Capital et travail/Post-face

Traduction par Benoît Malon.
Librairie du progrès (p. 289-303).


POST-FACE


MÉDITATION MÉLANCOLIQUE


Voilà donc le roi du monde social, ainsi que l’ont qualifié à Cologne dans un discours solennel MM. Georges Jung, Henri Bürgers et Hellwitz !

Voilà le chef et le meneur reconnu du parti progressiste ! Voilà le grand homme de nos journaux libéraux de toutes nuances, depuis la Volkszeitung jusqu’au Journal du Rhin et la Réforme de Berlin !

Voilà en un mot l’intelligence incarnée, l’intelligence faite homme de notre bourgeoisie !

Si mon but n’avait été que de vous précipiter de votre piédestal, monsieur Schulze, quelle œuvre utile j’aurais faite et comme j’aurais peu de raison pour être mélancolique !

Au moment où je mets cette œuvre sous presse vous pouvez vous considérer comme mort, et au moment où elle aura trouvé quelques milliers de lecteurs vous pourrez vous regarder comme enterré !

La vanité des hommes m’en répond, bien que ce soit l’intérêt vital de votre parti de vous défendre. Il arrivera de nouveau ce qui est arrivé lors de la publication de mon Julien, quand le rédacteur en chef du Journal national, M. le Dr Zabel, disait à qui voulait l’entendre : « Je l’ai dit, je l’ai toujours dit, » tandis qu’au contraire il prodiguait dans sa feuille les éloges les plus exagérés au Julien en question par la plume de M. Titus Ulrich !

Les choses se passeront de nouveau ainsi, dis-je. Avec votre ignorance et votre incapacité de penser, sans exemple, que j’ai démontrée, personne ne voudra paraître si peu instruit et si incapable, personne ne voudra se trouver à votre niveau, chacun voudra vous être supérieur. Peu à peu on deviendra toujours plus froid à votre égard, jusqu’à ce qu’on arrive au fameux je l’ai toujours dit.

D’abord on vous soutiendra ; puis, dans la suite, entre quatre yeux, dans un cercle d’amis, on dira toujours plus haut qu’assurément vous êtes un représentant très incapable, un véritable enfant terrible. Vous finirez par devenir un individu compromettant, dont personne ne veut plus et dont chacun évite le contact, pour ne pas devenir ridicule !

Tout cela ne tardera pas d’arriver ; c’est comme si vous étiez déjà mort et enterré.

Mais qu’y gagnera-t-on ?

Nos bons compères sacreront roi de nouveau un autre imbécile !

On peut alléguer ici avec un léger changement ces vers de Goethe :

On s’est débarrassé d’un imbécile
Et les imbéciles sont restés.

En effet, M. Schulze n’est malheureusement pas un individu ; c’est un type ; c’est l’expression de notre bourgeoisie.

Quand l’autre jour à la chambre M. de Blankenburg opposa les Quitzows[1] du passé aux Schulze et aux Müller du présent, M. Schulze put déclarer, aux applaudissements du parti progressiste, qu’il voyait la bourgeoisie symbolisée dans son nom, et non pas sans quelque rapport avec sa personne.

Ce que la chambre dans sa bruyante joie ne comprit pas, c’est que ces mots de M. Schulze furent la sentence de mort la plus formelle qui ait été jamais prononcée de la bourgeoisie ! Mais ces paroles sont absolument vraies.

Partout, partout où nous portons nos regards, le même phénomène de classe !

Dans la littérature ils s’appellent Julien, dans la chambre parti progressiste, dans la presse Zabel et Bernstein, dans l’économie Schulze !

De là leurs grands succès dans les combats pratiques et politiques !

Comme elle s’étonne, cette plèbe bornée, que la monarchie et la vieille aristocratie, habituée à gouverner, ne veulent pas s’incliner devant elle ! Cela nous offrirait un spectacle singulier.

