La Gazette des campagnes (p. 3-8).

PROLOGUE.


Sous la froide dalle du temple paroissial, une jeune personne est en prière. Ses mains jointes, sous le regard de la Madone illuminée des feux d’un candelabre, ses lèvres laissent passer un profond soupir, signe non équivoque d’un malaise poignant, si ce n’est pas une douleur sans remède. Un silence religieux et solennel, une atmosphère de bonheur, de sérénité et de paix inondent à cette heure le saint lieu. L’orgue semble dormir là haut, tout près de la voûte blanche. La lampe du sanctuaire tournoie lentement, colorant des couleurs du prisme les objets placés dans le rayon lumineux parti de son foyer.

Une femme au saint lieu à cette heure de recueillement et de prière, c’est la souffrance recherchant l’ombre pour prier et soulager l’âme du fardeau qui l’accable ; c’est la résignation accourant sur les ailes de la foi pour offrir à Dieu le sacrifice d’une vie troublée, d’une vie qui n’est qu’une chaîne d’épreuves.

Elle est là oubliant l’heure, cette jeune personne au front blanc, dont les lignes accentuées dénotent un esprit supérieur ; ses cheveux ondoyants ont des reflets pâles d’acier ; ses yeux ressemblent à cette partie infiniment petite du ciel bleu qu’on aperçoit dans l’interstice d’un pâle nuage d’automne. Elle vient prier pour l’absent exposé aux périls, aux tempêtes de la mer. Dieu seul et Marie la « Stella Maris » des humains, savent ce qu’endure cette jeune femme fragile comme un roseau, timide comme la gazelle des prés.

Sa prière terminée, son front est plus radieux. Elle se lève lentement et d’un pas cadencé, mais vif, elle sort. Le temps est lourd, la nature semble dormir dans un suaire glacé. Le ciel est gris-plomb. À l’horizon les derniers rayons du soleil luttent contre les nuages qui s’accumulent noirs, opaques, bas et dangereux, car ils regorgent d’électricité. Tout semble dans une prostration complète c’est la mort partout ; partout de grands corps sans vie : squelettes nus qui brisent l’âme.

Une tempête ; s’écrie la jeune femme, en franchissant le seuil du temple. Comme elle parcourait le village pour se rendre chez elle, elle rencontre la mère Vincent, bonne vieille de ses connaissances.

— Bonjour, mère Vincent ! Vous êtes bien portante ?

— Pour mon âge, ça ne va pas trop mal ; mais, voyez-vous, quand on a une tombe dans l’âme, ça pèse !

— Allons, mère, c’est une épreuve, ça !

— Vous en savez quelque chose vous si c’est une épreuve !

— Je l’admets, alors pourquoi n’être pas gaie comme moi ?

— Était-il votre enfant ? Alexandrine.

— Oh ! le bon Dieu m’ait en sa sainte garde, mais je ne souhaite qu’une chose : c’est qu’au plus tôt je m’en aille, et elle montrait le lieu des morts.

— On dirait, mère Vincent, que l’apparence de la tempête vous donne des idées noires.

— Parlons de lui.

— Pas de nouvelles ?

— Pas de nouvelles.

— Aucune ?

— Aucune ; et c’est ce qui me tue. Je le crois noyé, mort, perdu pour jamais. Oh ! j’en mourrai de douleur ; je suis condamné à souffrir. Eh ! je dis à Dieu : fiat, que votre volonté soit faite et non la mienne.

— Allons, ma chère dame, que Dieu vous garde. Je vais prier pour votre petite fille Armande. Elle est toujours grasse, toujours fine.

— Toujours, mère. C’est mon George en miniature. Je l’embrasserai pour vous.

— Merci. Vite, courez chez vous ; la pluie arrive au galop.

La jeune femme se hâte et arrive à temps. La porte n’est pas plutôt fermée sur elle que l’orage éclate soudain. La pluie ruisselle partout, l’éclair semble fendre le ciel dans toute sa largeur, et le tonnerre qui gronde, sonne les vitres des croisées et retentit là bas avec force sur le bord des flots bordés de rocs à pic. Le ciel n’est plus qu’un mélange, amalgame de lumières, d’ombres, de nuages noirs opaques, épais, aux flancs remplis par l’électricité.

Au fond de la grande chambre dont les parois sont peintes en bleu, près d’un lit monumental bien blanc, un berceau d’osier attend une main accoutumée pour qu’il se mette en mouvement. Sous les flots de dentelles, une gracieuse enfant repose, chérubin tombé du ciel sur la terre, pour servir de lien intime entre le cœur de l’homme et l’âme de la mère.

— Armande ne s’est pas éveillée depuis mon départ, Hermine ?

— Non, madame ; elle a bien dormi, c’te chère petite. Mais elle est éveillée à c’t’heure, regardez d’ici ses petites mains roses qui semblent chasser les anges qui l’entourent, elle aussi un ange.

À cette vue, la mère heureuse, palpitante, s’élance, et saisissant son enfant dans ses bras, elle le navre dans un long et chaleureux baiser : un baiser de mère. Viens donc, chère enfant, tout mon trésor, viens donc que je t’embrasse de la bouche et du cœur ; et elle l’étreignait sur son sein, au risque de lui faire mal. Pauvre chérubin, montre-moi tes yeux bleus comme le ciel, et elle la maintenait debout sur ses propres genoux. Regarde maman chérie. Cher portrait de mon George bien aimé. George est ton père, mon petit enfant ; oui, c’est ton père. Tu ne le connais pas, toi. Lui non plus il ne t’a jamais vue. Oh ! comme nous allons t’aimer à nous deux, comme nous allons t’embrasser ; on te meurtrira de caresses. Ta petite langue ne pourra pas nous parler, mais nous mirant dans tes grands yeux, nous comprendrons ton bonheur ; ton cher sourire nous récompensera. Et la mère se plut à répéter à son enfant ces mille douces et suaves paroles que renferme le vocabulaire d’une jeune mère auprès de son enfant.

Et pendant qu’elle parlait ainsi au petit être encore au seuil de la vie, et qui paraissait vouloir saisir le sens des paroles de sa mère, tant il ouvrait de grands yeux, pendant ce doux colloque de la mère avec son premier-né, pendant ce mystérieux concert de deux âmes dont l’une encore voilée, la tempête, au dehors, semblait augmenter en fureur.

Pauvre George ! soupira la jeune femme, et sa tête retomba inerte sur sa poitrine qui venait de relever un sanglot. Puis relevant son front où s’était formée une ride, elle se prit à chanter, pour endormir son enfant, ces mots du « Vallon. » Elle les avait répétées si souvent ces paroles, tristes comme une mélopée, funèbres comme une tombe :


Mon cœur lassé de tout, même de l’espérance,
N’ira plus de son vœux importuner le sort,
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d’un jour pour attendre la mort.

D’ici je vois la vie, au travers d’un nuage,
S’évanouir pour moi dans l’ombre du passé.
L’amour seul est resté… Comme une grande image
Survit seule, au réveil, dans un songe effacé.

Mes jours tristes et courts comme des jours d’automne
Déclinent comme l’ombre au penchant des côteaux.
L’amitié me trahit… la pitié m’abandonne ;
Et seule, je descends le sentier des tombeaux.


L’enfant s’endormit doucement, et la mère le posant dans un petit nid soyeux, approche le berceau d’osier près de son lit, puis elle-même se livra au sommeil.

Dormez, dormez toujours, pauvres âmes pures comme des colombes ; dormez, dormez toujours, car le réveil sera triste.