La Gazette des campagnes (p. 203-209).

X

UN VŒU.


Le matin du départ de Laurent avec Fleur-du-mystère, le soleil avait émergé à l’horizon d’une mer de feu pour s’élancer radieux dans l’azur du ciel.

À la cabane du Hibou, la vieille sauvagesse s’était éveillée de bonne heure, et elle en sortit bientôt pour aller dans la forêt cueillir des herbes salutaires d’un pouvoir magique et que seule elle connaissait. Personne ? dit-elle en sortant ; ils ont donc pris leur bord, eux aussi ? Le Hibou a peut-être amené la petite aux loups-marins ; et regardant la mer : au fait il y a plusieurs canots qui errent là bas, au large. Ils reviendront. Elle gagna le bois. Ce n’était partout que chants harmonieux, douces senteurs et amoureuses fraîcheurs ; la mer avait ses voix, la forêt ses murmures et les oiseaux babillards s’éveillaient dans la feuillée, comme les goëlands rasaient en criant la surface unie de la mer.

Allons ! dit-il la vieille, mes membres usés me refusent leur service, il faut que je les soigne. L’éléphant âgé cherche le cimetière pour y mourir, moi je ne veux pas aller dans le pays des mânes et je cherche les herbes salutaires qui donneront de la vigueur à mes membres défaillants.

Ainsi parlait la vieille sauvagesse, hideuse et sale personne, à la figure osseuse et pleine de rides. Son front plissé horizontalement jusqu’aux tempes ; sa poitrine, à nue, laisse voir une peau brûlée par les feux du soleil ou cuite par la fumée qui remplit sa cabane. Tout en parlant elle gagne la forêt. Une plainte frappe soudain son oreille. Quelle bête a crié ? se dit-elle ; et elle continue sa marche, cherchant à travers la forêt, les herbes qui ont la vertu de donner de la force aux membres ; une plainte plus longue, plus accentuée que la première la fait s’arrêter de nouveau. C’est quelqu’un des nôtres, la plainte est celle d’un guerrier de la tribu ; il ne lui fallait pas plus pour se diriger vers le lieu d’où partait cette voix qui l’avait fait s’arrêter. Une troisième plainte plus distincte la trouve tout près de l’endroit d’où part la voix. Elle fait un pas et se trouve en face de Mélas, pâle, défait, épuisé, n’ayant plus la force d’appeler ; ses deux mains comprimées empêchent faiblement le sang de s’écouler par une large blessure à la poitrine. Le tomahawk lancé par une main sûre, avait ralenti sa marche, et dévié de sa route à cause des branches légères qu’il avait rencontré, et au lieu de faire une victime il n’avait fait qu’une blessure profonde qui pouvait, à la longue, amener de fâcheux résultats. Mélas, frappé en pleine poitrine, avait mesuré la terre et y était resté sans connaissance. L’humidité et la fraîcheur de la nuit le rappelèrent à lui pour lui montrer sa triste position. Crier était inutile ; il ne lui restait plus que l’alternative de voir sa vie s’en aller avec son sang, ou bien entreprendre une marche dont il ne se sentait pas la force. Il se décida, dans un moment d’énergie, à bander sa plaie avec un morceau de la doublure de son capot, et se décida à attendre que le hazard mit à la portée de sa vue quelqu’un des siens qui put le secourir. C’est alors qu’il put s’asseoir au pied d’un arbre et qu’il comprima sa blessure dont le sang ne pouvait être suffisamment étanché par la doublure déchirée. Là, résigné et stoïque comme tout Indien dont il avait la nature, il attendit. Nuit longue et pénible.

Une heure est plus qu’un siècle au sablier du temps,
Quand la morne douleur en compte les instants.

Il avait l’énergie de la souffrance comme il avait eu l’énergie de la haine. Mais ces heures de souffrance le trouvèrent seul, au bord du tombeau, prêt, d’un moment à l’autre à être lancé dans la nuit éternelle dont les ombres épaisses commençaient à obscurcir pour ainsi ses yeux. Son âme se replia sur lui-même ; il descendit dans son cœur qui battait faiblement, et à la lueur non éteinte d’un reste de foi qui dormait sous les cendres de la froideur, il revit le passé horrible qui se dressait devant lui comme un spectre maudit. Il revit ses jours d’enfance, sa mère, ses heures de Collège, l’amitié trahie, les complots ourdis, les projets de haine exécutés. Il vit Alexandrine souffrante, privée de son enfant qu’il avait fait aussi souffrir ; George brisé par ce coup mortel porté à son affection. Il vit tout cela, et il eut un serrement de cœur.

Il est une heure dans la vie d’un scélérat, où le regret du passé envahit son âme de boue, comme les grandes marées envahissent les rivages, et lui fait penser à cette vie future, la terreur des uns, la joie des autres. Si l’âme est morte, la grâce passe et ne revient plus, comme le boulet qui passe sur une surface plane sans la mordre ; s’il y a du bon, elle en fixe et s’attache à la persévérance du condamné, comme la bouée qui doit le sauver, et on a alors ces revirements étranges qui étonnent d’autant plus que le sujet a été plus pervers, plus méchant.