Comme elle s’étonne, d’autre part, de ce que l’abîme ne veuille absolument pas s’ouvrir en sa faveur, pour engloutir tout ce qui lui résiste ! Avec quelle surprise elle contemple les Assemblées nationales françaises du siècle passé, sans pouvoir comprendre pourquoi ce qui était possible à ces Assemblées est impossible pour elle.

Mais comprenez donc, messieurs ! Les assemblées nationales françaises du siècle passé réunissaient en elles tout le génie et toute l’intelligence de la France ; pendant ce temps il n’y avait pas une seule idée en France qui dépassât les buts poursuivis par ces assemblées ! Dans la littérature et dans la philosophie de cette période, il n’y a pas une seule idée qui n’agitât et ne fît battre le pouls de ces assemblées et ne fût l’objet de leurs tentatives de réalisation ! Elles étaient donc au sommet de la plus sublime hauteur théorique de leur temps !

Elles étaient devenues l’esprit vivant de leur temps et de leur pays. De là le pouvoir avec lequel elles en disposaient, l’enthousiasme entraînant dont elles remplissaient le monde !

Mais vous, messieurs, comme je vous l’ai déjà dit, vous placez votre honneur précisément à ne pas vouloir être à la hauteur théorique ; vous croyez être pratiques, en n’aspirant à rien de ce qui est au-dessus de l’intelligence du dernier épicier du pays !

Le rabaissement intellectuel, c’est le niveau que vous, habitants natifs des marais, ne dépassez pas par principe, en vertu des principes élémentaires de la vie !

Tandis que le cours des pensées de notre siècle est entraîné dans un mouvement irrésistible, et que sous le rapport politique, national et social, il a atteint une hauteur de laquelle toute la Constitution prussienne, le duché légitime d’Augustenburg et l’intégrité de la Constitution fédérale apparaissent comme la pétrification d’une période de civilisation depuis longtemps passée, vous vous occupez de questions qui, il y a 40 ou 50 ans, auraient pu présenter un intérêt secondaire, et vous essayez de les résoudre avec des moyens qui n’auraient pas même été de mise à l’époque des États généraux, du temps des « féaux » et fidèles sujets.

Mais pensez donc, hommes d’État éclairés, que par cela même vous vous rendez semblables aux chiens morts dont parle Schelling.

Comprenez-le bien : pour avoir à sa suite le pays, il faut le dépasser de toute la hauteur de la tête !

Mais il est impossible de faire pénétrer ces idées dans l’esprit de notre bourgeoisie actuelle !

Une haine instinctive contre les idées s’est emparée d’elle, et tandis qu’il n’y a de pratique que ce qui fait circuler l’air vital de la théorie dans les poumons, en principe elle tient pour pratique ce qui théoriquement depuis longtemps est mort et putréfié.

Et cet abrutissement intellectuel absolu de la bourgeoisie dans le pays de Lessing et de Kant, de Schiller et de Goethe, de Fichte, de Schelling et de Hegel !

Et ces héros de la pensée n’ont-ils réellement fait que passer par-dessus nos têtes, comme une nuée d’oiseaux ?

De tout l’immense travail intellectuel, de toute la révolution intérieure accomplie par eux, rien, absolument rien n’a donc rejailli sur la nation, et la pensée allemande s’est-elle réellement concentrée dans une série d’individus isolés, qui, acceptant chacun fidèlement sa part de l’héritage laissé par ses prédécesseurs, continuent dans un amer mépris du monde contemporain leur travail solitaire cl infructueux pour la nation ?

Quelle malédiction pèse donc sur la bourgeoisie et l’a déshéritée au point que de tous les puissants travaux de civilisation qui se sont faits dans son milieu, que de toute cette vivante atmosphère de science, pas une goutte de rosée fécondante n’est tombée sur son cerveau, qui va en se desséchant toujours de plus en plus ?

