Capital et travail ; ou M. Bastiat-Schulze (1864)
Traduction par Benoît Malon.
Librairie du progrès (p. 305-320).


PIÈCE ADDITIONNELLE A
(Extrait de l’Allgemeine deutsche Zeitung)

LES ATELIERS NATIONAUX FRANÇAIS DE 1848
COUP d’ŒIL RÉTROSPECTIF HISTORIQUE
par
FERDINAND LASSALLE

Le mensonge est une puissance européenne !

À peine ma Lettre ouverte au comité des travailleurs de Leipzig avait-elle paru, que le savant M. Faucher déclara, dans une assemblée de Leipzig, que je proposais de ressusciter les ateliers nationaux français de Louis Blanc, suffisamment jugés par leur pitoyable résultat en 1848.

Le talmudiste encore plus savant de la Volkszeitung dit textuellement dans son premier Berlin du n° 95 :

« Lorsque, dans les quarante dernières années, ces idées (notamment l’idée d’établir au nom et aux frais de l’État des ateliers ouvriers qui devaient assurer le travail, régler le salaire et satisfaire les réclamations des ouvriers), lorsque ces idées avaient franchi la frontière française, la révolution de Paris en février 1848 fournit l’occasion d’en faire l’épreuve. Louis Blanc, teur de grand talent, pour qui ces idées avaient été l’objet d’une agitation politique, fut à même d’en faire l’épreuve, comme membre du gouvernement provisoire. L’essai échoua complètement, et les causes de cet insuccès sont depuis longtemps reconnues par la science. Il échoua même si complètement que déjà, sous la République, le suffrage direct et universel a pu être détruit ( !), quoiqu’il fut introduit comme unique moyen du salut de l’État par la forte majorité des classes non possédantes. L’essai échoua même si complètement que, bien que le suffrage direct et universel ait été rétabli avec le coup d’État, la fantaisie de Louis Blanc resta une fantaisie morte, et jusqu’à présent, ni en France ni à l’étranger, aucun penseur n’a jamais songé à la faire revivre. »

La même chose a aussi été dite, je crois, par M. Wirth ; je n’en suis pas certain, car je dois lire tous les jours tant d’attaques dirigées contre moi que mes souvenirs se confondent, et que je ne sais plus au juste ce qu’il faut mettre sur le compte d’un tel ou d’un tel, et je crains d’être obligé de l’aire une salade de harengs dans laquelle je devrai traiter tous mes savants adversaires solidairement et leur faire expier leurs péchés en commun : tous pour un et un pour tous, m’en rapportant à eux — comme le font les États quand ils chargent les communes d’impôts — sur le mode de répartition entre les intéressés.

En tous cas j’ai lu le même thème sur tous les tons, au moins dans une vingtaine de journaux ; du Nord et du Sud, de l’Orient et de l’Occident on écrit : « Mais ce sont les ateliers nationaux de Louis Blanc de 1848 ! L’année 1848 les a déjà jugés ! »

C’est à croire qu’il n’y a pas un homme en Allemagne qui sache l’histoire des ateliers nationaux français de 1848 !

Mais cet argument doit paraître très amusant à tous ceux qui connaissent les choses sous leur vrai jour et savent que les ateliers nationaux 1o ne furent pas fondés par Louis Blanc, mais par ses ennemis, les adversaires les plus acharnés du socialisme dans le gouvernement provisoire, par le ministre des travaux publics Marie et d’autres qui formaient la majorité dans le gouvernement provisoire ; 2o qu’ils furent fondés expressément contre Louis Blanc, pour pouvoir opposer à son parti composé des travailleurs socialistes, pendant les élections et dans d’autres occasions encore plus décisives, une armés de travailleurs payés appartenant au parti de la majorité du gouvernement ; 3o que, ne voulant pas faire concurrence à l’industrie privée, on ne faisait accomplir dans ces ateliers nationaux que des travaux improductifs et qui, en général, ne devaient servir qu’à faire avoir aux travailleurs sans pain l’aumône des deniers publics, et les soustraire aux dangers de l’oisiveté en leur faisant exécuter des travaux inféconds.