Mélas, malgré sa haine farouche qui en avait fait presqu’un meurtrier, malgré le démon de la jalousie qui en avait fait un ravisseur, il avait encore au cœur le souvenir presque ineffaçable des bons conseils d’une mère qui l’avait élevé chrétiennement. Son cœur s’était noyé de fiel, mais l’âme avait gardé un côté susceptible de s’attendrir parfois et de s’apitoyer : c’est ce qui le sauva. Au milieu de sa souffrance, il ne put que difficilement penser à sa situation, car il y avait des bourdonnements confus à ses oreilles, sa tête était en feu et des milliers d’étincelles passaient devant ses yeux.

C’est dans ce triste état que la sauvagesse le trouva. Le prenant sur son dos, toute percluse qu’elle était, elle arriva tant bien que mal à sa cabane où affluèrent tous les sauvages, le chef en tête qui était d’une exaspération outrée.

Il y eut comme un murmure de sourdes menaces contre l’auteur de cet odieux attentat. Bison-des-Plaines était au milieu de la foule. Il glissa adroitement aux oreilles de son voisin : Où donc est Fleur-du-mystère ? En effet, elle n’y est pas ; et ce mot passant de bouche en bouche, on comprit que Fleur-du-mystère s’était envolée avec Laurent qui devait être l’auteur du crime.

Bison-des-Plaines pouvait dormir tranquille, quoi qu’il eût mieux aimé voir Mélas mort.

Ce dernier se vit bientôt entouré de toutes les vieilles sauvagesses de la tribu ; la blessure n’était pas mortelle, mais l’humidité de la terre l’avait rendu plus difficile à cicatriser, et le sang perdu avait rendu Mélas d’une faiblesse désespérante. Le délire compliqua la maladie, et ce n’est que difficilement qu’il put revenir sensiblement à la vie. Longtemps il fallut le soigner, et les sauvages le firent avec assiduité et complaisance. En apprenant que Fleur-du-mystère était disparue avec Laurent, Mélas eut un accès de délire affreux ; sa blessure s’ouvrit et il fallut de nouveaux soins pour le ramener à la vie. C’est alors qu’il sut se résigner. C’est là que la grâce l’attendait.

Je m’avoue vaincu, dit Mélas ; le bras de Dieu est visiblement appesanti sur moi. J’ai fait souffrir et j’ai souffert ; j’ai frappé et je suis frappé à mon tour, n’est ce pas l’action même ici bas de Celui qui met un frein à la fureur des flots et qui sait des méchants arrêter les complots ? Oh ! quand pourrais-je réparer tout le mal que j’ai fait ? Belles années de mon enfance, heures qui avez coulé si doucement, si riantes comme les ruisseaux dans les plaines, où êtes-vous ? Accourez pour me rendre plus amer le regret de mes torts. Qu’ai-je fait de cette somme d’énergie, de cette capacité de travail que Dieu avait mise dans mon âme ? Je l’ai mise à la disposition de la jalousie qui d’un coup d’aile a fustigé mes plus beaux jours. Suis-je plus heureux à cette heure ? Hélas ! j’ai traîné pendant plus de vingt ans le boulet du remords et aujourd’hui me voilà vieux, brisé, sans force, entre la vie qui me retient encore et la mort qui me réclame.

« Dieu fit du repentir la vertu des mortels. » Paroles consolantes pour les âmes dévoyées rentrant dans la vraie voie du bien. Mélas, qui avait vu la douleur sans frémir, lui qui avait senti les larmes d’une enfant ravie, tomber sur son cœur de glace sans s’émouvoir, il pleurait à cette heure où tout son passé surgissait à ses yeux effrayés comme une sanglante menace, pareil aux vagues monstres qui s’élèvent et menacent le ciel. Comme St. Augustin, il pouvait dire : « Je n’ose regarder en arrière. » Et sa mère ? nouvelle Ste  Monique, elle avait tant prié Dieu pour le retour de son enfant ; morte de douleur, vraie martyre, elle priait encore là-haut, et qui sait si son ardente prière n’avait pas été d’un grand recours pour le malheureux Mélas.

Mélas promit là, sur son lit de souffrance, que s’il revenait à la vie, il emploierait le reste de ses jours pour une cause juste et légitime. Il donnerait généreusement tout son sang, en expiation de sa triste vie passée. Mes frères sont esclaves, bafoués, méconnus, disait-il ; Eh ! bien ; j’irai vers eux et leur offrirai le secours de mon bras. Qui sait si je ne puis pas être bon à quelque chose ?

Dieu entendit la voix de ce pécheur coupable et repentant comme le bon larron.

Mélas sentit bientôt un mieux sensible. Le sang circula plus chaud dans les veines, le pouls se prit à battre plus fortement. Quand il se sentit la force de marcher, il partit pour la côte Nord, afin de gagner Québec, tantôt à pied, tantôt en canot, avec des sauvages qui remontaient le fleuve. C’est là qu’il apprit que les Canadiens, réclamant leurs droits méconnus, se soulevaient de toute part, et que dans les campagnes, aux environs de Montréal, la population était en pleine insurrection. Il eut une inspiration : « Dieu et la patrie ! » se dit-il, et gagna le camp des insurgés. Qu’importe ma vie, se dit-il ; j’ai assez fait de mal pour pouvoir sacrifier ma vie à une juste cause. Les hommes pourront ne pas oublier, mais Dieu pardonnera. Réglant le passé avec le ministre de Dieu, il se trouva frais et dispos. Le courage ne pouvait lui manquer ; il en avait eu partout, même en face de la mort. Il devait en avoir encore en présence des incertitudes de la guerre, car il était décidé à donner sa vie pour expier le passé.

Il voulait un baptême de sang.