La Gazette des campagnes (p. 8-14).

II


À l’heure où Alexandrine Boildieu disait à son enfant bercé sur ses genoux, ces mille paroles qui sont autant de douces caresses, à cette heure, sur la grève déserte, à l’abri d’un pan de rocher, trois individus sont sous le charme d’une conversation soutenue et à voix basse. Un feu de branches mortes et sèches jette sur la figure de ces trois personnages des lueurs sinistres.

À la faveur de la flamme, on reconnaît deux sauvages, enfants des bois, à la figure osseuse et angulaire, aux cheveux plats et longs qui pendaient en mèches sur le dos ; ils ont la mine suspecte et défiante ; dans leurs yeux, plus brillants qu’un jet de flamme, on lit la ruse, l’astuce et la perfidie. Leur teint, couleur cuivre, mélangé de jaune et de rouge, vous disent qu’ils appartiennent à la race Maléchite.

Le troisième est un blanc, gros, trapu, aux épaules carrées, et dont le regard fuyant inspire la méfiance. Sa barbe est rougeâtre et jure affreusement avec ses cheveux noirs comme l’ébène. Ses sourcils se joignent à la hauteur du nez : ils ne forment qu’un trait noir sans interruption. Il s’échappe parfois de sous l’arcade sourcilière un jet lumineux qui semble sortir d’un foyer d’incendie. Il y a une tempête dans le cœur de cet homme. À son air préoccupé, au tic nerveux de son être qui frémit au moindre bruit, on devine facilement que l’orage gronde en lui.

— Le ciel nous protège, la Chouette, n’est ce pas ? siffle le gros trapu.

— Oui, frère. Quand l’ouragan passe sur la mer et incline le front des forêts, le sanglier sort sans crainte de son bouge !

— La Chouette est fort en comparaison, qu’en dis-tu, le Crochu ?

— Mon frère sait que la Chouette est un sage.

— Allons ! il faut avouer que vous êtes deux mystères vivants.

— Pas pour toi.

— Vous l’êtes pour vous-mêmes. Mais, voyons, l’heure avance.

— Pas tard, dit le Crochu.

— Qu’en sais-tu ? le corbeau vient à peine de se taire, là haut. Il ne s’agit pas de demeurer inactif : pour le succès, le travail.

— Bien dit, maître, interrompit le Crochu. Le cœur vous manquerait-il, rendus que nous sommes au lieu de nos opérations.

— Le vautour ne craint pas la colombe, même sur la branche où elle couve ses petits, s’écrie la Chouette.

— Très bien ! l’heure approche, frères, où il faudra faire montre de votre adresse de renard, de votre force de buffle, de votre courage de tigre et de votre agilité de serpent. Il faut que dans deux heures, vous voyez que la mer achève de monter, il faut que dans deux heures vous soyez ici avec l’enfant ; tu comprends, la Chouette ?

— Oui, maître, mais où est l’enfant ? La rose se retrouve à son odeur, à ses parfums, mais pas un enfant.

— Écoutez ! et les deux sauvages s’approchent de plus près. Vous allez prendre le chemin d’ici, qui va en ligne droite vis-à-vis la maison. Arrivés à l’endroit où le grand chemin coupe à angle droit, ce sentier ici (il traçait sur le sable le plan qu’il esquissait,) vous allez un peu à gauche. Là, une cabane en bois blanchi. À gauche vous avez une porte : pas là. À droite une porte encore : pas là. En face de nous, vous avez deux croisées. Pas la première à gauche, l’autre : c’est là. Vous enjambez la corniche pour tomber dans une grande salle. Au fond, une porte : c’est de l’autre côté de cette porte que la mère et l’enfant reposent. Allons ! en route maintenant.

— Tu nous parles d’enjamber, maître ; oh ! la Chouette et le Crochu connaissent cela ! va. Apprends donc à la couleuvre à marcher sous l’herbe, à l’ours à grimper dans un arbre.

— Allons ! vite, mes frères, pensez à votre récompense, et amenez le moi, mort ou vif.

— Dans deux heures ?

— Oui.

Ils se concertent du regard. Accepté, s’écrièrent-ils. Quand tu entendras le cri de l’alouette, prépare le canot, maître. Dans deux heures ! Et ils disparurent au dehors du rocher.

Laissons l’homme au visage-pâle seul, auprès du feu qu’il ne ravive pas, et suivons nos sauvages. En ce moment la mer gronde horriblement. Elle est livide, noire, creusant de vastes tombes béantes. À l’horizon l’œil rouge, blanc ou bleu des Forts profile sur les eaux un large sillon de lumière.