Combien cet argument victorieux, qui a retenti dans toute l’Allemagne, ne doit-il pas paraître amusant, disions-nous, à tous ceux qui connaissent les faits ! Amusant, oui, mais aussi triste et décourageant ! Car il montre en même temps qu’avec l’opinion publique, le mensonge et la calomnie publiques sont aussi devenus une puissance en Europe. En 1848, au temps de la lutte la plus violente des partis, des feuilles françaises lancèrent contre Louis Blanc l’accusation calomnieuse d’avoir organisé d’après ses principes les ateliers nationaux ! En vain Louis Blanc se récria du haut de la tribune de l’Assemblée nationale et se confondit en protestations contre cette calomnies ! On ne le crut pas alors !

Depuis, ont paru les œuvres historiques des ennemis de Louis Blanc et les actes parlementaires des commissions d’enquêtes auxquelles donnèrent lieu les révoltes de 1848.

La vérité s’est fait jour, par la bouche même des violents ennemis de Louis Blanc. En France cette calomnie est déjà jugée. Mais pour l’Allemagne elle dure encore et sert aux argumentations les plus onctueuses faites avec l’assurance la plus impudente.

Certes, mes savants adversaires ne se doutent pas qu’ils mentent. Ils ont lu cela autrefois dans les journaux français ou dans les journaux allemands qui l’ont reproduit, — et qui, de ces savants adversaires, aurait eu le temps et l’envie de lire les œuvres historiques et les actes parlementaires des enquêtes publiés depuis ?

Je n’ai aucune raison de m’identifier avec Louis Blanc. Dans ma Lettre ouverte je n’ai pas réclamé l’organisation du travail par l’État. Je n’ai réclamé qu’une opération de crédit de la part de l’État, qui faciliterait aux travailleurs les associations libres émanant d’eux-mêmes.

En outre, je crois qu’il doit exister entre mes opinions en économie politique et celles de Louis Blanc une divergence très considérable.

Mais en vue de cette calomnie d’un nom connu dans toute l’Europe, et de l’usage qu’on a voulu en faire dans toute l’Allemagne, c’est pour les journaux autant un devoir qu’un acte utile de rétablir la vérité historique sur ces faits.

Je donnerai ici simplement les citations des ennemis de Louis Blanc, et j’abrégerai le plus possible, pour me conformer au cadre des journaux.

M. François Arago, membre du gouvernement provisoire (le seul qui parmi tous les personnages allégués, quoique adversaire politique de Louis Blanc, était son ami personnel), le plus grand savant de France, l’ami de Humbolt, dit, le 5 juillet 1848 devant la commission d’enquête (Rapport de la commission d’enquête, p. 288) : C’est M. Marie qui s’est occupé de l’organisation des ateliers nationaux. (Marie était connu comme l’ennemi le plus acharné de Louis Blanc, et en général de toute la minorité socialiste dans le gouvernement provisoire.)

M. Emile Thomas, nommé par M. Marie directeur des ateliers nationaux, fut, comme nous l’entendrons de lui-même, un instrument tout dévoué à celui-ci, et absolument hostile à Louis Blanc.

Ce directeur des ateliers nationaux dit dans sa déposition faite sous serment, devant la commission d’enquête, le 5 juillet 1848 (Rapport de la commission d’enquête, p. 352, 358) : « Jamais je n’ai parlé à M. Louis Blanc ; je ne le connais pas. » Et : « Pendant que j’ai été aux ateliers, j’ai vu M. Marie tous les jours, souvent deux fois par jour ; MM. Recurt, Buchez et Marrast (ennemis des socialistes) presque tous les jours ; j’ai vu une seule fois M. de Lamartine, jamais M. Ledru-Rollin, jamais M. Louis Blanc, jamais M. Flocon, jamais M. Albert. »

(Les trois derniers formaient la minorité socialiste du gouvernement ; Ledru-Rollin représentait l’opinion moyenne.)

Et dans sa déposition du 28 juin 1848, le même directeur des ateliers nationaux dit (Rapport de la commission d’enquête, p. 353) : « J’ai toujours marché avec la Mairie de Paris contre l’influence de MM. Ledru-Rollin, Flocon et autres. J’étais en hostilité ouverte avec le Luxembourg. Je combattais ouvertement l’influence de M. Louis Blanc. »

Les décrets du 27 février et du 6 mars 1848 par lesquels les ateliers nationaux furent organisés, ne portent que (on n’a qu’à voir le Moniteur) la signature de M. Marie.