Hélas ! c’est une vieille loi historique ! Les classes périssent en vertu des mêmes forces qui les ont amenées au pouvoir. C’est le développement de la division du travail qui a nécessité l’avènement de la bourgeoisie européenne, et il y a cent ans que l’Écossais Ferguson a donné en deux mots la raison qui, par cette même division du travail, devait causer le dépérissement de la bourgeoisie européenne, j’entends son dépérissement intellectuel, qui est la cause et l’avant-coureur de son dépérissement social. And thikingitself, in this age of separation may become a peculiar craft[2]. Et la pensée elle-même dans ce siècle de la division du travail, deviendra un métier particulier !

Et elle est devenue un métier particulier, cette pensée de la bourgeoisie, et elle est tombée dans les mains les plus misérables, dans celles de nos gazetiers.

Ce n’est pas des journaux eux-mêmes que je veux parler ici, je les ai suffisamment dépeints ailleurs[3], mais seulement de l’attitude du public vis-à-vis d’eux.

Goethe dit :

« Quel autre ton prendront
Les gazettes de toutes nuances
Pour se jouer des Philistins (bourgeois)
Comme s’ils étaient des pantins. »

Mais le Koran et la Bible ne furent pas invoqués en témoignage avec plus de foi au temps de leur domination, que ne le sont de nos jours les journaux ! La pensée nationale, en tant qu’elle est représentée par la bourgeoisie, est actuellement fabriquée par les journaux !

Quiconque lit un journal n’a plus besoin de penser, ni d’étudier, ni de faire des recherches. Il est au courant de tout et il sait tout. Il y a soixante ans que Fichte[4], avec un don prophétique presque effrayant, puisqu’il descend jusqu’aux moindres détails, a dépeint le vrai lecteur qui ne lira jamais plus aucun livre, mais seulement des comptes rendus de livres dans les journaux, et qui dans cette lecture narcotique perdra sa raison, sa volonté, sa pensée et toute l’élasticité de son esprit. Mais s’il perd tout cela, il gagne en revanche le plus grand contentement de soi-même et l’assurance de son opinion !

Du temps de Fichte tout cela était encore en germe et ne s’étendait qu’aux questions littéraires.

Aujourd’hui le mal est en plein développement, et il s’étend à toutes les questions sociales et politiques qui déterminent le bonheur ou le malheur de la nation !

L’automne dernier, j’ai eu l’occasion de m’en convaincre, en traversant une grande partie de l’Allemagne.

Partout où j’arrivai, la conversation tombait d’elle-même sur la grande question du jour, sur ce qu’on appelait le combat entre moi et M. Schulze. Les opinions et les jugements volaient de tous côtés ! Jugements bienveillants ou malveillants, violents et énergiques ou calmes ; blâmes ou approbations, partout on entendait apprécier, et juger avec la plus grande assurance !

Alors entre moi et ces messieurs s’engageait toujours le dialogue suivant : « Vous avez donc lu mes écrits, que vous jugez ? » — « Non. » — « Mais vous avez lu au moins l’écrit de M. Schulze ? » — « Encore moins. » — « Et sur quoi fondez-vous les jugements que vous prononcez avec tant d’assurance ? » — « Et les journaux, donc ! »

C’est cela, les journaux ! Les journaux sont devenus le cerveau fonctionnant de la bourgeoisie !

Le bourgeois ne pense plus, quand même il est vieux, doué et plus capable de pensée que ceux auxquels il emprunte les idées toutes faites. Penser soi-même est incommode ; cela exige de l’étude, du travail, de la lecture et des recherches personnelles. Il est bien plus commode de tirer de la fabrique les idées toutes faites !

Le bourgeois s’adresse encore moins aux négociants en gros de la pensée dont l’Allemagne s’enorgueillit, à nos grands penseurs et à nos philosophes.

Pour cela faire, il est trop dépourvu de goût, de temps et de connaissances préliminaires.

Comme ceux qui, manquant de moyens pour acheter leurs provisions en masse chez des marchands en gros, doivent les prendre mauvaises et falsifiées chez le petit épicier, il tire tous les jours les pensées toutes fabriquées des mains de misérables gâte-métier, des mains de nos journalistes libéraux !

