; cette discussion s’envenima et se termina par une rupture complète, telle que nos relations ont été brisées et que depuis ce jour nous ne nous sommes pas revus, malgré certaines avances que j’ai cru devoir faire, mais qui ont trouvé ton père implacable.

« Si difficile que fût ma position, je parvins cependant à me procurer la somme qu’il me fallait, mais ce fut au prix d’engagements très-lourds que je ne contractai que parce que j’avais la conviction que notre affaire devait reprendre et bien marcher. Elle ne reprit point. Elle vient de s’effondrer, me laissant ruiné, et ce qui est plus terrible, endetté pour des sommes qu’il m’est impossible de payer.

« Si l’insolvabilité est grave pour tout le monde, combien plus encore l’est-elle pour un magistrat ! admets-tu que le chef d’un parquet poursuivi par les huissiers soit obligé de parlementer avec eux, d’user de finesses plus ou moins légales, de les abuser, de les prier d’attendre ? Les prier !

« Ce n’est pas tout.

« Il y a quatre mois je remarquai un affaiblissement dans ma vue, ou plus justement du trouble et de l’obscurité. Tout d’abord je ne m’en inquiétai pas. Mais bientôt les objets ne m’apparurent plus qu’entourés d’un nuage et avec des formes confuses ; en lisant, les lettres semblaient vaciller devant mes yeux, et se réunir toutes ensemble au point que je n’apercevais plus qu’une ligne noire uniforme.

« Je consultai le docteur La Roë, que tu connais bien ; il constata une amaurose qui dans un temps plus ou moins long devait me rendre aveugle.

« On ne reste pas impassible sous le coup d’une pareille menace. Cependant je ne me laissai pas accabler, je résolus d’employer ce que j’avais d’énergie et d’intelligence à lutter. Un de mes collègues et des plus éminents est aveugle ; ce qui ne l’empêche pas de remplir les devoirs de sa charge : j’espérai pouvoir suivre son exemple et remplir aussi les miens.

« Tu as fait ton droit, tu sais que notre travail est de deux espèces, celui du cabinet et celui de l’audience ; dans le cabinet on lit les dossiers, on prend des notes, c’est-à-dire qu’on fait usage des yeux ; à l’audience on conclut, c’est-à-dire qu’on fait surtout usage de la parole. Lorsque je sortis de chez mon médecin, je rentrai chez moi et aussitôt je révélai la vérité ou tout au moins une partie de la vérité à Madeleine, en lui expliquant d’autre part notre situation financière ; puis je lui demandai si elle voulait me servir de secrétaire et me lire les dossiers que j’avais à étudier, en un mot être, selon l’expression de Sophocle, « la fille dont les yeux voient pour elle et pour son père. »

« Elle non plus ne s’abandonna pas, et si un mouvement irrésistible de désespoir la fit jeter dans mes bras, elle réagit contre cette faiblesse, et tout de suite nous nous mîmes au travail.

« Ces doigts habitués à manier le pinceau et le crayon ou à courir sur les touches du piano tournèrent les feuillets poudreux des dossiers ; ces lèvres qui jusqu’à ce jour n’avaient prononcé que des phrases harmonieuses savamment arrangées par nos grand écrivains, prononcèrent les mots baroques du grimoire en usage chez les notaires et les avoués.

« Et moi, assis en face d’elle, je l’écoutais, mais sans pouvoir m’empêcher de la regarder de mes yeux obscurcis et de me laisser distraire par les pensées qui m’oppressaient ; plus d’une fois je détournai la tête et d’une main furtive j’essuyai les larmes qui roulaient sur mes joues ; pauvre Madeleine ! elle était charmante ainsi ! bientôt je ne la verrais plus ! entre elle et moi la nuit éternelle !

« Mes affaires préparées, je devais prendre mes conclusions à l’audience sans notes, sans pièces, même sans code et en parlant d’abondance. La tâche était d’autant plus difficile pour moi, que jusqu’alors j’avais eu l’habitude de me servir très-peu de ma mémoire, parlant le plus souvent avec mon dossier sous les yeux, et, dans les circonstances importantes, m’aidant de notes manuscrites qui me servaient de canevas. Malgré mon application et mes efforts, j’échouai misérablement. Que cette impuissance fût le résultat de ma maladie, ce qui est possible, car l’amaurose est souvent une conséquence de certaines lésions du cerveau ; qu’elle fût due au contraire à l’absence de cette faculté que les phrénologues appellent la concentrativité, cela importait peu, ce qui était capital, c’était cette impuissance même ; et par malheur elle est absolue.

« Convaincu par cette déplorable expérience que bientôt je ne pourrais plus remplir mes fonctions d’avocat général, je fis faire des démarches à Paris pour voir s’il me serait possible d’obtenir un siège de conseiller ; je n’avais guère l’espérance de réussir, mais enfin je devais ne rien négliger et tenter même l’absurde. Tu trouveras ci-jointe la réponse que j’ai reçue : c’est la copie de mes notes individuelles et confidentielles qu’un de mes amis, un de mes camarades a pu prendre à la chancellerie. Tu la liras, et non-seulement elle t’apprendra que je n’ai rien à espérer, rien à attendre, mais encore elle te montrera ce que je suis ; au moment d’exécuter la résolution que la fatalité m’impose, j’ai besoin de penser que lorsque tu parleras de moi avec ma fille, tu le feras en connaissance de cause.

« Voici donc ma situation : le magistrat et l’homme sont perdus, l’un par les dettes, l’autre par la maladie : si je n’offre pas ma démission, on me la demandera ; si je la refuse, on me destituera.

« Destitué, ruiné, aveugle, que puis-je ?

« Deux choses seules se présentent : mendier auprès de mes parents et de mes amis, ou bien me faire nourrir par ma fille qui travaillera pour moi à je ne sais quel travail, puisqu’elle n’a pas de métier.

« Je n’accepterai ni l’une ni l’autre ; ce n’est pas pour entraîner cette pauvre enfant dans ma chute et la perdre avec moi que je l’ai élevée.

« Tant que je serai vivant, Madeleine sera ma fille ; le jour où je serai mort elle deviendra la fille de ton père.

« Il faut donc qu’elle soit orpheline.

« Je n’ai pas besoin de te développer cette idée, qui s’imposera à ton esprit avec toutes ses conséquences ; c’est elle qui a déterminé ma résolution.

« Nos dissentiments et notre rupture n’ont point changé mes sentiments à l’égard de ton père ; je sais quelle est sa générosité, sa bonté, son affection pour les siens, et quant à toi, mon cher Léon, je connais ton cœur plein de tendresse et de dévouement ; Madeleine va perdre en moi un père qui lui serait un fardeau ; elle trouvera en vous une famille, en toi un frère.

« Je sais que je n’ai pas besoin de consulter ton père à l’avance et de lui demander son consentement ; il acceptera Madeleine, parce qu’elle est sa nièce ; mais à toi, mon cher Léon, je veux la confier par un acte solennel de dernière volonté.

« La pauvre enfant va éprouver la plus horrible douleur qu’elle ait encore ressentie ; je te demande d’être près d’elle à ce moment, afin que, lorsqu’elle sera frappée, elle trouve une main qui la soutienne, et un cœur dans lequel elle puisse pleurer.

« Demain tout sera fini pour moi.

« Je ne peux pas retarder davantage l’exécution de ma résolution : ma guérison est impossible, ma destitution est imminente, et la perte complète de la vue peut se produire d’un moment à l’autre ; j’ai pu encore écrire cette lettre tant bien que mal en enchevêtrant très-probablement les lignes et les mots, dans huit jours je ne le pourrais peut-être plus ; dans huit jours je ne pourrais pas davantage me conduire, et Madeleine ne me laisserait pas sortir seul.

« Et précisément, pour accomplir ce que j’ai arrêté, il faut que je sorte seul ; nous sommes à la veille d’une grande marée, et demain la mer découvrira une immense étendue de rochers jusqu’à deux kilomètres au moins de la côte ; je partirai pour aller à la pêche ainsi que je l’ai fait souvent ; je n’en reviendrai point ; je serai tombé dans un trou, ou bien je me serai laissé surprendre par la marée montante ; ma mort sera le résultat d’un accident comme il en arrive trop souvent sur ces grèves ; toi seul sauras la vérité, et j’ai assez foi en ta distrétion pour être certain que personne, — je répète et je souligne personne, — personne au monde ne la connaîtra.

« Cette lettre reçue, quitte Paris, fais diligence, et quand tu arriveras à Saint-Aubin, Madeleine ne saura rien encore, je l’espère ; au moins saurai tout arrangé pour cela.

« Adieu, mon cher Léon, mon cher enfant, je t’embrasse tendrement.

« ARMAND HAUPOIS. »

À cette longue lettre était attachée une feuille de papier portant un en-tête imprimé, — la copie des notes de la chancellerie ; — mais Léon n’en commença pas la lecture immédiatement, et ce fut seulement après être resté assez longtemps immobile, anéanti par ce qu’il venait d’apprendre, étourdi par la secousse qu’il avait reçue, qu’il revint à ces notes et qu’il se mit à lire machinalement.

Note individuelle.

Nom et prénoms du magistrat.— Haupois (Armand-Charles).

Lieu et département où il est né.— Rouen (Seine-Inférieure).

Son état ou profession avant d’être magistrat.— Avocat.

État ou profession de son père.— Officier retraité.

Dire s’il parle ou écrit quelque langue étrangère ou quelque idiome utile.— L’anglais, l’italien.

Quel est son revenu indépendamment de son traitement ? — Nul.

Demande-t-il quelque avancement ? — Il accepterait les fonctions de conseiller, mais il ne demande rien.

Dire s’il irait partout où il pourrait être envoyé en France.— Non.

Quel est le ressort où il désire être placé ? — Rouen.

Renseignements confidentiels.

Caractère.— Très ferme.

Conduite privée.— Irréprochable.

Conduite publique.— Légère.

Impartialité.— Incontestable.

Travail.— Suffisant.

Exactitude, assiduité.— Bonnes.

Zèle, activité.— Suffisants.

Fermeté.— Mal appliquée.

Santé.— Bonne ; menacé d’une maladie des yeux.

Rapports avec ses chefs.— Officiels et froids.

Rapports avec les autorités.— Officiels et froids.

Rapports avec le public.— Affables.

Habitudes sociales.— Homme de bonne compagnie, mais ses relations artistiques l’obligent à fréquenter des personnes qui ne sont pas dignes de lui.

Capacité.— Réelle.

Sagacité.— Grande.

Jugement.— Droit.

Style.— Simple, ferme.

Élocution.— Facile.

S’il est propre au service de l’audience civile.— Oui.

S’il est propre au service de l’audience correctionnelle.— Oui.

S’il est propre au service de la cour d’assises.— Oui.

S’il convient à la magistrature assise.— Non.

S’il se livre à des occupations étrangères à ses fonctions.— À la musique, à la poésie.

S’il jouit de l’estime publique.— Oui.

S’il a encouru des peines distiplinaires. — Non.

Si ses liens de parenté apportent quelque obstacle au service. — Non.

S’il a droit à quelque avancement. — Non, à cause de ses goûts artistiques qui le distraient de ses fonctions et l’entraînent dans la fréquentation de gens peu convenables.

Faits particuliers.

Ses goûts d’artiste lui font mener une vie difficile.

Embarras d’argent.

Dettes.

Magistrat intègre.

IV

Le train marchant à grande vitesse avait dépassé Poissy et ces stations qui sont sans nom pour les express ; Léon, le front appuyé contre la vitre, regardait machinalement et sans les voir les coteaux boisés devant lesquels il défilait.

La lecture entière de cette lettre ne l’avait pas tiré de la stupéfaction dans laquelle l’avaient jeté ses premières lignes ; et son esprit était emporté dans un tourbillon comme il était emporté lui-même dans l’espace.

Mais si extraordinaire, si inimaginable que fût cette résolution de suicide chez un homme tel que son oncle, il fallait bien cependant s’habituer à la considérer comme réelle : — « Demain tout sera fini pour moi. »

Le seul point sur lequel l’espérance était encore possible était celui qui avait rapport au moment où ce suicide s’accomplirait ; à l’heure présente, neuf heures quarante minutes, était-il ou n’était-il pas accompli ? Tout était là ?

Après quelques instants de douloureuse réflexion, il se dit que dans dix minutes, le train allait s’arrêter à Mantes, où se trouve un bureau télégraphique, et qu’il fallait saisir cette occasion pour envoyer une dépêche à Madeleine.

Il avait dans son sac papier, plume et encre ; sans perdre une minute, il se mit aussitôt à rédiger sa dépêche :

Mademoiselle Madeleine Haupois,

maison Exupère Héroult.

Saint-Aubin-sur-Mer, par Bernières.

(Avec exprès).

« Je viens de voir un médecin de Rouen qui me dit qu’il est dangereux de laisser mon oncle sortir seul ; veille sur lui ; ne le quitte pas ; je serai près de vous vers quatre heures de soir

« LÉON HAUPOIS. »

Il eût fallu être plus précis, mais cela n’était possible qu’en disant la vérité entière ; or, cette vérité, il ne pouvait la dire qu’en commettant un abus de confiance.

De là cette dépêche étrange.

C’était cette étrangeté même qui faisait précisément son mérite ; — si elle arrivait à Saint-Aubin avant que son oncle sortit de chez lui, elle était assez claire pour que Madeleine ne le laissât point partir, ou tout au moins pour qu’elle l’accompagnât ; si au contraire, elle arrivait trop tard, elle était assez obscure pour ne pas révéler le suicide et permettre des explications telles quelles.

D’ailleurs les minutes s’écoulaient, et il n’avait pas le loisir de prendre le meilleur ; il fallait prendre ce qui se présentait à son esprit ; cette première dépêche terminée, il en écrivit une seconde adressée au chef de la gare de Caen pour le prier de lui retenir une voiture attelée de deux bons chevaux, qui devrait l’attendre au train de deux heures dix-huit minutes, et le conduire aussi vite que possible à Saint-Aubin.

Il écrivait ces derniers mots lorsque le sifflet de la machine annonça l’arrivée à Mantes : avant l’arrêt complet du train, Léon sauta sur le quai et courut au télégraphe ; il n’avait que trois minutes.

En sortant du bureau, ses dépêches expédiées, il passa devant la bibliothèque des chemins de fer, et ses yeux tombèrent par hasard sur un paquet de journaux parmi lesquels se trouvait le Journal de Rouen. Instantanément le souvenir lui revint qu’au temps où il passait une partie de ses vacances chez son oncle, il lisait dans ce journal un bulletin météorologique donnant l’heure des marées sur la côte. Il acheta un numéro et, remonté dans son compartiment, il chercha vivement ce bulletin ; l’heure de la pleine mer allait lui dire si son oncle pouvait être ou ne pas être sauvé par sa dépêche : la pleine mer était annoncée pour six heures au Havre ; par conséquent ; c’était à midi qu’avait lieu la basse mer, et c’était entre onze heures et une heure que son oncle devait accomplir son suicide.

La dépêche arriverait-elle à temps ?

Si elle arrivait avant que M. Haupois fût sorti, il était sauvé ; si elle arrivait après, il était perdu ; sa vie dépendait donc du hasard.

Comme la plupart de ceux qui n’ont point eu encore le cœur brisé par la perte d’une personne aimée, Léon repoussait l’idée de la mort pour les siens ; que ceux qui nous sont indifférents meurent, cela nous paraît tout naturel, non ceux que nous aimons.

Et il aimait son oncle, bien qu’en ces derniers temps, par suite de la rupture survenue entre les deux frères, il eût cessé de le voir. Pourquoi son oncle et son père s’étaient-ils fâchés ? Il le savait à peine. Ils avaient eu de sérieuses raisons sans doute, aussi bonnes probablement pour l’un que pour l’autre ; mais pour lui il n’avait jamais voulu prendre parti dans cette rupture, qui n’avait changé en rien les sentiments d’affectueuse tendresse et de respect qu’il avait, dès son enfance, conçus pour cet oncle si bon, si jeune de cœur, si prévenant, si indulgent pour les jeunes gens dont il savait se faire le camarade et l’ami avec tant de bonne grâce.

Et, entraîné par les souvenirs que la lecture de cette lettre venait de réveiller en lui, il revint à ce temps de sa jeunesse.

Il retourna à Rouen et se retrouva dans cette petite maison du quai des Curandiers où il avait eu tant de journées de gaieté et de liberté. Il la revit avec sa parure de plantes grimpantes dont le feuillage jauni par les premiers brouillards de septembre produisait de si curieux effets dans la Seine, quand le soleil couchant les frappait de ses rayons obliques. Devant ses yeux passa tout une flotte de grands navires arrivant de la mer avec le flot ; ceux-ci carguant leurs voiles et jetant l’ancre devant l’île du Petit-Gay ; ceux-là continuant leur route pour aller s’amarrer au quai de la Bourse.

À son oreille retentit la voix claire de Madeleine comme au moment où surprise par le sifflet d’un remorqueur ou du bateau de La Bouille, elle appelait son cousin pour qu’il vînt avec elle au bord de la rivière ; sans l’attendre, elle courait jusqu’à l’extrémité de la berge, et quand le remous des eaux soulevé par les roues du vapeur arrivait frangé d’écume, elle se sauvait devant cette vague en poussant des petits cris joyeux, ses cheveux dorés flottant au vent.

Le soir quelques amis sonnaient à la porte verte ; quand tous ceux qu’on attendait étaient venus, le père prenait son violon, la fille s’asseyait au piano et l’on faisait de la musique. Bien que Madeleine ne fût encore qu’une enfant, elle chantait, parfois seule, parfois tenant sa partie dans un ensemble où se trouvaient de véritables artistes auprès desquels elle savait se faire applaudir ; car elle était déjà très-bonne musicienne et sa voix était charmante. Vers dix heures, ces amis s’en allaient, on les reconduisait en suivant la rivière dont le courant miroitait sous les reflets de la lune ou du gaz, et on ne les quittait que quand ils s’embarquaient dans un de ces lourds bachots recouverts d’un carrosse à peu près comme les gondoles de Venise, mais qui, pour le reste, ne ressemblent pas plus aux barques légères de la lagune que le ciel bleu de la reine de l’Adriatique ne ressemble au ciel brumeux de la capitale de la Normandie.

Cette existence modeste et tranquille, dans laquelle les plaisirs intellectuels occupaient une juste place, n’avait rien de la vie affairée que ses parents menaient à Paris, et c’était justement pour cela qu’elle avait eu tant de charmes pour lui : elle avait été une révélation et, par suite, un sujet de rêverie et de comparaison ; il n’y avait donc pas que l’argent et les affaires en ce monde ; on pouvait donc causer d’autre chose que d’échéances et de recouvrements ; il y avait donc des pères qui faisaient passer avant tout l’éducation de leurs enfants !

De souvenir en souvenir, il en revint aux discussions qui tant de fois s’étaient engagées entre sa sœur et lui, alors qu’elle l’accompagnait à Rouen.

Autant il avait de plaisir à passer quelques semaines dans la maison du quai des Curandiers, autant Camille avait d’ennui ; elle la trouvait misérablement bourgeoise, cette maisonnette ; son mobilier était démodé ; les gens qui la fréquentaient étaient vulgaires, communs, sans nom ; Madeleine s’habillait mesquinement, le blond de ses cheveux était fade, ses manières ne seraient jamais nobles. Que le mobilier fût démodé, il avouait cela ; mais les tableaux, les dessins, les gravures, les objets d’art, sculptures, faïences, antiquités, curiosités qui couvraient les murs, n’étaient-ils pas d’une tout autre importance que des fauteurls ou des tables ? Que Madeleine s’habillât sans coquetterie, il le concédait encore, mais non que ses manières ne fussent pas nobles : Pas noble, Madeleine ! Mais en vérité elle était la noblesse même, ayant reçu sa distinction de race de sa mère, qui descendait des conquérants normands, ainsi que le prouvait d’ailleurs son nom de Valletot, venant du mot germain tot, qui signifie demeure. De sa mère aussi elle avait reçu ce type de beauté scandinave qui lui donnait un cachet si particulier : la tête ovale avec des pommettes un peu saillantes, le front moyennement développé, le nez droit, le teint rosé, les yeux d’un bleu clair limpide, au regard doux et pensif, les cheveux blond doré, la figure suave avec une expression candide, la taille svelte, les mains fines et allongées, le pied petit et cambré.

Comme elle avait dû grandir, embellir depuis qu’il ne l’avait vue ! Ce n’était plus une petite fille, mais une jeune fille de dix-neuf ans.

V

À deux heures dix-huit minutes, le train entrait dans la gare de Caen ; à deux heures vingt minutes, Léon montait dans la voiture qui l’attendait.

— Nous allons à Saint-Aubin, dit le conducteur.

— Oui, et grand train.

Le conducteur cingla ses chevaux de deux coups de fouet vigoureusement appliqués.

— Combien vous faut-il de temps ? demanda Léon.

— Nous avons vingt kilomètres.

— Faites votre compte.

— Il y a la traversée de la ville.

Cette manière normande de se dérober au lieu de répondre exaspéra Léon :

— Combien de temps ? répéta-t-il.

— Si nous disions une heure et demie ?

— Ne soyez qu’une heure en route, et il y a vingt francs pour vous.

Le cocher ne répondit pas, mais à la façon dont il empoigna son fouet, il fut évident qu’il ferait tout pour gagner ces vingt francs. Epron, Cambes, Mathieu furent promptement atteints et dépassés ; étendant son fouet en avant, le cocher se retourna vers son voyageur :

— Voilà le clocher de la chapelle de la Délivrande, dit-il.

En sortant de la Délivrande, Léon se trouva en face de la mer, qui développait son immensité jusqu’aux limites confuses de l’horizon ; une plaine nue sans arbres, sans haies, descendant en pente douce au rivage bordé d’une ligne de maisons, puis les eaux se dressant comme un mur azuré et le ciel abaissant dessus sa coupole nuageuse.

À l’entrée de Saint-Aubin, le cocher arrêta pour demander à une femme qui faisait de la dentelle, assise sur le seuil de sa porte, où se trouvait la maison Exupère Héroult ; puis, aussitôt qu’il eut obtenu ce renseignement, il repartit grand train ; la voiture roula encore pendant une minute ou deux, puis elle s’arrêta devant une maison de chétive apparence contre les murs de laquelle étaient accrochés des filets tannés au cachou.

Au même moment une jeune femme parut sur la porte.

— Mon cousin ! s’écria-t-elle.

Mais, avant de descendre, Léon l’enveloppa d’un rapide coup d’œil : aucune trace de chagrin ne se montrait sur son visage souriant.

Il sauta vivement à bas de la voiture, et prenant dans ses deux mains celles que Madeleine lui tendait :

— Mon oncle ? demanda-t-il.

— Il est à la pêche.

Léon resta un moment sans trouver une parole : il arrivait donc trop tard.

— Tu n’as pas reçu ma dépêche ? demanda-t-il enfin ; car sous peine de se trahir il fallait bien parler.

— Si mais papa était déjà parti ; je l’avais conduit jusqu’à la porte d’un de nos amis, M. Soullier, et c’est en revenant le long de la grève que l’homme du sémaphore, m’ayant rejointe, me remis ta dépêche ; j’ai été pour retourner sur mes pas, mais j’ai réfléchi que papa ne courait aucun danger, puisque M. Soullier l’accompagne.

— Ah ! ce monsieur l’accompagne ?

— Comme tu me dis cela.

— C’est que, ne connaissant pas ce M. Souillier, je m’étonne qu’il accompagne mon oncle.

— M. Soullier est un magistrat de la cour de Caen qui habite Bernières pendant les vacances ; papa et lui se voient presque tous les jours et bien souvent ils vont à la pêche ensemble ; il va ramener papa tout à l’heure et tu feras sa connaissance ; je suis même surprise qu’ils ne soient pas encore arrivés. Mais entre donc ; donne-moi ton sac ; on le portera à l’hôtel, où je t’ai retenu une chambre, car nous n’en avons pas à te donner dans cette maison qui n’est pas grande, tu le vois.