Le directeur des ateliers nationaux, M. Emile Thomas, a écrit une œuvre : l’Histoire des ateliers nationaux, où il fait (p. 200) l’aveu suivant :

M. Marie me fit mander à l’Hôtel de Ville. Après la séance du gouvernement, je m’y rendis, et reçus la nouvelle qu’un crédit de cinq millions était ouvert aux ateliers nationaux, et que le service des finances s’accomplirait dès lors avec plus de facilité. M. Marie me prit ensuite à part, et me demanda fort bas si je pouvais compter sur les ouvriers. — Je le pense, répondis-je ; cependant le nombre s’en accroît tellement, qu’il me devient bien difficile de posséder sur eux une action aussi directe que je le souhaiterais. — Ne vous inquiétez pas du nombre, me dit le ministre. Si vous les tenez, il ne sera jamais trop grand ; mais trouvez un moyen de vous les attacher sincèrement. Ne ménagez pas l’argent, au besoin même on vous accorderait des fonds secrets. — Je ne pense pas en avoir besoin ; ce serait peut-être ensuite une source de difficultés assez graves ; mais dans quel but autre que celui de la tranquillité publique me faites vous ces recommandations ? — Dans le but du salut public. Croyez-vous parvenir à commander entièrement à vos hommes ? Le jour n’est peut-être pas loin où il faudrait les faire descendre dans la rue. »

Écoutons à présent l’ennemi des socialistes, M. de Lamartine (Histoire de la Révolution de Février, p. 2) : Il dit en parlant des ateliers nationaux :

« Quelques socialistes modérés alors, et ensuite excités et possédés de l’esprit de faction, réclamaient dans ce sens l’initiative du gouvernement. Une grande campagne dans l’intérieur du pays, avec des outils au lieu d’armes, comme ces campagnes des Romains et des Égyptiens dans le but de creuser des canaux, dessécher les marais Pontins, leur parut le moyen le plus recommandable pour une république parvenue à la paix, et qui, tout en voulant défendre et secourir le prolétaire, voulait aussi sauver la propriété. C’était l’idée des États généraux. Un grand ministère de travaux publics devait inaugurer l’ère d’une situation conforme à la politique. Ce fut une des grandes fautes du gouvernement d’avoir tardé à réaliser ces idées. Tandis qu’il tardait, les ateliers nationaux, grossis par la misère et l’oisiveté, devenaient de jour en jour plus indolents, plus stériles et menaçants pour la tranquillité publique. En ce moment ils ne l’étaient pas encore. Ils n’étaient qu’un expédient pour le maintien de l’ordre public, et une première ébauche d’assistance publique, imposée après la révolution par la nécessité du jour de nourrir le peuple, — mais non pas le peuple oisif, — autant que pour éviter les désordres que l’oisiveté entraîne à sa suite. M. Marie les organisa avec intelligence, mais sans utilité pour le travail productif. Il les partagea en brigades, leur donna des chefs, y introduisit un esprit d’ordre et de discipline et en fit, pendant quatre mois, au lieu d’une force entre les mains des socialistes, en cas de révolte, une armée prétorienne, mais oisive dans les mains du pouvoir. Commandés, dirigés et entretenus par des chefs influencés par les idées secrètes du parti anti-socialiste du gouvernement ; les ateliers nationaux, jusqu’à l’avènement de l’Assemblée nationale, contre-balançaient l’influence des ouvriers sectaires du Luxembourg (partisans de Louis Blanc) et des travailleurs turbulents des clubs. Par leur masse et l’inutilité de leurs travaux, ils scandalisaient les yeux de Paris : mais ils le défendirent et le sauvèrent plusieurs fois à son insu. Bien loin d’être à la solde de Louis Blanc, comme on l’a dit, ils étaient inspirés par l’esprit de ses adversaires. »

Veut-on connaître exactement tous les buts auxquels devaient servir les ateliers nationaux ? Leur directeur, M. Emile Thomas, en convient ouvertement (Histoire des ateliers nationaux, p. 142) :

