La Gazette des campagnes (p. 220-226).

XII

AUX RIVES DU SUD.


Arrivés au village, Laurent et Fleur-du-mystère ne savaient pas où diriger leurs pas. D’ailleurs étaient ils certains que ce fut là l’endroit où vivaient les parents de Fleur-du-mystère. On leur avait dit : « À une journée et demie de marche, et ce sera là. » La chouette en était sûr, et Bison-des-Plaines était sûr que Laurent ne se tromperait pas, et qu’après une journée et demie il trouverait juste le village désiré.

— Irons nous chez le Curé ? demanda Laurent.

— Où tu voudras, mon bon ami.

Ils dirigèrent donc leurs pas vers l’humble presbytère de la paroisse.

Fleur-du-mystère excitait tous les regards et elle même était émerveillée à la vue de ces maisons alignées et du temple dont la flèche se perdait dans le ciel. Comme tous les enfants en face de nouveautés, elle ne cessait de questionner son compagnon jusqu’au perron du presbytère, que Laurent ne tarda pas à monter pour aller frapper à la porte.

La servante du curé vint ouvrir. Que vous faut il, leur dit-elle, mes bons enfants ?

— Voir Monsieur le Curé, dit Laurent.

— C’est bien, entrez. Asseyez-vous, je vais aller le chercher ; et la vieille disparut par la porte du fond. Elle revint au bout de quelques minutes. Soyez patients, il va venir.

Laurent comprimait avec peine les battements de son cœur. Cette solitude du presbytère où le silence est vraiment claustral, lui pesait sur l’âme. Il avait l’air d’un coupable qui a trempé dans une mauvaise affaire.

Pendant ce temps, sa compagne arpentait la pièce où ils se trouvaient. Tout était curiosité pour elle ; touchant tout pour mieux s’assurer, elle ne perdait rien de vue. Le Christ appendu à la muraille attirait surtout ses regards. Je n’avais pas vu ces choses là, moi. Y en avait il dans ta cabane à toi ?

— Oui, mais tu n’y es jamais venu.

— Je n’avais pas ça dans la mienne, et pourtant ça aurait été beau. Ma cabane, elle était bien humble, j’y ai bien pleuré et souffert ; et son grand œil bleu se mouilla d’une larme.

— Pauvre ange ! s’écria Laurent.

À cet instant la porte du fond s’ouvrit et le Curé entra.

— Bonjour mes enfants, leur dit le pasteur, d’une voix sympathique, en entrant : vous êtes les bienvenus ; mais je ne vous reconnais pas pour mes paroissiens ; je ne me rappelle pas vous avoir vus ! vous êtes sauvagesse, vous, mon enfant, quoique vous ayez les yeux bleus.

— Crois pas, répond laconiquement Fleur-du-mystère.

Le Curé eut un franc sourire, comme savent sourire ceux qui ont la conscience en paix ; et toi, mon fils, qui a des airs de coureurs des bois, qui es-tu ?

— Je me nomme Laurent Goulard, et c’est toute une histoire que j’ai à vous raconter, si vous voulez avoir la patience de m’écouter.

— Une histoire ? dit le Curé, qui devenait plus sérieux. Pas pour rire ?

— Non, non, Monsieur le Curé, c’est sérieux. Et quand vous aurez écouté vous jugerez.

— Allons ! me voilà juge encore une fois, je t’écoute, mon fils.

Laurent, d’une voix émue, fit le récit de son enfance et de ses aventures ; il parla de son arrivée chez les sauvages, de la connaissance de Fleur-du-mystère à qui il avait enseigné à connaître et à aimer Dieu dont elle n’avait eue avant ce temps aucune notion. Il passa ensuite à l’histoire de cette enfant enlevée, de ses souffrances et de sa délivrance par la mort du Hibou qui avait enlevé l’enfant et qui s’était attiré la haine d’un sauvage qui l’avait tué. Voilà Monsieur le Curé, notre histoire vraie, et laissez moi vous dire que cette enfant doit partir d’ici ; j’en suis sûr, car on m’a dit que le village était à une journée et demie de marche du poste d’où je pars, et je ne saurais m’être trompé.

— C’est une lugubre et triste histoire que tu viens de me conter là. Mon cœur de prêtre s’est ému en voyant la perversité de cet homme que j’ai connu. Mais Dieu soit loué ! dans ses desseins il a voulu conserver cet enfant qu’on croyait morte, et il vous a conduit sûrement ici où elle doit rester. Approche Armande.

— Je ne m’appelle pas Armande, mais Fleur-du-mystère.

— Pauvre enfant, tu es bien en effet une fleur mystérieuse pour tout autre que nous ; mais sache une chose, ton nom est Armande.

— Armande ! c’est bien beau. Je tâcherai de m’en ressouvenir.

— Maintenant, écoutez mes enfants. Votre histoire est de celles dont on peut dire : le doigt de Dieu est là ! Nul doute, Laurent, que la Providence vous a choisi pour exécuter ses desseins. La souffrance résignée et pleine de foi devait être récompensée ici-bas. Oh ! je connais des cœurs qui vont battre d’ivresse, qui sait si la pauvre folle…

— Qui sera heureuse de nous voir, interrompt l’enfant.