Aussi est-il arrivé que les grands et les meilleurs de notre nation, nos penseurs et nos poètes, ont passé comme une volée d’oiseaux au-dessus de la tête de cette bourgeoisie, en ne laissant derrière eux que le vide retentissement de grands noms !

Le bourgeois fait des banquets en l’honneur de nos penseurs, parce qu’il n’a jamais lu leurs œuvres ! S’il les lisait, il les brûlerait. Car ces œuvres sont remplies du plus amer dédain pour cette bourgeoisie !

Il s’enthousiasme pour nos poètes parce qu’il peut citer quelques-unes de leurs poésies, et qu’il connaît tel ou tel morceau ; mais il ne connaît pas, et ne s’est jamais donné la peine de connaître leur manière d’envisager le monde !

Telle est la physionomie intellectuelle de notre bourgeoisie ; j’ai dévoilé dans le quatrième chapitre sa physionomie économique et morale, et dans les deux cas j’ai démontré que la première résulte de la seconde.

Mais le culte des journaux ne peut pas être ouvertement reconnu. Ce serait trop honteux pour une nation si elle avouait ouvertement qu’elle dépend, dans sa pensée et dans sa croyance, d’une poignée de littérateurs démoralisés, trop mauvais même pour un métier bourgeois, incapables de pensée indépendante, et bons seulement (tellement les antithèses sont brusques) à déterminer par des écrits anonymes le procédé de pensée d’une nation.

C’est pourquoi le culte des journaux a besoin, comme tout autre culte, de sa déesse mystique !

Cette déesse mystique c’est l’opinion publique.

Quelle est cette opinion publique devant l’autel de laquelle la bourgeoisie danse comme David devant l’arche d’alliance, et exige que nous l’imitions en cela ?

De tous nos penseurs, c’est Hegel qui l’a jugée avec le plus justesse et d’indulgence : « C’est pourquoi l’opinion publique, dit-il[5], mérite autant de respect que de mépris ; de mépris, à cause de sa conscience et de sa manifestation concrète, de respect à cause de sa base essentielle qui, plus ou moins troublée, n’est qu’apparente. »

C’est-à-dire, en traduisant du hégélien dans un langage plus distinct : « La base proprement dite de l’opinion publique, c’est toujours le juste. Mais elle est l’égarement constant de l’esprit qui ne se comprend pas lui-même et qui, pour cette raison, dit toujours le contraire de ce qu’elle veut dire. »

« Comme elle n’a en elle — continue Hegel, en expliquant lui-même — ni la faculté de distinguer, ni la capacité d’élever le côté essentiel à un savoir déterminé, il en résulte que la première condition formelle pour atteindre le grand et le raisonnable dans la réalité comme dans la science, c’est d’être indépendant d’elle. »

Mais nos penseurs — et ils sont unanimement d’accord sur ce point — ont beau crier ce qu’ils veulent, Zabel[6] et Bernstein[7] ne sont pas de cet avis, et l’indépendance de l’opinion publique, cette première condition, selon Hegel, de tout ce qui est grand et raisonnable dans la réalité et dans la science, est aux yeux de notre bourgeoisie le plus grand crime civique devant lequel tous les autres crimes ne sont que des jeux et n’ont qu’une importance secondaire.

Hegel conclut : « Cette chose — le grand et raisonnable — peut être sûre que dans la suite elle finira par plaire au public, qui la reconnaîtra et en fera un de ses préjugés. »

On ne peut pas être plus épigrammatique ! Au temps où ce raisonnement sera reconnu par l’opinion publique, il commencera à devenir faux, grâce à l’emploi qu’en fera l’opinion publique, et de jugement raisonnable, il deviendra préjugé.

Par son indépendance de l’opinion publique, la classe ouvrière — et j’ai démontré pratiquement cette indépendance qui résulte a priori des conditions de sa situation de classe et qui m’a permis à moi, homme isolé, de détacher de si grands cercles ouvriers de leur dépendance de la presse libérale — par son indépendance, dis-je, de l’opinion publique la classe ouvrière montre sa supériorité intellectuelle absolue sur la bourgeoisie et sa mission de la transformer.