Pendant que Madeleine lui donnait ces explications, Léon eut le temps de se remettre et de composer son visage.

La vérité n’était que trop évidente : l’irréparable était à cette heure accompli, et les dispositions prises par son oncle s’étaient réalisées : « Quand tu arriveras à Saint-Aubin, Madeleine ne saura rien, au moins saurai tout arrangé pour cela. » Ils étaient faciles à deviner ces arrangements, et certainement cette visité à ce M. Soullier avait été une tromperie inventée par le père pour abuser la fille. Maintenant il n’y avait plus qu’à attendre que cette tromperie se révélât ; il n’y avait plus qu’à se conformer aux désirs de la lettre : « Au moment où elle sera frappée, qu’elle trouve une main qui la soutienne et un cœur dans lequel elle puisse pleurer. » S’il arrivait trop tard pour sauver son oncle, au moins arrivait-il assez tôt pour tendre la main à sa cousine. Cependant telles étaient les circonstances, qu’il ne devait pas devancer les événements, mais au contraire n’intervenir qu’après qu’ils auraient parlé.

— Es-tu fatigué ? demanda Madeleine.

— Pas du tout.

— Je te demande cela pour savoir si tu veux attendre papa ici, ou bien si tu veux que nous allions dans notre cabine au bord de la mer.

— Je ferai ce que tu voudras, dit-il.

— Eh bien ! allons sur la plage, c’est le mieux pour voir papa plus tôt.

Ayant mis vivement un chapeau et un manteau, elle tendit la main à son cousin.

— M’offres-tu ton bras ? dit-elle.

Avant de prendre le chemin qui conduit à la plage, Madeleine frappa doucement au carreau d’une fenêtre.

— Madame Exupère, dit-elle à la femme qui ouvrit cette fenêtre, voulez-vous avoir la complaisance de dire à papa, si par hasard il revenait par la grande route, que je suis dans la cabine avec mon cousin Léon ; vous n’oublièrez pas, n’est-ce pas, mon cousin Léon ?

La pauvre enfant, comme elle était loin de prévoir le coup épouvantable qui allait la frapper dans quelques instants, dans quelques secondes peut-être ! Et Léon sa demanda s’il n’était pas possible d’amortir la violence de ce coup en la préparant à le recevoir. Mais comment ? Que dire ? Lorsque la vérité serait connue, n’éclairerait-elle pas d’une lueur sinistre ce qu’il aurait tenté en ce moment ? Toute parole n’était-elle pas imprudente ?

Madeleine ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

— Sais-tu, dit-elle, que ta dépêche m’a causé autant de surprise que de joie ? Te souviens-tu du dernier jour où nous nous sommes vus ?

— Il y a environ deux ans.

— Il y a deux ans, trois mois et onze jours.

— J’ai dû par respect et par convenance ne pas donner un démenti à mon père.

— Qu’allons-nous inventer pour expliquer ton voyage, il ne faut pas l’effrayer, et il s’inquiète tant du danger qui le menace que ce serait lui porter un coup pénible, que de lui dire que tu as été averti de ce danger par… par qui ? Est-ce par le docteur La Roë ?

Léon avait préparé sa réponse à cette question, car il avait bien prévu qu’elle lui serait posée : il raconta donc l’histoire qu’il avait inventée à l’avance.

— Ne peux-tu pas dire que tu faisais une excursion de plaisir sur le littoral ?

— Précisément, et comme mon oncle me parlera sans doute de sa maladie, je pourrai tout naturellement lui demander si je peux lui être utile à quelque chose.

Ils étaient arrivés sur la plage.

VI

La mer calme, que frappaient les rayons obliques du soleil, arrivait menaçante comme une inondation, et sur la grève plate, déjà aux trois quarts recouverte, les pointes verdâtres des rochers qui émergeaient encore de l’eau semblaient sombrer tout à coup au milieu des vagues clapoteuses, exactement comme une barque qui aurait coulé à pic ; là où quelques secondes auparavant on avait vu des amas de pierres et de goëmons, ou des sables jaunes, on ne voyait plus qu’une ligne d’écume blanche qui se rapprochait d’instants en instants.

Et devant la marée montante, tous ceux qui avaient profité de la basse mer pour aller au loin, sur les roches qui ne se découvrent que rarement, pêcher des coquillages ou ramasser des varechs, se hâtaient vers le rivage ; à l’entrée des chemins qui du village ou des champs aboutissent à la grève, c’était un long défilé de voitures chargées d’étoiles de mer, de moules, de fucus, d’algues, de goëmons que les cultivateurs des environs rapportaient pour fumer leurs champs, et aussi toute une procession de pêcheurs et de pêcheuses, le filet à crevette sur l’épaule ou le crochet à la main, qui, mouillés jusqu’aux épaules, s’en revenaient gaiement.

— Tout le monde rentre, dit Madeleine, nous ne devons pas tarder maintenant à voir mon père arriver avec M. Soullier.

Et guidant Léon elle le conduisit à leur cabine, dont elle ouvrit les deux portes vitrées, puis l’ayant fait asseoir et s’étant elle-même installée en se tournant du côté de Bernières :

— Ainsi placée, dit-elle, je verrai mon père arriver de loin et je te préviendrai :

C’était toujours la même idée qui revenait comme si Madeleine eut été sous l’oppression d’un funeste pressentiment. Il eut voulu l’en distraire, mais comment ? Ne valait-il pas mieux après tout qu’elle fût jusqu’à un certain point préparée à recevoir le coup suspendu au-dessus de sa tête, et qui d’un moment à l’autre, dans quelques minutes, peut-être allait la frapper ; n’en serait-il pas moins dangereux, s’il n’en était pas moins rude ?

— Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-elle après un moment de silence.

— Je pense à mon oncle.

— Tu es inquiet, n’est-ce pas ?

— Inquiet, pourquoi ? Je pense à sa maladie.

— Si tu savais comme il en souffre, non par le mal lui-même, mais par l’angoisse qu’il lui cause pour le présent et plus encore pour l’avenir, car tu comprends que sa position se trouve compromise. Aussi voudrait-il cacher à tous le danger qui le menace. S’il se doute que quelqu’un de Rouen t’a parlé de sa maladie, cela le tourmentera beaucoup.

— N’est-il pas convenu que je suis arrivé ici en me promenant ?

— Enfin, fais le possible pour qu’il n’ait pas cette pensée, et fais le possible aussi pour le rassurer. Pour moi, c’est là ma grande préoccupation, et c’est pour qu’il ne s’inquiète pas que je ne l’accompagne pas toujours comme je le voudrais ; il me semble que quand il est seul, comme il ne peut pas douter de ma sollicitude ni de ma tendresse, il en arrive parfois à douter de la gravité de son mal, et à se faire illusion sur le danger qui le menace. Je voudrais tant lui rendre un peu de tranquillité !

Tandis qu’elle parlait, Léon regardait ce qui se passait sur la grève et remarquait un mouvement parmi les baigneurs qui n’existait pas lorsqu’il était arrivé avec Madeleine.

Des groupes s’étaient formés, çà et là, dans lesquels on paraissait s’entretenir avec animation : ceux qui parlaient gesticulaient avec de grands mouvements de bras, ceux qui écoutaient prenaient des attitudes affligées ou consternées.

En face de la cabine dans laquelle ils étaient assis, mais à une certaine distance sur la plage se trouvaient de grandes jeunes filles qui jouaient au croquet : bien qu’elles fussent trop éloignées pour qu’on entendît ce qu’elles disaient, il était évident, à leurs exclamations et à la façon dont elles accompagnaient, dont elles poussaient leur boule lancée de la tête, des épaules ou du maillet qu’elles apportaient un très-vif intérêt à leur partie. Tout à coup, une personne étant venue parler à l’une d’elles, toutes cessèrent instantanément de jouer et formèrent le cercle autour de la nouvelle arrivante ; et alors, ce que Léon avait déjà remarqué pour les groupes se reproduisit : même animation dans celle qui parlait, même consternation dans celles qui écoutaient ; puis l’une de ces jeunes filles s’étant tournée vers la cabine de Madeleine en levant les bras au ciel, on lui abaissa vivement les mains, et aussitôt elle reprit sa place dans le cercle.

Près de ces jeunes filles des enfants s’amusaient à construire des fortifications en sable pour les opposer à la marée montante ; l’un d’eux abandonna ce travail pour aller écouter ce que disaient les joueuses de croquet ; puis étant revenu près de ses camarades, ceux-ci l’entourèrent et les fortifications furent abandonnées sans défenseurs à l’assaut des vagues.

Il était impossible de ne pas reconnaître que tout cela était significatif. Quelque chose d’extraordinaire venait de se passer.

Tout à coup Madeleine s’arrêta, et se levant vivement :

— Veux-tu venir avec moi ? s’écria-t-elle. J’ai peur. Cette animation n’est pas naturelle. On nous regarde et comme si l’on osait pas nous regarder. Il faut que je sache. Je vais interroger ceux qui paraissent savoir quelque chose.

Comme elle venait de faire quelques pas en avant pour se diriger vers les joueuses de croquet, elle s’arrêta brusquement.

— M. Soullier s’écria-t-elle en désignant de la main un monsieur qui s’avançait marchant à grands pas.

Et elle se mit à courir, sans plus s’inquiéter de Léon, qui la suivit.

Ils arrivèrent ainsi tous deux ensemble près de M. Soullier.

— Mon père ! s’écria Madeleine.

— Mais je ne l’ai pas vu.

— Mon Dieu !

Léon posa un doigt sur ses lèvres en regardant M. Souiller, mais celui-ci, qui ne le connaissait pas, ne fit pas attention à ce signe ; d’ailleurs, il était tout à Madeleine.

— Avez-vous eu de mauvaises nouvelles de mon oncle ? demanda Léon.

La question avait l’avantage de permettre à M. Soullier de ne pas répondre directement à Madeleine ; celui-ci le sentir, et se tournant aussitôt vers Léon :

— On m’a parlé de monsieur votre oncle, dit-il, ou tout au moins j’ai cru que c’était de lui qu’il s’agissait.

Léon s’était rapproché de Madeleine et il lui avait pris la main.

— Que vous a-t-on dit ? demanda-t-elle, qu’avez-vous appris ? Où est mon père ? Courons près de lui.

Sans lui répondre directement, M. Soullier s’adressa à Léon :

— Ne voyant pas monsieur votre oncle venir, je testai chez moi, tout d’abord l’attendant, ensuite me disant qu’il avait sans doute renoncé à son projet de pêche. Il y a une heure environ, un de mes voisins, qui avait profité de la grande marée pour aller pêcher sur les roches qu’en appelle îles de Bernières, vient de me dire qu’un… accident… un malheur était arrivé.

— Mon Dieu ! s’écria Madeleine.

Sans s’adresser à elle, M. Soullier continua vivement, en homme qui a hâte d’achever ce qu’il doit dire :

— Une personne restée en arrière, quand déjà tout le monde revenait vers le rivage, avait été surprise par la marée montante. Cette personne se trouvait alors sur un îlot, et c’est là ce qui explique comment elle n’avait pas senti la mer monter. Mais entre cet îlot et la terre se trouvait une large fosse qu’il fallait traverser avant qu’elle fût remplie. Ceux qui virent la situation périlleuse de ce pêcheur attardé poussèrent des cris pour lui signaler le danger qu’il courait. Aussitôt le pêcheur se dirigea vers cette fosse, mais soit qu’il se fût laissé tomber dans un trou, soit que la fosse fût déjà remplie, il disparut sans qu’il fût possible de lui porter secours.

— Mon père, mon père ! s’écria Madeleine.

— Mon enfant, il n’est nullement prouvé que cette personne fût votre père… on ne m’a pas affirmé que c’était lui. Il est vrai que le signalement qu’on m’a donné se rapportait jusqu’à un certain point à votre père ; c’est là ce qui m’a inquiété, c’est ce qui m’a fait accourir ici pour voir…

— Et vous Voyez qu’il n’est pas là ; oh ! mon Dieu !

Elle resta un moment éperdue, affolée ; puis, son regard se dégageant des larmes qui emplissaient ses yeux, elle vit devant elle son cousin qui lui tendait les bras, et elle s’abattit sur son épaule.

VII

Lorsqu’elle sortit enfin de sa longue crise nerveuse, sa première parole fut une prière adressée à son cousin :

— La marée basse aura lieu cette nuit à une heure, dit-elle ; tu m’accompagneras, n’est-ce pas ?

Elle ne dit point où elle voulait aller ni ce qu’elle voulait faire, mais il n’était pas nécessaire qu’elle s’expliquât plus clairement pour être comprise de Léon.

— Nous irons ensemble, répondit-il.

Mais ce n’était pas seuls qu’ils pouvaient tenter la recherche que Madeleine demandait ; qu’eussent-ils pu faire sur la grève, au milieu des rochers, en pleine nuit ?

Abandonnant Madeleine un moment, Léon s’entendit avec la propriétaire pour que celle-ci s’occupât de réunir une dizaine d’hommes de bonne volonté, marins ou pêcheurs, qui les accompagneraient la nuit sur les îles de Bernières, munis de torches ou de lanternes ; puis, cela fait, il envoya un mot à M. Soullier, en le priant de retrouver quelques-unes des personnes qui avaient vu disparaître M. Haupois dans la fosse, et qui par conséquent pouvaient indiquer d’une façon exacte la place où il avait disparu.

Et, ces dispositions prises, il revint vers Madeleine, non pour détourner ou étourdir son désespoir par de banales paroles de consolation, mais pour être près d’elle, pour qu’elle ne fût pas seule.

Elle marchait en long et en large ; tournant autour de la table devant laquelle il s’était assis, puis, quand dans le silence arrivait le ronflement de la mer qui battait son plein, elle s’arrêtait parfois tout à coup, et avec un tressaillement qui la secouait de la tête aux pieds elle écoutait ; la brise passait, la plainte des vagues s’éteignait et Madeleine reprenait sa marche.

Parfois aussi elle restait immobile devant son cousin, et alors, comme si elle se parlait à elle-même, elle répétait un mot que dix fois, que vingt fois déjà elle avait dit :

— Mais comment ne l’a-t-on pas secouru ?

Vers dix heures, on entendit dans la pièce voisine un bruit de pas lourds et de voix étouffées ; c’étaient les marins et les pêcheurs, qui arrivaient : Léon en avait demandé dix, une vingtaine répondirent à son appel, car en apprenant la mort de M. Haupois et le service qu’on demandait, chacun avait voulu venir en aide au chagrin de cette pauvre jeune fille qui pleurait son père ; et puis sur les côtes on est compatissant aux catastrophes causées par la mer ; aujourd’hui notre voisin, demain nous-même.

Quand Madeleine entra dans la pièce où ces gens étaient réunis, tous les bonnets de laine se levèrent devant elle, et ces rudes visages halés par la mer exprimèrent la compassion et la sympathie ; cela s’était fait silencieusement, sans que personne dit un seul mot.

Alors un homme sortit du groupe et s’avança vers Madeleine.

C’était un pêcheur nommé Pécune, dont le père et le fils avaient été noyés, trois mois auparavant, dans une de ces sautes de vent si fréquentes et si dangereuses sur ces côtes sans ports, où les barques de pêche qui doivent échouer par tous les temps sur la grève presque plate sont mal construites pour résister à un coup de vent.

— Mademoiselle, dit-il, comptez sur nous : j’ai retrouvé mon père, nous retrouverons le vôtre.

Un autre s’avança aussi d’un pas :

— La mer ne garde rien, tout le monde sait cela, mademoiselle.

Madeleine voulut prononcer une parole de remercîment, mais de sa gorge contractée il ne sortit qu’un son étouffé et qu’un sanglot.

On se mit en marche, Madeleine enveloppée dans un manteau et s’appuyant sur le bras de Léon, qui la guidait ; les pêcheurs s’avançant par groupes de deux ou trois, silencieux.

— En peu de temps, par les rues sombres et désertes du village, ils arrivèrent sur la grève ; la mer s’était déjà retirée à une assez grande distance, et le sable humide réfléchissait çà et là avec des miroitements argentins la lumière de la lune, dont le disque commençait à s’échancrer ; il soufflait une brise de terre qui poussait les nuages vers l’embouchure de la Seine, et, de ce côté, ils s’entassaient en des profondeurs sombres au milieu desquelles scintillaient les deux yeux des phares de la Hève.

Madeleine eut un frisson, et ses doigts se crispèrent sur le bras de son cousin : la vague, qui déferlait sur la plage, frappait sur son cœur.

En moins d’une demi-heure, par la grève, ils arrivèrent devant le sémaphore de Bernières ; alors trois ombres se détachèrent de la terre pour venir au-devant d’eux sur la plage : M. Soullier et deux pêcheurs qui avaient vu la catastrophe.

Mais les recherches ne purent pas commencer aussitôt, car la marée lente à descendre était encore trop haute : il fallut attendre ; et les hommes se promenèrent de long en large tandis que Madeleine appuyée sur le bras de Léon restait immobile, regardant la mer, se demandant si elle ne se retirerait jamais.

Elle se retira cependant et l’on alluma les torches goudronnées dont les flammes avivées par la brise et reflétées par le sable humide, par les flaques d’eau et par les goëmons ruisselants éclairèrent toute cette partie de la grève à une assez grande distance.

Mais, au moment de commencer les recherches, une discussion s’engagea entre les deux pêcheurs de Bernières sur la question de savoir le point précis où M. Haupois avait été englouti ; l’un soutenait que c’était à gauche d’un long rocher encore couvert par la vague écumeuse, l’autre que n’était au contraire à droite.

Léon, pour trancher le différend, qui entre Normands menaçait de prendre les proportions d’un procès à plaider, décida qu’on se diviserait en deux groupes ; l’une explorerait la droite, l’autre la gauche ; ceux qui trouveraient le corps devaient balancer trois fois leurs torches, car le ressac empêcherait d’entendre les paroles comme les cris.

Madeleine voulut suivre l’une de ces troupes, mais Léon la retint.

— Non, dit-il, restons ici, c’est le plus sûr moyen d’arriver vite auprès de ceux qui nous avertiront.

Elle n’était pas en état de discuter, encore moins de raisonner ; elle se laissa retenir et ses yeux suivirent anxieusement le va-et-vient des torches, secouée à chaque instant par le balancement d’une de ces torches, attendant le second ; et reconnaissant avec désespoir que ce qu’elle avait pris tout d’abord pour un signal était en réalité le résultat du hasard ou de l’inégalité des rochers sur lesquels les hommes marchaient.

Une heure s’écoula ainsi, la plus longue assurément, la plus cruelle qu’elle eût jamais passée ; puis, un à un, les pêcheurs se rapprochèrent d’elle, et la réunion des torches fit revenir ceux qui s’étaient le plus éloignés ; chez tous ce fut la même signe de tête ou la même parole : rien.

À la façon dont elle s’appuya contre lui, Léon sentir combien profonde était la douleur qu’elle éprouvait, combien affreux était son désespoir.

— Ne voulez-vous pas chercher encore ? demanda-t-il.

— À quoi bon ?

— L’ombre a pu vous tromper.

— Je vous en prie ! s’écria Madeleine.

Pécune s’avança :

— Voyez-vous, mamzelle, dit-il, il ne faut pas croire que c’est par désespérance que nous vous disons ça ; seulement nous connaissons la mer, vous pensez bien ; il y a un courant infernal par cette grande marée.

— Précisément, interrompit Léon, c’est ce courant qui nous oblige à persévérer ; il peut avoir entraîné le corps plus loin que là où vos recherches se sont arrêtées.

Une nouvelle discussion s’engagea entre les pêcheurs, chacun émit son avis, mais sans rien affirmer, d’une façon dubitative et comme si l’on raisonnait en théorie ; en réalité, tous semblaient convaincus que pour le moment de nouvelles recherches était entièrement inutiles.

Ce qui, depuis plusieurs heures, soutenait Madeleine, c’était l’espérance, c’était la croyance qu’elle allait retrouver son père. Dans son désespoir, c’était là pour elle une sorte de consolation, au moins c’était une occupation pour son esprit. Se détachant du passé, sa pensée se portait sur l’avenir ; ce n’était pas le vide pour son cœur, et c’est là un point capital dans la douleur.

En écoutant cette discussion et en voyant les pêcheurs disposés à abandonner toutes recherches, elle eut un moment de défaillance et elle s’affaissa contre l’épaule de Léon ; mais presque aussitôt elle réagit contre cette faiblesse, et relevant la tête :

— Messieurs, dit-elle d’une voix entrecoupée, encore un peu de courage, je vous en supplie.

L’appel était si déchirant qu’il toucha ces rudes natures.

— Mamzelle a raison, dit Pécune ; il ne faut pas lâcher comme ça ; ce que la mer n’a pas fait il y a un moment, elle peut le faire maintenant. Allons-y !

— J’irai avec vous ! s’écria Madeleine.

Léon comprit qu’il valait mieux la laisser agir ; cette attente dans l’immobilité, cette anxiété étaient horribles et devaient fatalement briser le courage le plus résolu.

— Oui, dit-il, allons avec eux.

— Je vas vous éclairer, dit Pécune.

Et ayant mouché sa torche à demi consumée, en posant son sabot dessus, il la leva en l’air, éclairant Madeleine et Léon qui le suivirent, tandis que les autres pêcheurs se dispersaient ça et là dans les rochers.

Ils arrivèrent assez rapidement sur l’îlot de rochers où M. Haupois avait disparu, ce qui rendit leur marche plus lente, plus difficile et plus pénible, car les pierres étaient couvertes d’herbes glissantes, et çà et là se trouvaient des crevasses pleines d’eau qu’il fallait traverser en se mouillant à mi-jambes ; mais Madeleine n’était sensible ni à la fatigue, ni à l’eau ; elle allait courageusement en avant, regardant autour d’elle bien plus qu’à ses pieds et se cramponnant à la main de Léon quand elle faisait un faux pas.

Pendant longtemps ils explorèrent ainsi cet îlot, mais, hélas ! inutilement ; ce qui de loin et dans l’ombre avait une forme humaine, de près et sous la lumière de la torche n’était qu’une pierre recouverte de goëmons à la longue chevelure.

La marée, en montant, les força de revenir en arrière près des pêcheurs réunis sur le sable.

L’un d’eux comprit le désespoir de cette pauvre fille.

— Nous reviendrons à la basse mer du jour, dit-il.

Pour Madeleine, cette parole était une espérance.

On revint lentement à Saint-Aubin. La nuit était avancée, et, dans l’aube qui blanchissait déjà l’orient, l’éclat des phares de la Hève pâlissait.

VIII

Léon ayant reconduit Madeleine jusqu’à sa porte pria Pécune de bien vouloir le guider jusqu’à l’hôtel où une chambre lui avait été retenue, et qu’il eût été bien embarrassé de trouver seul. D’ailleurs il voulait consulter le pêcheur, ce qu’il n’avait pu faire en présence de Madeleine.

— Croyez-vous donc que nous devons renoncer à l’espérance de retrouver mon oncle ? demanda-t-il.

— Non, monsieur, je ne crois pas ça ; même qu’on le trouvera pour sûr ; c’est le courant qui aura entraîné le corps, mais il le ramènera. Et puis, voyez-vous, il n’y a pas de danger : Haupois était bien vêtu, il avait un bon pantalon de laine, un paletot, une grosse cravate et des bottes ; je l’ai vu passer quand il est parti pour la pêche ; les crabes, les pieuvres et toute la vermine de la mer ne pourront pas lui faire de mal. Ce n’est pas comme mon pauvre père et mon garçon que j’ai perdus il y a trois mois ; eux, ils n’avaient qu’une mauvaise blouse et des sabots, et les sabots, vous savez, ça flotte, ça ne coule pas avec le corps. Quand il a été bien certain qu’ils étaient noyés, je me disais : « S’ils pouvaient seulement revenir pour que j’aille les chercher tous les deux, le père et le garçon. » C’était toute mon espérance, toute ma consolation. Ils sont revenus ; mais en quel état, mon Dieu ! Vous n’avez pas ça à craindre pour votre oncle. Et mademoiselle Madeleine, la chère demoiselle, pourra embrasser son père une dernière fois ; ça lui sera bon.

