Traduction par Benoît Malon.
Librairie du progrès (p. 157-197).


CHAPITRE TROISIÈME


ÉCHANGE, VALEUR ET LIBRE CONCURRENCE


Nous laissons de côté les deux subdivisions suivantes de votre capital-absurdité qui ne sont que les variations de toutes les fausses notes possibles, et que le chapitre précédent réduit suffisamment à sa juste valeur. Cependant nous y reviendrons plus tard.

Ici nous allons jeter un coup d’œil rapide sur les lumières de votre troisième chapitre : Échange, Valeur et libre Concurrence.

La simple succession de vos chapitres est déjà classique et révèle la profondeur de vos connaissances économiques ! Vous traitez d’abord le Capital, ensuite vous traitez l’Échange, la Valeur, la Concurrence libre, tandis que la catégorie Capital dans la réalité économique, comme dans le développement théorique, n’est que la suite des catégories de l’Échange et de la Valeur qui doivent la précéder pour que la notion du capital puisse être expliquée et comprise.

Mais cela vous est indifférent et cette indifférence est une sorte de justice que vous vous rendez à vous-même, car pour ce que vous nommez développement, il est égal qu’une matière quelconque soit traitée au commencement ou à la fin.

Rien n’est déduction, rien n’est développement de thèses d’abord exposées ; rien n’est succession ; c’est continuellement la même répétition tautologique d’affirmations absurdes et arbitraires. Ainsi vous pouvez traiter l’échange et la valeur, après avoir déjà traité avant le capital, et nous, obligés devons courir après, armé de notre fouet critique, nous devons nous résoudre à suivre tous les écarts de votre marche extravagante.

Tandis que le contenu réel de votre livre se résume en un seul mot : échange, échange, échange ! vous ne faites au point où nous en sommes que commencer la discussion sur l’échange, c’est-à-dire que, sous le titre d’intérêt particulier et d’échange, vous détaillez encore une fois en trivialités rebutantes tout ce que vous avez déjà dit avant et vous commencez (p. 29) à traiter ou plutôt à maltraiter l’intéressante catégorie économique de la valeur. Ici nous vous accompagnerons plus spécialement, puisque cela nous donnera l’occasion de faire des remarques positives sur cette question.

Dans la doctrine de la valeur, vous êtes fidèle à Bastiat (qui en général est l’unique source de votre sagesse) et à sa théorie connue du service que nous prenons à tâche de réduire, dans ce qui suit, à sa nullité intrinsèque absolue. Certes les bêtises les plus amusantes viennent de vous, car vous surpassez de beaucoup Bastiat qui, s’il n’était ni économiste, ni penseur, était au moins ce que les Français appellent un blagueur spirituel. Nous nous en tiendrons donc dans la suite à ce que vous avez d’essentiellement commun dans votre exposé avec Bastiat.

Vous dites que chaque échange contient un calcul des parties contractantes, une estimation de ce qu’on donne contre ce qu’on reçoit, et l’échange ne se fait que lorsque, comparaison faite, chacune des deux parties s’est assurée que ce qu’elle doit donner ou faire lui coûte moins de peine et de frais que la production, qu’elle reçoit en échange. Et vous concluez que : le rapport trouvé par la comparaison des choses ou des services échangeables est la valeur[1].

La vieille définition d’Adam Smith : que le travail est la source et l’agent de toutes les valeurs[2], et qui apparaît chez lui souvent contradictoire et chancelante, mais qui chez Ricardo est développée dans un système conséquent et rigoureusement défini — se retrouve dans les paroles aussi chez Bastiat ; il est vrai que dans la chose il la transforme plus tard en son opposé ! Chez vous, elle se trouve aussi dans les paroles, et vous partez de là pour expliquer que ce n’est pas la matière de l’objet qui constitue sa valeur, mais la somme des services nécessaires à sa production. Et ici il vous arrive un malheur tout particulier ! Vous voulez l’expliquer par l’exemple d’une douzaine de chemises et vous dites, p. 60 :

« Prenons un objet de nécessité générale, une douzaine de chemises. Pour me les procurer, je peux choisir deux moyens. J’achète le lin à l’agriculteur, je le donne à la fileuse qui me le convertit en fil ; je remets ce fil au tisserand, et la toile fabriquée à la blanchisserie ; ensuite je fais ma commande de chemises à la couturière, et ce n’est qu’alors que je les reçois toutes faites. Toutes les personnes qui m’ont rendu les services mentionnés, je dois les payer. Qu’est-ce qui constitue la valeur des chemises, du produit final de tout ce travail ?

« Évidemment, c’est la totalité des services nécessaires à leur production qui détermine la mesure du service réciproque — du salaire que je dois payer pour chacun de ces services, — et, en définitive, je n’ai rien payé que les salaires de travail et nullement les chemises. »

Le malheur qui vous arrive ici (si ces chemises sont des chemises de coton) consiste en ce que, ne payant dans le prix des produits rien d’autre que les salaires de travail, vous enlevez à votre ami Reichenheim tout intérêt et tout profit de capital qu’il aura gagné en attendant sur son coton et probablement mis en sûreté contre vous !

Plaisanterie à part, monsieur Schulze, si on ne payait dans le prix des produits rien d’autre que les salaires de travail, d’où proviendraient les rentes des capitalistes et les profits des capitaux ? Peut-être avez-vous un jour confusément entendu, par l’intermédiaire de Bastiat, quelque chose du grand et profond aphorisme de Ricardo — qui a sa racine dans la dernière remarque citée d’Adam Smith, et que la nouvelle économie scientifique doit prendre pour point de départ —…que dans les prix des produits, ce n’est que le quantum de travail qui est payé, et vous, charmant enfant que vous êtes, vous considérez le quantum du travail et les salaires de travail comme identiques ; — vous tombez là-dessus, et vous déclarez — ce qui doit résonner agréablement aux oreilles des ouvriers — que dans les prix de produits il n’y a de payé que les salaires de travail[3] !

Incomparable Schulze ! Dans la différence du quantum de travail et des salaires de travail, dans ce petit pli que vous écrasez si lourdement, se trouve presque toute l’économie politique et surtout tout l’intérêt et tout le profit des capitalistes !

Mais cela vous est bien égal, à vous, professeur agrégé de l’économie politique !

Bastiat lui-même ne peut rien contre de pareilles absurdités. Bastiat, comme Say et toute l’école française, considère l’intérêt et le profit du capital comme des agents constituants le prix des choses qui sont payées par les consommateurs[4], car il faut bien qu’ils proviennent de quelque part, puisque le profit du capital existe réellement !

Au contraire, toute l’école anglaise, depuis Ricardo, prétend que l’intérêt et le profit du capital ne sont pas les agents constituant le prix des choses, et que c’est bien plus le quantum de travail qui est payé dans le prix des choses. Si c’est juste, il s’ensuit, ce que j’ai développé brièvement dans ma Lettre ouverte, que le profit du capital se forme de la différence de l’indemnité des quantum de travail par les consommateurs, et des salaires de travail par les entrepreneurs : en d’autres termes, qu’il se forme par la diminution faite sur ce qui reviendrait au travailleur ; diminution en vertu de laquelle l’indemnité qui lui reviendrait pour son quantum de travail est réduite au salaire de travail.

Toute la question sociale, comme toute l’économie politique, — la différence entre les écoles française et anglaise, — est dans le pli de cette différence entre le quantum et le salaire de travail !

Dans votre grotesque ignorance, c’est à peine si l’existence même de cette différence vous est connue, et, sans vous en préoccuper davantage, vous escamotez l’intérêt et le profit du capital en ne payant dans le prix des produits que les salaires de travail.

Ceci soit dit en passant !

Vous voulez montrer plus loin que la valeur — que vous prenez avec raison dans le sens de valeur d’échange — n’est pas dans l’utilité des choses. Et pour démontrer cette simple proposition, tout à fait juste en elle-même et claire jusqu’à la tautologie — car il est bien clair que la valeur d’échange n’est pas dans la valeur d’utilité — vous choisissez de nouveau un exemple frappant, c’est-à-dire un exemple qui vous frappe vous-même en plein visage.

Vous dites (page 63) :

« Prenons, par exemple, un pain ordinaire qui ne coûte que quelques centimes, mais qui, pendant une famine ou dans une ville assiégée, peut être payé quelquefois au poids de l’or. On ne peut expliquer ce fait ni par la matière du pain, ni par son utilité, car rien n’y est changé. Les parties intégrantes du pain, leur force nutritive, en vertu de laquelle elles apaisent la faim, sont restées les mêmes dans les deux cas, et pourtant quelle énorme différence dans le prix ! »

Quelle confusion de paroles et quelle ignorance !