« M. Marie me dit que la ferme intention du gouvernement est de laisser s’accomplir cette expérience, la commission du gouvernement pour les travailleurs ; qu’en elle-même elle ne pourrait avoir que de bons résultats, car elle montrerait aux travailleurs tout le vide et toute la fausseté de ces théories impraticables et leurs tristes suites pour eux. Désormais, désabusés pour l’avenir, leur idolâtrie pour Louis Blanc disparaîtrait d’elle-même ; il perdrait sa considération, son autorité, et cesserait à jamais d’être un danger. »

Tel fut le but qu’on poursuivait, en organisant les ateliers nationaux de Louis Blanc. Et afin d’atteindre plus sûrement ce but, afin d’accomplir cette expérience plus sûrement, on ne fit exécuter aux travailleurs que des travaux improductifs. Ces travaux sont spécifiés dans une lettre de leur directeur au ministre Marie.

« Réparation des chemins de ronde et rues non pavées de Paris. — Terrassement sur les rampes d’Iéna, la pelouse des Champs-Elysées et l’abattoir Montmartre. — Extraction de cailloux sur les communes de Clichy et de Gennevilliers. — Création du chemin de halage de Neuilly. » (Garnier-Pagès, Histoire de la Révolution de 1848, VIII, 154.)

Comme ces travaux, en général, n’étaient entrepris que pour ne pas laisser dans une oisiveté complète des gens qu’on devait nourrir, ils ne travaillaient qu’à tour de rôle, deux ou trois jours par semaine. (Garnier-Pagès, ibid.)

De cette manière, on ne pouvait qu’atteindre le but de cette calomnie préméditée. Et il le fut si bien que, comme l’on voit encore aujourd’hui, après quinze ans, on jure dans toute l’Allemagne que Louis Blanc a organisé les ateliers nationaux selon les principes socialistes, destinés au travail productif ; mais qu’il a fait un fiasco honteux.

On le voit, la calomnie est devenue une grande puissance, une force européenne ! Cette calomnie fut portée alors par les journaux dans toute l’Europe, obligeamment accréditée, répétée, et quoique Louis Blanc l’eût cent fois réfutée, à l’heure qu’il est, elle règne encore tranquillement en Allemagne.

Telle est la vérité historique sur les ateliers nationaux de Louis Blanc en 1848 ! Par quoi terminerons-nous cet article ?

Eh bien, pour nous débarasser de tristes réflexions par une fin amusante, retournons au commencement, semblable au serpent qui se mord la queue. Maintenant qu’on a entendu les preuves historiques, et que la nature de ces ateliers nationaux est connue, qu’on lise encore une fois l’endroit cité au début de l’article extrait de la Volkszeitung ! Il causera dans ce moment au lecteur un tout autre plaisir. Mais il faut qu’il soit complet. Qu’on prenne une physionomie bouffie de sagesse, qu’on lève le bras droit, qu’on étende le pouce, qu’on le courbe en arrière, et en accentuant énergiquement dans les endroits convenables et de la voix, et du pouce levé en l’air, qu’on lise d’un toc traînant :

« Lorsque, dans les quarante dernières années, ces idées avaient franchi la frontière française, la révolution de Paris en février 1848 fournit l’occasion d’en faire l’épreuve ( !  !  !). Louis Blanc, auteur d’un grand talent, pour qui ces idées avaient été l’objet d’une agitation politique, fut à même d’en faire l’épreuve ( !  !  !) comme membre du gouvernement provisoire. L’essai échoua complètement ( !  !  !), et les causes de cet insuccès sont depuis longtemps reconnues par la science (notamment par la science du rabbi ben Tzchoppe) ( !  ! !). Il échoua même si complètement que déjà, sous la République, le suffrage direct et universel a pu être détruit, etc. L’essai échoua même si complètement que, bien que le suffrage direct et universel fût rétabli avec le coup d’Etat, la fantaisie de Louis Blanc resta une fantaisie morte, et jusqu’à présent, ni en France ni à l’étranger, aucun penseur n’a jamais songé à la faire revivre. »

Bien ! Je ferai prochainement mes excuses à M. Julien Schmidt.

