La Gazette des campagnes (p. 209-220).

XI

1837-38.


Une heure pénible allait sonner pour notre pays. L’histoire, cette grande institutrice, allait buriner avec le sang de nos compatriotes, ces dates à jamais inoubliables.

Depuis longtemps les Canadiens, soumis mais non vaincus, écrasés par la faction dominante des anglais, réclamaient leurs droits violés impunément à la face de tout un peuple. Vainement ils avaient essayé de se faire entendre auprès du Gouvernement en Angleterre. On avait vu O’Connell, cette grande figure qui plane au dessus de l’Irlande asservie comme un génie bienfaisant, on avait vu O’Connell, ce défenseur du faible contre le fort, s’écrier en plein parlement Anglais : « Si c’est ainsi que vous entendez la justice, le Canada n’aura bientôt plus rien à envier à l’Irlande. » Pourtant nous avions la majorité, mais le despotisme servile des gouvernements, les préjugés de races, les passions des peuples, empêchèrent presque toujours nos nationaux d’avoir justice. Si l’on fit quelques concessions, c’est le besoin qui leur força la main.

À ces heures qui comptent dans l’histoire d’un peuple, à ces époques de troubles, apparaissent des hommes aux idées larges, aux conceptions magnanimes, à l’âme de bronze, au courage de lion, autant de qualités que les uns emploient au bien, les autres au mal.

La Révolution Française avait produit Murat, Danton, Robespierre et Barnave ; l’Irlande opprimée avait vu surgir Grattam et O’Connell ; les exactions des Anglais chez nous, leur tyrannie basse et vile envers les Canadiens firent naître sur la scène politique Lafontaine, Morin, Papineau, Nelson et Girouard, tous des intelligences d’élite, des cœurs remplis de l’amour de la patrie. On les vit se multiplier et agir pour améliorer le sort de leurs compatriotes.

L’excitation se faisait sentir. Un courant d’idées d’indépendance commença à parcourir les masses exaltées par des discours patriotiques, inspirés par le plus grand zèle pour le bien du pays. Aux bruits sourds qui couraient dans l’air, les pasteurs levèrent la tête, et du haut de la chaire de vérité tombèrent des paroles de paix qui invitaient les populations à l’obéissance, à la subordination et au repos.

La grande voix de Monseigneur Lartigue, évêque de Montréal, eût un grand retentissement par tout le pays ; mais elle n’était pas assez forte, ni assez puissante, à cette heure de fièvre et d’excitation, pour arrêter le courant accentué en faveur d’une indépendance prêchée et longtemps rêvée. 1789 se serait-il fait sentir jusqu’ici ?

Papineau, qu’on appelait à tort l’O’Connell du Canada, parcourut toutes les campagnes, faisant des assemblées monstres, où l’on passait des résolutions blâmant le Gouvernement d’alors et ses séides salariées. Son éloquence populaire, au lieu de diminuer cette fièvre de rébellion, ne faisait qu’en augmenter l’ardeur et enflammait les cœurs des Canadiens. Papineau fut grand comme Mirabeau l’a été ; les circonstances seules ont été le marche pied naturel qui le porta au faîte d’une renommée surfaite et dont la grandeur s’en va diminuant de nos jours. Il a manqué de prudence et on peut l’accuser d’irréflexion. Bouillant, emporté et satyrique, il fut l’idole du peuple, le tribun populaire à la parole facile, aux conceptions hardis ; mais il lui manqua une grande chose qui fait l’Homme de génie : la prudence et la froideur qui sert de contre-poids à une exaltation mal contenue.

Un jour, à une assemblée tenue à St Charles le 23 octobre 1837, Papineau eut comme un pressentiment de ce qui allait arriver. « Le temps n’est pas encore arrivé de prendre les armes, » s’écriait il. — Il avait mis le feu, pouvait-il arrêter l’incendie qui allait son chemin ? Oh ! son éloquence enflammée, si elle a servi à notre cause, il l’a bien mal dirigée en lançant notre pays dans les voies funestes de la révolte et de la guerre civile dont nous devions le plus souffrir. Il aurait pu temporiser, se servir de son influence pour tenir la population ferme et unie, n’ayant qu’un but : obtenir justice par des moyens légitimes ; qu’un désir : la paix et l’union pour le plus grand bien du pays.