Cet exemple, qui appartient à un ordre de choses tout à fait différent, ne prouve pas ce que vous voudriez, il ne prouve que votre ignorance absolue de la matière économique. Tous les objets, selon Ricardo[5], se divisent, relativement à leur prix, en deux genres : en objets dont la quantité peut être multipliée à volonté, et en objets peu nombreux, qui ne peuvent pas être augmentés à volonté.

C’est le rapport de l'offre et de la demande qui détermine d’abord le prix courant des objets du premier genre ; mais comme l'offre peut être multipliée à volonté, le prix de ces objets se détermine en dernière instance par leurs frais de production.

Les objets du second genre, ceux qui ne peuvent pas être multipliés à volonté, ont un prix de monopole, c’est-à-dire ils dépendent uniquement de leur nombre, et, en raison de la demande qui en est faite, ont un prix déterminé, qui peut être augmenté indéfiniment, comme, par exemple, les œuvres de génie. Les tableaux de Raphaël sont des objets qu’on ne saurait multiplier à volonté, même en y consacrant tout le capital et tout le travail possibles.

C’est pourquoi leur prix peut monter à 30 000, 50 000, 100 000 thalers. Il en est de même de vins très rares qui ne réussissent que dans des contrées particulières, par exemple, les vins du Clos-Vougeot. Ici le prix est exclusivement prix de monopole, et il ne se détermine, comme c’est d’ailleurs le cas dans tous les monopoles, que par le rapport du nombre des tableaux de Raphaël, etc., et du nombre des acheteurs capables de payer les prix mentionnés.

L’idée de cette division de Ricardo a été acceptée et développée depuis, avec différentes modifications dont nous ne parlerons pas ici, par toute l’économie scientifique.

Vous voyez bien, monsieur Schulze, que l’abécédaire de Bastiat ne contenant rien de cette division, vous n’en avez pas la moindre idée ; autrement, vous n’auriez pas pu choisir votre dernier exemple.

Car dans une ville assiégée, où règne la famine parce que les vivres lui sont coupés, le prix du pain est un prix de monopole au plus haut degré. Il dépend uniquement du nombre de pains qui se trouvent dans la ville et du nombre de bouches à satisfaire.

Cet exemple ne peut donc nullement prouver ce que vous avez l’intention de prouver, puisqu’il appartient à un ordre de choses différent, et que le travail nécessaire à la production de ce pain n’y est plus du tout l’agent de la valeur. L’exemple est même si habilement choisi, qu’il prouve dans ce cas, tout à fait exceptionnellement, que l’objet n’est payé que d’après son utilité, chose que vous voulez précisément réfuter par votre exemple.

Si, par exemple, Berlin est assiégé et désolé par la famine, comme vous le supposez, et qu’il s’y trouve encore un pain ou même mille pains, M. Reichenheim proposera peut-être 100.000 thalers pour un pain, et d’autres, qui ne peuvent pas en offrir autant, viendront l’enchérir avec leurs bras, leurs bâtons et leurs couteaux ; on s’égorgera, on s’assassinera pour s’emparer de ces pains. En d’autres termes : on paiera le pain, selon son utilité, pour échapper à la mort ; sa valeur d’échange, dans ces circonstances exceptionnelles, sera égale à sa valeur d’utilité, et sera déterminée par elle ; comme ce pain l’utilité de sauver la vie, on risquera et on donnera pour l’avoir cette même utilité, c’est-à-dire la vie.

Vous choisissez vos exemples si savamment et si habilement que, dans votre cas cité, vous prouvez le contraire de ce qu’il s’agit de prouver, c’est-à-dire que les choses sont payées selon leur utilité.

Vous continuez, p. 64 :

« C’est le seul travail, l’effort de l’homme, nécessaire à un service ou à la production d’objets utiles, qui constitue uniquement la valeur. »

Jusqu’à présent — dans les mots — c’est toujours encore le travail dans la conception positive de Smith-Ricardo qui forme le principe de la valeur. Mais successivement, comme nous le montrerons, vous passez à la conception tout à fait opposée de Bastiat dans la théorie du service.

Vous reprenez haleine et vous commencez :

« En attendant, la question n’est pas encore résolue. On sait que l’échange réunit deux actes de travail, service et contre-service, qui sont accomplis par deux partis respectifs qui ont un intérêt contraire dans l’évaluation de ces actes. A voudra toujours avoir pour son produit ou son service le plus possible, et B voudra toujours en donner le moins possible ; en d’autres termes : chacun estimera le travail de l’autre, dans ce service réciproque, le moins possible, et le sien le plus possible. Qu’est-ce qui décide entre eux et les met définitivement d’accord ? Sont-ce les efforts, les frais que coûte chacun de ces services, à celui qui le rend ? A, peut-il dire, par exemple : « Ce que je te donne me « coûte trois jours de travail, et tu me dois également « le fruit de trois jours de ton travail ? » — Ce serait contraire à l’objet du travail et de l’échange cité plus haut, ayant pour but la satisfaction des besoins. Naturellement, la valeur ne peut pas dépendre de la plus ou moins grande occupation d’un homme, mais de ce qui en résulte ; il ne s’agit pas de l’acte, mais du résultat de travail, car ce n’est pas l’effort, mais le produit, qui est transmissible et propre à satisfaire des besoins. Le boulanger, par exemple, a beau se tourmenter ; si sa pâte ne réussit pas, s’il ne peut pas en faire du pain, personne ne sera rassasié de son travail et personne ne le payera de sa peine. Un travailleur inhabile peut employer huit jours à la confection d’une pièce qu’un autre plus habile fait en deux jours ; quelqu’un voudra-t-il en échange lui payer le fruit de huit jours de son propre travail ? »

Après ces exemples enfantins[6], vous passez enfin au célèbre exemple du diamant de Bastiat sur lequel il a fondé sa théorie des services :

« Quelqu’un trouve par hasard un diamant et dispose ainsi d’un objet d’une grande valeur. Il demande à un amateur, pour la cession de cette pierre, une somme équivalente à son produit de travail d’une année. L’acheteur peut-il objecter à celui qui l’a trouvée qu’il n’avait besoin que d’une minute de temps pour ramasser la pierre ; qu’il n’avait employé aucune peine à son acquisition et qu’ils devaient échanger le produit d’un travail égal, en raison de quoi déjà la millième partie de ce qu’il exigeait était trop forte ? Ce dernier aurait certainement répondu que, si l’acheteur trouvait la somme trop forte, il n’avait qu’à aller chercher lui-même une pierre pareille. L’amateur risquait ainsi d’employer plusieurs années et de faire beaucoup de voyages dangereux et coûteux pour cette recherche, sans aucun résultat peut-être. Nous voilà arrivés au point intéressant. Ce n’est pas la trouvaille du diamant, mais sa cession à l’amateur qui constitue le service de l’homme ; quant à l’amateur, la manière dont l’homme est parvenu à la possession du diamant lui doit être bien égale, et elle ne doit nullement influer sur la valeur du service. La valeur que la cession de la pierre a pour l’amateur est plutôt équivalente au travail qu’il s’épargne par là, c’est-à-dire, à la peine et aux frais que lui causerait la recherche d’une pierre pareille. »

Nous voilà enfin arrivés au cœur de la célèbre théorie des services de Bastiat, théorie que d’ailleurs vous avez prise pour base déjà, au commencement (v. plus haut) de votre définition de la valeur (comme étant un rapport de deux services).

Mais le ventre de John Fallstaff est moins gonflé et moins malsain que cette catégorie de Bastiat : le service, et il est temps, il est bien temps, monsieur Schulze, de percer enfin ce ventre gonflé pour en éloigner les détritus dont il a empoisonné l’économie politique. Le service est loin d’être une catégorie économique, monsieur Schulze, et, avec votre permission et celle de M. Bastiat, nous voulons rendre à ce service le service de le rejeter de l’économie politique, à laquelle il n’appartient pas. Vous trouverez naturellement que nous attaquons votre grand maître au lieu de vous, qui ne faites que répéter, en gâtant et en défigurant, ce que disait là-dessus cette tête si peu économiste !

Mais vous non plus, vous ne vous sentirez pas abandonné.

Je disais donc : dans cette catégorie qui est plus gonflée, plus bouffie et plus malsaine que le ventre de John Fallstaff, toute définition économique a disparu, c’est pourquoi ce n’est plus du tout une catégorie économique !

Qu’est-ce qui n’est pas un service, monsieur Schulze !

Quand le matelot de Hambourg, après une navigation de plusieurs mois, est de retour dans les cabarets de Hambourg, les filles de joie de cette ville lui rendent un service incontestable ! Un député qui se vend au ministère ou y passe gratuitement par lâcheté, en immolant la politique de son parti sur l’autel de la patrie, — comme Löwe-Calbe dans le débat des douze millions a déclaré vouloir le faire — rend aussi un service à ce ministère. Certes ce ne sont pas des travaux, mais ce sont toujours des services, et surtout des services qu’il faudrait payer d’une manière bien singulière, s’ils doivent être payés, comme vous l’exigez, par le même travail qu’il épargne aux amateurs.