En effet, au lieu de m’occuper de lui, j’aurais pu m’occuper de gens qui font de bien plus grands ravages dans l’esprit du peuple.

F. Lassalle.


Berlin, 16 janvier 1864.


PIÈCE ADDITIONNELLE B


RÉPONSE
À M. LE PROFESSEUR RAU


À la rédaction de la Vossische Zeitung.


Comme vous faites paraître dans votre feuille d’hier une déclaration du professeur Rau d’Heidelberg, où il semble vouloir contredire la loi de la moyenne du salaire de travail que j’ai posée dans ma brochure, vous aurez, j’espère, également la loyauté d’accorder une place à ma réponse.

Si M. le professeur Rau avait réellement voulu se déclarer contre moi, il aurait dû avant tout se déclarer contre lui-même.

Il dit textuellement dans ses Principe d’économie populaire, 5e édition, § 199, p. 236 :

« Les frais attribués au travailleur comme salaire dans les entreprises d’ordre simple ne se composent que des besoins d’entretien ; mais dans les travaux plus compliqués, on y joint encore les dépenses faites pour l’obtention de l’habileté nécessaire.

« Le besoin d’entretien ne doit pas se rapporter seulement à la durée du travail, mais aussi aux années d’enfance et de jeunesse, quand le futur travailleur ne peut pas encore gagner sa vie, et, en général, le salaire des travailleurs doit suffire à l’entretien de leurs familles. Si le salaire n’y suffisait pas, la classe travailleuse deviendrait moins nombreuse, et on commencerait à manquer de travailleurs, jusqu’à ce que l’offre de travail diminuée ait produit une hausse de salaires. Ceci est applicable, au moins, au travail salarié ordinaire qui est très insuffisamment rémunéré, et à une famille moyenne. Dans les branches de travail plus compliquées, il peut arriver que, suivant le genre de vie habituel, le salaire ne soit suffisant que pour le travailleur seul, sans famille, et que néanmoins le nombre des travailleurs, par l’affluence des classes inférieures, ne diminue pas. »

Ainsi M. le professeur Rau dans son écrit dit précisément la même chose que maintenant il fait semblant de combattre.

La combat-il réellement ? Dieu l’en préserve ! Ce ne sont que des finesses de style qui, moyennant le si et le mais, doivent produire le faux semblant d’une opposition.

Dans ma brochure (p. 15), j’ai expliqué aux travailleurs que l’entretien nécessaire usuel et conforme aux habitudes du peuple n’était nullement un point fixe du salaire de travail ; mais que ce dernier était compris dans une gravitation constante autour de ce point central ; qu’il peut très bien monter pour un temps par suite de la hausse de la demande, mais que par l’accroissement des mariages et du nombre des travailleurs, il retombe toujours à ce point central de l’entretien nécessaire en usage chez le peuple, ou bien, comme il arrive quelquefois, encore plus bas ; que, par conséquent, le salaire ne peut jamais le dépasser pendant longtemps, hors dans un cas tout à fait exceptionnel (page 18 de ma brochure).

J’ai montré plus loin que cette même augmentation des mariages et du nombre des travailleurs devait, à la longue, occasionner une baisse si, avec le même salaire, les denrées ont également baissé de prix.

M. le professeur Rau le contredit-il ? Il faudrait presque supposer qu’il ne connaît ma brochure que par les ouï-dire, au lieu de l’avoir lue ! Il dit dans sa déclaration : « Si Lasalle avait raison, la quantité de travail offerte devrait surpasser de tant la quantité demandée, que les travailleurs seraient réduits aux conditions les plus défavorables. Mais ceci n’est à craindre que dans des cas d’accroissement trop considérable de population, et pour les travaux manuels les plus ordinaires. » Bon ! Mais cet accroissement a-t-il lieu avec l’augmentation des capitaux et la hausse de salaires, oui ou non ? Qu’il ait lieu et qu’il y ramène la baisse du salaire à son point antérieur, c’est précisément ce que j’ai soutenu. Pourquoi M. le professeur ne s’explique-t-il pas là-dessus ?