Enfin, l’heure de la Révolte est sonnée. Partout on s’arme, on s’exerce au métier de soldat, car on veut battre à tout prix, ces Anglais, ces habits rouges qui dominent et courbent le front de nos compatriotes sous le joug de leur tyrannie infâme. St-Denis venait de repousser le colonel Gore avec ses cinq compagnies régulières et une pièce de campagne ; on commença à comprendre ce que valaient les Canadiens décidés à la guerre, animés d’un sentiment intime et fort : la liberté. Oh ! le sang français n’avait pas dégénéré, et les braves de St-Denis descendaient des preux qui dorment au champ de bataille des plaines d’Abraham et de Ste-Foye. Les Canadiens croyaient leur cause juste et sainte, et c’est ce qui leur fit faire des prodiges de valeur comme ils en avaient fait à Châteauguay en 1812. C’est après cette bataille que Papineau déserta le champ de bataille en s’enfuyant aux États Unis.

Regagnons les insurgés de St-Charles, petite paroisse en haut de Montréal. Près de barricades naturelles mises en face de l’ennemi, deux hommes parlent avec animation : deux sentinelles, sans doute. Disons de suite que Mélas est du nombre, il est venu offrir son bras et sa vie aux insurgés, pour la défense d’une cause qu’il croit juste et bonne : la cause de l’indépendance du pays. Sa figure n’a pas cette sombre rigueur d’autrefois, l’expression de sa figure s’est adoucie, son front se dégage plus blanc et moins ridé. Sa main retient debout un énorme fusil. Oh ! les Anglais auront maille à partir avec nous, dit-il à son compagnon, sentinelle comme lui, qui chantait, faisant allusion aux Anglais, ces fameuses paroles :

L’érable dit un jour à la ronce rampante :
Aux passants, pourquoi t’accrocher ?

Quel profit, pauvre sotte, en comptes-tu tirer ?
Aucun, lui repartit la plante,
Je ne veux que les déchirer.

— Je le crois bien, reprend l’autre. Les Anglais vont comprendre ce que sont les Canadiens défendant leurs terres, leurs droits, leurs femmes et leurs enfants.

— Écoute, ami, dit Mélas. Bientôt nous irons au feu. Si je meurs, sauve mon corps ; si tu tombes, je te sauverai. Attendu ?

— Attendu.

Et leurs mains se rencontrèrent dans une muette et éloquente étreinte.

Soudain une clameur s’élève dans les airs. Des cris de Victoire ! victoire ! retentissent avec une force éclatante. On aurait dit que dix vastes poitrines de bronze lançaient dans les airs ces hourras formidables.

— Qu’est-ce donc ? s’écria Mélas. Il n’achevait pas qu’un sergent monté sur un cheval canadien passa, en criant : Courage, sentinelles, les Anglais sont battus à St-Denis.

C’est de bon augure, ami, dit Mélas.

— Tant mieux, nous allons guetter à notre poste avec plus de courage et d’espérance.

Mais soudain les cris se sont tus, et un coup de feu a fait lever les têtes et diriger les yeux vers la plaine.

Les habits rouges ! les habits rouges ! Les Anglais ! Tels étaient les cris confus que venaient soudainement éteindre les transports de la joie causée en apprenant la victoire de St Denis. En effet, les Anglais s’avançaient en colonne, vers le fort où s’étaient retranchés les Canadiens. Whiteral les commande.

À la vue de l’armée ennemie, les Canadiens font silence et attendent de pied terme en préparant leurs armes. Nouveaux Vendéens, ils n’ont pour toutes armes que de vieux fusils, des faulx et des fourches, des brocs et des bâtons ferrés. Mais une faulx, conduite par un bras plein de force et de courage, est une arme terrible. Encouragés par l’annonce de la victoire, à St-Denis, les insurgés de St Charles luttent bravement contre les Anglais. Mélas se distingue par une justesse de tir et par une célérité hors ligne. Déjà une balle ennemie lui a fracturé le bras gauche qui pend, inerte, à son côté. La douleur lui arrache un cri terrible, et, saisissant son fusil par le canon, sa main droite se lève menaçante au-dessus de la tête d’un ennemi. Un coup de sabre bien appliqué lui paralyse le dernier bras qui lui reste, mais non sans que la tête menacée de l’Anglais ne se fit broyer par la chute de la crosse du fusil. La douleur des deux blessures l’emportant sur la force physique et morale, Mélas tombe la face contre terre, baigné de son sang qui se mêle à celui de ses ennemis.

La bataille continue ; mais que pouvaient faire ces braves patriotes à moitié armés, contre des troupes régulières et disciplinés. Le courage ne pouvait suppléer au manque des armes. Aussi, après quelques heures de ce combat, les Canadiens prennent la fuite, emportant leurs blessés.