Les sauvages ont suivi le sentier, et les voilà rendus sous la fenêtre indiquée. Tout près d’eux reposent Alexandrine et son enfant. Un bruit sourd leur fait prêter l’oreille. C’est le râle d’un chien que la Chouette a poignardé tantôt, dans le sentier. Escaladant le revers de la corniche, la Chouette debout, sonde le carreau. Le voilà qui cède sous la pression du sauvage. Il n’était pas fermé. Pas un moindre bruit. Tout est mort. Pourtant un léger souffle leur indique la présence de personnes de l’autre côté de la cloison simple. En effet, c’est là que le Visage pâle leur a dit qu’ils trouveraient l’enfant.

La Chouette arrive jusqu’à la porte de la chambre. Elle est entr’ouverte. Il prête l’oreille. Au même instant, un coup de tonnerre vint le faire frémir, et un éclair lui permit de distinguer l’endroit où repose l’enfant. Il ne voyait pas la lampe sourde qui brûlait au fond, sur une table près de la tête du lit.

Le Crochu, dit la Chouette, ouvre le grand trou, là bas, et profite pour cela d’un coup de tonnerre.

Il avance. Le voilà près du berceau. Le cœur du monstre semble s’adoucir. Son œil n’a plus la même expression : il fixe tantôt l’enfant, tantôt la mère.

Pauvre mère ! la tête ensevelie dans sa chevelure épaisse, le bras nu recourbé au dessus de sa tête, elle sourit. Songes dorés qui la bercez à cette heure d’enchantement et d’ivresse, captivez la à jamais ; gardez la sous votre empire, car son réveil sera trop triste. Elle sourit ! sourire divin sur des lèvres d’ange. Oui, c’est bien l’ange gardien de l’humble enfant qui repose près d’elle. Que voit-elle en songe ? Son George, son mari folâtrant dans les prés ensoleillés avec son enfant qui la caresse et son époux qui lui sourit. Elle ne rêve pas aux douleurs qui affligent et qui abattent, car sa lèvre serait pendante, son front aurait une ride : nuage sur le ciel.

Soudain l’enfant jette un cri : la Chouette venait de le saisir. La mère, en une seconde, est sur son séant, et d’une main fiévreuse elle a levé la lampe près d’elle. Horreur ! Elle n’a pas la force de parler, pas plus que de crier. Le saisissement l’étouffe, et il ne s’échappe de sa bouche que des sifflements aigus. Elle tend les bras, et son regard supplie de lui rendre son enfant.

Femme ! pas un mot, ou il est mort. Et la Chouette levait sur le pauvre petit innocent son couteau encore rouge du sang du chien qu’il venait de tuer.

Que se passa-t-il dans le cœur de cette mère qui avait déjà tant souffert et dont la faiblesse commençait à céder le pas à une débilité plus grande, vu le devoir qu’elle s’était imposé de nourrir son enfant. Que ressentit-elle dans l’âme, en voyant son premier né entre les bras d’un être qui lui paraissait être Satan lui même ! Dieu le sait.

La Chouette, prompt comme l’éclair qui fend la nue, fuit avec son compagnon, emportant le précieux fardeau qu’il a eu soin d’emmailloter. Le voilà à travers champs, jetant à la brise qui souffle, le cri de l’alouette.

Au signal convenu, le Visage pâle interrompt sa marche agitée, et jetant le canot à la mer, il le maintient difficilement contre la fureur des flots. Ses deux ravisseurs arrivèrent.

— Réussi, compagnons ?

— Le vautour ne revoit plus le lieu témoin de sa défaite lorsqu’il n’a pu saisir la proie qu’il convoitait, répond la Chouette.

Aux rames, compagnons, s’écrie le Visage-pâle ; la mer baisse et les flots ayant moins de fureur, nous allons suivre sûrement le courant qui nous mène à l’Îlet-au-massacre.

Le corps penché en avant pour dévorer l’espace plus vite, les cheveux à la brise qui siffle, la Chouette à l’arrière et le Crochu à l’avant, rament dru et fort. Le Visage-pâle, assis au fond du canot, tient sur lui l’enfant, sa proie tant convoitée. Tu vas souffrir, dit-il, tout bas, parce que j’ai souffert. Et ta mère souffrira aussi ; et moi je m’en moquerai, car mon cœur a durci sous les coups cent fois répétés de la douleur.

Il parle tout bas, et il tremble le misérable. Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? Il croit voir ces paroles dans chaque éclair qui fend le ciel dans toute son étendue, dans chaque coup de tonnerre qui lui fait courber la tête, comme si une montagne allait lui tomber sur les épaules. Une sueur froide, fiévreuse, couvre son front de marbre que couronne à deux pouces de hauteur une forêt de cheveux noirs.