Un paillasse qui me fait rire au cirque me rend également un service, et si je voulais même estimer ce service comme un travail, je ne le paierais pas du même travail que l’amateur s’épargne par là, c’est-à-dire par l’effort que je dois prendre sur moi, pour me faire rire moi-même au même degré.

En écrivant ce livre je vous rends un grand service, monsieur Schulze. Car, bien que vous ne l’avouiez pas à un tiers, vous y apprendrez beaucoup d’économie politique. Pensez seulement combien de bibliothèques vous auriez dû parcourir et quel effort autonome de pensée (dont vous êtes complètement incapable) vous auriez dû faire pour acquérir vous-même ces connaissances auxquelles vous arrivez, et vous arriverez encore, sans fatigue, dans la suite de ce livre. Et pourtant si je vous envoyais un compte pour ce service, vous seriez très étonné et vous feriez, contrairement à votre théorie économique, l’observation qu’il y a des services qui ne peuvent pas être compensés.

Mais je vous ai rendu encore un service que, grâce au peu de cas que vous faites des connaissances, vous devez apprécier bien plus que celui que nous venons de mentionner.

Par mon agitation j’ai amené les commerçants et les fabricants — qui (souvenez-vous donc de l’aveu de la Gazette allemande du Midi) ne vous aimaient guère jusque-là — à vous offrir un don national de 45.000 thalers. Ce service, c’est moi qui vous l’ai rendu, et sans moi vous n’auriez jamais reçu un sou de cette somme ! Et pourtant, comme vous trouveriez plaisant, si je vous demandais la somme de travail que je vous ai épargnée par là, c’est-à-dire les 45.000 thalers !

Vous voyez qu’il y a des services qui ne se paient pas, ce qu’on ne peut pas dire du travail, et de cette seule chose vous auriez dû conclure que le service n’est pas une catégorie économique !

Mais, plaisanteries à part, monsieur Bastiat-Schulze, je vais vous donner une triple preuve qu’il faut bannir une fois pour toutes de l’économie politique cette invention nébuleuse de M. Bastiat.

Je montrerai premièrement de quel besoin et de quelles difficultés apparentes la théorie du service de Bastiat a pu naître ; secondement, comment elle annule le principe d’Adam Smith et de Ricardo, que le travail est le principe et la mesure des valeurs, pour en donner un qui est son contraire logique absolu ; troisièmement, que cette mesure des valeurs de Bastiat est une impossibilité économique et une monstruosité sans pareille.

Le principe commun d’Adam Smith et de Ricardo, que le travail constitue le principe et la mesure de la valeur des choses, adopté par la science économique avec une rare unanimité, semble en effet se heurter encore à quelques difficultés sérieuses. Ce n’est pas de vos exemples enfantins que je veux parler, monsieur Schulze, de votre boulanger qui n’a pas de chance avec sa pâte, ou de votre travailleur inhabile qui a besoin de huit jours pour fabriquer un produit de deux jours. Que l’inhabileté individuelle ne soit pas une objection économique, et que chacun d’après ce principe ne veuille payer dans le prix que le quantum normal du travail nécessaire à la fabrication d’un produit, c’était clair tout d’abord pour tout autre que vous et Bastiat ![7]. Mais quelques difficultés plus sérieuses pouvaient paraître s’opposer au principe smitho-ricardien.

Quand, par exemple, aujourd’hui, une invention ou une méthode, un peu améliorée dan « la somme des frais et en même temps dans le quantum de travail nécessaires à la production d’un objet, occasionne une baisse de prix plus ou moins importante, toute la totalité des produits de ce genre, qui est en réserve, subit la même dépréciation. En vain les producteurs s’écrient que le nouveau prix est au-dessous du prix de coût, c’est-à-dire au-dessous du quantum de travail qui, jusqu’à présent, et même hier encore, a dû être normalement et nécessairement cristallisé dans ce produit de travail. N’importe, ces objets doivent être vendus au prix d’aujourd’hui, ce prix ne fût-il que la moitié du quantum de travail cristallisé en eux.

Peut-on dire après cela que le quantum de travail normal (le prix du coût) qui a été nécessaire à la production d’un objet constitue la mesure de sa valeur ?

Ou supposons le cas qui se produit régulièrement de temps à autre, qu’un changement s’est opéré dans les goûts et les besoins d’une période. Les objets qui jusqu’alors étaient conformes aux goûts et aux besoins ne le sont plus et, malgré tous les quantum de travail nécessairement cristallisés en eux, ces objets ne sont que des vétilles qui attendent dans la boutique d’un fripier une lamentable issue pour leur existence manquée.

Autre cas. Aucun changement n’a eu lieu dans les besoins, mais il y a surproduction d’un article, destinée constante de notre production moderne et sans qu’on puisse l’imputer à un producteur quelconque, quand ses concurrents d’Europe et des autres parties du monde ont produit plus qu’il ne pouvait prévoir, alors, bien que ni le besoin de ces objets, ni le travail nécessaire à leur production, ne se soient amoindris, ces produits baissent jusqu’à la moitié du prix de leur coût et doivent être vendus de moitié au-dessous des quantum de travail utilement et nécessairement fixés en eux.

Est-il possible de soutenir contre ces phénomènes le principe que la quantité de travail contenue dans un objet est la mesure de sa valeur !

Ces observations auront pu suggérer à Bastiat, comme nous le verrons bientôt, la pensée d’éloigner ces difficultés apparentes par le service rendu au consommateur moyennant la cession d’un produit de travail, et d’établir, au lieu du travail, le service lui-même, comme mesure de la valeur.

A peine cette pensée lui fut-elle venue que lui et ses congénères, tous les esprits de sa trempe enfin, s’aperçurent avec transport du service que cette nouvelle catégorie de service allait rendre à tous les intérêts d’exploitation et à tous les esprits faibles. Ce mot nouveau et menteur service vise encore de son œil louche à représenter le travail et paraît aux têtes faibles renfermer en lui l’effort nécessaire à la production d’un résultat de travail, et s’accorder encore complètement avec Adam Smith. Mais, en même temps, ce mot agaçant et faux a noyé toute la précision spécifique que contenait l’honnête mot travail. Que n’appellerait-on pas service ? Il serait difficile de soutenir que Reichenheim travaille pour ses ouvriers, qui travaillent plutôt pour lui, et qu’il paie : deux définitions spécifiques tout à fait différentes du procédé social de production !

Mais le service une fois inventé, rien n’est plus simple et plus plausible que de soutenir que Reichenheim et ses ouvriers se rendent des services mutuels.

Entassez mots sur mots… c’est un moyen qui permet à chacun de bâtir un système complet. Ainsi tout l’antagonisme du procès social de production est résolu dans le charme et la douceur du service réciproque, dans le ciel sans nuage de la plus parfaite égalité !

C’est pourquoi le service était l’unique progrès, le progrès caractéristique, dont l’économie bourgeoise, depuis Ricardo, ait été capable dans son propre milieu. C était le progrès du mensonge.

Il existe un accord profond dans le développement de la doctrine politique et celui de la doctrine économique de la bourgeoisie !

Comme l’ancien, le précis et l’honnête mot démocratie est effacé par les paroles menteuses de parti progressiste ; le mot dans cette acception est spécifiquement allemand, l’Espagne exceptée, mais la chose est passablement européenne ; ainsi le mot honnête et défini de travail est travesti par le mot service.

La bourgeoisie s’étant persuadée que, sous le rapport politique comme sous le rapport économique, elle n’était pas en état de vaincre, dans son propre cercle d’existence et d’intérêts, les obstacles que la réalité lui oppose, commence à les écarter par le déguisement et le mensonge.

Peut-on s’étonner après cela de la bruyante approbation que l’invention du service de Bastiat a trouvée parmi toutes les âmes progressistes de l’Europe ?

Mais quelle est la pensée exacte et précise de la catégorie du service de Bastiat et comment se distingue-t- elle du principe du travail smitho-ricardien ?


Tout dépend de la précision de cette distinction et de son contenu, car la précision seule suffît pour éventrer cette catégorie gonflée de vent.

A l’aide de mots, Bastiat explique d’ordinaire la valeur comme l'effort que font les hommes pour arriver à la satisfaction de leurs besoins[8].

Les hommes irréfléchis peuvent penser que sous cet effort il faut comprendre l’effort nécessaire à la production d^un objet. Dans ce cas Bastiat au lieu du mot travail aurait mis le mot plus impropre effort et, en réalité, il n’y aurait rien de changé dans le principe du travail de Smith et de Ricardo, comme mesure de la valeur.