L’ami de Mélas, demeuré debout, avec une éclaboussure au front, n’oublia pas sa promesse. Il avait vu tomber Mélas, et, au risque de se faire prendre, il réussit à le trouver et l’emporta dans les bois. Les Anglais restaient maîtres du terrain avec plusieurs morts et un grand nombre de blessés. Victoire facile ! triomphe aisé !

Mélas, moitié mourant, vit encore une fois la mort l’envelopper de ses ombres et menacer de l’emporter pour jamais dans la tombe. Il fallut tous les efforts, toute la science de l’art pour le ramener à la vie. Il en fut quitte pour la perte de ses deux bras. Perte cruelle, supplice toujours nouveau ; il allait durement expier les crimes de sa vie passée.

Après St-Charles, St-Eustache où Chenier tué dans le cimetière auprès duquel il s’était vaillamment défendu avec ses Canadiens, la tête manquait, les membres devaient tomber. Les chefs étant en fuite, les insurgés découragés abandonnèrent les armes pour rentrer dans leurs foyers.

Puis vint 1838 qui vit monter sur l’échafaud nos plus nobles enfants : Cardinal, Duquet, De Lorimier et autres. Le sang qui coula alors était un sang fécond : il vint arroser les pieds de cet arbre de la liberté constitutionnelle dont nous goûtons les fruits acquis au prix des plus grands sacrifices.

Écoutez ces nobles paroles de De Lorimier, cette triste et pénible victime de l’oppression et du fanatisme. Lisez cette déclaration sublime et cette lettre non moins élevée, non moins noble, adressée de sa prison, à son épouse éplorée :

C. De Lorimier annonçant sa mort à son cousin.


Mon cher cousin et ami,

Quelque douleur que j’aie à vous communiquer, dans ce jour de malheur, la triste nouvelle qui vient de m’être annoncée, je dois le faire sans hésitation…

M. Day vient de m’avertir de me préparer à la mort pour vendredi. Tous vos efforts pour sauver votre malheureux cousin ont été inutiles… Vous avez tout fait en votre pouvoir pour moi ; voilà ce que je considère et ce pourquoi je vous offre les sentiments de la plus profonde gratitude. Il me reste une chose à vous demander : allez, je vous prie, allez voir ma chère Henriette (sa femme) ; c’est à vous de lui offrir les consolations qu’elle pourra goûter. Pauvre épouse ! je vois, je sens son sein se déchirer par la peine, éclater en sanglots… Mais, quoique naturels, à quoi servirent-ils ? Mon sort est fixé ; la mort est inévitable, il faut la voir arriver de notre mieux… Si ma mort arrive un peu plus tôt, elle est pour des motifs dont je ne puis rougir : je meurs en sacrifice à mon pays. Puisse sa cause désolée en recueillir quelques fruits !

Assurez votre dame de mon amitié constante et de mes respects, et vous, mon cher cousin, vivez heureux, et pensez quelquefois à un homme plus malheureux que coupable.

Votre cousin et ami,
Chevalier De Lorimier.


Déclaration de M. De Lorimier.

Le public, et mes amis en particulier, attendent, peut-être, une déclaration sincère de mes sentiments. À l’heure fatale qui doit nous séparer de la terre, les opinions sont toujours regardées et reçues avec plus d’impartialité ; l’homme chrétien se dépouille en ce moment du voile qui a obscurci beaucoup de ses actions pour se laisser voir au plein jour ; l’intérêt et les passions expirent avec son âme. Pour ma part, à la veille de rendre mon esprit à mon créateur, je ne désire que faire connaître ce que je ressens et ce que je pense. Je ne prendrais pas ce parti, si je ne craignais qu’on représentât mes sentiments sous un faux jour…

« Je meurs sans remords. Je ne désirais que le bien de mon pays dans l’insurrection, et son indépendance. Mes vues et mes actions étaient sincères… Depuis dix sept ou dix-huit ans, j’ai pris une part active dans presque toutes les mesures populaires, et toujours avec conviction et sincérité. Mes efforts ont été pour l’indépendance de mes compatriotes.