Encore plus énergiquement que Hegel, Goethe a couronné l’opinion publique :

 
Que personne ne se plaigne
De la bassesse,
Car, quoi qu’on en dise,
C’est la puissance.

Elle emploie le mal
A de gros bénéfices,
Et dispose du bien
Selon son caprice.

Passant ! contre pareille force
Voudrais-tu résister ?
Laisse-les tournoyer et soulever
La poussière et la boue !

Au temps de Hegel et de Goethe, cette idole de la bourgeoisie, l’opinion publique, n’avait pas encore atteint tout son développement organique. Elle était encore loin d’avoir la forme fixe et pétrifiée d’aujourd’hui.

En effet, l’opinion publique d’aujourd’hui, qu’est-elle, qui est son père, qui est sa mère, quel sein l’a allaitée ?

Zabel dépendant des intérêts de la plus mauvaise clique des petits bourgeois, — voilà sa mère ; les petits bourgeois dépendant des intérêts et de l’intelligence d’un Zabel, — voilà son père !

Si ce n’était que cela ! Si triste que fût la situation, on pourrait encore songer à un moyen de salut ! L’intérêt actif et passif et l’absence d’intelligence d’un Zabel peuvent avoir une limite quelque part ! Mais tous ceux qui dans le pays jouent ce rôle de père et de mère sont des Zabel — et devant les eaux de ce déluge intellectuel où est le moyen de salut ?

Ainsi s’accomplit la prédiction de Schelling faite en 1803[8] : L’élévation de l’intelligence vulgaire en arbitre dans les choses de la raison amène nécessairement l’ochlocratie dans le règne des sciences et en même temps, tôt ou tard, l’élévation générale de la plèbe. Des bavards insipides ou hypocrites qui croient remplacer le règne des idées par un certain mélange doucereux de soi-disant principes moraux prouvent seulement combien ils savent peu eux-mêmes ce que c’est que la moralité. Il n’y a point de morale sans idées, et toute application de la moralité n’est que l’expression des idées. « 

Ne dirait-on pas que Schelling a connu M. Bernstein ?

Cette ochlocratie dans la science et cette élévation générale de la plèbe a commencé. MM. Bastiat, Schulze et tant d’autres sont les représentants du règne intellectuel de notre plèbe journaliste ; l’opinion publique représente l’autre.

Toute résistance paraît d’autant plus impossible, que cette stupide tyrannie s’exerce au nom de la liberté et de la moralité contre un peuple indignement trompé, et au nom duquel on distribue des couronnes de fausse popularité !

S’opposer fièrement et impérieusement à cette grande prostituée de Babylone et briser ses faux autels — est l’acte viril et honorable que nous devons accomplir !

Le « Laisse-les tournoyer et soulever la boue » de Goethe, serait peut-être facile, si on pouvait, de nos jours, comme du temps de Goethe, se renfermer dans le perfectionnement de sa propre individualité et faire abstraction de l’état de la nation !

Mais plus que partout ailleurs, c’est surtout en Allemagne que cette lutte contre la bourgeoisie et son expression intellectuelle est nécessaire, urgente et impérieuse !

Le procédé de pourriture de la bourgeoisie européenne suit partout un cours rapide.

En France, la bourgeoisie a abdiqué sa souveraineté ; elle s’est laissé violemment abattre par un usurpateur. Par un procédé lent, mais graduel et constant, elle a noyé en Angleterre sa souveraineté dans le charlatanisme d’une clique sans égale.

Mais ces deux nations s’appuient encore sur l’héritage d’un grand passé historique, la France sur son épée, l’Angleterre sur son or ; elles ont encore de quoi vivre et de quoi se nourrir.

En Allemagne, la bourgeoisie, favorisée par les petites villes et les petits États, a pris les allures les plus repoussantes, et enfin notre existence nationale est encore à conquérir, elle est encore dans l’avenir.