Et vous, monsieur Schulze, vous êtes tellement irréfléchi que vous ne voyez nulle part, ou du moins ne pouvez vous expliquer cette différence entre le principe de Bastiat et le principe du travail, comme mesure de la valeur.

C’est pourquoi vous êtes en état d’écrire p. 64 :

« La valeur ne se trouve uniquement que dans le travail, dans l’effort nécessaire à la production d’un objet ou d’un service utile. Nous pouvons, après les exemples cités, le tenir pour certain ; quant aux frais, ils font partie du travail dans tous les cas. Car, comme nous l’avons déjà dit, le capital destiné à un travail n’est que le fruit d’un travail antérieur, et toutes les dépenses se résolvent finalement en salaires de travail, de sorte qu’une fois posé, le principe se fait valoir dans toute son étendue. »

Abstraction faite de ce que vous confondez ici de nouveau les quantum et les salaires de travail, comme nous vous l’avons déjà démontré, de ces mots, les uns visent à représenter le service de Bastiat, tandis que les autres semblent vouloir dire « travail nécessaire à la production d’un objet » et tendent vers les frais de production de Ricardo ; vous traitez ces deux théories, en les prenant l’une pour l’autre, comme s’il n’y avait pas la moindre différence entre elles.

Qe n’était pas l’avis de Bastiat, qui, si irréfléchi qu’il fût, ne l’était pas autant que vous.

Il s’explique beaucoup plus clairement lorsqu’il dit[9] : « Car j’ai à prouver que la valeur n’est pas plus dans le travail que dans l’utilité. »

Un peu plus tard[10], il expose ainsi la différence caractéristique entre son principe et le principe de travail : « Bien loin que la valeur ait ici une proportion nécessaire avec le travail accompli par celui qui rend le service, on peut dire qu’elle est plutôt proportionnelle au travail épargné à celui qui le reçoit ; c’est du reste la loi des valeurs, loi générale et qui n’a pas été, que je sache, observée par les théoriciens, quoiqu’elle gouverne la pratique universelle. Nous dirons plus tard par quel admirable mécanisme la valeur tend à se proportionner au travail, quand il est libre ; mais il n’en est pas moins vrai qu’elle a son principe moins dans l’effort accompli par celui qui sert que dans l’effort épargné à celui qui est servi. »

Ainsi le principe et la mesure de la valeur n’est pas dans le travail exécuté, nécessaire à la production d’un objet, mais dans le travail épargné à celui qui reçoit le service, au consommateur, et c’est là la signification du service.

Quand on a affaire aux gens qui ne peuvent être signalés que comme des personnages comiques, dans le drame de l’économie politique d’aujourd’hui, des paillasses comme vous, M. Faucher, M. Wirth, M. Michœlis, qui de leur vie n’ont eu de pensée à eux, et qui ne font qu’agiter et ramasser un amas confus de paroles, il est certes tout à fait possible que ces gens-là s’écrient : Travail exécuté ou travail épargné, qu’importe ! le travail est toujours le travail, et, dans les deux cas, c’est toujours le travail, fût-il même autrement défini, qui reste la mesure de la valeur !

Je le répète, c’est là une chose tout à fait possible pour des gens dont l’oreille n’entend que les bruits des paroles et dont le cerveau n’est jamais traversé par l’ombre d’une pensée.

Et en effet, après le passage que nous venons de citer, où le travail chez vous est le principe de la valeur, vous passez outre avec ces mots : « En attendant la question n’est pas encore résolue par là », et vous donnez la théorie de Bastiat seulement comme une modification et une définition plus rapprochée du principe de travail[11], et vous concluez par les phrases déjà citées que la valeur de cession du produit n’est que dans le travail épargné par là à l’amateur.

Mais, s’il en est ainsi pour vous, il sera suffisant pour chaque homme pensant de réduire simplement à son expression logique l’interversion du principe smitho-ricardien de la valeur commise par Bastiat et pour rendre évident l’antagonisme tranchant qui existe entre les deux principes et en même temps l’absurdité monstrueuse de l’invention de Bastiat.

Ce n’est pas dans le travail exécuté, nécessaire à la production d’un objet, mais dans le travail épargné au consommateur par la cession de cet objet, c’est dans l’épargne qui constitue le service, que se trouvent, selon Bastiat, le principe et la mesure de la valeur.

Le travail épargné du consommateur n’est que du travail manqué, non exécuté. La mesure de la valeur des choses, au lieu d’être comme chez Adam Smith et Ricardo dans le travail positif du producteur, est à présent dans le travail manqué, non exécuté, du consommateur, c’est-à-dire dans quelque chose de purement négatif ! C’est le néant pris comme mesure de l’être.

Et ne répondez pas, monsieur Schulze, que le travail épargné est égal au travail qu’un autre doit faire pour fabriquer le produit ; car alors la théorie de Bastiat serait une double absurdité.

1° serait d’une absurdité absolue d’admettre comme mesure quelque chose qui, au lieu de pouvoir servir de mesure, doit plutôt être mesuré à autre chose, et

2° Tout resterait alors simplement dans le vieux principe, dans le principe de travail de Ricardo, ce qui selon Bastiat ne doit pas avoir lieu ; il n’y aurait plus de service et Bastiat n’aurait rien inventé, tandis qu’il veut et doit avoir inventé quelque chose.

Cette invention de Bastiat est, pour me servir de l’expression biblique — une atrocité devant le Seigneur — et c’est elle pourtant qui a fait toute sa gloire ! Au moins c’est uniquement ce qu’il y a de nouveau dans tout ce que ce spirituel blagueur a dit dans son Abécédaire !

Pour des hommes quelque peu logiciens et dialecticiens, la simple réduction du principe de la valeur de Bastiat à son contenu logique est trois fois suffisante pour motiver les éclats de rire mérités que ce farceur aurait dû exciter dès le premier jour !

Mais malheureusement la plupart de nos économistes d’aujourd’hui ne le sont que trop peu, et c’est ce qui nécessite l’explication, non seulement de la monstruosité logique, mais encore de l’impossibilité et de la monstruosité économique réelle de l’invention de Bastiat.

Ainsi la valeur, au lieu d’être dans le travail exécuté du producteur, est dans le travail ou l’effort épargné au consommateur, ou, comme vous le dites, à l’amateur.

Je ne veux pas parler de nouvelles inventions. Les chemins de fer sont inventés depuis longtemps. Mais j’admets le cas où le chemin de fer de Cologne-Minden ne serait pas encore construit et je suppose une société de capitalistes qui voudraient faire ce chemin de fer, ou n’importe quel autre, devant réunir deux villes. Cette société pourra-t-elle exiger du consommateur ou plutôt, — pour me servir de votre expression, monsieur Schulze, — de l’amateur, pour le service qu’elle lui rend, et en échange d’un billet de transport, le même travail, la même dépense de peine et de frais que le transport en chemin de fer lui épargnerait ? Pourra-t-elle réellement exiger dans le prix du billet de transport une somme équivalente à la dépense de peine, de frais et de temps que l’amateur aurait dû faire, s’il avait voulu, comme autrefois, aller de Cologne à Minden à pied ou en voiture ? La Société de Cologne-Minden ferait de bien mauvaises affaires, et fort peu de personnes prendraient le chemin de fer, si ladite Société avait établi ses prix sur ce principe ! Et ne voyez-vous donc pas, monsieur Bastiat-Schulze, que d’un autre côté tout le progrès civilisateur des chemins de fer serait réduit à zéro, si le public était obligé de payer dans le transport des chemins de fer les mêmes dépenses qui lui sont épargnées par ce service.

Et encore cet exemple est-il pris dans un milieu qui se trouve en dehors de la concurrence libre ^ puisque nous ne voyons d’ordinaire que deux villes réunies par un chemin de fer, c’est-à-dire des sociétés propriétaires d’un monopole, et qui auraient pu faire valoir les prétentions les plus extravagantes, si la chose n’était pas tout à fait impossible, si elle n’était pas un non-sens, étant donné la nature de notre production.

Mais jetons encore un coup d’œil sur des productions qui rentrent dans le cercle de la concurrence libre !

Est-il nécessaire d’expliquer plus amplement que toute notre production, que chaque progrès de civilisation, petit ou grand soit-il, vu le bon marché croissant qui résulte de chaque pas nouveau dans la division du travail, est basé sur ceci, que ce n’est jamais le travail épargné par le service, mais toujours le travail positif nécessaire à la production de l’objet infiniment diminué et diminuant toujours, qui est payé ? S’il n’en était pas ainsi, et s’il n’en avait pas toujours été ainsi, le monde en serait encore au point où il était il y a 4000 ans !