Nous avons été malheureux jusqu’à ce jour. La mort a déjà décimé plusieurs de mes collaborateurs. Beaucoup sont dans les fers, un plus grand nombre, sur la terre de l’exil, avec leurs propriétés détruites et leurs familles abandonnés, sans ressources, à la rigueur des froids d’un hiver canadien. Malgré tant d’infortunes, mon cœur entretient son courage et des espérances pour l’avenir. Mes amis et mes enfants verront de meilleurs jours ; ils seront libres !… Un pressentiment certain, ma conscience tranquille me l’assure. Voilà ce qui me remplit de joie, lorsque tout n’est que désolation et douleur autour de moi. Les plaies de mon pays se cicatriseront ; après les malheurs de l’anarchie et d’une révolution sanglante, le paisible Canadien verra renaître le bonheur et la liberté sur le Saint Laurent. Tout concourt à ce but, les exécutions même… Le sang et les larmes versés sur l’autel de la patrie arrosent aujourd’hui les racines de l’arbre qui fera flotter le drapeau marqué des deux étoiles des Canadas.

Je laisse des enfants qui n’ont pour héritage que le souvenir de mes malheurs. Pauvres orphelins ? c’est vous que je plains, c’est vous que la main sanglante et arbitraire de la loi martiale frappe par ma mort. Vous n’aurez pas connu les douceurs et les avantages d’embrasser votre père aux jours d’allégresse, aux jours de fête… ; Pauvres enfants ! vous n’avez plus qu’une mère désolée, tendre et affectionnée pour appui ; et si ma mort et mes sacrifices vous réduisent à l’indigence, demandez, quelquefois en mon nom, le pain de la vie ; je ne fus pas insensible aux malheurs de l’infortune.

Quant à vous, mes compatriotes, puisse mon exécution, et celle de mes compagnons d’infortune, vous être utile ! Je n’ai plus que quelques heures à vivre ; mais j’ai voulu partager mon temps entre mes devoirs religieux et mes devoirs envers mes compatriotes. Pour eux je meurs sur le gibet de la mort infâme du meurtrier ; pour eux je me sépare de mes jeunes enfants, de mon épouse chérie… et pour eux je meurs en m’écriant : Vive la liberté ! vive l’indépendance !

Chevalier de Lorimier.

Derniers adieux de M. de Lorimier à son épouse.


Ma chère et bien-aimée,

À la veille de partir de mon lugubre cachot pour monter sur l’échafaud politique, déjà ensanglanté de plusieurs victimes qui m’y ont devancé, je dois à mon devoir conjugal, ainsi qu’à ma propre inclination, de t’écrire un mot avant que de paraître devant mon Dieu, le juge souverain de mon âme.

Dans le court intervalle qui s’est écoulé depuis l’union sacrée de notre mariage jusqu’à présent, tu m’as fait, chère épouse, jouir du vrai bonheur. Aujourd’hui, des assassins avides de sang, viennent m’arracher de tes bras ; ils ne pourront jamais effacer ma mémoire de ton cœur, j’en ai la conviction. Ils viennent t’arracher ton soutien et ton protecteur, ainsi que celui de mes chers enfants. La Providence et les amis de ma patrie y pourvoiront. — Ils ne m’ont pas seulement donné le temps de voir mes deux chères petites filles pour les serrer contre mon cœur paternel, et leur donner un dernier adieu. Ils m’ont privé de voir mon bon vieux père, mes frères et mes sœurs pour leur faire mes adieux. Ah ! cruelle pensée ! Cependant, je leur pardonne de tout mon cœur.

Quant à toi, ma chère, tu dois prendre courage et penser que tu dois vivre pour tes pauvres enfants qui ont grandement besoin des soins maternels de leur tendre et dévouée mère ; ils seront privés de mes soins et de mes caresses…

S’il est en ton pouvoir, emploie doubles caresses envers eux, afin qu’ils ne puissent pas trop ressentir les effets de la perte sur laquelle ils vont bientôt avoir à pleurer. Je ne te reverrai plus sur cette terre ! Oh ! quelle pensée ! Mais toi, ma chère Henriette, tu pourras encore me revoir une fois, et pour la dernière fois ; alors je serai froid… inanimé… et… défiguré… »

C’est digne, noble, élevé et patriotique autant que chrétien. On ne lit pas ces lettres sans ressentir un frisson par tout le corps.

Pauvres martyrs ! magnanimes héros ! Défenseurs d’une cause que vous croyiez sainte et juste, soyez bénis à jamais. Votre nom durera aussi longtemps que le peuple Canadien n’oubliera pas le passé, aussi longtemps qu’il grandira aux bords de notre fleuve géant, aussi longtemps que le monde restera sur ses bases solides et que le ciel ne se ploiera pas comme un vaste éventail sur les mondes détruits.