— Mais quand ?

— Le bon Dieu seul le sait !

— Je voudrais qu’un bateau croisât toujours dans ces parages à la mer haute, et qu’à la mer basse on continuât les recherches.

— Le bateau, c’est trop tôt.

— Pent-être, mais cela rassurera Madeleine, elle verra que son père n’est pas abandonné. Trouvez-moi ce bateau, et qu’on soit ce matin même sur les îles de Bernières pour ne plus s’en éloigner.

— Eh bien, j’irai, si vous voulez, avec mon bateau ; seulement je ne vous cache pas qu’il y a pour le moment plus de chance sur la grève.

— Je placerai des hommes sur la grève.

— Il faudrait prévenir aussi les douaniers.

— Je m’occuperai de cela.

Léon ne se coucha pas mais, s’étant fait allumer un grand feu, il se sécha et se séchauffa ; puis, quand les maisons commencèrent à s’ouvrir, il fit ce que Pécune lui avait recommandé.

Quand il se présenta chez Madeleine, il la trouva assise devant la cheminée de sa petite salle : elle non plus ne s’était pas couchée :

— Je t’attendais, dit-elle, veux-tu que nous allions sur la plage ?

— Ce que tu veux, je le veux.

Ils se dirigèrent vers le rivage, et quand ils arrivèrent en vue de la mer, Léon vit les yeux de Madeleine prendre une expression affolée.

Alors, étendant la main dans la direction de l’ouest, il lui montra une barque aux voiles d’un roux de rouille qui courait une bordée devant le sémaphore de Bernières.

— C’est la barque de Pécune, dit-il, elle restera là à croiser en examinant la mer, tant qu’il sera utile, et ne rentrera que la nuit.

Il lui expliqua aussi ce qu’il avait fait pour mettre des hommes en vedette sur la côte depuis le phare de Ver jusqu’à l’embouchure de l’Orne.

Elle marchait près de lui, seule, sans lui donner le bras ; tout à coup elle s’arrêta, et, lui tendant la main :

— Tu es bon, dit-elle.

Il garda cette main dans la sienne, puis la plaçant sous son bras, il se remit en marche se dirigeant vers Bernières.

— Je n’ai pas voulu parler de toi jusqu’à présent, dit-il, de moi, ni de nous ; c’était à un autre que nous devions être entièrement d’esprit et de cœur ; mais il faut que tu saches que tu n’es pas seule au monde, chère Madeleine, et que tu as un frère.

Elle tourna vers lui son visage convulsé, et dans ses yeux hagards, quelques instants auparavant, il vit rouler des larmes d’attendrissement.

Il continua.

— Dans mon père, dans ma mère, dans ma sœur, sois certaine que tu trouveras une famille, sois certaine aussi que le différend survenu si malheureusement entre nos parents n’a altéré en rien les sentiments de mon père ; il m’a toujours parlé de toi avec tendresse, et s’il était ici il te tiendrait ce langage avec plus d’autorité seulement, mais non avec plus d’amitié, avec plus d’affection ; notre maison est la tienne.

— Je voudrais rester ici, dit-elle.

— Assurément nous y resterons tant que cela sera nécessaire, j’y resterai avec toi ; tu comprends bien que je ne te parle pas d’aujourd’hui.

— Je comprends, je sens que tu es la bonté même, mais tout le reste je le comprends mal, pardonne-moi, mon esprit est ailleurs.

Disant cela, elle détourna les yeux et par un mouvement rapide elle les jeta sur la ligne blanche des vagues qui frappaient le rivage.

— Je ne veux pas te distraire, continua Léon, et je ne te dirai que ce qui doit être dit.

— Descendons à la mer, je te prie.

— Si tu le veux, mais en tant que cela ne nous éloignera pas de Bernières, où je vais pour prévenir par dépêche mon père de ce qui est arrivé ; il faut que tu aies près de toi ceux qui t’aiment.

Mais la réponse de M. Haupois-Daguillon ne fut pas ce que Léon avait prévu : malade en ce moment, il ne pourrait pas quitter Balarue avant plusieurs jours, le médecin s’y opposait formellement, et madame Haupois-Daguillon restait près de lui pour le soigner. Ils étaient l’un et l’autre désolés de ne pouvoir pas accourir auprès de Madeleine à qui ils envoyaient l’assurance de leur tendresse et leur dévouement.

— C’est près de ton père que tu devrais être, dit Madeleine, lorsque Léon lui lut cette dépêche, pars donc, je t’en prie.

— Si mon père était en danger je partirais, mais cela n’est pas, ses douleurs se sont exaspérées sous l’influence des eaux, voilà tout ; mon devoir est de rester ici, j’y reste, et j’y resterai jusqu’au moment où nous pourrons partir ensemble.

Ce moment n’arriva pas aussi promptement que Léon l’espérait ; les jours s’écoulèrent et chaque matin, chaque soir les nouvelles qu’il reçut des gens postés le long de la côte furent toujours les mêmes : rien de nouveau.

Chaque jour, chaque heure qui s’écoulaient augmentaient l’angoisse de Madeleine : jamais plus elle ne verrait son père qui n’aurait pas une tombe sur laquelle elle pourrait venir pleurer.

Elle ne quittait pas la grève et du matin au soiron la voyait marcher sur le rivage, avec Léon près d’elle, depuis Langrune jusqu’à Courseulles, et, suivant le mouvement du flux et du reflux, remontant vers la terre quand la mer montait, l’accompagnant quand elle descendait.

Devant cette jeune fille en noir, au visage pâle, au regard désolé, tout le monde se découvrait respectueusement ; mais elle ne répondait jamais à ces témoignages de sympathie, qu’elle ne voyait pas, et lorsqu’elle les remarquait, elle le faisait par une simple inclinaison de tête, sans parler à personne.

C’était seulement aux douaniers et aux gens qui étaient chargés d’explorer le rivage qu’elle adressait la parole, encore était-ce d’une façon contrainte :

— Rien de nouveau encore ? demandait-elle.

Mais elle ne prononçait pas de nom, et le mot décisif elle l’évitait.

On lui répondait de la même manière, et le plus souvent sans parole, en secouant la tête.

Le septième jour après la mort de M. Haupois, le temps, jusque-là beau, se mit au mauvais.

Le vent, qui avait constamment été au sud, passa à l’est, puis au nord, d’où il ne tarda pas à souffler en tempête : toutes les barques revinrent à la côte, et sur la mer démontée on n’aperçut plus à l’horizon que de grands navires : le bateau de Pécune, que depuis sept jours on était habitué à voir du matin au soircourir des bordées devant Bernières, dut aborder ne pouvant plus tenir la mer.

Aussitôt à terre, Pécune vint trouver Madeleine dans la cabine où elle se tenait avec Léon.

— J’ai résisté tant que j’ai pu, dit-il, mais il n’y avait plus moyen de rester à la mer, exeusez-moi, mamzelle.

Madeleine inclina la tête.

— Faut pas que cela vous désole, continua Pécune, c’est un bon vent pour votre malheureux, il porte à le côte ; soyez sure que demain ou après-demain il doit aborder.

Comme elle levait la main avec un signe d’incrédulité et de désespérance, Pécune se pencha vers elle, et d’une voix basse :

— Croyez-moi, mamzelle, quand je vous dis que le neuvième jour les noyés qui n’ont pas été retrouvés se lèvent eux-mêmes dans la mer et se mettent en marche pour venir se coucher dans la terre bénite ; s’ils ne sont pas trop loin ou si le vent est favorable ils abordent ; ils ne restent en route que si le chemin à faire est trop long ou si le vent leur est contraire. Vous Voyez bien que le vent est bon présentement. Rentrez chez vous, mamzelle, et mettez des draps blancs au lit de votre pauvre père.

Le vent continua de souffler du nord pendant trente-six heures, puis il faiblit mais sans tomber complétement.

Le matin du neuvième jour Léon vit arriver l’homme qui avait la garde du rivage de Bernières : M. Haupois venait d’aborder sur la grève, selon la prédiction de Pécune.

L’enterrement eut lieu le même jour à trois heures de l’après-midi, et le soirLéon monta avec Madeleine dans le train qui arrive à Paris à cinq heures du matin.

Pendant ces neuf jours il avait exécuté l’acte de dernière volonté de son oncle, il était resté près de Madeleine, « elle avait trouvé en lui une main qui l’avait soutenue, et un cœur dans lequel elle avait pu pleurer. »

Mais sa tâche n’était pas finie.

IX

Avant de quitter Saint-Aubin, Léon avait envoyé une dépêche pour qu’on préparât à Madeleine un appartement dans la maison de la rue de Rivoli, — celui que sa sœur occupait avant son mariage.

En arrivant il la conduisit lui-même à son appartement :

— Te voilà chez toi, dit-il ; tu vois que cette chambre est celle de Camille ; maintenant elle est la tienne : la sœur cadette prend la place de la sœur aînée.

Il se dirigea sers la porte de sortie, mais après avoir fait quelques pas il revint en arrière :

— Tu vas sans doute manquer de beaucoup de choses ; ne t’en inquiète pas trop, mon intention est d’aller ce soir ou demain à Rouen pour m’occuper des affaires de mon oncle, tu me donneras une liste de ce que tu veux et je le rapporterai.

— J’aurais voulu aller à Rouen.

— Pourquoi ?

— Mais…

Elle hésita.

Aussitôt il lui vint en aide :

— Tu voudrais aussi, n’est-ce pas, t’occuper de ses affaires ?

Elle inclina la tête avec un signe affirmatif.

— Sois tranquille, elles seront arrangées à la satisfaction de tous ; aussi bien à l’honneur de… mon oncle, qu’à l’intérêt de ceux avec qui il était en relations ; je ne ferai rien sans te consulter. Mais c’est trop causer. À tantôt !

Elle le retint

— Un seul mot.

— Mais…

— Mieux vaut le dire tout de suite que plus tard, puisqu’il est douloureux et qu’il doit être dit : ces affaires sont embarrassées… très-embarrassées ; nous avons des dettes qui certainement dépasseront notre avoir ; de combien, je ne sais, car mon pauvre papa, pour ne pas m’effrayer, ne me disait pas tout ; mais enfin ces dettes se révéleront assez lourdes, je le crains : qu’il soit bien entendu que je veux qu’elles soient toutes payées.

— C’est bien ainsi que je le comprends.

— On n’est pas la fille d’un magistrat sans entendre parler des choses de la loi ; j’ai des droits à faire valoir comme héritière de ma mère ; j’abandonne ces droits, j’abandonne tout, je consens à ce que tout ce que je possède soit vendu pour que ces dettes soient payées.

Mais Léon ne partit pas le soirpour Rouen comme il le désirait, car il trouva rue Royale une dépêche de son père annonçant son arrivée à Paris pour le soir même.

Ce que Léon voulait en se rendant à Rouen, c’était prendre connaissance des affaires de son oncle, et dire aux créanciers qui allaient s’abattre menaçants qu’ils n’avaient rien à craindre, qu’ils seraient payés intégralement et qu’il le leur garantissait, lui Léon Haupois-Daguillon, de la maison Haupois-Daguillon de Paris.

Son père à Balarue, cela lui était facile, il n’avait personne à consulter, il agissait de lui-même, dans le sens qu’il jugeait convenable.

Mais l’arrivée de son père à Paris changeait la situation.

Il fallait laisser à celui-ci le plaisir de sa générosité envers cette pauvre Madeleine ; cela était convenable, cela était juste, et, de plus, cela était, jusqu’à un certain point, habile ; on s’attache à ceux qu’on oblige ; le service rendu serait un lien de plus qui attacherait son père à Madeleine ; il l’aimerait d’autant plus qu’il aurait plus fait pour elle.

C’était par le train de six heures que M. et madame Haupois-Daguillon devaient arriver à la gare de Lyon. À six heures moins quelques minutes, Léon les attendait à la porte de sortie des voyageurs. Tout d’abord il avait pensé à demander à Madeleine si elle voulait l’accompagner, ce qui eût été une prévenance à laquelle son père et sa mère auraient été sensibles ; mais la réflexion l’avait fait vite renoncer à cette idée ; il ne pouvait pas, à Paris, sortir seul avec Madeleine.

De la gare de Lyon à la rue de Rivoli, le temps se passa pour M. et madame Haupois en questions, pour Léon en récit.

Il y avait une demande qu’il attendait et pour laquelle il avait préparé sa réponse : « Comment était-il arrivé à Saint-Aubin juste au moment de la mort de son oncle ? »

Ce fut sa mère qui la lui posa :

Son explication fut celle qu’il avait déjà donnée à Madeleine : le médecin de Rouen qu’il rencontre par hasard et qui le prévient que son oncle est menacé de devenir aveugle.

Cette histoire du médecin avait l’inconvénient de ne pas expliquer la lettre de son oncle ; mais devait-on supposer que Savourdin parlerait de cette lettre ? Cela n’était pas probable ; si contre toute attente le vieux caissier en parlait, il serait temps alors de l’expliquer d’une façon telle quelle.

Élevé par un père et une mère qui l’aimaient, Léon n’avait pas été habitué à mentir, aussi se serait-il assez mal tiré de son récit fait dans le calme et en tête à tête avec ses parents ; mais en voiture, au milieu du bruit et des distractions, il en vint à bout sans trop de maladresse.

En entrant dans le salon où Madeleine se tenait, M. Haupois-Daguillon ouvrit ses bras à sa nièce et l’embrassa tendrement.

Puis après l’oncle vint la tante.

Mais ce fut plutôt en père et en mère qu’ils l’accueillirent qu’en oncle et en tante.

Madame Haupois-Daguillon eut soin d’ailleurs de bien marquer cette nuance :

— Désormais cette maison sera la tienne, lui dit-elle, et tu trouveras dans ton oncle un père, dans Léon un frère ; pour moi tu peux compter sur toute ma tendresse.

Madeleine était trop émue pour répondre, mais ses larmes parlèrent pour elle.

Madame Haupois Daguillon était depuis trop longtemps éloignée de sa maison de commerce pour ne pas vouloir reprendre dès le soir même les habitudes de toute sa vie ; aussi, malgré les fatigues d’un voyage de vingt-deux heures, voulut-elle, après le dîner, aller coucher rue Royale.

— Je vais t’accompagner, lui dit son fils.

À peine dans la rue, Léon se pencha à l’oreille de sa mère :

— Comment trouves-tu Madeleine ? lui demanda-t-il.

L’intonation de cette question était si douce, que madame Haupois-Daguillon s’arrêta surprise et, s’appuyant sur le bras de son fils, elle força celui-ci à la regarder en face :

— Pourquoi me demandes-tu cela ? lui dit-elle.

— Mais pour savoir ce que tu penses maintenant de Madeleine, que tu n’avais pas vue depuis deux ans.

— Et pourquoi tiens-tu tant à savoir ce que je pense de Madeleine ?

— Pour une raison que je te dirai quand tu auras bien voulu me répondre.

Ces quelques paroles s’étaient échangées rapidement ; la voix du fils était émue ; celle de la mère était inquiète.

Cependant tous deux avaient pris le ton de l’enjouement.

— Sur quoi porte ta question ? demanda madame Haupois-Daguillon, qui paraissait vouloir gagner du temps et peser sa réponse avant de la risquer.

— Comment sur quoi ? Mais sur Madeleine, puisque c’est d’elle que je te parle.

— J’entends bien, mais toi aussi tu m’entends bien ; tu me demandes comment je trouve Madeleine ; est-ce de sa figure que tu parles ? de son esprit, de son cœur, de son caractère ?

— De tout.

— Quand je voyais Madeleine, elle était une bonne petite fille, intelligente.

— N’est-ce pas ?

— Douce de caractère et d’humeur facile.

— N’est-ce pas ? et pleine de cœur.

— Elle était tout cela alors, mais ce qu’elle est maintenant je n’en sais rien ; deux années changent beaucoup une jeune fille.

— Assurément, mais moi qui, depuis dix jours, vis près d’elle, je puis t’assurer que, s’il s’est fait des changements dans le caractère de Madeleine, ils sont analogues à ceux qui se sont faits dans sa personne.

— Il est vrai qu’elle a embelli et qu’elle est charmante.

— Alors que dirais-tu si je te la demandais pour ma femme ?

— Je dirais que tu es fou.

X

Lorsque pendant trente ans on a dirigé une grande maison de commerce, avec une armée d’employés ou d’ouvriers sous ses ordres, on a pris bien souvent dans cette direction des habitudes d’autorité qu’on porte dans la vie et dans le monde ; partout l’on commande, et à tous, sans admettre la résistance ou la contradiction.

C’était le cas de madame Haupois-Daguillon qui, même avec ses enfants qu’elle aimait cependant tendrement, était toujours madame Haupois-Daguillon.

Lorsqu’elle avait pris le bras de son fils, c’était en mère qu’elle lui avait tout d’abord parlé d’un ton affectueux et vraiment maternel ; mais ce ne fut pas la mère qui s’écria : « Tu es fou » ; ce fut la femme de volonté, d’autorité, la femme de commerce.

Léon connaissait trop bien sa mère peur ne pas saisir les moindres nuances de ses intonations, et c’était précisément parce qu’il avait au premier mot senti chez elle de la résistance qu’il avait été si net et si précis dans sa demande : c’était là un des côtés de son caractère ; mou dans les circonstances ordinaires, il devenait ferme et même cassant aussitôt qu’il se voyait en face d’une opposition.

— En quoi est-ce folie de penser à prendre Madeleine pour femme ? demanda-t-il.

Ils étaient arrivés sur la place de la Concorde, madame Haupois s’arrêta tout à coup, puis, après un court mouvement d’hésitation, elle tourna sur elle-même.

— Rentrons rue de Rivoli, dit-elle.

— Et pourquoi ?

— Ton père n’est pas encore couché, tu vas lui expliquer ce que tu viens de me dire…

— Mais…

— Madeleine est la nièce de ton père ; elle est son sang ; par le malheur qui vient de la frapper, elle devient jusqu’à un certain point sa fille, c’est donc à lui qu’il appartient de décider d’elle. Je ne veux pas, si la réponse de ton père est contraire à tes désirs… que tu m’aceuses d’avoir pesé sur lui et d’avoir inspiré cette réponse.

— Mais c’était là justement ce que je voulais, dit-il avec un sourire, tu l’as bien deviné.

— Rentrons, explique-toi franchement avec ton père, il te dira ce qu’il pense.

— Mais toi ?

— Je te le dirai aussi.

— Tu me fais peur.

Et, sans échanger d’autres paroles, ils revinrent à l’appartement de la rue de Rivoli.

M. Haupois fut grandement surpris en voyant entrer dans sa chambre sa femme et son fils.

— Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il.

— Léon va te l’expliquer, mais en attendant qu’il le fasse longuement, je veux te le dire en deux mots, — il désire prendre Madeleine pour femme.

— Il est donc fou !

— C’est justement le mot que je lui ai répondu.

Puis, s’adressant à son fils :

— Tu ne diras pas que ton père et moi nous nous étions entendus.

Léon resta déconcerté, et pendant plusieurs minutes il regarda son père et sa mère, ses yeux ne quittant celui-ci que pour se poser sur celle-là.

Enfin il se remit.

— Il y a une question que j’ai adressée à ma mère, veux-tu me permettre de te la poser ?

— Laquelle ?

— En quoi est-ce folie de vouloir épouser Madeleine ?

— Elle n’a pas un sou.

— Je ne tiens nullement à épouser une femme riche.

— Nous y tenons, nous !

— Je ne t’obligerai jamais, dit M. Haupois, à épouser une femme que tu n’aimerais pas, mais je te demande qu’en échange tu ne prennes pas une femme qui ne nous conviendrait pas.

— En quoi Madeleine peut-elle ne pas vous convenir ? ma mère reconnaissait tout à l’heure qu’elle était charmante sous tous les rapports.

— Sous tous, j’en conviens, répondit M. Haupois, sous un seul excepté, sous celui de la fortune ; ta position…

— Oh ! ma position.

— Notre position si tu aimes mieux, notre position t’oblige à épouser une femme digne de toi.

— Je ne connais pas de jeune fille plus digne d’amour que Madeleine.

— Il n’est pas question d’amour.

— Il me semble cependant que, si l’on veut se marier, c’est la première question à examiner, répliqua Léon avec une certaine raideur, et pour moi je puis vous affirmer que je n’épouserai qu’une femme que j’aimerai.

Peu à peu le ton s’était élevé chez le père aussi bien que chez le fils, madame Haupois jugea prudent d’intervenir.

— Mon cher enfant, dit-elle avec douceur, tu ne comprends pas ton père, tu ne nous comprends pas ; ce n’est pas sur la femme, ce n’est pas sur Madeleine que nous discutons, c’est sur la position sociale et financière que doit occuper dans le monde celle qui épousera l’héritier de la maison Haupois-Daguillon. Aie donc un peu la fierté de ta maison, de ton nom et de ta fortune. Autrefois on disait : « noblesse oblige » ; la noblesse n’est plus au premier rang ; aujourd’hui c’est « fortune qui oblige ». Tu sens bien, n’est-il pas vrai, que tu ne peux pas épouser une femme qui n’a rien.

Depuis que ce gros mot de fortune avait été prononcé, Léon avait une réplique sur les lèvres : « Mon père n’avait rien, ce qui ne l’a pas empêché d’épouser l’héritière des Daguillon ; » mais, si décisive qu’elle fût, il ne pouvait la prononcer qu’en blessant son père aussi bien que sa mère, et il la retint :

— Il y aurait un moyen que Madeleine ne fût pas une femme qui n’a rien, dit-il en essayant de prendre un ton léger.

— Lequel ? demanda M. Haupois, qui n’admettait pas volontiers qu’on ne discutât pas toujours gravement et méthodiquement.

— Elle est, par le seul fait de la mort de mon pauvre oncle, devenue ta fille, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Eh bien ! tu ne marieras pas ta fille sans la doter ; donne-lui la moitié de ma part, et en nous mariant nous aurons un apport égal.

— Allons, décidément, tu es tout à fait fou.

— Non, mon père, et je t’assure que je n’ai jamais parlé plus sérieusement ; car je m’appuie sur ta bonté, sur ta générosité, sur ton cœur, et cela n’est pas folie.

— Tu as raison de croire que je doterai Madeleine ; nous nous sommes déjà entendus à ce sujet, ta mère et moi, de même que nous nous sommes entendus aussi sur le choix du mari que nous lui donnerons.

— Charles ! interrompit vivement madame Haupois en mettant un doigt sur ses lèvres ; puis tout de suite s’adressant à son fils : C’est assez ; nous savons les uns et les autres ce qu’il était important de savoir ; ton père et moi nous connaissons tes sentiments, et tu connais les nôtres : il est tard ; nous sommes fatigués, et d’ailleurs il ne serait pas sage de discuter ainsi à l’improviste une chose aussi grave ; nous y réfléchirons chacun de notre côté, et nous verrons ensuite chez qui ces sentiments doivent changer. Reconduis-moi.

XI

Les mauvaises dispositions manifestées par son père et sa mère ne pouvaient pas empêcher Léon de s’occuper des affaires de Madeleine : tout au contraire.

Le lendemain, il parla à son père de son projet d’aller à Rouen pour voir quelle était précisément la situation de son oncle.

Mais, aux premiers mots, M. Haupois l’arrêta :

— Ce voyage est inutile, dit-il, j’ai déjà écrit à Rouen, et j’ai chargé un de mes anciens camarades, aujourd’hui avoué, de mener à bien cette liquidation ; il vaut mieux que nous ne paraissions pas ; un homme d’affaires viendra plus facilement à bout des créanciers.