Ce qui nous unissait et nous soutenait mutuellement est tombé en ruine depuis des siècles, et il faut un retour énergique de pensée pour reconquérir cette existence nationale ! Schelling l’a prévu aussi : « En Allemagne, puisqu’un lien extérieur est impuissant à le faire, ce n’est qu’un lien intérieur, une religion dominante ou une philosophie qui peut provoquer l’ancien caractère national, caractère dont l’unité est déchue et qui se perd toujours de plus en plus[9].

C’est pourquoi il est impossible que ce soit jamais la bourgeoisie qui fraye une voie à une existence nationale. Car précisément cette bourgeoisie c’est l’individualisme même, ou plutôt, pour donner une dénomination plus juste de ce qui est sous-entendu par là, elle représente la tendance particulariste qui a ruiné notre existence comme nation, et dont les petites villes et les petits États ne sont que l’expression la plus conséquente et la plus pédante. Une profonde communion intérieure existe entre les deux ; tous les deux ne sont que l’expressions intérieure et extérieure de la même pensée, et c’est là le secret qui fait que, malgré tout notre ardent désir, il nous est impossible de reconquérir sous le règne de la bourgeoisie notre renaissance nationale comme Allemands. Petits États et bourgeoisie ne seront jamais vaincus qu’ensemble[10].

Ainsi cette victoire de classe est devenue pour nous aussi une condition de notre existence nationale.

Le temps avance toujours ! Il frappe de son doigt d’airain en nous avertissant. Ce qui est aujourd’hui une question de renaissance nationale, deviendra même bientôt une question d’existence nationale. Nous perdrons même celle-ci, si nous ne conquérons pas celle-là.

Serait-ce là la destinée de l’esprit allemand ? Serions-nous réellement un peuple destiné, selon de lugubres prophéties, à donner des penseurs isolés aux nations et puis à nous fondre en eux, et devenir les Juifs des peuples d’Europe ?

Mais, loin de moi ces pensées mélancoliques ! Déjà j’entends dans le lointain les sourds bruits de la marche des innombrables bataillons ouvriers ! Sauvez-vous, prolétaires, débarrassez-vous des liens d’un état de production qui vous a convertis en marchandise ; — sauvez — sauvez aussi l’esprit allemand d’une ruine intellectuelle imminente, sauvez en même temps la nation du démembrement !

Déjà on voit briller dans les airs l’éclair du suffrage universel direct ! Son jour est proche[11]. Depuis que son nom a été prononcé, il est devenu nécessité ! Armez-vous alors de cet éclair, ô prolétaires, et sauvez-vous et sauvez l’Allemagne !

Et vous qui comme moi êtes bourgeois de naissance, et qui avez sucé de nos penseurs et de nos poètes le lait de la liberté, si vous voulez vous élever au-dessus des conditions d’existence d’une classe qui a apporté au peuple la misère, à l’esprit allemand la décadence, à la nation le démembrement et l’impuissance, — suivez-moi et entonnez mon : « Alea jacta est. »

Voilà notre bannière et votre honneur !

  1. Ancienne famille noble de l'ancien marquisat de Brandenbourg.
  2. Ad. Ferguson, An essay on the History of Civil Society, p. 278.
  3. Voir mon discours : Die Feste, die Presse und der Frankfurter Abgeordnetentag. Dusseldorf, 1863.
  4. Œuvres complètes, t. VII, p. 78-91.
  5. Philosophie du droit, p. 403.
  6. Le rédacteur en chef du Journal national.
  7. Le rédacteur en chef du Journal du Peuple.
  8. Cours sur la méthode des études académiques, t. V, p. 259.
  9. Cours sur la méthode des études académiques, p. 260.
  10. L’existence nationale a été conquise par le fer et le feu avec le concours de la bourgeoisie allemande, qui n’en est pas plus intelligente ni plus véritablement progressive. L’unité nationale n’a fait aucun miracle. (Note du trad.)
  11. Il était proche, en effet ; il fut donné par Bismark en 1866, pendant il faisait partie des préparatifs de guerre contre l’Autriche et la vieille confédération allemande.