Tout développement est basé sur le contraire absolu du principe de Bastiat ; il est fondé absolument sur ce que le travail épargné au consommateur par le service devient toujours de plus en plus grand ; tandis que le travail exécuté par le producteur d’un objet, et indemnisé par le payement, devient toujours moindre, la différence entre le travail exécuté par le producteur et le travail épargné au consommateur devient toujours plus considérable ! Si l’univers avait été créé par l’intelligence progressive bourgeoise de MM. Bastiat-Schulze, son premier progrès aurait été étranglé dès le berceau par ce principe, comme un homme avec un collier de chanvre !

Mais le plus amusant, c’est que cette profonde théorie vient justement de Bastiat, qui n’a écrit tout son Abécédaire que dans le but de démontrer que la gratuité des produits est en croissance permanente et que cette amélioration continue de la situation des consommateurs est la marche historique du développement économique, un communisme comme il se plaît à nommer cette vieille thèse connue bien longtemps avant lui, thèse du bon marché croissant des produits ! L’irréflexion de ce Monsieur et de son imitateur est si grande, qu’ils ne remarquent même pas la profonde contradiction intrinsèque des deux propositions qu’ils prêchent et exposent tout d’une haleine et sans interruption[12].

J’ai tenu vis-à-vis de vous ma triple promesse, monsieur Schulze. Je vous ai montré premièrement de quelles difficultés, s’opposant en apparence à la doctrine ricardienne du travail — comme mesure exclusive de la valeur — a pu naître la théorie de la valeur du service de Bastiat. Bastiat lui-même ne la fonde pas sur cette difficulté, mais uniquement sur l’exemple enfantin du diamant[13]. Et c’é- tait justement pour cette raison que j’ai voulu lui venir en aide par l’explication des difficultés plus sérieuses en apparence de la théorie smitho-ricardienne, qui serait annulée par la théorie du service de Bastiat[14], circonstance qui lui a procuré un accès facile chez quelques-uns. Secondement, nous avons vu que cette théorie n’était pas soutenable (malgré les cas indiqués qui attendent encore ne explication), puisqu’elle se résolvait dans un non-sens logique, dans la glorieuse pensée d’établir comme mesure de la valeur le non-travail ; et enfin, troisièmement, qu’elle n’était qu’une monstruosité économique sans pareille.

Enfin nous voulons expliquer en dernier lieu, et en peu de mots, comment ces difficultés apparentes s’annulent par le principe de la valeur de Ricardo, quoique cette démonstration n’eût dû être faite dans sa forme particulière que dans le chapitre sur la concurrence libre et sur la loi du prix du marché, qui en dépend.

Le travail est l'activité, et par conséquent le mouvement. Mais tous les quantum de mouvement sont du temps. Cela était déjà connu de Platon (Timée[15]), c’était même connu avant, par la philosophie ionienne[16]. Sans être métaphysicien et sans avoir acquis cette notion par une voie métaphysique, Ricardo l’avait comprise à sa manière.

La solution de toutes les valeurs en quantum de travail et de ceux-ci en temps de travail est le chef-d’œuvre de l’économie bourgeoise accompli par Ricardo.

Vous voyez, monsieur Schulze, qu’il y a des adversaires qu’on estime et devant lesquels on tire volontiers le chapeau. Ricardo est le chef de l’économie bourgeoise, qui après lui n’a plus progressé.

Il en a clos le développement après l’avoir élevée à son apogée. Après lui il ne reste plus à l’économie politique qu’à se transformer, selon son propre développement théorique, en économie sociale. L’économie sociale n’est rien autre qu’un combat contre Ricardo, combat qui est en même temps la continuation nécessaire de sa doctrine. La science de l’économie bourgeoise arrivée à son apogée, au lieu de sonder cet abîme avec le courage de la science.a préféré prendre le chemin du retour.

La preuve de la dégénérescence de la bourgeoisie européenne en ce qui touche la science économique, c’est que l’économie sociale, au lieu d’avoir à combattre contre Ricardo, est obligée aujourd’hui de combattre contre vous et contre Bastiat !

Toute valeur se mesure donc au temps de travail nécessaire à la production d’un produit[17].

Mais avançons !

Faut-il comprendre sous ce temps de travail le temps de travail individuel ?

Je travaille, et par conséquent, d’après le sujet de la proposition, d’après ce je, tout travail paraît être travail individuel. Quant à l’objet de la proposition, d’après l’objet produit par le mouvement du travail, d’après le quantum du mouvement (temps) concentré dans le produit, il le serait aussi, Si je travaillais à des objets d’utilité réelle, à des objets pour mon usage personnel. Mais aujourd’hui et depuis longtemps ce n’est plus le cas. Je travaille beaucoup plus pour les besoins de tous les autres, excepté les miens ; je produis tant de millions d’épingles pendant un an ; je produis des valeurs d’échange pour les besoins des autres et tous les autres Je en font de même ; ils produisent, dans toutes les valeurs d’échange qu’ils créent, des objets pour les besoins des autres, mais non pour les leurs.

Mais la valeur d’échange que je produis ne devient telle que quand elle passe en valeur d’usage, on objet d’utilité pour les autres.

Mes épingles ne se manifestent comme valeur d’échange que dans le cas inverse où elles deviennent valeur d’utilité pour tout le monde, quand elles passent dans les mains délicates des dames, à l’usage desquelles elles étaient destinées dès d’abord.

Ce que j’ai exécuté dans mon travail, c’est le travail réel (c’est-à-dire produisant des objets d’utilité), individuel de tous les individus, c’est-à-dire le travail commun, social. Ce qui est réellement cristallisé dans le produit que j’ai fabriqué n’est pas mon temps de travail individuel, mais le temps de travail commun, social, et c’est lui qui forme l’unité de la mesure du quantum concentré dans le produit.

Mais le temps de travail commun, social, a sa représentation autonome sous la forme argent. L’argent, c’est le temps de travail social converti en chose (vergegenwärtigte), épuré de toute définition individuelle, d’un travail particulier (tel que le travail de la fabrication des épingles, des pièces de toile, etc.). Ce n’est que par le salto mortale de la marchandise en or que celle-ci se manifeste comme représentation du temps de travail social.

Vous voyez, monsieur Schulze, que vous auriez pu acquérir toutes ces connaissances, en partie par une lecture assidue des économistes anglais, en partie par votre propre réflexion. On ne peut exiger de personne des idées originales créatrices, mais ce qu’on doit sévèrement exiger de celui qui traite et enseigne une matière quelconque, c’est qu’il connaisse tout ce qui a été donné de grand et d’important dans cette matière.

Voyez-vous, monsieur Schulze ! ce que je viens de vous expliquer au sujet de l’argent, ainsi qu’au sujet de la signification sociale du temps de travail comme unité de mesure de la valeur, — tout ceci, dans son principe intellectuel, n’est qu’un extrait concis d’une œuvre de maître, importante au plus haut degré, à laquelle j’ai aiissi emprunté ma terminologie ; d’une œuvre qui a paru en 1859, c’est-à-dire cinq ans avant votre Cathéchisme, et que vous auriez dû absolument connaître ! D’une œuvre que vous auriez dû connaître d’autant plus, qu’elle a paru chez votre ami Dunker, de l’œuvre excellente, et faisant époque, de Karl Marx : Critique de l’économie politique[18][19].

Mais en quoi cela vous regarde-t-il ! Vous avez lu Karl Marx aussi peu que Rodbertus, Rodbertus aussi peu que Malthus et Ricardo, ceux-ci aussi peu que Smith, Smith aussi peu que James Stewart, Stewart aussi peu que Pelty, Petty aussi peu que Boisguillebert et Sismondi ; tout cela se voit dans votre écrit. Mais qu’importe ! Vous n’en êtes pas moins le grand économiste, l’homme de la science, le précepteur des travailleurs. N’êtes-vous pas l’homme selon le cœur du, Journal du peuple et du Journal national ; que faut-il encore de plus ?

Vous voyez maintenant, monsieur Schulze, comment s’annulent les prétendues difficultés qui s’opposent, en apparence, à la théorie de Ricardo : que le travail est l’unique mesure de la valeur et que toutes les valeurs ne sont que des quantum de temps de travail.

Je disais : si quelqu’un a employé à la fabrication d’un objet les frais normalement nécessaires à la production, qui se résolvent tous en temps de travail[20], et si demain, par une nouvelle invention qui rend cette production moins coûteuse, il est forcé d’abaisser son prix à la moitié du prix de coût — peut-on encore affirmer que le travail est la mesure de la valeur ?

Mais certainement, monsieur Schulze : car vous voyez bien que le travail individuel de l’homme, fixé dans le produit, et qui devait alors nécessairement y être fixé, est resté le même, mais le temps de travail social concentré dans l’objet s’est rétréci, s’est concentré encore plus.