Le mot « liquidation » avait fait lever la tête à Léon, l’idée de venir « à bout des créanciers facilement » le souleva :

— Pardon, s’écria-t-il, mais l’intention de Madeleine est d’abandonner tous les droits qu’elle tient de sa mère, pour que les créanciers soient payés ; il n’y a donc pas à venir à bout d’eux.

— Ceci me regarde et ne regarde que moi ; les droits de Madeleine sont insignifiants, et si c’est pour en faire abandon que tu veux aller à Rouen, ton voyage est inutile.

— Je te répète ce que Madeleine m’a dit.

— C’est bien, je sais ce que j’ai à faire. Mais puisqu’il est question de Madeleine, revenons, je te prie, sur notre entretien d’hier soir : ce n’est pas sérieusement que tu penses à prendre Madeleine pour ta femme, n’est-ce pas ?

— Rien n’est plus sérieux.

— Tu veux te marier ?

— Je désire devenir le mari de Madeleine.

— À vingt-quatre ans, tu veux dire adieu à la vie de garçon, à la liberté, au plaisir ! Il n’y a donc plus de jeunes gens ?

— La vie de garçon n’a pas pour moi les charmes que tu supposes, et je me soucie peu d’une liberté dont je ne sais bien souvent que faire. J’ai plutôt besoin d’affection et de tendresse.

— Il me semble que ni l’affection ni la tendresse ne t’ont manqué, répliqua M. Haupois. Je t’ai dit hier que tu étais fou, je te le répète aujourd’hui, non plus sous une impression de surprise, mais de sang-froid et après réflexion. Toute la nuit j’ai réfléchi à ton projet, à ta fantaisie ; et de quelque côté que je l’aie retourné, il m’a paru ce qu’il est réellement, c’est-à-dire insensé ; aussi, pour ne pas laisser aller les choses plus loin, je te déclare, puisque nous sommes sur ce sujet, que je ne donnerai jamais mon consentement à un mariage avec Madeleine. Jamais ; tu entends, jamais ; et en te parlant ainsi, je te parle en mon nom et au nom de ta mère ; tu n’épouseras pas ta cousine avec notre agrément ; sans doute tu toucheras bientôt à l’âge où l’on peut se marier malgré ses parents ; mais, si tu prends ainsi Madeleine pour femme, il est bien entendu dès maintenant que ce sera malgré nous. Nous avons d’autres projets pour toi, et je dois te le dire pour être franc, nous en avons d’autres pour Madeleine. Quand je t’ai écrit que notre intention était de recueillir cette pauvre enfant et de la traiter comme notre fille, nous pensions, ta mère et moi, que tu n’éprouverais pour elle que des sentiments fraternels, en un mot qu’elle serait pour toi une sœur et rien qu’une sœur ; mais ce que tu nous a appris hier nous prouve que nous nous trompions.

— Jusqu’à ce jour Madeleine n’a été pour moi qu’une sœur.

— Jusqu’à ce jour ; mais maintenant, si vous vous Voyez à chaque instant, et si vous vivez sous le même toit, les sentiments fraternels seront remplacés par d’autres sans doute ; tu te laisseras entraîner par la sympathie qu’elle t’inspire et tu l’aimeras ; elle, de son côté, pourra très-bien ne pas rester insensible à ta tendresse et t’aimer aussi. Cela est-il possible, je le demande ?

— Que voulez-vous donc, ma mère et toi ?

— Nous voulons ce que le devoir et l’honneur exigent, puisque nous sommes décidés à ne pas te laisser épouser Madeleine.

— Lui fermer votre maison ! ah ! ni toi ni ma mère vous ne ferez cela.

— Il dépend de toi que Madeleine reste ici comme si elle était notre fille.

— Et comment cela ?

— Tu comprends, n’est-ce pas, qu’après ce que tu nous as dit nous ne pouvons pas, nous qui ne voulons pas que Madeleine devienne ta femme, nous ne pouvons pas tolérer que vous viviez l’un et l’autre dans une étroite intimité.

— Vous reconnaissez donc de bien grandes qualités à Madeleine, que vous craignez qu’une intimité de chaque jour développe un amour naissant ? Si Madeleine n’est pas digne d’être aimée, le meilleur moyen de de me le prouver n’est-il pas de me laisser vivre près d’elle pour que j’apprenne à la connaître et à la juger telle qu’elle est ?

— Il ne s’agit pas de cela. Je dis que vous ne devez pas vivre sous le même toit, et bien que tu aies ton appartement particulier, il en serait ainsi si nous laissions les choses aller comme elles ont commencé ; régulièrement, beaucoup plus régulièrement qu’autrefois, tu déjeunerais avec nous, tu dînerais avec nous, tu passerais tes soiréesavec nous, c’est-à-dire avec Madeleine. Pour que cela ne se réalise pas, il n’y a que deux partis à prendre : ou Madeleine quitte notre maison, ou tu t’éloignes toi-même.

— C’est ma mère qui a eu cette idée ?

— Ta mère et moi ; mais ne nous fais pas porter une responsabilité qui t’incombe à toi-même, et si ce que je viens de te dire te blesse, n’aceuse que celui qui nous impose ces résolutions.

— Et où dois-je aller ?

— À Madrid, où ta présence sera utile, très-utile aux affaires de notre maison. Tu acceptes cette combinaison, Madeleine reste chez nous, et nous avons pour elle les soins d’un père et d’une mère ; tu la refuses, alors je m’occupe de trouver pour elle une maison respectable où elle vivra jusqu’au jour de son mariage.

Léon resta assez longtemps sans répondre.

— Eh bien ? demanda M. Haupois. Tu ne dis rien ?

— Je sens que votre résolution est par malheur bien arrêtée, je ne lui résisterai donc pas. J’irai à Madrid, car je ne veux pas causer à Madeleine la douleur de sortir de cette maison. Mais pour me rendre à votre volonté, je ne renonce pas à Madeleine. Loin d’elle j’interrogerai mon cœur. L’absence me dira quels sentiments j’éprouve pour elle, quelle est leur solidité et leur profondeur ; à mon retour je vous ferai connaître ces sentiments, j’interrogerai ceux de Madeleine et nous reprendrons alors cet entretien. Quand veux-tu que je parte !

— Le plus tôt sera le mieux.

XII

Ce n’était pas la première fois que Léon se trouvait en opposition avec les idées ambitieuses de son père et de sa mère ; il les connaissait donc bien et, mieux que personne, il savait qu’il n’y avait pas à lutter contre elles.

Quand sa mère avait dit avec modestie et les yeux baissés : « notre position », tout était dit.

Et, pour son père, il n’y avait rien au-dessus de la fortune « gagnée loyalement dans le commerce ».

Tous deux avaient au même point la fierté de l’argent et le mépris de la médiocrité.

Plus jeune que sa sœur de deux ans, il avait vu, lorsqu’il avait été question de marier celle-ci, quelle était la puissance tyrannique de ces idées, qui avaient fait repousser, malgré les supplications de Camille, les prétendants les plus nobles, mais pauvres, pour accepter en fin de compte un baron Valentin, à peine noble mais riche. Combien de fois Camille, qui voulait être duchesse et qui n’admettait qu’avec rage la possibilité d’être simple marquise, avait-elle versé des torrents de larmes. Mais ni larmes ni rage n’avaient touché M. et madame Haupois.

— Nous ne nous amoindrirons pas dans notre gendre.

Cette réponse avait toujours été la même en présence d’un mari pauvre.

S’amoindrir ! s’abaisser ! pour eux c’était faire faillite moralement.

Que répondre à son père et à sa mère lui disant : « Ce n’est pas Madeleine que nous repoussons, c’est la fille sans fortune ? »

Toutes les raisons du monde les meilleures et les plus habiles ne feraient pas Madeleine riche du jour au lendemain ; et ce qu’il dirait, ce qu’il tenterait en ce moment, tournerait en réalité contre elle.

Ce qu’il fallait pour le moment, c’était que Madeleine restât près de son père et de sa mère et qu’elle devînt de fait ce qu’elle n’était encore qu’en parole : leur fille.

Et puis d’ailleurs ce temps d’attente aurait cela de bon qu’il serait pour lui-même un temps d’épreuve. Loin de Madeleine, il sonderait son cœur. Et, s’étant dégagé du sentiment de sympathie et de tendresse qui à cette heure le poussait vers elle, il verrait s’il aimait réellement sa cousine, et surtout s’il l’aimait assez pour l’épouser malgré son père et sa mère.

La chose était assez grave pour être mûrement pesée et ne point se décider à la légère par un coup de tête ou dans un mouvement de révolte.

Résolu à partir, il voulut l’annoncer lui-même à Madeleine, et pour cela il choisit un moment où, sa mère étant occupée rue Royale et son père étant à son cercle, il était certain de la trouver seule et de n’être point dérangés dans leur entretien.

— Je viens t’annoncer mon départ pour demain, dit-il.

À ce mot, Madeleine ne montra ni surprise ni émotion, mais tirant un morceau de papier d’un carnet, elle le plia en quatre et le tendit à son cousin.

— Voici la liste des objets que je te prie de me faire expédier, dit-elle.

— Mais je ne vais point à Rouen, je pars pour Madrid.

— Madrid !

Et cette émotion que Léon lui reprochait tout bas de n’avoir point manifestée quelques secondes auparavant fit trembler sa voix et pâlir ses lèvres frémissantes.

— Tu pars ! répéta-t-elle tout bas et machinalement : Ainsi tu pars.

— Demain.

— Et tu seras longtemps absent ?

Il hésita un moment avant de répondre.

— Je ne sais.

— C’est-à-dire pour être franc que tu ne peux pas prévoir le moment de ton retour, n’est-ce pas ? Tu as été si bon, si généreux pour moi, que me voilà tout attristée.

Puis baissant la voix :

— Avec qui parlerai-je de lui ?

Et deux larmes coulèrent sur ses joues.

C’était la pensée de son père qui, assurément, faisait couler les larmes, et cette pensée seule.

— Et pourquoi n’en parlerais-tu pas avec mon père ? demanda Léon après quelques minutes de réflexion ; tu sais qu’ils se sont aimés tendrement comme deux frères, et je t’assure qu’avant cette rupture qui a brisé nos relations, mon père avait plaisir à raconter des histoires de son enfance et de sa jeunesse, auxquelles son frère Armand se trouvait mêlé : tu seras agréable à mon père en lui parlant de ce temps.

— Certes je le ferai.

— Puisque je te demande d’être agréable à mon père, veux-tu me permettre de te donner un conseil, ma chère petite Madeleine ?…

Il s’arrêta brusquement, car, se laissant entraîner par son émotion il avait été plus loin, beaucoup plus loin qu’il ne voulait aller.

Mais aussitôt il reprit en souriant :

— Tiens ! voilà que je parle comme lorsque tu n’étais qu’une petite fille et que nous jousions au mariage.

Elle détourna la tête et ne répondit pas.

— Ce que je veux te demander, poursuivit Léon vivement, c’est que tu t’appliques à faire la conquête de mon père et de ma mère. Cela te sera facile, gracieuse, bonne, charmante, fine comme tu l’es.

— Tu ne me crois donc pas modeste, que tu me parles ainsi en face, dit-elle en s’efforçant de sourire.

— Je dirai, si tu veux, que tu n’es que charmante, et cela, il faut bien que je l’exprime brutalement, puisque je te demande de faire usage de cette qualité.

— Adresse-toi à mon désir de t’être agréable à toi-même, c’est assez.

— Enfin, je veux que tu charmes mon père et ma mère de telle sorte qu’à mon retour tu sois leur fille, leur vraie fille, non-seulement par l’adoption, mais encore par l’affection. Présentement tu sais qu’ils t’aiment et que tu peux compter sur eux. Je te demande de faire en sorte qu’ils t’aiment plus encore. Tu me diras qu’on plaît parce qu’on plaît, sans raison bien souvent ; mais on plaît aussi parce qu’on veut plaire. Fais-moi l’amitié, chère petite… cousine, de leur plaire à tous deux, à l’un comme à l’autre. Ce qui sera le plus sensible à ma mère, ce sera l’intérêt que tu porteras aux affaires de notre maison. Si tu veux bien aller souvent lui tenir compagnie au magasin, si tu l’aides à écrire quelques lettres dans un moment de presse, si tu admires intelligemment quelques belles pièces d’orfèvrerie, elle t’adorera. Quant à mon père, il sera très-heureux que tu l’accompagnes dans sa promenade de tous les jours aux Champs-Élysées, et quand il sera fier de toi pour les regards d’admiration que tu auras provoqués en passant appuyée sur son bras, sa conquête sera faite aussi, et solidement, je t’assure. Ne dis pas que tu ne provoqueras pas l’admiration.

— Je ne dis rien pour que tu n’insistes pas, mais pour cela seulement.

— Maintenant il me reste à parler d’un membre de notre famille avec qui tu n’as pas besoin de te mettre en frais, je veux parler de Camille. Il n’est même pas à souhaiter que tu fasses sa conquête.

— Et pourquoi donc ne veux-tu pas que je sois aimable avec elle ?

— Parce qu’elle voudrait te marier.

Elle ne put retenir un mouvement de répulsion.

— Tu ne sais pas comme cette manie matrimoniale a fait de progrès en elle, depuis qu’elle est mariée ; elle a toujours à offrir une collection de jeunes gens et de jeunes filles, portant tous, bien entendu, les plus beaux noms de la noblesse française ou étrangère, car elle n’a pas de préjugés patriotiques.

— Malheureusement pour Camille, il n’y a pas de maris pour les filles pauvres.

— Tu crois cela, petite cousine, tu as tort, il ne faut pas être si pessimiste : il y a, tu peux m’en croire, des hommes qui cherchent dans une femme autre chose que la fortune, et qui se laissent toucher par la beauté, par la grâce, par les qualités de l’esprit et de l’âme…

Il avait prononcé ces paroles avec élan, il s’arrêta, et reprenant le ton enjoué :

— Comme dans la collection de Camille il peut y avoir des hommes ainsi faits, je ne veux pas qu’elle te les propose, car je me réserve de te marier…

Elle le regarda interdite, ne sachant évidemment que penser de ces paroles et cherchant leur sens.

Il continua en souriant :

— Plus tard, à mon retour, nous parlerons de cela ; aussi ne permets à personne de t’en parler, n’est-ce pas, ou bien si l’on t’en parle malgré toi, écris-moi. Je sais bien qu’il n’est pas convenable qu’une jeune fille écrive ainsi, même à son cousin ; mais dans une circonstance aussi grave, ce ne serait pas à ton cousin que tu écrirais, ce serait à… ce serait à ton frère. Me le promets-tu ?

Il lui tendit la main, elle lui donna la sienne.

— Maintenant, dit-il, j’ai encore quelque chose à te demander. Je voudrais emporter un souvenir de mon oncle… et de toi, qui ne me quitterait pas. Veux-tu me donner le petit médaillon qui était suspendu à la chaîne de mon oncle et dans lequel se trouve l’émail fait d’après ton portrait quand tu étais petite fille ?

— Si je veux, ah ! de tout cœur !

Et vivement elle courut chercher ce médaillon qu’elle tendit à Léon.

— Merci, dit-il.

Et lui prenant les deux mains il les retint dans les siennes en la regardant dans les yeux.

À ce moment la porte s’ouvrit, et madame Haupois, entrant, les couvrit d’un coup d’œil.

— Je faisais mes adieux à Madeleine, dit Léon après un court moment d’embarras, car j’avance mon départ, je me mettrai en route demain matin.

XIII

Après le départ de Léon, Madeleine s’appliqua de tout cœur à suivre les conseils qu’il lui avait donnés, et cela lui fut d’autant plus facile qu’elle désirait elle-même très-franchement plaire à son oncle et à sa tante.

Si elle n’avait pas la vocation du commerce elle n’en avait ni le dégoût, ni le mépris, et ce n’était nullement un ennui pour elle d’aller passer quelques heures de sa journée auprès de sa tante ; elle prenait intérêt à ce qui l’entourait, elle avait des yeux pour voir, elle avait des oreilles pour entendre, surtout des oreilles toujours attentives pour toutes les explications ou toutes les histoires, et madame Haupois-Daguillon était enchantée d’elle.

Si elle n’éprouvait pas non plus un plaisir extrême à monter chaque jour les Champs-Élysées jusqu’à l’Arc de Triomphe et à les redescendre à l’heure où le tout-Paris mondain s’en va faire au Bois sa banale promenade, cela ne lui était pas en réalité une bien grande fatigue : son oncle se montrait satisfait qu’elle l’accompagnât, elle était elle-même contente du contentement de son oncle.

M. Haupois-Daguillon, en sa jeunesse beau garçon et homme à bonnes fortunes, avait, malgré l’âge et ses occupations commerciales, conservé l’amour et le culte plastique, qui avaient failli faire de lui un statuaire ; il y avait peu d’hommes plus sensibles à la beauté féminine que ce riche bourgeois. Sa nièce eût été laide ou mal bâtie, il ne l’eût point pour cela repoussée ; mais les sentiments de compassion qu’il eût éprouvés pour elle n’eussent en rien ressemblé à ceux de tendre sympathie qui tout de suite l’avaient touché lorsqu’après une séparation de deux ans il l’avait revue. Car, loin d’être laide ou mal bâtie, elle était au contraire fort belle et surtout admirablement modelée cette jeune nièce : son cou onduleux, sa poitrine pleine et ronde, ses épaules tombantes sans saillies osseuses, son torse entier étaient dignes de la sculpture, et comme sur ces épaules se dressait une tête gracieuse et fine d’une beauté délicate, que la douleur en ces derniers temps avait pétrie pour lui donner quelque chose de tendre et de poétique, qu’elle n’avait pas en sa première jeunesse, elle produisait une vive sensation sur ceux qui la voyaient, alors même qu’il ne la connaissaient pas. Et pour suivre des yeux cette jeune fille en deuil à la démarche modeste, il arrivait souvent qu’on se retournât ou qu’on s’arrêtât alors qu’elle accompagnait son oncle qui, lui, s’avançait en vainqueur superbe : il marchait la tête haute et ses favoris blancs tombaient sur une cravate longue et sur une chemise d’une blancheur éblouissante formant le plastron ; cambrant sa poitrine bien prise dans une redingote boutonnée qui maintenait au majestueux un ventre proéminent ; tenant dans sa main soigneusement gantée une canne dont la pomme en argent était ciselée et niellée avec art ; frappant du talon de ses bottines l’asphalte du trottoir ; tendant le mollet, il passait à travers la foule, heureux de sa bonne santé, satisfait de sa prestance, glorieux de sa fortune et fier de l’impression que produisait sur les hommes celle qu’il promenait à son bras.

En peu de temps Madeleine avait fait ainsi, selon le désir de Léon, la conquête de son oncle et de sa tante, et si elle ne retrouva pas en eux un père et une mère, elle sentir au moins qu’elle était adoptée avec tendresse et non comme une parente pauvre dont on prend la charge parce qu’il le faut.

Dans l’apaisement que le temps amena peu à peu en elle, deux points noirs restèrent cependant inquiétants pour son esprit et menaçants pour son repos.

L’un se trouva dans les soins gênants dont l’entoura le principal employé de son oncle, un jeune homme de l’âge de Léon et son camarade de classes, nommé Eugène Saffroy ; — l’autre dans l’ignorance où son oncle la laissait à propos du règlement des affaires de son père.

Le premier souci de son oncle, dès qu’elle s’était installée à Paris, avait été de provoquer son émancipation, et, aussitôt qu’il sent obtenue, de se faire donner une procuration générale, de telle sorte que Madeleine n’eût à se préoccuper ni à s’occuper de rien. Si elle avait osé, elle aurait dit qu’elle désirait au contraire régler elle-même tout ce qui touchait la succession de son père ; mais une extrême réserve lui était imposée en un pareil sujet, et aux premiers mots qu’elle avait osé risquer, son oncle lui avait fermé la bouche :

— As-tu confiance en moi ?

— Oh ! mon oncle.

— Eh bien ! ma mignonne, laisse-moi faire ; Léon m’a dit que tu abandonnais tous tes droits, nous aurons égard à ta volonté, qui est respectable ; pour le reste, je pense que tu voudras bien t’en rapporter à ceux qui ont l’habitude des affaires ; je te promets de te remettre aux mains les quittances de tous ceux à qui ton père devait ; cela, il me semble, doit te suffire.

Évidemment cela devait lui suffire, et l’observation de son oncle était parfaitement juste. N’était-ce pas lui qui payait ? Il avait bien le droit, alors, de vouloir garder la direction d’une affaire qui, en fin de compte, lui coûterait assez cher.

Elle se disait, elle se répétait tout cela, et cependant elle était tourmentée autant qu’affligée que son oncle ne lui parlât jamais de ce qui se passait à Rouen. Pourquoi ce silence ? Qui plus qu’elle pouvait prendre à cœur de sauver l’honneur de son père et de défendre sa mémoire ? De tous les malheurs qu’apporte la pauvreté, celui-là était pour elle le plus douloureux et le plus humiliant : rien, elle ne pouvait rien, pas même parler, pas même savoir ; elle n’avait qu’à attendre dans son impuissance et surtout dans une confiance apparente.

Du côté d’Eugène Saffroy, son tourment, pour être moins profond, n’était pourtant pas sans avoir quelque chose de blessant.

Fils d’un ancien commis des Daguillon, cet Eugène Saffroy avait été recueilli, après la mort de ses parents, par madame Haupois-Daguillon, qui l’avait fait élever et instruire avec Léon, jusqu’au jour où celui-ci avait quitté le collége pour l’École de droit. À cette époque Eugène Saffroy était entré dans la maison de la rue Royale, et rapidement, par son zèle, par son activité, par son intelligence des affaires, il était devenu un employé modèle, réalisant ainsi le secret désir de madame Haupois-Daguillon qui avait été de faire de lui le soutien de Léon, c’est-à-dire l’homme de travail et le directeur réel de la maison dont Léon serait bientôt le chef en nom beaucoup plus qu’en fait.

Lorsqu’on a de pareilles visées sur un homme qui, par son activité et son intelligence, peut se créer partout une bonne situation, on ne saurait trop le ménager pour se l’attacher solidement.

C’était ce qu’avait fait madame Haupois-Daguillon et, sous le double rapport des intérêts et des relations, elle l’avait traité aussi généreusement que possible ; non-seulement il avait une part dans les bénéfices de la maison, mais encore il trouvait son couvert mis tous les dimanches, à Paris pendant l’hiver, et pendant l’été au château de Noiseau : il était presque un associé, et jusqu’à un certain point un membre de la famille.

Cette position l’avait mis en relations fréquentes avec Madeleine, qu’il voyait tous les jours de la semaine pendant les heures qu’elle passait dans les magasins de la rue Royale auprès de sa tante, et le dimanche quand il venait dîner à Noiseau.

Tout d’abord Madeleine n’avait pas pris garde à ses attentions et à ses politesses, mais bientôt elle avait dû reconnaître qu’il n’était pour personne ce qu’il était pour elle.

Alors elle s’était renfermée dans une extrême réserve ; mais, sans se décourager, il avait persisté, s’empressant au-devant d’elle lorsqu’elle arrivait, cherchant sans cesse à lui adresser la parole, et, ce qu’il y avait de particulier, le faisant plus librement lorsque M. ou madame Haupois-Daguillon étaient présents, comme s’il se savait assuré de leur consentement.

Madeleine était assez femme pour ne pas se tromper sur la nature de ces politesses. Saffroy lui faisait la cour ou tout au moins cherchait à lui plaire ; à la vérité, c’était avec toutes les marques du plus grand respect, mais enfin le fait n’en existait pas moins, et il était visible pour tous.

Comment son oncle, comment sa tante ne s’en apercevaient-ils pas ? S’en apercevant, comment ne disaient-ils rien ?

Cela était étrange.

La sœur de Léon, la baronne Camille Valentin, lorsqu’elle revint de la campagne, se chargea de l’éclairer à ce sujet.