— Écoute, Armande, tu as été arrachée des bras de ta mère, et elle a tant souffert qu’elle en perdit la raison.

— Ma mère ! j’ai une mère, moi aussi ?

— Oui, mon enfant, et elle vit ici.

— Ici ? Vite, Laurent, allons la voir. Mais mon père ?

— Il vit aussi, et il attend toujours le retour de son enfant.

— Oh ! le Hibou méchant. Il se faisait appeler : « mon père ! » Je crois bien que le grand Manitou…

— Le bon Dieu dit Laurent…

Oui, que bon Dieu ne le voulait pas, car je l’aimais avec crainte. Mais, Monsieur le curé, ma mère a perdu la raison ; qu’est ce que c’est ça ? M’aime-t-elle encore ?

— Voici, dit le curé. Elle ne pense plus qu’à toi, alors que tu étais jeune au berceau. Maintenant que tu es grande, elle ne saurait te reconnaître.

— Que faire alors ? dit l’enfant dont les grands yeux s’étaient voilés de larmes à ce récit.

— Ton père vit, mon enfant, lui il saura te reconnaître et t’aimer. Pauvre George ! il sera heureux de te revoir. Sa joie sera immense, et ta présence sera pour lui un ample dédommagement aux douleurs éprouvées auprès de ta mère qui n’a plus d’idée elle-même. Ainsi nous allons aller chez ton père pour que son ivresse ne soit pas retardée. Sache que ta pauvre mère a des moments de calme et de quiétude qui nous donnent l’espoir de la voir revenir.

Dieu vous écoute ! Ainsi, j’espère que par une de ces heures trop courtes de lucidité, la vue et le contact de cette enfant qui est le sien, la ramèneront à elle et lui redonneront la santé de l’intelligence, la lumière du cerveau.

Remercions Dieu, mes enfants, de nous avoir ménagé si visiblement un effet de sa puissance et de sa bonté. Et le prêtre s’agenouillant au pied du Christ, récita avec ferveur l’oraison dominicale,

Maintenant, viens avec moi, Armande, au-devant d’un père qui a toujours espéré en Dieu et dont l’espérance n’a pas été confondue ; viens illuminer un peu cet intérieur où la douleur s’est assise. Et ils partirent dans la direction de la demeure de George Dubois.

N’essayons pas de décrire cette scène de la rencontre d’un père malheureux mais plein d’espoir, et de son enfant perdu depuis plus de quinze ans. Qu’importaient les preuves, le cœur parlait en lui, et il ne pouvait renier son sang. La voix du sang peut enfanter des prodiges et elle ne saurait tromper.

George sentait bien à ses larmes de joie, à son cœur dilaté par une ivresse indicible, mais tempérée par une pensée toujours triste : la mère, folle.

George sentait bien que c’était là l’enfant qu’il n’avait pas vue et que Mélas, dans sa haine, avait ravie pour la faire souffrir et torturer en même temps le père et la mère.

Viens mon Armande, dans mes bras, disait-il, viens me consoler de cette longue vie sans rayon, sans joie, si ce n’est celle d’un devoir accompli ; et les larmes baignaient son visage, et ses bras entouraient la faible enfant dans un transport d’ivresse. Il ne cessait de la regarder, de la manger pour ainsi dire des yeux. Si grande, si noble, si belle avec ses yeux bleus, s’écriait-il ; oh ! je crains de t’étouffer, dans ma folle joie de te revoir à moi. Dieu sait si je t’ai pleurée, moi qui n’avais plus à me dévouer pour un cœur mort, une âme froide, inconsciente, un corps sans chaleur, sans vie. Merci, mon Dieu ! merci d’avoir exaucé ma prière. Mes vœux et mes soupirs ont donc percé cette enveloppe qui vous dérobe à notre vue et pénètre jusqu’à vous  ! J’ai espéré plus ; mon espoir est en partie réalisé. Je compte maintenant sur cet enfant pour tout ramener le passé au présent.

— Tu me laisseras voir Laurent, père ?

— Quel Laurent ?

— Celui qui m’a sauvé des mains du Hibou ; celui qui m’a fait traverser le grand lac pour venir jusqu’à toi ; il m’appris à connaître Dieu, et moi je l’aime en retour. Il est resté là bas, près de la grande hutte qui a un mai montant dans les airs.

— Tu as donc encore le parler sauvage, mais ça reviendra. Oui, ma fille, tu verras ton Laurent qui t’a sauvée, qui t’a mise dans mes bras. Sois sans crainte, tes désirs seront les miens. J’aimerai ton ami qui a été bon pour toi, et il a une grande place dans mon affection, puisqu’il est la cause que je retrouve mon enfant qui me donne du bonheur. Demain, nous le reverrons.

— Demain ! c’est bon dit l’enfant. Ce soir je veux être toute à toi ; et s’élançant dans les bras de son père par une impulsion naturelle, elle resta suspendue au cou et aux lèvres de George qui sentit son être frissonner comme sous l’effet d’une commotion électrique.