Quand, par suite d’un changement de goûts ou d’une surproduction d’un article, les produits doivent être vendus bien au-dessous du prix de leur coût, ou deviennent tout à fait invendables, vous voyez que tout cela s’accorde parfaitement avec la théorie du temps de travail ; car ces marchandises ne peuvent plus faire le salto mortale, ne peuvent plus être converties en argent, parce que avec ce changement dans les goûts elles ne représentent plus le temps de travail social ; elles ne sont plus des valeurs d’échange, parce qu’elles ne sont plus des valeurs d’usage. Et il en est de même pour la surproduction relativement à la quantité superflue des objets. Si par exemple la société humaine a besoin d’un million d’aunes de soie, et que les entrepreneurs en produisent cinq millions, ils auront dépensé beaucoup de temps de travail individuel, mais le temps de travail social fixé dans ces marchandises de soie n’est pas augmenté, puisque le besoin réel de tous les individus relativement aux produits de soie n’a pas augmenté. Il n’y a à présent dans ces 5 millions d’aunes de soie que le même quantum de temps de travail social fixé avant dans un million, d’où il résulte que ces 5 millions d’aunes de travail particulier, ne pouvant s’incarner en travail social, en argentine l’emportent pas sur le million d’aunes précédent.

Le même quantum de temps de travail social, au lieu d’un million, s’étend maintenant sur 5 millions ; en raison de quoi les 5 millions de soie auraient dû acheter au moins autant d’argent qu’en achetait auparavant un million, et l’aune de soie n’aurait du baisser qu’au-dessous du 1/5e de son prix antérieur, tandis que généralement par la surproduction (ce qui se manifeste de la manière la plus frappante avec les grains, comme nous l’avons vu plus haut) le prix total de tout le quantum mis au jour par la surproduction n’atteint pas, à beaucoup près, le prix total antérieur du quantum nécessaire, et par conséquent, dans le cas supposé, l’aune de soie, au lieu de né valoir que le 1/5e ne vaudrait que le 1/8e ou le 1/10e de son prix antérieur.

Mais, si cette déviation ne devait être expliquée que dans le chapitre sur la Concurrence libre et le Prix du marclté, il est facile d’établir brièvement et d’une manière suffisante la base sur laquelle elle repose nécessairement. Quand il y a danger que sur 5 millions d’aunes de soie 4 millions restent comme fonds de boutique, la concurrence fait nécessairement que les vendeurs, au lieu de se tenir au 1/5e du prix représentant le travail social incarné dans leur soie, diminuent les prix à l’envi et le vendent seulement le 1/8e ou le 1/10e et encore plus bas, pour ne pas voir leur soie invendue faire partie des rebuts qu’entasse le procès do production bourgeoise.

Si vous m’écoutez un peu attentivement, monsieur Schulze, vous commencez à voir, dès à présent, très clairement comment se passent les « affaires » bourgeoises. Le temps de travail social ou la valeur d’échange est l’antique et impassible destinée du monde hourgeois. Quand il s’agit de savoir combien il pourra vendre son travail individuel, ou celui d’autrui qu’il a acquis, au-dessous ou au-dessus de sa valeur, c’est-à-dire du temps de travail social, c’est alors que commencent les joies et les souffrances du Werther bourgeois ! Dans cette, oscillation entre le trop et le trop peu, entre le préjudice de l’acheteur et celui du vendeur, se trouve toute l’intrigue du drame bourgeois, là se trouve en résumé la loi du prix du marché. La mesure de la valeur, cette conscience du monde bourgeois, le travail social abstrait, ne parvient à sa réalité que par un préjudice continuel, par le trop ou le trop peu, par la tromperie active ou passive du prix du marché et le pressentiment vague, instinctif, détermine dans la conception sociale du monde antique, l’antique idée du mercator.

Enfin, dès ce moment, je peux vous expliquer ici, monsieur Schulze, quelle énorme erreur vous commettez en disant que le capital proprement dit ne consiste jamais dans une somme d’argent (p. 2), mais toujours dans des produits réels. Vous êtes si fier de cette phrase que vous la répétez trois ou quatre fois, même hors de propos, probablement pour montrer que vous avez lu non seulement Bastiat, mais aussi quelque chose de l’Abrégé de Say ! Est-il possible, monsieur Schulze, que vous, dont le capital est le dieu, méconnaissiez à ce point votre dieu, quand il apparaît dans sa forme corporelle ?

Comment ! vous écriez-vous, vous niez donc ce grand dicton de J.-B. Say, « que les produits ne s’échangent que contre les produits, que l’argent n’est pas l’intermédiaire entre eux et que tout capital ne consiste que dans les produits réels d’un pays » !

Ce grand dicton de Say, malgré sa vérité relative, me rappelle toujours une énigme qu’on m’a proposée un jour dans un jeu au gage touché. L’énigme disait : « Quelle est la différence entre Napoléon 1er et la sage-femme Müllern ? »

Malgré tous mes efforts, je ne pouvais deviner l’énigme et dus me rendre prisonnier, après quoi on m’en communiqua la solution : « Napoléon Ier avait été un homme et la sage-femme Müllern était une femme ! »

Alors je compris parfaitement la vérité de cette solution.

En effet, quand on est assez insipide pour laisser échapper dans la figure de Napoléon et de la sage-femme Müllern toutes les précisions concrètes, on arrive à l’égalité abstraite, qu’ils étaient des êtres humains tous les deux, et une fois en possession do cette égalité abstraite, il devient clair qu’ils no se distinguaient que par le sexe.

Il en est exactement de même de la vérité de cette proposition de Say, que les produits ne s’échangent que contre les produits, que le capital d’un pays ne consiste que dans ses produits et que l’argent n’est pas le capital ; c’est une vérité qui consiste dans l’abstraction de toutes les précisions concrètes réelles du procédé économique.

En réalité, les produits ne s’échangent jamais contre les produits, mais toujours contre l’argent. Tant que ces produits n’ont pas effectué leur salto mortale en argent, pour qui sont-ils capital ? pour leurs propriétaires dans les magasins desquels ils se trouvent ?

Qu’on interroge les commerçants de tout genre, depuis les grands fabricants de coton et de soie jusqu’au petit relieur qui vend des portefeuilles, des porte-monnaie et du papier, s’ils peuvent payer leurs lettres de change avec leurs produits, quand même ils s’en rapporteraient à J.-B. Say et affirmeraient que ce sont des capitaux. Qu’on voie au moyen de quels sacrifices le petit commerçant, quand le jour de l’échéance de ses lettres de change approche, doit souvent se procurer le capital nécessaire chez l’usurier ou de toute autre manière, quoique les magasins et les boutiques regorgent des capitaux de Say, c’est-à-dire de produits immobilisés.

Pour leurs vendeurs, les produits ne sont donc pas des capitaux. Pour qui le sont-ils ? Ils peuvent, entre les mains d’un troisième, être employés à une production ultérieure et devenir capital. Mais pour servir de capital ils doivent être achetés auparavant, passer par la forme d’argent, être préalablement convertis en argent. Ils ont la possibilité de devenir capital. Mais la possibilité est-elle une réalité ? Une simple capacité est-elle une réalisation et un fait accompli ?

La précision concrète des produits simples (le capital fixe, comme, par exemple, une machine à vapeur, n’est plus un produit simple, mais appartient à une catégorie supérieure, plus déterminée, dont nous n’avons pas à parler ici), la précision concrète des produits simples, disons-nous, consiste chez eux dans l’interruption du caractère de capital et parfois dans son annulation temporaire.

La pulsation du capital, qui passe par le procédé bourgeois de production, est intermittente, et dans ces intervalles le capital s’appelle produit. Si cette pulsation entre de nouveau en mouvement, le produit est annulé et consommé par la production ultérieure !

En d’autres termes, ce qu’il faut comprendre ici, et ce qui n’a jamais été compris parles économistes bourgeois, c’est la simple antithèse dialectique de production et de produit. La production est un courant dont la force motrice forme le capital. Le produit est la concentration (la coagulation) de ce courant qui, dans le produit, devient stationnaire. S’il faut que le produit devienne de nouveau capital, on ne peut le faire qu’en l’arrachant à cette coagulation et en le jetant de nouveau dans le courant de la production, ce qui veut dire qu’il sera annulé comme produit (soit en devenant moyen d’existence, soit en devenant base de matière première pour des travaux ultérieurs). C’est précisément dans le produit que le capital est destiné à être non-capital, c’est-à-dire capital, annulé ! C’est surtout depuis 1848 que le monde bourgeois a fait tous ses efforts pour rompre dans son propre milieu cette contradiction, puisque l’illusion de Say ne lui était d’aucune utilité en pratique.

Comment faire pour que le produit soit réellement ce qu’il est en lui-même : le capital ? Telle serait la formule philosophique de ce problème.