Au temps où Camille venait passer une partie de ses vacances à Rouen, elle n’avait pas grande amitié pour sa cousine Madeleine, mais maintenant la situation n’était plus la même, Madeleine était malheureuse, orpheline, pauvre, et c’était assez pour que la baronne Valentin, qui ne désirait rien tant que de trouver « des personnes intéressantes » qu’elle pût conseiller, secourir et protéger, lui témoignât une active sympathie.

Son premier mot, lorsqu’elle avait trouvé Madeleine installée chez ses parents et l’avait embrassée affectueusement, avait été pour lui dire tout bas à l’oreille :

— Sois tranquille, je te marierai ; mon mari, tu le sais, a les plus belles relations.

Quelques jours plus tard, lorsqu’elle avait remarqué l’attitude de Saffroy, elle s’était expliqué franchement et vigoureusement sur les prétentions du commis :

— Tu vois, n’est-ce pas, que monseigneur de Saffroy, — elle se plaisait à se moquer des roturiers en leur donnant la particule, — tu vois que monseigneur de Saffroy te fait la cour. Mais ce que tu ne vois peut-être pas, c’est qu’il est encouragé par mon père et ma mère.

— Ils te sont dit ? s’écria Madeleine.

— Non, mais cela n’était pas nécessaire ; j’ai des yeux pour voir, il me semble. D’ailleurs, cette faveur que mon père et ma mère accordent à Saffroy entre dans leur système : ils veulent se l’attacher et ils vont jusqu’à vouloir en faire leur neveu, parce qu’alors ils seront bien certains qu’il ne se séparera jamais de Léon et qu’il s’exterminera toute la vie pour lui. Ce n’est pas maladroit, mais cela ne sera pas. D’abord, parce que nous trouvons que Saffroy n’a déjà que trop de puissance dans la maison. Et puis, parce, qu’il ne peut pas te convenir. Allons donc, toi, madame Saffroy, toi une Bréauté de Valletot ! Sois tranquille, tu seras de notre monde et non une boutiquière.

XIV

Dans ces circonstances, Madeleine crut que le mieux était de se conduire, avec Saffroy de façon à ce que celui-ci comprît bien qu’elle ne serait jamais sa femme : si elle lui inspirait cette conviction, il renoncerait sans doute à son projet ; on n’épouse pas volontiers une jeune fille qui vous dit sur tous les tons, qui vous crie bien haut et bien clairement qu’elle ne vous aime pas.

Mais la choses ne tournèrent point comme elle l’avait espéré ; Saffroy ne montra aucun découragement, et, comme elle persistait dans sa réserve et sa froideur, sa tante intervint entre eux.

— Que t’a donc fait Saffroy ? lui demanda-t-elle un soir que le jeune commis avait été tenu à distance avec plus de raideur encore que de coutume.

— Mais rien.

— Alors, mon enfant, permets-moi de te dire que je te trouve bien hautaine avec lui.

— Hautaine !

— Dure, si tu aimes mieux, raide et cassante. Saffroy, tu le sais, est notre ami bien plus que notre employé ; il a toute notre confiance. Et j’ajoute qu’il la mérite pleinement sous tous les rapports, il mérite d’être aimé ; jeune, beau garçon, intelligent, instruit, il rendra heureuse la femme qu’il épousera et il lui donnera une belle position dans le monde.

Disant cela elle regarda Madeleine avec attention, l’enveloppant entièrement d’un coup d’œil profond.

Puis, après un moment de réflexion, elle continua :

— Puisque nous avons parlé de Saffroy, il convient d’aller jusqu’au bout, dit-elle.

Et, lui prenant les deux mains, elle l’attira vers elle, de manière à la bien tenir sous ses yeux :

— Tu n’as pas oublié que nous savons dit que tu serais notre fille. Ce rôle que nous voulons prendre dans ta vie nous impose des obligations sérieuses ; la première et la plus importante est de penser à ton avenir, c’est-à-dire à ton mariage.

— Mais ma tante…

— Pour une jeune fille toute l’existence n’est-elle pas dans le mariage ? Tu veux me dire sans doute que ce n’est point en ce moment que tu peux songer au mariage. Nous partageons ton sentiment. Mais nous serions coupables, tu en conviendras, si nous n’avions souci que de l’heure présente ; nous devons nous préoccuper du lendemain, et c’est ce que nous faisons.

Madeleine écoutait avec inquiétude, car elle ne voyait que trop clairement où l’entretien allait aboutir.

— En raisonnant ainsi, continua madame Haupois-Daguillon, nous ne voulons pas, comme certains parents égoïstes, nous décharger au plus vite de la responsabilité qui nous incombe, et il n’est nullement dans nos intentions d’avancer le jour où nous nous séparerons. Nous t’aimons, ton oncle et moi, avec tendresse, et ce sera un chagrin pour nous que cette séparation, un chagrin très-vif, je t’assure. Cela dit, je reviens à Saffroy dont, en réalité, je ne me suis pas éloignée autant que l’incohérence de mes paroles peut te le faire supposer. Nous avons donc un double désir : te marier, te bien marier, et aussi ne pas nous séparer de toi. Ce double désir, nous croyons avoir trouvé le moyen de le réaliser. Ne devines-tu pas comment ?

Madeleine ne répondit pas. Pent-être, en attendant, trouverait-elle une réponse qui ne blesserait pas sa tante. Elle attendit donc.

— Le projet de ton oncle et le mien, continua madame Haupois Daguillon, c’est de te donner Saffroy pour mari.

Prévenue, Madeleine ne broncha pas.

— Tu ne dis rien ?

— Je n’ai qu’une chose à dire, c’est que je désire ne pas me marier.

— En ce moment, je te répète que nous comprenons cela. Mais je ne parle pas de demain. Je parle de l’avenir.

Cette ouverture fut pour elle un sujet de douloureuses pensées ; que diraient son oncle et sa tante lorsqu’elle déclarerait qu’elle ne voulait pas accepter Saffroy ? Ne verraient-ils pas dans cette réponse une marque d’ingratitude ? Et alors la tendresse qu’ils lui témoignaient, et qui était si douce à son cœur brisé, ne se changerait-elle pas en froideur ? Elle n’était pas leur fille ; et si elle voulait être aimée d’eux il fallait qu’elle se fît aimer, et c’était prendre une mauvaise route pour arriver au but que de les contrarier et de les blesser.

Comme elle cherchait, sans les trouver, hélas ! les raisons qui pourraient convaincre son oncle et sa tante qu’ils ne devaient pas se fâcher de son refus, elle reçut de Rouen une lettre qui, tout en lui causant un très-vif chagrin, lui parut propre à rompre complétement tout projet de mariage avec Saffroy.

Quelques jours auparavant, son oncle lui avait remis une liasse de papiers qui étaient les reçus des sommes dues par son père.

— Je t’avais promis de mener à bien le règlement des affaires de ton pauvre père, j’ai tenu ma promesse, tu trouveras dans cette liasse que tu devras conserver avec soin, les reçus pour solde, — il avait souligné ce mot, — de ses créanciers, de tous ses créanciers.

Elle s’était jetée alors dans ses bras et, ne trouvant pas de paroles pour lui exprimer sa reconnaissance, elle l’avait tendrement embrassé.

L’honneur de son père était sauf et c’était à son oncle qu’elle le devait. Il avait tout payé puisque les créanciers, tous les créanciers avaient signé des quittances pour solde : on ne donne des quittances que contre argent.

La lettre de Rouen lui prouva qu’en raisonnant ainsi, elle se trompait et connaissait mal les affaires.

Elle était d’une vieille dame, cette lettre, avec qui Madeleine s’était trouvée assez souvent en relations dans une maison amie, et c’était en rappelant le souvenir de ces relations que cette vieille dame s’appuyait pour lui écrire.

Créancière de l’avocat général pour une somme de dix mille francs prêtée d’une façon assez irrégulière, elle avait été appelée par l’homme d’affaires chargé de liquider la succession de M. Haupois, et on lui avait offert cinq mille francs pour tout paiement, en exigeant d’elle une quittance entière ; tout d’abord elle avait refusé ; mais l’homme d’affaires, ne se laissant émouvoir par rien, lui avait démontré que si elle refusait ces cinq mille francs elle perdrait tout, et, après avoir pris conseil de ceux qui pouvaient la guider, elle avait contre quittance entière de 10, 000 francs, touché les cinq mille qu’on lui proposait. Son cas n’avait pas été unique ; d’autres comme elle avaient perdu la moitié de ce qui leur était dû et cependant avaient signé les reçus qu’on exigeait d’eux. Mais, si ces créanciers avaient pu supporter ce sacrifice, elle n’était pas dans une aussi bonne situation qu’eux ; cette perte de cinq mille francs était une ruine pour elle, et c’était pour cela qu’elle s’adressait directement à mademoiselle Madeleine Haupois, en faisant appel à ses sentiments de justice, d’honneur et de piété filiale.

La lecture de cette lettre avait atterré Madeleine. Eh quoi ! c’était là ce que son oncle appelait mener à bien le règlement des affaires de son père !

Mais, après une nuit d’insomnie, elle crut avoir trouvé un moyen qui non-seulement payerait entièrement les dettes de son père, mais qui encore empêcherait Saffroy de persister dans ses projets de mariage.

Et le jour même, à l’heure de sa promenade ordinaire avec son oncle, profondément émue, mais aussi fermement résolue, elle s’ouvrit à lui.

XV

M. Haupois était un homme méthodique en toutes choses, même en ses distractions et ses plaisirs ; ce qu’il avait fait une fois, il le faisait une seconde fois, une troisième, et toujours. Ainsi, ayant pris l’habitude de monter chaque jour les Champs-Élysées et de les redescendre, il ne dépassait jamais le rond-point de l’Étoile ; arrivé là, il faisait le tour de l’Arc de Triomphe, regardait pendant dix ou douze minutes le mouvement des voitures dans l’avenue du bois de Boulogne, et revenait à petits pas à Paris, prenant pour descendre le trottoir opposé à celui qu’il avait suivi pour monter.

Madeleine monta les Champs-Élysées, appuyée sur le bras de son oncle, sans oser aborder son sujet, s’excitant au courage, se fixant un arbre, une maison, un endroit quelconque où elle parlerait, et dépassant cette maison, cet arbre sans avoir rien dit ; combien de prétextes, combien de raisons même n’avait-elle pas pour se taire ! son oncle était distrait ; on les avait salués ; on allait les aborder.

Enfin, ils arrivèrent au rond-point de l’Étoile : il fallait se décider ou renoncer.

— Est-ce que nous n’irons pas un jour jusqu’au Bois ? dit-elle en s’efforçant de prendre un ton enjoué alors que son cœur était serré à étouffer.

— Jusqu’au Bois !

Et M. Haupois resta un moment stupéfait, se demandant ce que pouvait signifier une pareille extravagance. Mais c’était une voix douce et harmonieuse qui venait de lui parler, c’étaient de beaux yeux tendres qui le regardaient, il se laissa toucher.

— Au fait, dit-il, pourquoi n’irions-nous pas au Bois ?

— C’est ce que je me demande. Le temps est à souhait pour la promenade, ni chaud ni froid ; pas de poussière, pas de boue et un splendide coucher de soleil qui se prépare derrière le Mont-Valérien.

— Eh bien ! allons au Bois si tu n’as pas peur de marcher.

En peu de temps, ils arrivèrent à l’entrée du Bois : le soleil s’était abaissé derrière le Mont-Valérien, dont la dure silhouette se découpait en noir sur un fond d’or, et déjà des vapeurs blanches s’élevaient çà et là au-dessus des arbres dépouillés de feuilles.

Puis, ayant pris l’allée des fortifications ils se trouvèrent seuls au milieu du bois, dans le silence qui n’était troublé que par le bruit des feuilles sèches soulevées par leurs pas : le moment était venu de parler.

Comme elle réfléchissait depuis quelques instants, son oncle l’interpella :

— Je te trouve bien mélancolique, si tu es fatiguée, dis-le franchement, ma mignonne, nous rentrerons.

— Ce n’est pas la fatigue qui m’attriste, mon oncle, c’est le souvenir d’une lettre que j’ai reçue, une lettre de Rouen.

— De Rouen ?

— De madame Monfreville.

À ce nom, qui était celui de la vieille dame créancière de l’avocat général, M. Haupois ne put retenir un mouvement de contrariété.

— Et que te veut madame Monfreville ?

— Elle me dit qu’elle n’a touché que cinq mille francs sur les dix mille qui étaient dus par mon père, et elle me demande, elle me prie de lui faire payer ces cinq mille francs.

— Ah ! vraiment, et comment madame Monfreville veut-elle que tu lui payes ces cinq mille francs ? Cette vieille folle sait bien cependant qu’il ne t’est rien resté, ce qui s’appelle rien, de la succession de ta mère. Elle veut t’apitoyer après avoir vu qu’elle n’obtiendrait rien de moi. Tu me donneras sa lettre, et je me charge de lui répondre moi-même de façon à ce qu’elle te laisse tranquille désormais.

— Mais, mon oncle.

Il ne la laissa pas prendre la parole comme elle le voulait.

— Les comptes faits, le passif de ton père s’est trouvé de 75% supérieur à son actif augmenté de l’abandon de tes droits, j’ai pris à ma charge 25% et nous sommes ainsi arrivés à offrir aux créanciers 50%, qui ont été acceptés avec une véritable reconnaissance, je te l’assure. Pour un bon nombre c’était plus qu’il ne leur était dû réellement, et ils avaient encore un joli bénéfice, tant ton pauvre père avait mal arrangé ses affaires. C’était le cas particulièrement de ta vieille madame Monfreville, à qui, je le parierais, ton père ne devait pas légitimement plus de quatre ou cinq mille francs. Au reste, pas un seul n’a fait de résistance pour donner une quittance entière, et cela prouve mieux que tout la valeur de ces créances.

Cette explication pouvait être bonne, mais elle ne porta nullement la conviction dans l’esprit de Madeleine, et encore moins dans son cœur : que son père dût légitimement ou non, elle ne s’en inquiétait pas ; il devait, c’était assez pour qu’elle voulût payer.

— Mon cher oncle, dit-elle en le regardant avec des yeux suppliants, je suis pénétrée de reconnaissance pour ce que vous avez fait, et cependant j’ose encore vous demander davantage.

— Tu veux que je paye madame Monfreville ; cela ne serait pas juste, et je ne la ferai pas.

— Vous êtes un homme d’affaires, moi je ne suis qu’une femme ; cela vous expliquera comment j’ose avoir une manière de comprendre et de sentir les choses autrement que vous. Pardonnez-le-moi. Je voudrais que tout ce que mon père doit fût payé.

— Tout ce qu’il devait réellement a été payé.

— J’entends tout ce qu’on lui réclamait.

— C’est de la folie.

— Je ne viens pas vous demander de vous imposer ce nouveau sacrifice, mais ma tante m’a dit que, dans votre générosité, vous vouliez me donner une dot, afin de rendre possible un mariage que vous jugez avantageux pour moi, eh bien, mon bon oncle, je vous en prie, je vous en supplie, ne me donnez pas cette dot, et empVoyez-la à payer ce que mon père doit.

— Ton père ne doit rien, je te le répète, et ce que tu me demandes là est absurde à tous les points de vue.

— Il n’y en a qu’un qui me touche, c’est la mémoire de mon père ; permettez-moi de l’honorer comme je crois, comme je sens qu’elle doit l’être, alors même que cela serait absurde.

— Une fille dans ta position, orpheline et sans fortune, est folle de repousser un bon mariage. C’est son indépendance qu’elle refuse.

— Mais l’indépendance ne peut-elle pas aussi s’acquérir, pour une orpheline sans fortune, par le travail ? Si vous consacrez la dot que vous me destiniez à payer ces dettes, ce sera précisément et seulement cette permission de travailler que je vous demanderai. Et, m’accordant ces deux grâces, vous aurez été pour moi le meilleur des parents. Pourquoi ne me permettriez-vous pas de travailler dans vos bureaux ? ma tante, qui n’est pas jeune comme moi, et qui, au lieu d’être pauvre comme moi, est riche, y travaille bien du matin au soir

M. Haupois-Daguillon s’arrêta, et durant assez longtemps il regarda sa nièce, dont le visage pâli par l’émotion recevait en plein la lumière du soleil couchant.

— Ainsi, dit-il, tu me demandes trois choses : 1° payer ce que tu crois que ton père doit encore ; 2° ne pas épouser SaffroyCTtravailler, et surtout travailler dans notre maison, n’est-ce pas ?

— Oui, mon oncle, dit-elle.

— Eh bien ! je ne consentirai à aucune de ces trois choses, — je ne payerai pas ce que ton père ne doit pas, — je ferai tout au monde pour que tu épouses Saffroy, — je ne te permettrai jamais de travailler dans ma maison. Sur les deux premiers points, je n’ai pas de raisons à te donner, tu les connais déjà ou tu les sens. Mais comme tu pourrais t’étonner que je ne veuille pas te donner à travailler dans notre maison, alors que nous t’y recevons et t’y traitons comme notre fille, j’admets que des explications sont nécessaires ; les voici donc : tu es jeune, jolie, séduisante ; eh bien ! une jeune fille ainsi faite ne peut pas vivre sur le pied de l’intimité avec un homme jeune aussi, beau garçon aussi, qui est son cousin. Il y a là un danger pour tous. Mariée, nous ne nous séparerions jamais, puisque ton mari serait notre associé. Jeune fille, testant chez nous comme notre fille ou simplement comme employée de la maison, nous serions obligés de tenir notre fils loin de Paris ; c’est ce que nous avons fait en l’envoyant à Madrid malgré le chagrin que nous éprouvions à nous séparer de lui. Il y restera tant que tu n’auras pas accepté Saffroy. Et si tu refuses celui-ci, cela nous créera pour tous une situation bien difficile. Réfléchis à tout cela, et plus un mot sur ce sujet douloureux pour tous, avant que dans le calme tu n’aies compris combien ce que tu demandes est grave. Nous voici à Passy ; nous allons prendre le train pour rentrer.

XVI

Seule dans sa chambre au milieu du silence de la nuit, quand tous les bruits de la maison se furent éteints, Madeleine réfléchit à ce que son oncle lui avait demandé.

Qu’on ne voulût pas payer les dettes de son père, c’était ce qu’elle ne comprenait pas. Son oncle, elle en était convainoue, était un honnête homme, et ce qui valait mieux que ce quelle pouvait croire, c’était la réputation de probité commerciale dont il jouissait. D’autre part, il poussait jusqu’à l’orgueil la fierté de son nom. Alors comment se faisait-il qu’il ne voulût pas payer intégralement les dettes de son propre frère, et qu’il s’abaissât à chercher un arrangement avec les créanciers de celui-ci ?

Pendant de longues heures elle chercha les raisons qui pouvaient le déterminer à procéder ainsi : il ne croyait point que ce que l’on réclamait à la succession de son frère fût dû réellement, avait-il dit. Mais qu’importait ? ce n’était pas cette succession qui était engagée, c’était la mémoire de ce frère.

Ce que son oncle n’avait pas fait, elle devait donc le faire elle-même.

Mais comment payer cinquante ou soixante mille francs, alors qu’on ne possède rien ?

Sans doute, il y avait un moyen qui se présentait à elle, et qui très-probablement réussirait, — c’était d’accepter Saffroy pour mari. Qu’elle allât à lui et franchement qu’elle lui dît : « Je serai votre femme si vous voulez prendre l’engagement de payer les dettes de mon père avec la dot ou plutôt sur la dot que mon oncle me donnera », et il semblait raisonnable de penser que Saffroy ne refuserait pas ; si ce n’était pas l’amour, ce serait l’intérêt qui lui dirait d’accepter cette condition.

Mais pour agir ainsi il eût fallu qu’elle fût libre, et elle ne l’était pas.

Pour donner sa vie en échange de l’honneur de son père, il eut fallu qu’elle fût maîtresse de cette vie, et elle ne lui appartenait pas.

Ce n’était plus l’heure des ménagements et des compromis avec soi-même, et eût-elle voulu encore fermer les yeux qu’elle ne l’eût pas pu, les paroles de son oncle les lui ayant ouverts : elle aimait Léon.

Dans sa pureté virginale elle avait repoussé cet aveu chaque fois que de son cœur il lui était monté aux lèvres. Ingénieuse à se tromper elle-même, elle s’était dit et répété que les sentiments qu’elle éprouvait pour Léon étaient ceux d’une cousine pour son cousin, d’une sœur pour son frère, et que la tendresse profonde qu’elle ressentait pour lui prenait sa source dans la reconnaissance.

Mais cela était hypocrisie et mensonge.

La vérité, la réalité c’était qu’elle l’aimait non comme son cousin, non comme son frère, non pas par reconnaissance ; c’était l’amour qui emplissait son cœur.

Ce ne fut pas sans rougir qu’elle se fit cet aveu, mais comment le repousser quand, pensant à un mariage avec Saffroy, elle se sentait étouffée par la honte ? Est-ce que, voulant sauver l’honneur de son père, elle eût ressenti ces mouvements de honte si elle n’avait pas aimé Léon ? c’était son cœur qui se révoltait contre sa tête, c’était l’amour de l’amante, qui refusait de se sacrifier à l’amour de la fille.

Libre, elle eût pu accepter Saffroy même ne l’aimant pas, — la tendresse sinon l’amour naîtrait peut-être plus tard.

Mais le pouvait-elle maintenant qu’elle ne s’appartenait plus et qu’elle était à un autre ? CTeût été tromperie de se dire que la tendresse naîtrait peut-être plus tard ; elle savait bien maintenant, elle sentait bien qu’elle n’aimerait jamais que Léon.

Même pour l’honneur de son père, elle ne pouvait pas se déshonorer ni déshonorer son amour.

Et cependant elle ne pouvait pas permettre non plus que par sa faute la mémoire de son père fût déshonorée.

Jamais elle n’avait éprouvé pareille angoisse : par moments son cœur s’arrêtait de battre ; et par moments aussi, le sang bouillonnait dans sa tête à croire que son crâne allait éclater, puis tout à coup un anéantissement la prenait, et, s’enfonçant la tête dans son oreiller, elle pleurait comme une enfant ; mais ce n’étaient pas des larmes qu’il fallait, et alors s’indignant contre sa faiblesse, se raidissant contre son désespoir, elle se disait qu’elle devait être digne de son amour pour son père, aussi bien que de son amour pour Léon.

Oui, c’était cela, et cela seul qu’elle devait.

Elle ne pouvait donc compter que sur elle seule, et, à cette pensée, elle se sentait si petite, si faible, si incapable que ses accès de désespérance la reprenaient : ah ! misérable fille qu’elle était, sans initiative et sans force.

À qui s’adresser, à qui demander conseil ?

Il y avait dans sa chambre, qui avait été autrefois celle de Camille, un portrait de Léon fait à l’époque où celui-ci avait vingt ans, et que Camille, se mariant, n’avait pas emporté chez son mari. Combien souvent, portes closes et sûre de n’être pas surprise, Madeleine était-elle restée devant ce portrait qui lui rappelait son cousin à l’âge précisément où, sans qu’elle eût conscience du changement qui se faisait dans son cœur de quinze ans, il était devenu pour elle plus qu’un cousin.

Anéantie par l’angoisse qui l’oppressait, elle descendit de son lit, et, allumant une lumière, elle alla s’agenouiller sur un fauteurl placé devant ce portrait, et elle resta là longtemps, plongée dans une muette contemplation.

La pendule sonna trois heures du matin ; partout, dans la maison comme au dehors, le silence et le sommeil ; dans la chambre l’ombre que ne perçait pas la flamme de la bougie qui n’éclairait guère que le portrait devant lequel elle brûlait comme un cierge devant une sainte image.

Et de fait pour Madeleine n’en était-ce point une : celle de son dieu, devant qui elle restait agenouillée lui demandant l’inspiration.

Elle lui avait promis de lui écrire si on la pressait de se marier, mais la promesse qu’elle lui avait faite alors était maintenant impossible à tenir.