Je vais répondre à cette question tout à l’heure par ses propres paroles ; mais nous examinerons avant la réponse également évasive qu’il donne sur le second point que j’ai soutenu : que le salaire baisse ordinairement à la longue avec les moyens d’existence ; ceci n’est nullement — dit le professeur Rau — une conséquence nécessaire, car cela n’a lieu que lorsqu’un entretien plus modique, par l’augmentation des mariages, des naissances et par l’immigration, a produit un accroissement de forces de travail plus grand en proportion de la demande.

C’est exactement et littéralement la même chose que j’ai dite, et M. le professeur laisse seulement irrésolue la question, si cet accroissement du nombre des ouvriers doit ordinairement avoir lieu bientôt et il laisse supposer que ce n’est pas le cas.

Mais ce n’est que le journaliste Rau qui fait semblant de l’ignorer ; le professeur Rau le sait très bien : car voici sa réponse textuelle sur les deux points tirée de son livre, § 196, p. 251 :

« Un salaire plus abondant donne à chaque travailleur les moyens d’améliorer sa vie ou de se marier, et de fonder une nouvelle famille qui sert à l’accroissement de la population. Les agréments de la vie domestique sont si attrayants, qu’en suite d’un salaire élevé, la plupart des travailleurs sont portés à se marier plus tôt qu’à l’ordinaire. Cette circonstance et les immigrations produisent ordinairement un accroissement si considérable de population que l’offre de travail s’agrandit, et si l’accroissement des capitaux n’a pas lieu avec la même vitesse, le salaire retombe inévitablement de sa hauteur. En effet, ordinairement les occasions pour l’accumulation de nouveaux capitaux ne sont pas tellement favorables, et les motifs qui poussent à l’épargne pas assez puissants pour que la totalité des capitaux soit capable d’un accroissement si rapide que celui de la population. Les capitaux restant en arrière sont un obstacle à l’accroissement ultérieur de la population, et c’est pourquoi ordinairement l’offre de travail manuel ordinaire relativement à la demande est telle, que le salaire ne donne que l’entretien indispensable ou un peu plus au delà. »

Le professeur Rau dit donc littéralement la même chose que moi, oui, dans les livres, dans les œuvres savantes ! Quant au peuple — il n’en doit rien savoir ! Devant le peuple, il fait semblant de m’opposer toutes sortes de circonlocutions, il fait semblant de dire le contraire, de me démentir et même d’expliquer mon observation comme utilisation passagère. — Cela peut être prudent — mais est-ce honnête, est-ce honorable ? Ne serait-ce pas donner au peuple une raison de mésestimer les savants ? Et ne doit-on pas rougir quand on compare avec sa déclaration les endroits de ses écrits, auxquels je pourrais ajouter encore quelques-uns ?

Ce n’est pas sans raison que j’ai dit aux travailleurs (p. 16, Lettre ouverte) que tout homme qui, en connaissance de cause, ne reconnaissait pas cette loi du salaire de travail que je leur ai développée, cherchait à les tromper !

Quant à savoir si j’ai développé aux travailleurs une loi vraie, non seulement dans son ensemble, mais en même temps avec toutes ses restrictions éventuelles et ses modalités, il me suffira vis-à-vis du public, non économiste, de m’en rapporter aux paroles que Rodbertus adresse aux travailleurs dans sa lettre publique :

« Lassalle vous a développé cette loi, et les moindres modalités sur lesquelles elle est valable, si suffisamment qu’il n’y a plus à perdre un mot là-dessus. Elle est, comme on l’a dit, une loi naturelle que tous les grands économistes nationaux de tous les peuples civilisés ont ouvertement reconnue. »

Et plus loin :

« Suivez donc le conseil que Lassalle vous a donné. Demandez à chacun qui se dit votre ami, s’il reconnaît cette loi de salaire soi-disant naturelle. »

Mais cela se comprend ! M. le professeur prend lui-même le soin de nous dévoiler pourquoi ce qu’il enseigne à son auditoire habituel doit être faux devant le peuple ! Il nous dit lui-même que l’intention d’entraîner les travailleurs salariés dans les combats politiques est absolument à rejeter.

Selon M. le professeur, il n’y a que les professeurs qui peuvent s’occuper de controverses politiques, mais que les travailleurs doivent bien s’en garder !

F. Lassalle.


Berlin, 10 mai 1863.