Comment hypothéquer les marchandises ? Telle est sa version bourgeoise.

Mais ce n’est que dans un très petit nombre d’articles de commerce en gros (v. les docks anglais ; l’histoire des docks français est connue) que cette brèche a réussi en partie. Par exemple, chez nous l’huile, en plusieurs endroits, est hypothéquée par les banques. Toutes les fois qu’on a voulu annuler cette contradiction de la production bourgeoise d’une manière générale, ces efforts ont échoué[21] et les sociétés de crédit pour les marchandises[22] en savent quelque chose. Précisément la réussite partielle avec les articles de commerce en gros n’a pu servir qu’à accroître encore plus les avantages et la force du grand capital et à produire une pression d’autant plus forte sur la classe moyenne.

La pulsation du capital, disions-nous, qui traverse le procédé bourgeois de production, est intermittente et s’appelle produit dans ses intervalles. Il n’y a qu’un seul produit, où cette pulsation n’est jamais intermittente, mais où elle conserve constamment la vive chaleur du sang, un produit qui est toujours en même temps capital et ce capital-produit, c’est l’Argent ! C’est pourquoi l’argent n’est pas, seulement, « aussi » capital, comme tout autre produit, mais il est surtout capital par excellence : C’est Dieu le Père en personne !

Sa qualité de capital est constamment fluide en lui, elle peut toujours être répandue à volonté, en fécondant n’importe quelle matière, et n’importe en quel lieu. C’est pourquoi l’argent, comme capital par excellence, est encore capital dans un sens plus élevé que le capital fixe.

Une machine à filer le coton est certainement un capital et même dans un sens supérieur et plus qualifié que le simple produit.

Mais quand la crise de coton éclata dans le Lancashire, ces machines durent chômer ; elles devinrent donc, pour un certain temps, capital dégradé, ce qui ne peut pas avoir lieu avec l’argent. Même des fabricants qui avaient encore du coton en réserve, laissèrent chômer leurs machines, et malgré J.-B, Say et malgré les reproches furieux du Times, ils se tournèrent avec leur coton et leur argent vers le commerce ; ils devinrent marchands, ils spéculèrent sur la hausse des prix du coton comme matière première et prouvèrent, par là, que sans se soucier de toutes les interprétations théoriques, ils comprenaient très bien leurs avantages pratiques.

Ainsi ce n’est que l’argent qui (malgré le ricanement de l’économie libérale sur le système mercantile) est l’être partout présent, le tout-puissant et le souverainement sage, bref pour no pas énumérer séparément tous les attributs de Dieu : le capital absolu !

Et, n’êtes-vous pas contrit, Monsieur Schulze, vous, adorateur du capital, d’avoir pu méconnaître votre dieu, là où il vous est apparu sous sa forme la plus propre, dans son éclat doré et flamboyant, comme jadis il apparut à Moïse dans le buisson ardent ?


d) LA CONCURRENCE

« Outre la possibilité de se fabriquer soi-même un objet, dites-vous, au commencement do cette subdivision (p. 67) et de se rendre un service à soi-même, si quelqu’un nous demande de cette chose plus qu’elle ne nous parait valoir, nous pouvons, comme nous l’avons déjà montré, obtenir d’un tiers cette même chose, ce qui est un préservatif contre l’enchérissement. »

Vraiment ! Aujourd’hui, outre la possibilité de faire nous-mêmes les choses nécessaires, nous avons encore la faculté de l’obtenir d’un tiers ! C’est à gagner des convulsions, quand on écoute votre description de l’état de production ! Gela surpasse encore l’échange des produits superflus, dont le producteur ne fait pas usage lui-même ! (V. plus haut p. 81 et suiv.)

Ensuite, après avoir parlé de la scie du bûcheron, de la lime du serrurier et du chaudron de la lavandière dans un style si réfléchi, (le temps nous manque pour en faire une analyse plus détaillée) au point qu’aucune lavandière ne peut vous égaler, vous concluez par l’explication suivante de la concurrence libre :

« Ainsi, nous obtenons dans la concurrence un régulateur principal de la valeur. Déjà avant, nous avons reconnu la liberté comme l’élément du travail et de l’échange, comme l’autorisation de tous à tout entreprendre et à se vouer à toutes les occupations possibles, dans lesquelles ils espèrent trouver leur compte, et l’autorisation ultérieure de l’échange de tous avec tous, — c’est justement ce qu’on appelle la concurrence libre. »

Après avoir encore défini la concurrence libre comme un échange et l’avoir détaillée en une page, et après avoir couvert deux pages de quelques phrases banales contre le monopole, vous concluez dans un style pastoral, par l’onctueuse glorification de votre science et de votre instruction.

C’est tout ce que vous savez dire sur la concurrence libre. Au lieu de déduire de cette concurrence, qui est la clef de toutes les conditions économiques présentes, les lois du prix du marché, du prix de revient, des salaires de travail, du profit d’entreprise, de la rente foncière, enfin toute la physionomie matérielle et intellectuelle de notre situation économique, ce que nous ferons d’une manière positive, autant que cela nous sera possible, dans le chapitre suivant, au lieu de tout cela vous définissez la concurrence libre comme un échange ; comme un échange qu’on pratiquait déjà du temps des Phéniciens ! C’est tout ce que vous savez en dire.

Je vous ai prouvé maintenant que tout votre livre ne contient que ce mot ! Le travail est un échange, le capital est un échange, le crédit est un échange, la valeur est un échange et la concurrence libre est aussi un échange !

Bastiat dit en commençant le chapitre Echange (Harm. écon., p. 93). « L’échange, cest l’économie politique ». Et vous avez pris à la lettre cette pointe d’esprit français qui doit passer pour spirituelle, et vous croyez que quiconque a bravement appris par cœur le mot échange, est un économiste accompli.

Si je m’achète un sansonnet et si je parviens à lui apprendre à crier le mot : échange, échange, échange, j’aurai exactement tout le contenu de votre livre.

Ce mot renferme toute votre pitoyable science !