Il arriverait, cela était bien certain, si elle lui écrivait qu’on voulait la marier à Saffroy. Mais alors que se passerait-il ?

Ou Léon prendrait son parti, et alors il se fâcherait avec son père et sa mère.

Ou il l’abandonnerait, et alors la blessure serait si affreuse pour elle qu’elle ne se sentait pas le courage d’affronter un pareil malheur, quelque invraisemblable qu’il fût pour son cœur.

Non, elle ne devait pas l’appeler à son secours, et seule elle devait agir.

— N’est-ce pas, Léon ? dit-elle en s’adressant au portrait d’une voix suppliante, parle-moi, inspire-moi.

Et elle resta les yeux attachés sur cette image, les mains tendues vers elle.

La bougie s’était consumée et, arrivant à sa fin, elle jetait des lueurs inégales et vacillantes : tout à coup Madeleine crut voir les yeux du portrait lui sourire ; ils la regardaient avec une tristesse attendrie ; ils lui parlaient. Et comme elle cherchait à les bien comprendre, brusquement la nuit se fit épaisse et noire ; la bougie venait de mourir.

Elle se releva, et à tâtons, elle gagna son lit sans avoir l’idée d’allumer une autre bougie : à quoi bon ? elle savait maintenant ce qu’elle avait à faire, sa route était tracée.

Elle sauverait l’honneur de son père, — et elle sauverait la pureté de son amour.

XVII

Au temps où l’avocat général réunissait souvent le soir dans sa maison du quai des Curandiers, des amis pour faire de la musique, on avait dit à Madeleine qu’elle gagnerait quand elle le voudrait cent mille francs par an au théâtre avec sa voix et son talent.

— Quel malheur que vous ne soyez pas dans la misère ; lui répétait souvent un vieil ami de son père qui en sa jeunesse avait été un grand artiste ; la position de votre père privera la France d’une chanteuse admirable.

Alors elle avait souri de ces compliments aussi bien que de ces regrets, et jamais l’idée ne lui était venue qu’elle pourrait chanter un jour pour d’autres que pour son père, pour ses amis ou pour elle-même. Comédienne, chanteuse, la fille d’un magistrat, c’eût été folie.

Ce qui lui avait paru folie à cette époque ne l’était plus maintenant.

Elle n’était plus la fille d’un magistrat, elle était celle d’un homme ruiné, et ce que la haute position de celui-là aurait défendu si elle en avait eu le désir, la misérable position de celui-ci le commandait malgré la répugnance instinctive qu’elle éprouvait à accueillir cette idée.

Il ne s’agissait plus à cette heure de ses désirs ou de ses répugnances, il s’agissait de son père et de son amour.

Le jour naissant la surprit sans qu’elle eût fermé les yeux une seule minute ; mais sa nuit avait été mieux employée qu’à dormir : sa résolution était arrêtée ; elle n’avait plus qu’à trouver les moyens de la mettre à exécution ; heureusement cela ne demandait pas la même intensité de réflexion, et elle n’aurait pas besoin de consulter le portrait de Léon, qui, d’ailleurs, sous la lumière blanche du matin avait perdu l’animation et la vie.

Et pendant toute la journée, au milieu de ses banales occupations ordinaires, des allées et venues, des conversations, elle tâcha de bâtir un plan de conduite exempt de trop grosses maladresses et qui fût d’une réalisation pratique.

Bien qu’elle n’eût pas une grande expérience des choses du monde, elle n’était ni assez simple ni assez naïve pour s’imaginer qu’elle n’avait qu’à écrire au directeur de l’opéra pour lui demander une audition qui serait immédiatement accordée et à la suite de laquelle on lui offrirait un engagement.

Elle sentait qu’elle ne pourrait pas procéder ainsi, et, précisément parce qu’elle avait acquis un certain talent, elle savait combien ce talent était insuffisant, surtout pour le théâtre : quand on a chanté pendant plusieurs années avec des chanteurs de profession, on sait la différence qui sépare l’amateur, même le meilleur, d’un artiste, même médiocre.

Elle avait beaucoup à étudier, beaucoup à acquérir avant de pouvoir paraître sur un théâtre.

Au point de vue du travail, cela n’avait rien pour l’effrayer ; elle se sentait forte et vaillante.

Mais, au point de vue des moyens de travail, elle était au contraire pleine d’inquiétude : comment étudier, comment payer les maîtres qui la feraient travailler, quand elle ne possédait rien que quelques centaines de francs, des bijoux et des effets personnels ?

Elle pouvait à la vérité se présenter au Conservatoire dont les cours sont gratuits, mais on n’est admis au Conservatoire que sur le dépôt d’un acte de naissance, et dès lors il serait trop facile de savoir ce qu’elle était devenue, c’est-à-dire que son oncle, sa tante, Léon lui-même interviendraient aussitôt pour l’empêcher d’exécuter son dessein.

Elle avait assez vu et assez entendu les artistes qui venaient chez son père pour savoir qu’il y a des professeurs avec lesquels les élèves pauvres peuvent faire des arrangements : tant que l’élève est élève et étudie, il ne paye point son professeur, mais du jour où il est artiste et où il a des engagements, il abandonne sur ses appointements un tant pour cent plus ou moins fort et pendant une période plus ou moins longue au professeur qui l’a formé.

C’était un de ces professeurs qu’il lui fallait, qui ne se fit payer que dans l’avenir ; une part pour le maître, une autre pour les créanciers de son père, et tout était sauvé.

Le point le plus délicat maintenant était de savoir comment elle vivrait pendant le temps de ces leçons et jusqu’au moment où elle serait en état de paraître sur un théâtre ; elle fit le compte de son argent, il lui restait quatre cent vingt-cinq francs sur un billet de cinq cents francs que son oncle lui avait donné récemment pour ses menues dépenses ; de plus elle possédait quelques bijoux et enfin des vêtements et du linge qu’elle ne pouvait guère estimer à leur prix de vente. En tous cas cela réuni formait un total qui semblait-il devrait lui permettre de vivre, avec une rigoureuse économie, pendant près de deux ans ; et c’était assez sans doute en travaillant énergiquement, pour gagner le moment où elle pourrait débuter.

Si elle avait eu l’habitude de sortir seule, elle aurait pu aller chez les professeurs de chant dont elle connaissait le nom pour leur demander s’ils consentaient à l’accepter comme élève, mais ayant toujours été accompagnée, par son oncle, par sa tante ou par une femme de chambre, il lui était impossible de faire ces visités.

Pour cela il fallait qu’elle fût libre, et pour être libre il fallait qu’elle quittât cette maison dans laquelle elle ne rentrerait jamais.

À cette pensée son cœur se serra et une défaillance morale l’envahit tout entière. C’étaient les liens de la famille qu’elle allait briser de ses propres mains. Que serait-elle pour son oncle et pour sa tante lorsqu’elle serait sortie de cette maison qui lui avait été si hospitalière ? Que serait-elle pour Léon, à qui elle ne pourrait pas dire la vérité, et de qui elle devrait se cacher comme de tous autres ? Que penserait-il d’elle ? Comment la jugerait-il ? S’il allait la condamner ? Lui !

Son angoisse fut telle qu’elle en vint à se demander si son dessein était réalisable et s’il n’était pas plus sage de l’abandonner ; mais elle se raidit contre cette faiblesse en se disant que ce qu’elle appelait sagesse, était en réalité lâcheté.

Oui, tout ce qu’elle venait d’entrevoir et de craindre était possible, mais quand même son oncle et sa tante la condamneraient, quand même Léon la chasserait de son souvenir, elle devait persévérer. Est-ce que son départ qui allait la séparer de sa famille, n’allait pas justement ramener dans cette famille celui qui à cause d’elle en avait été éloigné, un fils bien-aimé ?

En agissant comme elle l’avait résolu, ce n’était pas seulement à son père qu’elle donnait sa vie, c’était encore à Léon.

Il n’y avait donc plus à hésiter, elle quitterait cette maison, et seule, sans appui, laissant derrière un souvenir condamné, elle s’embarquerait à dix-neuf ans, sur la mer du monde, sans espoir de retour, mais au moins avec cette force que donne le sacrifice à ceux qu’on aime et le devoir accompli.

Cependant, son parti fermement arrêté, elle en différa, elle en retarda l’exécution ; c’était chose si grave, si cruelle, de dire adieu volontairement aux joies tranquilles du foyer, à la tendresse de la famille, à l’amour.

Mais madame Haupois-Daguillon, en lui parlant de Saffroy, vint l’arracher à ses hésitations.

— Tu as réfléchi à ce que je t’ai dit ? lui demanda-t-elle un soir

— Oui, ma tante.

— Bien réfléchi, n’est-ce pas, en jeune fille raisonnable ? — Oui, ma tante,

— Oui, ma tante, bien réfléchi, longuement au moins et avec toute l’attention dont je suis capable.

— Et qu’as-tu décidé au sujet de Saffroy ? Ton oncle, qui lui aussi t’a demandé de réfléchir, voudrait savoir comme moi ce que tu as décidé ; il y a pour nous urgence à ce que tu te prononces.

— Voulez-vous me donner jusqu’à demain soir je vous écrirai ?

— Pourquoi écrire quand nous pouvons nous expliquer de vive voix, franchement, amicalement ?

— Si vous le voulez, j’aime mieux écrire ; je dirai ainsi moins difficilement ce que j’ai à vous dire.

XVIII

En disant à sa tante qu’il lui serait moins difficile d’écrire que de parler, Madeleine ne se flattait pas de la pensée que cette lettre serait facile, — dans sa position rien n’était facile, ni lettres, ni paroles, ni actes.

Mais ce n’était pas devant les difficultés qu’elle devait s’arrêter, c’était devant les impossibilités, et encore devait-elle les affronter, quitte à être vaincue.

Lorsqu’elle fut seule dans sa chambre, elle se mit à écrire cette lettre :

« Ma chère tante,

« C’est à mon oncle aussi bien qu’à vous que j’adresse cette lettre ; c’est vous deux avant tout que je veux remercier du tendre accueil que j’ai reçu dans cette maison. Avec les douces pensées qui m’emplissent le cœur lorsque je songe à l’affection que vous m’avez montrée ce m’est un profond chagrin de ne pas pouvoir vous prouver ma reconnaissance en me rendant à vos désirs.

« Mais je ne deviendrai jamais la femme d’un homme que je n’aimerai pas, et je n’aime pas M. Saffroy, malgré toutes les qualités que je lui reconnais.

« Je sens qu’une pareille réponse me crée des devoirs et que, puisque je refuse l’existence fortunée que dans votre généreuse tendresse vous vouliez m’assurer, c’est à moi de prendre désormais la direction de cette existence.

« En demandant à mon oncle les moyens de travailler, je ne cédais pas à un caprice, mais à une volonté posée et arrêtée, celle de pouvoir prendre librement la responsabilité de mes déterminations. Mon oncle a cru devoir me refuser. Je respecte les raisons qui sont guidé, mais il m’est impossible de les accepter.

« Je dois travailler et, puisque je veux avoir la liberté de mes résolutions et de mes actes, gagner moi-même par le travail cette liberté.

« Je comprends qu’il m’est impossible d’exécuter ma volonté en testant près de vous ; demain saurai donc quitté cette maison où j’ai été si tendrement reçue.

« Je vous prie de ne pas faire faire de recherches pour me découvrir, en tous cas je vous préviens que mes dispositions sont prises pour qu’on ne puisse pas me retrouver ; je veux poursuivre jusqu’au bout l’accomplissement de ce que je crois un devoir, et vous sentez bien, n’est-ce pas, que pour cela je dois me mettre à l’abri de vos reproches. Si je n’avais craint de faiblir en face de vous qui l’un et l’autre m’avez témoigné, en ces dernières circonstances, une tendresse si douce à mon cœur, est-ce que je ne me serais par expliquée franchement au lieu de vous écrire cette lettre que mes larmes interrompent à chaque ligne ?

« Permettez-moi de vous embrasser tous deux et laissez-moi vous dire que je vivrai avec votre souvenir et avec la pensée de rester digne de votre affection, si vous voulez bien me la conserver.

« MADELEINE HAUPOIS »

Cette lettre achevée, il lui en restait une autre à écrire, car elle ne voulait pas sortir de cette maison où elle avait été amenée par Léon, sans qu’il fût prévenu de son départ.

Mais avec lui aussi elle ne pouvait pas tout dire.

« Tu m’as fait promettre de t’écrire, mon cher Léon, dans le cas où l’on me parlerait de mariage. On m’en a parlé. Ton père et ta mère m’ont demandé de devenir la femme de M. Saffroy. Comme je ne puis pas l’aimer, j’ai refusé malgré les instances de mon oncle et de ma tante qui, je te l’assure, ont été vives.

« Si je ne t’ai pas appelé à mon aide comme je t’avais promis de le faire, c’est que j’ai été retenue par cette considération que tu ne pouvais venir à mon secours qu’en te mettant en opposition avec ton père et ta mère, en les blessant, en te fâchant avec eux peut-être.

« Je dois me défendre seule, et pour cela je n’ai qu’un moyen : quitter cette maison et vivre de mon travail.

« Pardonne-moi de ne pas te dire où je me retire ; je ne le puis, sachant bien que tu viendrais m’y offrir ta protection ; ce que je ne peux pas accepter dans la maison de ton père, je le puis encore moins hors de cette maison.

« Il faut donc que nous ne nous voyions pas. Ce m’est, ai je besoin de te le dire, un cruel chagrin, et tel qu’il m’a fait différer longtemps l’exécution d’une résolution qui, quoi qu’il nous en coûte à tous, doit s’accomplir.

« Où que je sois, je vivrai avec le souvenir de ton affection.

« Toi, je l’espère, tu ne me fermeras pas ton cœur ; ce me sera un soutien dans la vie, où je vais entrer seule et rester seule, de savoir et de me dire que tu penses avec tendresse à ta pauvre

« MADELEINE. »

Après avoir écrit cette lettre, elle resta longtemps perdue dans ses pensées et accablée sous le poids de son émotion.

C’était fini, elle ne le verrait plus. Aimant et n’ayant pas été aimée, elle n’aurait pas dans toute sa vie le souvenir d’une journée d’amour et de bonheur, et elle avait dix-neuf ans.

Derrière elle, rien ; devant elle, rien que l’inconnu.

Quand elle s’éveilla, son plan était tracé.

Ordinairement on la laissait seule le matin dans l’appartement de la rue de Rivoli ; elle profiterait de ce moment, et, après avoir éloigné les domestiques sous un prétexte quelconque, elle irait elle-même chercher un fiacre sur lequel elle ferait charger ses masses par un commissionnaire.

Les choses s’arrangèrent à souhait pour le succès de son dessein : la cuisinière était sortie pour aller à la halle, elle envoya en course le valet de chambre ainsi que la femme de chambre, et alors elle put aller chercher son fiacre et son commissionnaire.

Lorsque le commissionnaire fut sorti, emportant sur son dos la dernière caisse, Madeleine resta un moment immobile au milieu de cette chambre où elle avait cru que s’écoulerait sa vie, où elle était restée si peu de temps.

Elle alla s’agenouiller devant le portrait de Léon, comme dans la nuit où il lui avait parlé, et, l’ayant embrassé, elle s’enfuit sans se retourner : le bruit de la porte qu’elle tira pour la fermer lui écrasa le cœur, et en descendant l’escalier elle fut obligée de s’appuyer sur la rampe.

Elle se fit conduire à la gare Saint-Lazare, où elle prit un billet pour Argenteuil. À Argenteuil, elle descendit du train et se promena pendant une demi-heure. Puis, revenant au chemin de fer, elle prit un billet pour Paris (gare du Nord), où elle arriva deux heures après avoir quitté Paris (gare de l’ouest). Si on la cherchait, il y avait bien des chances pour qu’on ne devinât pas cet itinéraire ; on la croirait plutôt partie pour Rouen.

Arrivée à la gare du Nord, elle y laissa ses bagages, se proposant de venir les prendre quand elle aurait un logement, et tout de suite elle se mit en route, mais à pied, pour les Batignolles, où elle voulait chercher ce logement. C’était la première fois qu’elle sortait seule dans les rues de Paris ; mais ce qui l’eût assez vivement troublée quelques jours auparavant ne pouvait plus l’inquiéter ou l’émouvoir ; elle avait maintenant bien d’autres dangers à braver, et de plus sérieux.

Si elle avait été libre, elle aurait pris une chambre dans une maison meublée ou dans une pension bourgeoise, ce qui eût été beaucoup plus simple et beaucoup plus facile pour elle ; mais quand on est fille de magistrat on a maintes fois entendu parler des lois de police qui régissent les maisons meublées ou les hôtels, et l’on sait que c’est là qu’on s’adresse tout d’abord pour trouver les gens qu’on recherche ; il ne fallait pas que son oncle la trouvât.

Elle se logerait donc chez elle dans ses meubles, ce qui, en changeant de nom, rendrait les recherches presque impossibles.

Après avoir marché pendant trois heures dans les rues les plus tranquilles de Batignolles, et monté cinq ou six cents marches, elle trouva enfin dans le quartier qui s’incline vers la plaine de Clsoliv, cité des Fleurs, au dernier étage d’une modeste maison, une chambre et un cabinet qui étaient vacants et à peu près habitables.

Les deux pièces étaient mansardées ; mais, par la fenêtre de la chambre, on apercevait un coin de campagne par-dessus des cheminées d’usines, et, tout au loin, un horizon qui se confondait avec le ciel. Cela coûtait deux cent quarante francs par an ; et, comme elle arrivait de la province sans pouvoir indiquer quelqu’un chez qui on pouvait prendre des renseignements, on lui fit payer un terme d’avance.

Elle n’avait plus qu’à acheter les meubles qui lui étaient indispensables : un lit avec sa literie, une chaise en paille, quelques objets de toilette et cinq ou six ustensiles de cuisine : casserole, gril, assiettes, verres, couteau, cuillère et fourchette.

Au moment où la nuit tombait, elle se trouva seule dans sa chambre, au milieu des meubles et des objets qu’on venait de lui apporter.

Elle avait juré qu’elle serait forte, et cependant, quoi qu’elle fît, elle ne put retenir ses larmes.

Seule !

XIX

Elle était résolue à ne pas perdre de temps et à chercher immédiatement le professeur qui voudrait bien la prendre pour élève.

Le lendemain matin, elle s’habilla pour commencer ses visites, et quittant ses vêtements de deuil, qui, lui semblait-il, devaient la faire remarquer et par là mettre sur ses traces, si, comme cela était probable, on la cherchait, elle revêtit une de ses anciennes robes qui, sans être noire, était cependant de couleur sombre.

Le professeur auquel elle voulait s’adresser était un ancien chanteur retiré du théâtre depuis quatre ou cinq ans, et qui avait quitté la scène en pleine possession de son talent ainsi que de ses moyens. Sans se conquérir un de ces noms glorieux qui s’imposent à une époque et la datent, il s’était placé cependant parmi les trois ou quatre bons artistes de son temps. Assez mal doué par la nature qui ne lui avait donné qu’une voix ingrate et qu’un extérieur peu agréable, c’était à force de travail, d’études, de volonté et d’intelligence qu’il était arrivé à cette position. Le succès avait été d’autant plus lent qu’il n’avait été aidé par aucun de ces petits moyens qu’emploient si souvent ceux qui veulent réussir à tout prix : la réclame, la bassesse ou l’intrigue. Honnête homme, galant homme dans la vie, il avait voulu l’être, — ce qui est plus difficile, —-même au théâtre, et il l’avait été ; aussi, lorsque dans la conversation on voulait citer un artiste qui honorait sa profession, son nom se présentait-il toujours le premier : « Voyez Maraval. » C’était non-seulement par ces qualités qu’il s’était imposé aux sympathies bourgeoises, mais c’était encore par la fortune : économe, soigneux, rangé, il avait mis de côté la grosse part de ce qu’il avait gagné, et en ces dernières années il s’était fait construire avenue de Villiers un petit hôtel qui rehaussait singulièrement la considération dont il jouissait dans un certain monde. C’était là qu’il vivait bourgeoisement, entre son fils, avocat distingué, et son gendre, associé d’une maison de soieries de la place des Victoires ; bon époux, bon père, bon bourgeois de Paris, il n’avait plus d’autre ambition que de former des élèves dignes de lui.

Sans l’avoir jamais vu autre part qu’au théâtre, Madeleine savait tout cela, et c’était ce qui l’avait déterminée à s’adresser à lui. N’avait-il pas tout ce qu’elle pouvait désirer : le talent et l’honnêteté ?

Sortant de la cité des Fleurs, elle se dirigea vers l’avenue de Villiers, où elle ne tarda pas à arriver ; mais, ignorant où demeurait Maraval, elle demanda son adresse à un sergent de ville du quartier, qui de la main lui désigna une petite maison bâtie dans le style moitié romain, moitié égyptien, avec une décoration polychrome pour la façade.

Son cœur battit fort lorsqu’elle souleva le marteau de bronze vert appliqué sur une porte peinte en rouge étrusque. M. Maraval était occupé, il donnait une leçon et ne serait libre que dans une demi-heure. Elle attendit dans un petit salon, dont les murs étaient couverts de portraits (lithographies, photographies), offerts « à mon cher camarade, à mon cher maître, à mon cher ami Maraval ».

Au bout d’une demi-heure la porte s’ouvrit et Maraval, vêtu d’un pantalon gris et d’une redingote noire boutonnée, parut devant elle ; de la main il lui fit signe d’entrer et elle se trouva dans un vaste atelier tendu de tapisseries anciennes, dans l’ameublement duquel respirait un ordre méticuleux.

— Qui ai-je l’honneur de recevoir ? demanda Maraval en lui indiquant de la main un fauteurl.

— Mademoiselle Harol.

C’était le nom qu’elle avait choisi et sous lequel elle voulait être connue désormais, non-seulement au théâtre, mais dans le monde.

C’était à elle d’expliquer le but de sa visité, et si grand que fût son trouble, il fallait qu’elle parlât.

— Je viens, dit-elle, vous demander si vous voulez bien me donner des leçons.

Sans répondre, Maraval fit un signe qui pouvait passer pour un assentiment.

Madeleine continua :

— Je ne suis pas tout à fait une commençante, j’ai travaillé, j’ai même beaucoup travaillé.

— Avec qui, je vous prie ?

Madeleine avait prévu cette question et elle avait préparé sa réponse en conséquence.

— Je ne suis pas de Paris, j’habite la province, Orléans.

— Je connais les bons professeurs d’Orléans ; est-ce Ferriol, qui a été votre maître, Delecourt, ou Bortha ?

— J’ai travaillé sous la direction de mon père, qui n’était point artiste de profession.

— Ah ! très bien, dit Maraval avec un geste involontaire qu’il était facile de comprendre.

Madeleine le comprit et vit que Maraval avait son opinion faite sur les professeurs qui n’étaient point artistes de profession ; il fallait donc effacer au plus vite et tout d’abord cette mauvaise impression.

— Voulez-vous me permettre de vous dire un morceau ? demanda-t-elle.

— Volontiers. Soprano, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur. Que voulez-vous ?

— Ce que vous voudrez vous-même, vous pouvez vous accompagner ?

— Oui, monsieur.

Avec une politesse où il y avait une légère nuance d’ennui, il lui montra un piano.

Elle s’assit. Autant elle s’était sentie faible quelques instants auparavant, autant maintenant elle était résolue.

Sa pensée n’était plus dans ce salon, mais plus loin, à Saint-Aubin, dans le cimetière où son père reposait, et c’était le souvenir de ce père bien-aimé qu’elle invoquait.

C’était son jugement que Maraval allait prononcer : elle voulut qu’il fût rendu en connaissance de cause, et elle choisit le grand air du Freyschutz.

Aux premières mesures Maraval, qui avait gardé son attitude composée, prêta l’oreille.

Madeleine commença le récitatif :

Le calme se répand sur la nature entière.

Maraval ne la laissa pas aller plus loin :

— Parfait ! s’écria-t-il, brava, brava, tous mes compliments à la pianiste et à la chanteuse ; vous avez choisi un morceau aussi difficile pour l’une que pour l’autre, et il est inutile que vous alliez plus loin pour que je voie de quoi vous êtes capable ; mais pour mon plaisir je vous demande la grâce de continuer.

Jamais parole plus douce n’avait caressé son oreille, jamais applaudissements ne l’avaient si profondément émue : les portes du théâtre s’ouvraient devant elle.

N’étant plus paralysée par l’émotion, elle se livra entièrement, et quand elle eut achevé cet air qui a fait le désespoir de tant de chanteuses de talent, les applaudissements de Maraval recommencèrent, non pas insignifiants dans leur banalité mais tels qu’un maître pouvait les donner.

— Alors, demanda Madeleine timidement, vous croyez que je pourrais bientôt débuter au théâtre ?

Instantanément, la physionomie souriante de Maraval changea :

— Au théâtre, s’écriait-il, c’est pour le théâtre que vous me consultez ?

— Mais oui.

— J’ai cru qu’il s’agissait du monde et des salons, et je ne retire rien de ce que j’ai dit : la nature a été généreuse pour vous et vous avez acquis un talent remarquable, mais le théâtre demande autre chose.

Alors, changeant brusquement de ton et mettant brusquement ses mains dans ses poches.

— Ça n’est plus ça, ma chère enfant.

La chute fut écrasante, et Madeleine resta un moment anéantie.

Pendant ce temps, Maraval, qui s’était levé, avait tourné autour d’elle en l’examinant curieusement.

— Comment, s’écria-t-il, vous voulez entrer au théâtre, quelle mauvaise fantaisie vous a passé par la tête ?

— Ce n’est pas une fantaisie, mais une raison impérieuse, la nécessité non-seulement pour moi, mais encore pour ma famille.

Et, sans tout dire, elle lui expliqua comment elle était obligée de se faire chanteuse.

— Pour gagner de l’argent, n’est-ce pas, dit Maraval, beaucoup d’argent et de la gloire ; vous Voyez le théâtre de loin, c’est de près qu’il faut le regarder à l’envers.

Une fois encore il la regarda longuement ; mais cette fois Madeleine crut remarquer que ce n’était plus seulement de la curiosité qui se montrait dans ses yeux, c’était plus, c’était mieux, c’était de la sympathie, et de l’intérêt.

— Qui vous a conseillé de vous adresser à moi ? demanda-t-il.

— Personne : je suis venue à vous pour ce que je savais de vous.

— De moi, le chanteur ?

— De vous le chanteur et de vous monsieur Maraval.

— Ah !

Et il laissa paraître un sourire de satisfaction.

Puis, après avoir marché pendant quelques minutes de long on large dans le salon, il vint s’asseoir près de Madeleine.

— Mademoiselle, dit-il, le témoignage, de confiance et d’estime que vous m’avez donné en venant ici m’impose un devoir, celui de vous éclairer. Bien que je n’aie pas l’honneur de vous connaître depuis longtemps, il ne m’est pas difficile de voir que vous êtes une jeune fille bien élevée, distinguée, intelligente, instruite, pleine de pureté, d’innocence et d’ignorance, cela saute aux yeux ; laissez-moi donc vous le dire, ce n’est point un compliment banal, et je ne parle de ces qualités que pour pouvoir justifier le rôle que je crois devoir prendre auprès de vous ; soyez convaincue que ce que j’ai à vous dire est tout à fait en dehors du jugement que j’ai pu porter sur votre talent tout à l’heure. Il est possible qu’après un certain temps d’études sérieuses ce talent se développe et devienne un grand talent ; mais il est possible aussi qu’il ne se développe pas et qu’il reste ce qu’il est en ce moment, supérieur dans le monde, j’en conviens volontiers, insuffisant au théâtre. Là n’est donc pas absolument la question. Elle est où ma conscience la place : dans la carrière que vous voulez embrasser, et c’est là ce qui m’oblige à vous éclairer sur les terribles difficultés, sur les insurmontables difficultés que vous voulez affronter sans les connaître. Mon âge et mon expérience me donnent pour cela une autorité, qui, je l’espère, vous fera réfléchir sérieusement pendant qu’il en est temps encore. Vous m’écoutez, n’est-ce pas ?

— Si je vous écoute ! Oh ! oui monsieur.

— L’existence d’un comédien et surtout celle d’une comédienne est, mon enfant, la plus difficile et la plus misérable des existences. Ne croyez pas que j’exagère. Regardez autour de vous. Voyez dans quelles conditions on débute ordinairement, je ne dis pas sur les petits théâtres, qui ne doivent pas nous occuper, mais sur une scène honorable. Il faut dix ans et beaucoup de talent pour arriver à une situation qui soit moins précaire que celle des premières années, et vous Voyez combien peu y arrivent, combien au contraire, même avec beaucoup de talent, restent dans des positions effacées. C’est là une cruelle blessure, qui n’est rien cependant auprès de celles que vous font chaque jour les rivalités : la jalousie, l’envie, la calomnie vous attaquent de tous les côtés ; il faut se défendre, et dans cette lutte les hommes laissent une bonne partie de leur amour-propre et de leur dignité, les femmes se perdent infailliblement. Je vous parlais de vos qualités tout à l’heure ; elles seraient justement des défauts, de grands défauts pour cette existence : l’honnêteté, la distinction, la bonne éducation, que voulez-vous qu’on en fasse, et si vous croyez pouvoir les conserver, vous vous trompez ; ce n’est pas en testant ce que vous êtes aujourd’hui que vous surmonterez jamais les obstacles que je vous signale, jamais, vous entendez, jamais. Maintenant avez-vous pensé au public, à sa frivolité, à ses caprices ; avez-vous pensé à la critique, à son incapacité, à son ignorance, à ses exigences ? J’ai quitté le théâtre dix ans plus tôt que je ne devais par peur de l’un et par dégoût de l’autre. Laissez-moi vous ouvrir les yeux, ma chère enfant, et donnez-moi la satisfaction de vous sauver d’une vie qui ne doit pas être la vôtre. Tout, tout plutôt que le théâtre pour une femme. Mais voyons, regardez-moi, n’êtes-vous pas charmante, mariez-vous donc : vous êtes faite pour être aimée et pour aimer. Je ne sais si vous êtes convainoue, mais j’ajoute que je refuse de vous donner des leçons, car ce serait vous aider dans votre suicide. Je refuse positivement.

À ce moment, deux enfants entrèrent bruyamment dans le salon, un petit garçon et une petite fille.

— Mais viens donc déjeuner, grand-père, cria celle-ci, c’est moi qui ait fait cuire ton œuf, il va être froid.

Madeleine se leva.

D’un coup d’œil Maraval embrassa ses deux petits enfants, et les lui montrant :

— Voilà ce qu’il y a seulement de vrai et de bon dans la vie, dit-il ; mariez-vous, mariez-vous, ma chère enfant. Je suis sûr que dans quelques années, tenant vos bébés par la main, vous viendrez me remercier de mes conseils. Au revoir, mademoiselle.

XX

Lorsqu’elle se trouva dans l’avenue de Villiers, elle resta un moment sans savoir de quel côté tourner ses pas.

Rentrer chez elle ? Elle n’en eut pas la pensée. Non pas qu’elle n’eût point été touchée par ce que Maraval venait de lui dire avec un accent si convaincu et si sympathique ; elle en avait été bouleversée au contraire, et elle ne doutait point que tout cela ne fût parfaitement vrai ; mais, quand les dangers qu’on venait de lui faire toucher du doigt seraient mille fois plus terribles qu’elle ne les avait vus, ils ne pouvaient pas l’arrêter. Elle s’abaisserait en se faisant comédienne. Eh bien, ne le savait-elle pas avant d’entendre Maraval ? Plutôt que de subir cet abaissement, elle devait se marier. En théorie, cela pouvait être vrai, mais Maraval ne connaissait pas sa situation personnelle. C’était, au contraire, dans le mariage, qu’était pour elle l’abaissement le plus déshonorant.

Il fallait qu’elle fût chanteuse ; et, puisque s’était pour elle le seul moyen de ne pas laisser déshonorer la mémoire de son père et de ne pas flétrir son amour, il le fallait malgré tout et malgré tous.

C’est-à-dire que pour le moment il fallait qu’elle trouvât un maître qui la mît au plus vite en état de paraître sur un théâtre, puisque Maraval, par intérêt et par sympathie pour elle, refusait d’être ce maître.

Mais où était-il, ce maître ?

Debout devant la porte de Maraval, immobile, réfléchissant et ne trouvant rien, elle se sentait perdue dans ce Paris immense, la lumière sur laquelle elle avait tenu les yeux fixés, et qui l’avait guidée, venant de s’éteindre tout à coup.

Sa mémoire troublée ne retrouvait même plus les noms des maîtres qui quelques jours auparavant lui étaient vaguement connus.

Cependant elle ne pouvait pas rester immobile dans cette avenue, où les passants la regardaient curieusement ; elle se mit en route vers Paris. En marchant, une bonne inspiration, une idée, se présenteraient sans doute à son esprit.

Elle arriva ainsi jusqu’aux environs de la Trinité, où l’enseigne et la devanture d’un cabinet de lecture lui suggérèrent enfin ce qu’elle avait à faire. Elle entra dans ce cabinet de lecture et demanda un almanach des adresses. À l’article des professeurs et compositeurs de musique elle trouva le nom qu’elle avait vainement demandé à sa mémoire : Lozès, rue Blanche.

Ce qu’elle savait de Lozès, c’était qu’il était chanteur assez médiocre, mais par contre bon professeur : au moins jouissait-il de cette réputation ; il dirigeait une sorte de petit conservatoire où il avait pour élèves une bonne partie de ceux qui ne suivent pas les cours du vrai. Il faisait souvent jouer et chanter ses élèves en public, et plusieurs de ceux qu’il avait formés avaient obtenu des succès retentissants en ces dernières années.

Elle monta la rue Blanche jusqu’au numéro que l’almanach lui avait indiqué ; mais, n’étant plus sous l’oppression du trouble qui l’avait saisie en sortant de chez Maraval, le sentiment des dangers qu’elle courait lui revint ; si on allait la reconnaître ! et il lui semblait que chacun de ceux qui la regardaient étaient des amis ou des employés de son oncle ; alors elle assurait d’une main fébrile le voile épais qui lui cachait le visage.

L’école de Lozès était située au fond d’une cour, dans un atelier vitré qui avait servi autrefois à un photographe ; et on y arrivait de plain-pied après avoir traversé un petit vestibule, sans que personne fût dans ce vestibule pour vous recevoir ou vous annoncer.

Lorsque Madeleine eut poussé la porte de ce vestibule, elle s’arrêta un moment sans oser entrer.

Au fond de l’atelier, un jeune home à la figure énergique et de carrure athlétique chantait le grand air de Rigoletto, qu’un gros homme au teint jaune, vêtu d’une robe de chambre crasseuse et chaussé de chaussons de feutre, écoutait, assis dans un vieux fauteuil, en roulant des yeux blancs, — Lozès, sans aucun doute, qui donnait une leçon ; et ce n’était pas le moment de le déranger.

Cependant, comme Madeleine ne pouvait pas rester immobile au milieu de l’atelier, elle regarda autour d’elle pour voir si elle ne trouverait pas une place où elle pourrait attendre sans attirer l’attention. Déjà les gros yeux blancs de Lozès, qui s’étaient fixés sur elle à son entrée, ne l’avaient que trop intimidée. Dans un coin formant enfoncement, elle aperçut deux vieilles femmes de tournure vulgaire et bizarrement accoutrées, assises sur des banquettes ; elle se dirigea doucement de leur côté et s’assit derrière elles.

Aussitôt elles se retournèrent, et longuement, attentivement elles la dévisagèrent, en tachant de percer son voile.

— C’est-y pour prendre une leçon de môsieu Lozès que vous venez ? demanda l’une d’elles à voix basse.

Madeleine sans répondre fit un signe affirmatif.

— Pour lors faut attendre, parce que ct’homme il n’aime pas a été dérangé.

L’autre alors prit la parole, et son ton noble, emphatique, théâtral, contrasta singulièrement, avec celui de la première vieille ; elle posa une série de questions à Madeleine, qui ne répondit que par signes exactement comme si elle avait été muette.

Heureusement pour elle, la voix de Lozès vient faire taire les vieilles :

— Silence donc dans le coin des mères, cria-t-il, fermez vos boîtes.

Le silence se fit aussitôt, et Madeleine délivrée put suivre la leçon.

L’élève chantait :

 Cour-ti-sans race vi-le… et dam-né-e
 Ren-dez-moi ma fil-le infor-tu-née.

Lozès sauta de son fauteuil.

— Mais va donc, s’écria-t-il, va donc, de la vigueur, de l’âme ; quel pot-à-feu à remuer que ce garçon-là.

Et il lui allongea un vigoureux coup de poing dans le dos.

L’élève recommença avec le même calme, exactement comme s’il donnait la bénédiction aux « cour-ti-sans race vi-le ».

Lozès était resté près de lui dans un état de violente exaspération ; tout à coup il lui allongea deux ou trois bourrades en l’apostrophant grossièrement.

Alors cet hercule, qui était dix fois plus fort que ce gros bonhomme, se mit à pleurer et à beugler :

— Je ne peux pas, ce n’est pas dans ma nature… ure… ure…

— Eh bien ! animal, si ce n’est pas dans ta nature, va-t-en beugler avec les veaux. À un autre.

Une jeune fille sortit d’un coin et s’avança auprès du fauteuil où Lozès s’était rassis : elle avait quinze ou seize ans à peine, jolie, élégante et couverte de bijoux, au cou, aux bras, aux mains.

Au moment où elle ouvrait la bouche, Lozès l’arrêta :

— Dis donc, toi, je t’ai déjà fait remarquer qu’on devait m’embrasser en arrivant ; si cela ne te va pas, dis-le.

La jeune fille ne dit rien, mais s’avançant vers Lozès qui, sans se lever, tendit son cou vers elle, elle l’embrassa sur sa joue rasée, qui, de loin, paraissait toute bleue.

La bruit de ce baiser fit frissonner Madeleine de la tête aux pieds, et son cœur se souleva. Et quoi ! elle aussi, elle devrait embrasser ce comédien !

La pensée lui vint de se sauver au plus vite, mais la réflexion la retint ; il fallait persévérer quand même.

La leçon avait commencé, mais elle n’alla pas loin.

— Ce n’est pas ça, s’écria Lozès, arrête, et va t’asseoir sur cette chaise là-bas ; tu croiseras tes bras derrière et tu respireras fortement ; tu t’arrangeras pour que ta respiration descende sans remuer la poitrine. À un autre.

Un ténor vint remplacer la jeune fille aux bijoux, qui alla s’asseoir sur sa chaise et s’appliqua à faire descendre sa respiration.

Ou bien Lozès n’était pas de bonne humeur, ou bien il avait mauvais caractère, car le jeune ténor avait à peine dit quelques mots, qu’il se fâcha :

— Toi, je t’ai déjà dit de choisir ; veux-tu chanter à la manière française, en ouvrant la bouche en rond, ou bien à la manière italienne, en l’ouvrant en large et en souriant ; tu as une tête à sourire, souris donc ; ça charmera les femmes.

Le ténor recommença en ouvrant si largement la bouche qu’il montra toutes ses dents.

Tout en l’écoutant, Lozès surveillait la jeune fille, qui avait été s’asseoir sur sa chaise ; tout à coup, il courut à elle et la fit lever :

— Qu’on m’apporte un matelas, cria-t-il.

Alors, prenant la jeune fille par le bras et la poussant brusquement :

— Couche-toi là-dessus, dit-il, étale-toi tout de ton long et en mesure, tu diras do, do, do, do.

Malgré la gravité de sa situation, Madeleine ne put retenir un sourire.

La leçon avait été reprise, mais bien que Madeleine voulût y apporter attention, elle fut distraite par un chuchotement de voix derrière elle ; machinalement elle tourna la tête ; elle ne vit qu’une petite porte fermée. C’était de derrière cette porte que venait ce chuchotement, auquel se mêlait depuis quelques instants comme un bruit de baisers étouffés.

Madeleine, comme beaucoup de musiciens, avait l’ouïe d’une finesse extrême, et bien souvent elle entendait distinctement ce que d’autres ne soupçonnaient même pas. Cependant ces chuchotements étaient si forts qu’elle fut surprise qu’ils n’éveillassent point la curiosité de ses voisines.

Brusquement l’une d’elles se leva et courut à la petite porte :

— Ursule, je t’y prends encore à te faire embrasser dans les escaliers, viens ici, petite peste, et ne me quitte plus.

Madeleine eût voulu boucher ses oreilles, comme quelques instants auparavant elle eût voulu fermer ses yeux ; et une fois encore elle se demanda si elle ne devait pas sortir immédiatement de cette maison, mais, se raidissant contre le dégoût qui l’envahissait, elle resta.

XXI

Cependant la présence de Madeleine avait produit une certaine sensation : on avait remarqué cette jeune femme qui, par sa toilette et sa tenue, ressemblait si peu aux élèves qui venaient ordinairement chez Lozès, et trois ou quatre jeunes gens se rapprochant peu à peu avaient fini par s’asseoir sur les banquettes, et ils s’étaient mis à la regarder, la toisant des pieds à la tête, l’examinant, la déshabillant comme si elle avait été exposée là pour leur plaisir.

Bien qu’elle évitât de tourner ses yeux de leur côté, elle avait senti le feu de ces regards braqués sur elle et le rouge lui était monté au visage.

C’étaient ses camarades, ces jeunes gens qui marchaient, s’asseyaient, se mouchaient avec des poses scéniques, la tête de trois quarts, le poing sur l’épaule, le sourire aux lèvres, s’écoutant entre eux comme on écoute au théâtre avec des attitudes fausses.

Demain elle devrait leur donner la main et les laisser la tutoyer, puisque entre eux ils se tutoyaient tous « Bonjour, ma petite chatte.— Comment vas-tu, ma vieille ? »

Lozès annonça que c’était fini « pour aujourd’hui. »

Enfin, elle allait pouvoir approcher ce maître terrible, et, tout de suite, pendant que les élèves s’empressaient joyeusement vers la porte de sortie, elle se dirigea vers le fauteurl où Lozès était resté assis.

À mesure qu’elle avança, elle se sentir enveloppée par un regard curieux.

Arrivée près de lui, elle le salua, et, comme elle avait tout son courage, elle lui expliqua bravement ce qui l’amenait :

— Je voudrais entrer au théâtre, dit-elle d’une voix qui, malgré ses efforts, était tremblante, et je viens vous demander vos leçons.

Il n’avait pas bougé de dessus son fauteurl ; la tête renversée, il la regarda un moment sans rien dire, puis, comme s’il n’était pas satisfait de son examen, il lui fit signe de reculer de quelques pas ; alors, avec son accent méridional :

— Défaites-moi un peu votre chapeau, je vous prie, et votre paletot.

Elle obéit, décidée à tout.

— Bon, dit-il après l’avoir regardée en dodelinant de la tête avec approbation, pas mal, pas mal.

Et comme elle rougissait sous ce regard qui était un outrage pour son innocence de jeune fille :

— Vous savez que vous êtes jolie, n’est-ce pas ? continua-t-il ; vous avez le type d’Ophélia, ce n’est pas mauvais, ça, et c’est rare ; marchez un peu.

Elle se mit à marcher.

— Présentez votre poitrine comme un bouquet ; les épaules effacées ; bien, cela va ; revenez. Qu’est-ce que vous savez ?

Madeleine répéta ce qu’elle avait déjà dit à Maraval.

— Oh ! oh ! l’amateur de province, je n’ai pas confiance, dit Lozès ; ils sont toc en province. Enfin, voyons, chantez-moi ce que vous voudrez.

Elle proposa l’air du Freyschutz : puisqu’elle avait réussi auprès de Maraval, Lozès ne serait pas plus difficile sans doute.

Mais Lozès refusa :

— Le style, c’est moi qui vous l’enseignerai ; ce que je veux juger pour le moment, c’est votre voix ; savez-vous le Brindisi de la Traviata ?

— Oui, Monsieur.

— Eh bien ! allez-y alors : je vous écoute.

Et de fait il l’écouta attentivement, le coude appuyé sur le bras de son fauteurl et le menton posé dans sa main.

— Quand voulez-vous commencer ? demanda-t-il aussitôt qu’elle se tut.

— Vous m’acceptez ?

— À bras ouverts ; retenez bien ce que vous dit Lozès, vous serez une grande artiste.

— Ah ! monsieur !

— Si vous travaillez et si vous suivez mes leçons, bien entendu ; parce que, vous savez, la nature sans l’art cela ne signifie rien.

— Oui, monsieur, je travaillerai autant que vous voudrez ; je vous promets que vous n’aurez jamais eu d’élève plus attentive, plus appliquée.

— S’il en est ainsi, je vous donne ma parole qu’avant dix-huit mois vous serez en état de débuter, et, comme débute une élève de Lozès, d’une façon splendide ; ces ânes du Conservatoire verront un peu ce que je sais faire d’une élève qui est douée.

Le moment était venu pour Madeleine d’expliquer sa situation, et les dispositions dans lesquelles elle voyait Lozès lui donnaient du courage et de l’espoir.

Mais il ne la laissa pas aller jusqu’au bout.

— Ah ! non, ma petite, dit-il d’un ton brusque, je ne fais pas de ces arrangements-là : je n’ai pas le temps ; et puis pour vous, croyez-moi, c’est une mauvaise affaire ; il vaut mieux vous gêner et payer vos leçons comptant ; je vous en donnerai une par jour ; c’est cinq cents francs par mois qu’il vous faut ; votre famille est ruinée me disiez-vous, eh bien, une belle fille comme vous ne doit pas être embarrassée pour trouver cinq cents francs par mois.

Bien que Madeleine se fût promis de tout entendre sans broncher, elle ne put pas ne pas se cacher le visage entre ses deux mains : la honte l’étouffait.

Puis elle fit quelques pas pour se retirer, désespérée.

Il ne bougea pas de son fauteurl ; mais comme elle s’éloignait lentement, parce que ses yeux troublés la guidaient mal, il la rappela tout à coup.

— Voyons, ne vous en allez pas comme ça ; et tout d’abord croyez bien que je suis fâché de ne pas vous donner des leçons ; je sens qu’on peut faire quelque chose avec vous : aussi je veux vous aider. Cela vous coûtera peut-être cher, très-cher même.

— Jamais trop cher, je suis prête à tous les sacrifices.

— Ce que je ne peux pas faire pour vous, un autre peut-être le fera. Si nous étions en Italie, poursuivit Lozès, rien ne serait plus facile. Il y a là des gens toujours disposés à se faire les entrepreneurs d’un jeune homme ou d’une jeune fille ayant une belle voix. Et ce ne sont pas des artistes, comme vous pourriez le croire ; le plus souvent ce sont des artisans, des menuisiers, des boutiquiers, n’importe qui, ils ont un petit capital et ils l’emploient à l’exploitation de celui ou de celle qu’ils ont découvert. Pour cela ils traitent soit avec les parents, soit avec le sujet lui-même, c’est-à-dire qu’ils l’achètent pour un certain temps. Pendant les premières années, ils lui donnent le logement, la nourriture, l’habillement et surtout l’éducation musicale, et, en échange, le jeune homme ou la jeune fille abandonne à son maître ce qu’il gagne, ou plus justement partie de ce qu’il gagne, lorsqu’il commence à gagner quelque chose. Mais nous ne sommes pas en Italie, me direz-vous. C’est juste ; seulement, il y a des Italiens à Paris. Précisément, j’en connais un qui, après avoir fait ce métier pendant sa jeunesse, s’est fixé à Paris en ces derniers temps et a ouvert, rue de Châteaudun, une boutique de bric-à-brac, de curiosités, de meubles italiens. Je l’irai voir. Je lui dirai ce que je pense de votre voix et de vos dispositions. Puis, je lui demanderai s’il veut se charger de vous. Mais, avant que je fasse cette démarche, il faut que vous me disiez si vous, de votre côté, vous êtes disposée à accepter la direction de mon homme, ainsi que les conditions qu’il vous imposera.