  1. Bastiat (Écon. harm., p. 143) dit : « Je dis donc : la valeur, c’est le rapport de deux services échangés. » En disant « le rapport des choses ou des services échangeables », vous renversez, sans le vouloir, par maladresse, toute la définition de Bastiat ! Sa définition est au moins formelle, parce qu’en définissant il supprime le mot choses et déclare comme mesure de leur valeur les services nécessaires à leur production — nous verrons plus tard comment. De cette manière, une soi-disant mesure pour la valeur des choses est trouvée. Mais vous, en insérant dans la définition de Bastiat le mot choses, vous la détruisez sans le vouloir et vous la transformez en cette spirituelle définition : la valeur d’une chose est le rapport de deux choses ! Bon ! Je vous en fais grâce comme d’une dizaine de mille autres bourdes pareilles.
  2. Adam Smith, t. I, p. 60, éd. Garn. « Le vrai prix d’une chose, le coût réel se mesure à la peine et à l’effort nécessaire à son acquisition. Ce qu’on achète pour de l’argent ou pour des marchandises s’achète par le travail tout aussi bien que ce que nous gagnons par l’effort immédiat de notre corps. Cet argent ou ces marchandises nous épargnent, en ce cas, l’effort. Ils renferment le prix d’une certaine quantité de travail que nous échangeons contre ce qui est supposé contenir une égale quantité de travail. Le travail était le premier prix, la monnaie payée pour l’achat primitif de toutes choses, etc., etc.
  3. Ce n’est nullement chez vous une erreur de plume, mais une idée tout à fait dogmatique qui se retrouve partout. Voir, par exemple, p. 64 de votre Catéchisme : — » Et tous les déboursements se réduisent finalement en salaires de travail ; » de même p. 36, 60, etc.
  4. Bastiat considère le profit, qui est l’indemnité du capital pour le service qu’il rend à la production, expressément comme un élément particulier, payé par les consommateurs dans le prix des produits. Harmonies écon., p. 230 : « De tous les éléments qui composent la valeur totale d’un produit quelconque, celui que nous devrions payer avec le plus de plaisir est le capital-intérêt, » et p. 223 : « Ce sont des économistes dignes de compassion que ceux qui pensent que nous payons les intérêts des capitaux seulement en les empruntant, » après quoi il dit qu’ils sont payés dans le prix de tous les produits. — Bastiat dit encore, p. 157, en citant l’exemple de la houille : « C’est la totalité de ces travaux qui constitue la valeur de la houille. » Ici le mot travaux, comme cela arrive souvent à Bastiat, est tout à fait dans le sens de Ricardo et signifie quantum de travail nécessaire à la production d’un produit. Bastiat lui-même, si souvent menteur, aurait été tout à fait incapable de dire : c’est la totalité des salaires, au lieu de : c’est la totalité des travaux, qui constitue la valeur de la houille. Cette naïve égalisation des quantum et des salaires de travail faite consciemment (quelle dénomination mériterait l’économiste qui l’aurait faite inconsciemment) est une des mystifications les plus inqualifiables qui aient jamais souillé la littérature. Cette falsification commise dans des discours aux travailleurs mérite une qualification qui dépasse la puissance du langage.
    La différence entre travaux ou quantum de travail et salaires de travail sera développée avec clarté dans la suite.
  5. Ricardo, Principl. of polit, econ., t. I, p. 4, éd. Constancio.
  6. Vous allez même jusqu’à dire (p. 65) : « Pourrait-on exiger, par exemple, qu’un médecin, un homme d’État ou un artiste, cèdent le produit de leur travail, pendant un certain temps, pour celui du journalier ordinaire, pendant une durée de temps égale ? Et pourtant il le faudrait, si la mesure de la valeur se trouvait dans le travail de celui qui rend le service. » ( !  !  !) Il est vrai qu’en cela vous avez de nouveau Bastiat pour précurseur (p. 177). Vous et votre original ne savez donc rien de la distinction généralement usitée dans l’économie, du travail qualifié et non qualifié ou ordinaire : skilled labour et unskilled labour, selon laquelle tout travail supérieur qualifié se résout dans un plus grand quantum de travaux simples, ordinaires, et que celui-ci est l’unité de mesure de tous les genres compliqués de travail ! Aujourd’hui, c’est la concurrence qui détermine combien une journée de travail qualifié renferme de journées de travail ordinaire. Voir mon Manuel des Travailleurs.
  7. Ici vous avez de nouveau pour garant Bastiat, qui a le courage de dire (p. 177) : « Il est plus fréquent encore qu’un travail opiniâtre et accablant n’aboutisse qu’à une déception, à une non-valeur. S’il en est ainsi, comment pourrait-on établir une corrélation, une proportion nécessaire entre la valeur et le travail ? »
  8. Par exemple : Harm. économ., p. 142... que la valeur doit avoir trait aux efforts que font les hommes pour donner satisfaction à leurs besoins.
  9. Harm, économ., p. 148, éd. Brux., 1850.
  10. Ib., p. 151.
  11. Voir p. 64-66, Catéchisme des Travailleurs.
  12. Le principe de Bastiat est si dénué de sens, que lui-même ne peut pas s’en tenir là et qu’il doit toujours retomber dans la loi de Ricardo qu’il combat. Ainsi (Harm. écon., p. 250), « quand je paye un agriculteur, un meunier, etc., je paye le travail humain qu’il a fallu consacrer à faire les instruments. » Qu’on ne pense pas que ce retour vers Ricardo ne lient qu’à une inexactitude d’expression. Il est encore plus amusant lorsqu’il fait dire (p. 348) par l’habitant des tropiques à l’Européen : « Grâce à mon soleil, je peux produire une quantité définie de sucre, de café, de cacao, de coton, avec une peine égale à 10, tandis que l’Européen, avec ses moyens coûteux à la production de ces choses dans son climat froid, ne peut les avoir qu’avec une peine égale à 100 ». En raison de quoi l’habitant des tropiques exigerait d’abord 100. Cet ennuyeux bavard détaille cela pendant trois pages, et il montre enfin (p. 350) que l’habitant des tropiques, moyennant la concurrence, est obligé d’échanger son produit contre le travail européen à 10. Comme il est donc juste, selon Bastiat lui-même, ce principe, que la valeur n’est pas dans le travail nécessaire à la production, mais dans le travail épargné au consommateur !  !  ! Mais ceci n’empêche pas Bastiat de dire de nouveau (p. 177) avec une grande supériorité : « C’est surtout la définition des économistes anglais qui pèche dans le suivant. Dire que la valeur est dans le travail, c’est engager l’esprit humain à penser que les résultats de travail se servent de mesure réciproque, qu’ils sont proportionnels entrée eux. Cette définition est contraire aux faits. » Tellement contraire, en effet, que l’habitant des tropiques doit absolument, selon Bastiat lui-même, vendre son travail de 10 contre un travail européen de 10 !! Un homme qui n’a pas même la pensée et la mémoire nécessaires pour s’apercevoir des contradictions absurdes dans lesquelles il s’embrouille à chaque page est le héros que notre bourgeoisie a colporté depuis 1848 et qu’elle a décrété le représentant de la science. Et nos économistes scientifiques ont tranquillement lu tout cet amas de contradictions et d’absurdités, sans s’être aperçu de rien. Plus que toute autre chose, la décadence intellectuelle de notre bourgeoisie prouve que son règne touche à sa fin.
  13. Cet exemple s’annule très simplement d’après Ricardo. Les diamants appartiennent aux produits dont la quantité ne peut pas être augmentée à volonté et dont le prix est réglé par l’offre et la demande ; leur augmentation nécessiterait de si grands frais de production, qu’ils seraient tout aussi chers et peut-être encore plus chers ; et si quelqu’un trouvait exceptionnellement un diamant sans avoir fait le déboursement nécessaire, il pourrait en exiger le prix normal tout aussi bien qu’un fabricant industriel, seul propriétaire d’un secret de diminution des frais de production, peut vendre sa marchandise au prix du coût normal. Sil y avait un jour une grêle de diamants, leur prix baisserait énormément et, en effet, les diamants ont beaucoup baissé depuis l’antiquité. Bastiat dit lui-même (p. 153) : « Prenez une collection d’économistes, lisez, comparez toutes les définitions (de la valeur), si vous en trouvez une seule applicable en même temps à l’air et au diamant, deux cas opposés en apparence, jetez ce livre au feu : » Et comme la définition de la valeur de Ricardo peut aussi facilement s’appliquer au diamant comme à l’air — qui, d’après cette théorie, n’a pas de prix, puisqu’il n’est pas le résultat lu travail humain, — on aurait dû suivre depuis longtemps le conseil de Bastiat, qui prouve lui-même que tout son livre, gros de 388 pages, n’est rien qu’une flânerie continuelle autour de ce diamant. — Le malheur de Bastiat consiste en ce qu’il a fait trouver ce diamant en Europe, où il ne se trouve pas. Si, pour le trouver, il s’était transporté sur les lieux où il se trouve véritablement, au Brésil ou dans les Indes orientales, 1 verrait que le service rendu par la cession du diamant n’y st nullement payé. A Sumbhulpur, dans l’Hindoustan seize villages sont habités par deux tribus de chercheurs de diamants, les Shara et les Tora qui, avec leurs femmes et leurs enfants, fouillent tout le lit du Mohonoddi. C’est une population tout à fait misérable, déguenillée, car elle est obligée de donner au rajah tous les diamants trouvés, et sa position ne serait pas meilleure, si elle était obligée de chercher ces diamants comme salariée d’une société de capitalistes européens.
    Au Brésil, où l’exploitation des diamants est faite par les nègres, celui qui trouve un diamant à 17 carats reçoit du gérant la liberté en récompense ; c’est heureux que ce détail ait échappé à Bastiat, sans quoi il aurait donné le diamant comme origine de la liberté bourgeoise.
  14. Car on pourrait répondre simplement qu’après une nouvelle invention ou une modification dans les goûts, ou une surproduction, il n’y aurait aucun service rendu au consommateur, s’il devait payer le quantum de travail nécessaire employé jusque là à la production de l’objet.
  15. Plat. Timée, p. 37. C.
  16. Voir ma Philosophie d’Héraclite le Ténébreux, t. II, p. 120, 210-211, 111 et suivantes.
  17. Par suite de quoi une journée de travail qualifié, compliqué, se résout dans un plus grand quantum de travail non qualifié, brut, qui forme l’unité de leur mesure.
  18. Berlin, 1859. Édition de François Dunker. — Il est à regretter que de cette oeuvre remarquable il n’ait paru d’abord que la première livraison, traitant la Marchandise et l’Argent.
  19. Mais depuis lors, Marx a publié, en 1867, son livre intitulé Le Capital, et qui est pour ainsi dire le complément et la continuation du précédent. (Note du trad.)
  20. Mais pas en salaires de travail, monsieur Schulze.
  21. La banque, du peuple de Proudhon était aussi un projet semblable. Tous ceux qui connaissent le petit bourgeois Proudhon ne peuvent pas s’étonner que son aide de camp. M. Darimon, dans la séance du Corps législatif, se soit déclaré ouvertement pour la théorie de Schulze-Hastiat, malgré le combat antérieur entre Proudhon et Bastiat. Ils furent toujours homogènes, et ce n’est que par un malentendu qu’ils combattaient. Mais ce fait est un symptôme intéressant de l’importance européenne de la maladie « progressiste ».
  22. Le sort de la Société berlinoise de crédit pour les marchandises est connu !