— Avec reconnaissance et de tout cœur.

— N’allez pas si vite et surtout ne vous emballez pas avec Sciazziga, — c’est mon italien ; défendez vos intérêts puisque vous êtes orpheline et que vous n’avez personne pour vous protéger, c’est un avertissement que je vous donne. Je connais le Sciazziga ; il sera âpre ; vous, de votre côté, soyez ferme et ne lui cédez pas tout ce qu’il vous demandera. Accordez-lui seulement la moitié de ses exigences, et ce sera déjà beaucoup. Bien entendu n’allez pas lui dire cela. Je ne veux pas paraître dans toute cette affaire, et c’est pour cela qu’à l’avance je vous préviens. Plus tard je veux que vous vous souveniez de Lozès avec reconnaissance. On vous dira peut-être bien des choses de lui ; vous répondrez alors : « Voilà ce qu’il a fait pour moi. »

L’impression première produite par Lozès s’était un peu effacée : il pouvait être brutal, vaniteux, ridicule, mais au fond ce n’était pas certainement un méchant homme.

Cette pensée fut un grand soulagement pour Madeleine : elle pourrait honorer celui qui lui tendait la main.

— Encore un mot, dit Lozès, je vous ai expliqué que notre homme se chargerait de pourvoir à tous vos besoins. C’est beaucoup, mais ce n’est pas tout. Vous êtes seule ; que ferez-vous le jour où vous aborderez le théâtre ? Rien, n’est-ce pas. Vous laisserez les choses aller. Eh bien, en agissant ainsi, elles n’iraient pas. Il vous faut quelqu’un d’actif, d’intelligent, d’intrigant pour arranger vos engagements, pour préparer vos succès, pour gagner ou éclairer la critique, qui ne voit que ce qu’elle a intérêt à voir ou que ce qu’on lui montre : Sciazziga sera ce quelqu’un, et grâce à lui le succès vous arrivera agréable et appétissant, comme un poulet bien rôti arrive sur la table de ceux qui ont un bon cuisinier, sans qu’ils aient senti l’odeur de la cuisine. C’est quelque chose cela, en un temps comme le nôtre, qui n’est que de réclame. Où voulez-vous que je vous envoie notre Italien ?

Elle rougit et balbutia en pensant à sa misérable mansarde.

— Est-ce que vous n’êtes pas seule comme vous me le disiez ? demanda Lozès remarquant son embarras.

— Oh ! monsieur, s’écria-t’elle avec confusion.

— Enfin vous demeurez quelque part, sans doute ?

— Oui, cité des Fleurs, à Batignolles ; mais si M. Sciazziga vient dans ma pauvre chambre, il sera, je le crains, mal disposé à m’accorder les conditions que vous me conseillez d’exiger.

— Je n’avais pas pensé à cela, ma pauvre enfant. Il vaut mieux qu’il vous voie ici alors. Je lui donnerai rendez-vous. Revenez après-demain à quatre heures.

— Oh ! monsieur, combien je suis touchée de votre bonté !

— Vous verrez, ma petite, que bonté et talent sont synonymes : tout se tient en ce monde ; un homme qui a un grand talent est toujours bon.

XXII

Le surlendemain, à trois heures quarante-cinq minutes, elle entra chez Lozès, qu’elle trouva seul dans l’atelier ; Sciazziga n’était pas encore arrivé.

— J’ai vu notre homme, dit Lozès, il va venir ; seulement, il est possible qu’il se fasse attendre ; c’est une malice italienne qui a pour but de ne pas montrer trop d’empressement. Il est probable qu’il amènera quelqu’un avec lui, car il n’a pas toute confiance en moi, et, avant de s’engager, il aime mieux deux avis qu’un seul. Surpassez-vous donc et faites bien attention qu’on vous demande aujourd’hui plus de voix que de goût ou de savoir ; pour Sciazziga, il s’agit de juger si votre voix emplira l’Opéra, la Scala ou Covent-Garden ; n’ayez pas peur de crier.

Ce fut à quatre heures vingt minutes seulement que Sciazziga, suivi d’un vieux petit bonhomme ratatiné, fit son entrée dans l’atelier de Lozès ; pour lui, c’était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, gras, gros, souriant, ayant en tout la tournure et la figure d’un cuistre, doucereux, mieilleux, obséquieux. Madeleine, qui malgré son émotion l’observait anxieusement, éprouva à sa vue un mouvement répulsif ; et cependant il s’avançait vers elle en souriant, ne la quittant des yeux que pour admirer un gros brillant qu’il portait à son doigt.

Arrivé près d’elle, il la salua avec des grâces de théâtre, les bras arrondis, le dos voûté, marchant en rond comme les comédiens qui veulent remplir la scène.

— La signora, n’est- pas ? dit-il avec un très-fort accent italien en s’adressant à Lozès.

— Apparemment.

Alors, tirant un face-à-main en or et le braquant sur Madeleine, il se mit à tourner autour d’elle.

Çarmante, çarmante, disait-il à chaque pas en souriant à son acolyte ; figoure expressive, avec de la nobilité, belle taille, cévéloure splendide.

Les marchands d’esclaves ou des maquignons n’eussent pas passé un examen plus attentif de la marchandise qu’ils se proposaient d’acheter : jamais Madeleine n’avait ressenti une pareille humiliation ; elle était pourpre de honte.

— Et la signora nous féra la grâce nous çanter oun morceau ?

Cette parole lui fut une délivrance ; chanter, elle était là pour chanter ; elle échapperait ainsi à cet examen de sa personne.

— Mon çer ami maestro Masseo, continua Sciazziga, voudra bien accompagner la signora.

Pendant que Madeleine se dirigeait vers le piano, Lozès s’approcha d’elle et, lui parlant à voix basse :

— Chantez de votre mieux, il est inutile de crier ; c’est Masseo qui va vous juger ; il a été, dans son temps, un de nos meilleurs chefs d’orchestre.

Madeleine se sentit plus forte ; chantant pour Masseo et Lozès, elle chanterait avec confiance.

Parmi les morceaux qu’elle indiqua, Masseo en choisit trois de style différent, qui pouvaient la faire juger, et elle les chanta de son mieux, ainsi que Lozès le lui avait recommandé.

Sciazziga écouta, sans donner le moindre signe d’approbation ou de blâme.

Seul Lozès applaudit des mains et de la voix.

— Si, si, dit Sciazziga, qué cé n’est pas mal, grazia.

Quant à Masseo, son attitude était étrange ; il semblait qu’il voulût applaudir et qu’il n’osât pas.

Lorsque Madeleine eut achevé son troisième morceau, elle crut que Sciazziga allait dire s’il l’acceptait ou s’il la refusait ; mais il n’en fut rien.

— Qu’il est nécessaire que cause avec mon çer ami Maffoo, dit-il ; pour cela ze prie la signora de venir demain matin, roue Châteaudun, avec son touteur.

— Je n’ai pas de tuteur.

— Vous avez plous de vingt oun ans ?

— Je suis émancipée.

— Ah ! diavolo, perfetto.

Et un sourire de satisfaction fondit sa large bouche jusqu’aux oreilles ; évidemment cela faisait son affaire.

Qué zé pense que la signora voudra bien nous faire plaisir de dézouner avec nous, à onze houres ; nous causerons avant.

Elle n’avait plus qu’à remercier et à se retirer, ce qu’elle fit ; Lozès la reconduisit jusqu’au vestibule, tandis que Masseo et Sciazziga s’entretenaient à voix basse.

— Ne vous inquiétez pas, lui dit-il, l’affaire est conclue, tâchez de vous défendre demain ; à bientôt, ma chère élève.

Naturellement elle fut exacte, et à onze heures précises, le lendemain, elle entrait dans le magasin de bric-à-brac de la rue de Châteaudun. Elle y trouva une grande femme enveloppée dans un châle des Indes usé et la tête couverte d’un fichu de dentelle noire ; elle pouvait avoir cinquante ans environ et d’une ancienne beauté dont on voyait encore des traces, il lui restait un air de grandeur et de noblesse qui n’est point ordinairement le caractère distinctif des marchandes à la toilette ; mais avant d’être marchande, mise Sciazziga avait été chanteuse, et au milieu de sa boutique, drapée dans son vieux cachemire, elle était toujours Norma ou dona Anna.

Sans quitter le fauteurl dans lequel elle était posée, elle répondit à Madeleine que M. Sciazziga l’attendait dans une pièce qu’elle lui indiqua d’un geste sculptural.

Il était assis devant une table, avec une liasse de papiers devant lui, en train d’écrire sur une feuille timbrée ; l’entassement des meubles, bahuts, chaises, fauteurls, casiers, était tel que Madeleine ne put que difficilement arriver à cette table.

travaille pour vous, signora, dit Sciazziga ; petit engagement qué zé prépare, et qu’il est zouste qué vous signiez, si nous sommes d’accord. L’ami Masseo pense qué vous avez des dispositions, ma il vous faudra des léçons, des étoudes, toutes çoses qui coûtent très-çer. On ne sait pas combien maestro Lozès fait payer çer ; c’est oune rouine.

Sa figure prit une expression désolée, en pensant aux exigences de Lozès.

— De plous, pour oune personne comme vous, zolie, il faut la toilette, il faut un logement, oune bonne nourritoure ; c’est très outile, la bonne nourritoure : tout cela fait oune grosse somme de dépenses, et pendant plousieurs années ; il est donc zouste qué zé rentre dans ces avances, et qué zé fasse oun bénéfice. Est-cé zouste ?

— Très juste.

Ençanté qué vous compreniez qué zé souis l’homme de la joustice et aussi l’ami des artistes : reste, entre nous, va maintenant aller tout facilement. Zousqu’au jour où vous aurez oun engagement, je payerai toutes vos dépenses, léçons, toilettes, nourritoure, plaisirs, et très larzement ; si vous connaissiez, vous sauriez combien zé souis larze, c’est joustement pour céla qué zé né souis pas riçe. Vous votre côté, quand vous aurez oun engazement, nous en partazerons lé montant.

Prévenue par Lozès, Madeleine attendait cette proposition, et elle avait préparé sa réponse :

— Pendant combien de temps ?

Zoustement c’est la question à débattre ; il me semble honnête mettre dix ans.

— En supposant que je gagne 40, 000 fr. par an, c’est donc 200, 000 francs que vous toucherez ?

— Quarante mille francs par an ! Mettons dix mille ; c’est donc cinquante mille qué zé toucherai ; mais pour céla il faut qué vous reoussissiez, il faut qué vous viviez, et si vous mourez, ousque zé retrouverai cé qué z’aurai déboursé ? Il faut calcouler lé risque, signora. N’est- pas zouste ?

Du moment qu’une discussion s’engageait, Madeleine à l’avance était vainoue ; entre elle et ce boutiquier retors, la partie n’était pas égale ; et puis d’ailleurs elle avait cette faiblesse de trouver les discussions d’intérêt humiliantes.

Cependant, se renfermant dans ce que Lozès lui avait conseillé, elle obtint que les dix années de partage seraient réduites à cinq ; mais Sciazziga ne céda sur ce point que pour prendre avantage sur un autre : tant que Madeleine serait au théâtre, elle lui abandonnerait dix pour cent sur ses appointements, et si elle quittait le théâtre avant dix années, comptées du jour de son début, pour une cause autre que maladie grave ou perte de voix, elle payerait à Sciazziga une somme de deux cent mille francs.

Bien qu’elle fût incapable de soutenir une discussion, elle voulut se défendre, mais elle ne tarda pas à être enlacée par l’Italien qui l’assassina de son baragouin, et de guerre lasse elle finit par signer «  petit engazement » qu’il avait préparé.

— Maintenant, dit Sciazziga, lorsqu’il eut donné un double de l’engagement et qu’il eut serré l’autre, nous avons encore oune pétite çose à arranger. Qué c’est relativement à votre vie avec nous ; ça s’écrit pas parce qué nous sommes des gens d’honnour, mais ça sé dit. Vous êtes orpheline, vous n’avez pas parents, alors voudrais que vous viviez avec nous ; dans notre maison, dans notre famille. Pour bien travailler, voyez-vous, il faut de la vertou ; c’est la vertou qui conserve la voix et aussi la taille des zounes personnes, quand elles sont zolies comme vous.

Et comme si ces paroles n’étaient pas assez claires, il les expliqua et les précisa par un geste arrondi qui empourpra les joues de Madeleine.

Cez nous, dans notre intérieur vous sérez protézée contre tous les dangers, toutes les sédouctions qui à Paris entourent oune joune fille ; madame Sciazziga, qui est l’honnour même, vous accompagnéra partout, aux léçons, à la promenade ; vous lozerez cez nous, sous notre clef ; vous manzerez avec nous. Vous serez notre fille. Et je vous assoure, signora, qu’il faut que zaie oune bien grande sympathie pour vous, car en azissant ainsi, vous introuduis en tiers dans notre intériour, et zé pouis le dire, madame Sciazziga et moi, nous nous adorons. Mais nous férons cela, certainement nous lé férons, pour oune personne aussi bien élevée qué vous. Cela vous convient-il ?

Madeleine avait signé tout ou à peu près tout ce que Sciazziga lui avait imposé ; mais cette vie de famille, cette existence entre M. et madame Sciazziga était la dernière goutte, la plus amère et la plus écœurante du calice ; elle eut un mouvement de dégoût qui la fit frissonner des pieds à la tête.

Mais la réflexion lui dit qu’elle devait se résigner à accepter ce dégoût comme tant d’autres, elle n’en était plus à les compter.

Après tout, la présence de madame Sciazziga la préserverait de bien des ennuis.

— Eh bien ? fit Sciazziga en insistant.

Ne pouvant pas répondre, elle fit un signe d’acquiescement.

— Allons c’est parfait, dit-il ; maintenant, il faut que ze vous montre votre chambre ; pendant ce temps on servira la table. Voulez-vous m’accompagner ?

Ils sortirent dans la cour de la maison, et prenant un escalier au fond, ils montèrent au sixième étage.

Oun étage encore, disait-il, ma l’ezalier est doux.

La chambre destinée à Madeleine était une sorte de grenier encombré de meubles de toutes sorte.

— Vous voyez, dit Sciazziga, vous aurez de l’air et de la loumière ; avec oun bon piano vous sérez ici comme oune reine ; vous pourrez travailler dou matin au soirsans être déranzée : demain ferai prendre vos moubles chez vous.

Quand ils redescendirent le déjeuner était servi sur une toile cirée.

Déjà assise à sa place, madame Sciazziga, qui n’avait quitté ni son cachemire ni son fichu de dentelle, désigna une chaise à Madeleine avec un geste de reine de théâtre.

— Entre nous deux, dit-elle en souriant à son mari.

Et Madeleine s’assit, mais il lui fut impossible de manger tant sa gorge était serrée.

C’était là sa nouvelle famille, c’était avec ces gens qu’elle allait vivre— de leur vie.

Et, regardant machinalement la carafe pleine d’eau, elle vit se dessiner sur le verre leur petite maison de Rouen où s’était écoulée son enfance, comme aux jours où sous les rayons du soleil couchant, elle se reflétait dans la Seine.

XXIII

Le jour même où Madeleine signait avec Sciazziga « oun petit engazement », Léon arrivait de Madrid à Paris.

En recevant la lettre de Madeleine, il avait couru au télégraphe et il avait envoyé à sa cousine une dépêche, avec la mention personnelle sur l’adresse :

« N’accomplis pas ta résolution avant de m’avoir vu ; je pars à l’instant pour Paris, où j’arriverai après-demain matin. »

Mais, malgré la mention personnelle, cette dépêche n’avait pas été remise à Madeleine, qui avait quitté la maison de la rue de Rivoli depuis deux jours quand le facteur du télégraphe s’était présenté.

Avant même d’entrer chez lui, Léon monta rapidement à l’appartement de son père. Personne n’était encore levé, mais la façon dont il sonna réveilla tout le monde, et un domestique vint lui ouvrir la porte.

C’était le vieux valet de chambre qui, depuis trente ans, était au service de ses parents.

— Mademoiselle Madeleine ? demanda vivement Léon.

Sans répondre, le valet de chambre leva ses bras au ciel.

— Réponds donc, mon vieux Jacques.

— Elle est partie.

— Où ?

— On ne sait pas ; c’est-à-dire que mardi matin, au moment où il n’y avait personne dans la maison, elle a été chercher un commissionnaire et une voiture, elle a fait porter ses bagages sur cette voiture par le commissionnaire et elle est partie ; le concierge l’a vue passer et il a été bien étonné, mais qu’est-ce qu’il pouvait, cet homme ?

— Mais depuis ?

— On a cherché mademoiselle Madeleine partout, on l’a fait chercher par la police, et… on ne l’a pas trouvée.

— Conduis-moi à la chambre de mon père.

— Monsieur dort.

— Je vais le réveiller ; éclaire-moi.

L’idée de réveiller M. Haupois-Daguillon parut si invraisemblable à Jacques, qui vivait dans la crainte et dans le respect de son puissant maître, qu’il resta immobile ; sans insister, Léon lui prit la lumière des mains et se dirigea vers la chambre de son père.

Celui-ci avait été réveillé par le carillon de la sonnette, et quand Léon entra dans sa chambre, il le trouva assis sur son lit, coiffé d’un foulard de soie cerise noué à l’espagnole autour de sa tête, très-noblement.

— Toi ! s’écria M. Haupois.

— Quelles nouvelles de Madeleine ?

M. Haupois fut suffoqué par cette demande.

— C’est ainsi que tu me dis bonjour et que tu t’inquiètes de la santé de ta mère ?

— Pardonne-moi, mais ce que Jacques vient de m’apprendre m’a bouleversé : Madeleine partie sans qu’on sache où elle est, ce qu’elle est devenue !

— Madeleine est une ingrate.

— Vous vouliez la marier.

— Qui t’a dit ?

— Elle m’a écrit.

— Ah ! vous étiez en correspondance !

— Cette lettre a été la première que j’aie reçue d’elle depuis mon séjour à Madrid.

— C’est trop d’une.

— Enfin, où est-elle ?

— Dans le premier moment d’inquiétude et malgré le scandale de sa conduite, nous avons eu la bonté de la faire chercher ; nous avons même prévenu la police ; tout ce qu’on a pu découvrir ça été un indice : le commissionnaire qui a porté ses bagages l’a entendue donner au cocher l’adresse de la gare Saint-Lazare, mais ce cocher n’a point été retrouvé ; concluant de ce renseignement qu’elle aurait dû aller à Rouen, j’ai fait prendre des renseignements à Rouen, on ne l’y a point vue, et il paraît même à peu près certain qu’elle n’y est point venue ; dans les hôtels de Paris, dans les maisons meublées, les recherches n’ont point abouti, bien qu’elles aient été dirigées par une main habile.

— Eh bien, je les ferai aboutir, moi.

— Tu n’as pas l’intention de nous ramener Madeleine chez nous, n’est-ce pas ? nous ne la recevrions pas.

— Tu lui fermerais ta maison ?

— Quoi qu’il arrive, jamais elle ne rentrera ici.

— Quand tu m’as demandé de partir pour Madrid, j’ai cédé à ton désir qui, tu le sais, n’était pas d’accord avec le mien. Je l’ai fait pour toi et pour ma mère. Mais je l’ai fait aussi pour Madeleine, afin qu’elle pût rester dans cette maison, près de vous qui l’aimeriez et la consoleriez. Puisque tu posais la question de telle sorte qu’elle ou moi devions partir, je n’ai pas voulu que ce fût elle, et je me suis exilé à Madrid, où je n’avais que faire, et où je suis resté malgré mon ennui. Mais je m’imaginais que Madeleine était heureuse, tranquille, choyée, aimée, c’est-à-dire consolée, et je ne parlais pas de revenir à Paris. Au lieu de la consoler, vous avez voulu la marier.

— Nous avons voulu assurer son avenir, comme c’était notre devoir.

— Et le mien, vous l’avez oublié. Ma mère et toi vous saviez quelles étaient mes intentions à l’égard de Madeleine, quels étaient mes sentiments.

Parlant ainsi, il avait fait un pas en arrière du côté de la porte.

— Où vas-tu ?

— Chercher Madeleine.

— Je t’ai dit qu’elle ne rentrerait jamais dans cette maison.

— Ce n’est pas pour qu’elle rentre dans cette maison que je dois la chercher et la trouver.

— Léon !

Mais il était arrivé à la porte ; il l’ouvrit.

— Au revoir, mon père, à bientôt, tu diras à ma mère que malgré tout je l’embrasse tendrement.

Et, sans écouter la voix de son père, il sortit en refermant vivement la porte.

De ce que son père lui avait dit, il résultait pour lui la probabilité que Madeleine était retournée à Rouen. Pourquoi eût-elle dit à son cocher de la conduire à la gare Saint-Lazare si elle n’avait pas voulu aller à Rouen ? D’ailleurs n’était-il pas raisonnable d’admettre que quittant Paris elle avait voulu se réfugier chez des amis de son père ? On avait fait à Rouen des recherches qui n’avaient pas abouti. Cela ne prouvait pas que Madeleine ne fût pas à Rouen. On avait mal cherché, voilà tout. Il chercherait mieux.

Et sans prendre de repos, il partit pour Rouen par le train express de huit heures du matin.

Il resta pendant plusieurs jours à Rouen, fréquentant tous les endroits où il pouvait la rencontrer, et où naturellement il ne la rencontra pas.

De guerre lasse, il se dit qu’elle s’était peut-être réfugié à Saint-Aubin auprès de son père, et il partit pour Saint-Aubin.

Mais personne ne l’avait vue ; elle n’avait pas paru au cimetière, et cela était bien certain ; ce n’est pas dans la mauvaise saison qu’une jeune femme élégante paraîtra dans un petit village sans qu’on la remarque ; à plus forte raison quand, comme Madeleine, elle y est connue de tout le monde.

Il revint à Rouen ; puis après quelques jours de recherches il rentra à Paris, désolé, et aussi plein d’inquiétude.

Qu’était devenue Madeleine ? où le désespoir avait-il pu l’entraîner ?

Il continuerait ses recherches à Paris, et il les ferait poursuivre par des gens capables de les mener à bonne fin.

Si grandes que fussent ses inquiétudes, il ne voulait pas cependant parler de Madeleine à son père ni à sa mère ; mais celle-ci vint lui en parler elle-même.

— Tu n’as rien appris sur Madeleine ? lui demanda-t-elle ?

Il secoua la tête par un geste désolé.

— Je crois que tu aurais pu t’épargner ce voyage à Rouen ; comme toi, nous avons été inquiets pendant les premiers jours qui ont suivi le départ de Madeleine ; mais, en raisonnant, nous avons compris que nous nous tourmentions à tort : Madeleine ne possède rien, elle n’a même pas un métier aux mains ; dans ces conditions pour qu’elle ait quitté une maison, où elle était heureuse et où elle était aimée, il fallait qu’elle fût certaine d’en trouver une autre où elle serait et plus heureuse et plus aimée encore.

Léon, qui était assis, se leva si brusquement qu’il renversa sa chaise, puis il s’avança vers sa mère, pâle et les lèvres tremblantes.

Mais, prêt à parler, il s’arrêta.

Puis, après quelques secondes, qui parurent terriblement longues à madame Haupois, il tourna vivement sur ses talons et sortit.

On fut quinze jours sans le revoir, et, pendant ces quinze jours, il n’écrivit pas à ses parents : où était-il ? personne n’en savait rien.

Quand il rentra, ni son père, ni sa mère n’osèrent lui parler de son voyage.

Et, bien entendu, le nom de Madeleine ne fut plus prononcé.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE