Traduction par Benoît Malon.
Librairie du progrès (p. 95-155).

CHAPITRE DEUXIÈME

A) LE CAPITAL

Comme nous développerons, plus tard, la véritable idée du capital, nous montrerons d’abord, dans ce chapitre, et dans le suivant, tout en établissant les bases réelles de notre développement ultérieur, combien toutes vos définitions du capital sont fausses et contradictoires.

Pour être juste, il faut dire que ce reproche ne s’adresse pas seulement à vous et à Bastiat, mais à toute l’économie politique, en général (telle qu’elle a été professée jusqu’à nos jours), laquelle encore n’a jamais donné la véritable idée objective du capital. Certes toutes les erreurs et les faussetés que vous et Bastiat entassez au sujet du capital ont leurs racines dans l’erreur fondamentale commune à toute l’économie politique libérale (ce chapitre et les suivants sont destinés à analyser l’idée générale du capital dans toute l’économie libérale, et à la ramener à sa vérité). Mais vous surpassez et l’original dont vous êtes le sosie et tout ce qui a été dit jusqu’à présent ; par place, vous vous élevez involontairement jusqu’au comique.

Vous commencez ce chapitre par la subdivision : a) Idée et emploi du capital, la consommation productive, et vous dites :

« Pour pouvoir entreprendre et continuer un travail industriel, trois choses sont absolument indispensables :

« (a) Les matières premières ; (b) les outils ; (c) les moyens de subsistance pendant la durée du travail, ou, ce qui revient au même, pour celui qui fait travailler les autres, un fonds pour le paiement des salaires. Tous ces objets nécessaires, comme conditions préliminaires de toute activité industrielle, s’appellent, dans leur ensemble, capital. »

Eh bien, matières, outils et moyens de subsistance, embrassent tous les genres de produits ; après cela, il est difficile de concevoir pourquoi vous n’arrivez pas à la charmante définition, le capital, c’est une partie des produits.

Mais vous objecterez qu’on trouvera plus loin, dans votre livre, que cela dépend du but, de la destination de ces produits. »

Bien ; si telle est votre opinion, pourquoi ne dites-vous simplement : Le capital, c’est la partie des produits employés à la production ultérieure ?

Cette définition serait aussi, comme vous pourrez vous en convaincre par mon chapitre sur l’analyse objective du capital, une définition très boiteuse, encore très abstraite et par conséquent très-fausse ; elle ne donnerait aucunement l’idée du capital. Mais ce serait au moins une définition claire, brève, précise et savante. Mais vous ne pouvez pas vous élever même jusqu’à une définition pareille, soit qu’en général vous ne puissiez vous élever à une manière réfléchie de penser et de parler, soit que depuis le commencement vous vouliez amener insensiblement le travailleur à l’idée que cette définition ne contient pas, n’entraîne pas l’idée que tout capital doit être capital privé. En effet, vous pouvez bien plus facilement masquer cette conséquence logique et vos contradictions continuelles, par un long verbiage, que par une définition brève et précise.

Vous poursuivez, après la dernière phrase citée, par la remarque qu’une somme d’argent n’est jamais proprement un capital, le capital étant la partie de la fortune d’un homme qu’il ne consomme pas immédiatement.

Je vous demande pardon, monsieur Schulze, mais je dois vous interrompre ici. Les mots de la fortune d’un homme ne sont-ils réellement qu’une conséquence de votre manière irréfléchie et banale de parler, qui vous empêche de généraliser une définition, ou bien les prononcez-vous à dessein pour inspirer insensiblement au travailleur l’idée que tout capital doit être absolument propriété privée ? Vous savez, et comme député vous devez savoir, qu’il y a aussi des capitaux publics, qui ne font pas partie de la fortune d’un homme, mais qui appartiennent à toute la nation. Pourquoi ne définissez-vous pas le capital comme une partie de fortune, etc., et pourquoi ne laissez-vous pas de côté ce d’un homme qui n’a rien de commun avec cette définition ?

Mais reprenons votre définition :

« Le capital, dites-vous, est la partie de la fortune d’un homme qu’il ne consomme pas immédiatement, qu’il n’emploie pas à la satisfaction de ses besoins immédiats, personnels, mais qu’il accumule et consacre soit à un usage ou à une utilisation durable pour l’avenir, soit à un travail et à une entreprise future, soit pour une entreprise à lui, soit pour celle d’un autre. C’est d’après la destination qu’on donne aux différentes parties de son revenu et de sa fortune qu’on distingue ce qu’on doit considérer comme capital, et on ne peut donner ce nom qu’à ce qui n’est pas employé à la satisfaction de nos besoins momentanés. »

Grâce à cette surabondance de paroles, il se peut qu’un homme, même instruit, lise vos discours sans avoir conscience de leur complète absurdité. Ce verbiage, un vrai poison pour l’esprit populaire, endort et affaiblit en même temps la lucidité de pensée du lecteur.

Mais celui qui sait conserver l’autonomie et la précision de sa pensée, même vis-à-vis de votre verbiage, doit véritablement admirer l’absurdité logique, que vous savez concentrer en quelques lignes !

Je veux élucider cela sous trois rapports seulement :

1) Le capital, selon vous, est la partie de la fortune, qui n’est pas immédiatement consommée, c’est-à-dire qui n’est pas employée à la satisfaction des besoins momentanés personnels. « D’après la destination qu’on donne aux différentes parties de son revenu et de sa fortune, il faut distinguer ce qui doit être considéré comme capital, et il n’y a que l’excédant de nos dépenses journalières » qui peut prétendre à ce nom.

C’est-à-dire ; vous expliquez le capital comme provenant du revenu et comme partie de ce dernier. Mais c’est beaucoup plus le capital qui rapporte le revenu et le revenu qui provient du capital.

Cela s’impose à l’idée et se démontre historiquement. Avant tout c’est l’idée du capital qui doit être donné, et ensuite celle du revenu qui doit en dériver. Vous expliquez, au contraire, le capital comme provenant du revenu !

Mais, plus tard, vous cherchez vous-même dans le chapitre d) Crédit et rente du capital, p. 29, à expliquer les intérêts et la rente, c’est-à-dire le revenu comme provenant de la force productive du capital !

Tout cela n’est rien !

Tout cela est parfaitement conforme aux besoins de chaque page de votre Catéchisme. Là c’est le revenu qui provient du capital, ici c’est le capital qui provient du revenu ! Comme c’est le capital qui rapporte le revenu, celui qui dit revenu dit en même temps revenu du capital. En résumé, votre définition veut dire que le capital est une certaine partie du revenu du capital !  !  !

Grand Schulze !

Sans être doué d’une grande sagacité, on devine facilement ce que cette confusion chaotique a produit dans votre tête de juge. Probablement vous avez vu un jour à Delitsch quelqu’un qui avait mille thalers de revenu en mettre cinq cents en réserve et les placer ensuite comme capital. Et aussitôt vous pensez, comme on le verra plus tard, que c’est là le procédé de la formation historique du capital, que c’est le même procédé qui préside à la formation européenne du capital d’aujourd’hui. Mais, si cela était môme aussi vrai que c’est faux, et que c’est seulement une idée puérile et ridicule, de présenter la chose, ne voyez-vous pas, monsieur Schulze, que ce procédé de la formation du capital n’a rien de commun avec le sujet qui vous occupe ? Car,

2) Vous voulez et vous devez nous donner ici l’idée du capital, vous voulez et devez nous dire ce que c’est que le capital, et au lieu de cela, vous nous dites comment, selon vous, le capital se forme.

Votre érudition ne vous met-elle pas en état de comprendre combien ces deux questions sont séparées et différentes l’une de l’autre. Quand je vous demande ce que c’est qu’un homme, et que vous me donnez la description du procédé de sa naissance, est-ce une réponse à ma question ?

Vous-même ne voulez pas du tout traiter ici l’origine du capital. Ce n’est que plus tard (p. 24), que vous faites un chapitre particulier intitulé b) Origine du capital. Donc ce n’est que là que doit être traitée l’origine du capital. Ici, conformément à votre titre, nous devons apprendre à connaître de vous l’idée du capital, et vous nous la donnez en disant que le capital est la partie de la fortune ou du revenu « qui n’est pas » immédiatement consommée, « qui n’est pas employée à nos besoins immédiats », qui est « accumulée et consacrée à un usage et à une utilisation de longue durée pour l’avenir » c’est-à-dire, vous nous exposez vos idées sur l’origine du capital. »

N’avez-vous pas honte, monsieur Schulze ? Ne sentez-vous pas, vous, cerveau embrouillé, que celui qui veut se poser devant le peuple, devant les travailleurs, en professeur populaire, doit posséder au moins les éléments indispensables de logique ? Je dis les éléments, parce que vous manquez même de ceux-là ! Mais, en réalité, un professeur populaire doit posséder la plus haute logique, la plus complète lucidité de pensée, et connaître à fond son sujet pour pouvoir l’exposer dans toute sa clarté comme un tissu qui va toujours se développant de soi-même.

Pour parler aux travailleurs il faut, étonnez-vous autant que vous voudrez de cette remarque, un bien plus haut degré d’instruction que pour parler à des étudiants du haut d’une chaire.

Au lieu de cela, cette ignorance totale de la matière, cette absence inouïe de bon sens, ces entassements de contradictions se heurtant et heurtant la réalité, cette incapacité sans exemple de savoir se renfermer dans son sujet, cette confusion informe de toute conception nette, qui font que les paroles s’écoulent comme l’eau entre les doigts, et que même le lecteur sensé et instruit ne peut qu’à force de peine et d’efforts tenir bon pendant cette lecture — tout cela, ce que j’ai déjà si souvent démontré et que je démontrerai encore dans la suite, d’une manière plus complète, tout cela ne peut mener qu’à la corruption et au trouble du bon sens et de l’esprit populaire.

Ne voyez-vous donc pas que :

3) L’explication donnée par vous que le capital est ce qui n’est pas immédiatement consommé, ce qui n’est pas employé à la satisfaction des besoins momentanés personnels, mais est accumulé pour une utilisation et un usage durable pour l’avenir, que cette explication est encore fausse.

La distinction vulgaire des économistes entre le capital fixe et le capital circulant vous le prouve déjà. Le capital circulant consiste pour la plupart en choses qui, comme les moyens d’existence, le salaire, etc., sont employées à la « consommation présente » et à la « satisfaction des besoins momentanés, personnels. »

Vous le savez, du reste, ce qui ne vous empêche pas de vous mettre immédiatement en contradiction obligée avec vous-même. Car vous dites dans la même page :

« En outre, les fournitures d’une mercerie. Pour le marchand, ils représentent le capital de leur circulation, mais il en tire les moyens de continuer son commerce ; mais entre les mains du client, qui achète quelques onces de café ou d’épices, la livre de riz ou de sucre qu’il achète, pour ses besoins momentanés, ne peuvent être considérés que comme des articles de consommation. »

Ces choses sont-elles capital ou non ? Si elles ne le sont pas, ce que vous nous dites (p. 22) : « Que les moyens d’existence ou le fonds pour le payement des salaires » constituent le capital, est faux, comme tout ce que vous direz encore là-dessus. Si au contraire elles le sont, il est faux que le capital soit ce qui n’est pas aussitôt employé à la satisfaction des besoins momentanés, personnels. Encore une fois, ces objets sont-ils capital ou non ?

Je demande une réponse nette !

Eh bien ! c’est là ce qu’on n’apprendra jamais de votre livre. Et si pour avoir une réponse à cette question on vous mettait à la torture, vous répéteriez toujours en balbutiant : pour un tel elles le sont ; pour un autre elles ne le sont pas.

Et moi non plus je ne peux donner encore au lecteur cette réponse ici. Car, pour se rendre maître de l’amas de contradictions dans lesquelles vous vous êtes enfoui, il faut prendre une tout autre voie. Ce chapitre n’est destiné jusqu’à présent qu’à éclairer votre chemin et à montrer les contradictions qui se jouent de vous. Pour nous orienter un peu, permettez-moi seulement une question : Écrivez-vous, comme vous le dites vous-même dans la préface de votre Catéchisme, un cours populaire d’économie politique ou un cours d’économie privée ? Traitez-vous de l’économie politique ou de l’économie privée, monsieur Schulze ? Et dans quel rapport se trouvent ces deux sujets l’un vis-à-vis de l’autre ?

Comme chaque ligne de votre Catéchisme le prouve, ni vous ni d’autres économistes ne vous les êtes pas même posées, vous n’avez jamais taché de reconnaître ni la différence ni l’identité des deux sujets, vous ne soupçonnez même rien de cette différence ; et de là vient que vous parlez d’économie politique en croyant traiter l’économie privée, et vous traitez l’économie privée en croyant traiter l’économie politique.

Mais comme tout ce babillage « pour un tel c’est capital… pour un autre ce n’est pas un capital, cela dépend du but… » comme tout cela est loin d’être une réponse, même selon vous ! c’est ce que vous démontrez par d’autres contradictions amusantes qui naissent partout sous vos pas, comme les roses sous les pas d’une fée ! Page 35, vous donnez encore une définition bien autrement tournée du capital. Vous dites :

« En réalité, tout capital, selon son dernier but, n’est rien d’autre qu’un fonds de salaires, et chaque mise de capital n’aboutit infailliblement qu’au payement des salaires de travail ! »

Et pour éclaircissement, vous expliquez comment toute accumulation de capital, tous les achats des instruments et des matières premières, se réduisent en payement des salaires de travail, de ceux qui ont produit ces choses ; et vous continuez (p. 36) :

« Même dans le dernier cas possible, où quelqu’un ne placerait pas sa fortune dans une entreprise productive, la mangerait simplement, l’emploierait à l’étude de la science ou d’une branche de l’art, ou bien la dissiperait en objets de luxe, même dans ce cas, le résultat ne changerait pas, car, en fin de compte, il ne paye que les salaires de travail. L’honoraire des professeurs, le prix des livrées, le loyer, les vêtements, la nourriture, qu’est-ce que tout cela, sinon le salaire des travaux des personnes qui prennent part, d’une manière ou d’une autre, à ces productions ? Et quand je me fais bâtir une belle villa, quand je fais l’acquisition des objets de luxe les plus recherchés, de vins fins, de tableaux et de meubles précieux, dans quelles autres mains passe l’argent, si ce n’est dans les mains de ceux qui, directement ou indirectement, ont produit ces objets ?

« En somme, comme nous l’avons déjà dit :

« Tout emploi imaginable de la fortune, l’entreprise productive autant que la consommation improductive et la dissipation pure, ont pour but l’achat de produits du travail humain et se réalisent infailliblement dans un payement des salaires. »

S’il est vrai que ces modes divers, y compris la consommation improductive, aboutissent au payement des salaires de travail, et si le capital et fonds des salaires aboutissent au payement des salaires de travail, — eh bien, de nouveau, il n’est pas vrai qu’il dépend du but de la destination (page 22 de votre livre) qu’une chose soit ou non capital ; il n’y a plus aucune différence entre la consommation productive et la consommation improductive, entre ce qu’on a immédiatement consommé et ce qu’on a accumulé. Tout aboutit finalement au payement des salaires de travail, et par conséquent à la formation du capital.

Grand Schulze ! la danse de saint Guy que vos contradictions dansent avec vous est vraiment grotesque pour les spectateurs non intéressés qui sont en sûreté sur l’observatoire de la science économique. Mais le malheureux qui voudrait essayer de parvenir, à l’aide de votre livre, à la connaissance du capital, doit avoir les nerfs douloureusement agacés.

Vite encore un avant-deux de contradictions.

Le capital, c’est la partie de la fortune d’un homme, qui n’est pas immédiatement dépensée… mais qui est accumulée pour une utilisation durable, pour l’avenir, ou, comme vous le répétez encore une fois (page 25), « la partie de notre fortune mise provisoirement en réserve pour une existence future. »

Ce que nous mettons provisoirement en réserve pour notre existence, monsieur Schulze, c’est l’argent.

Mais l’argent, chez vous, n’est jamais capital proprement dit, comme vous le dites (page 21) et déjà (page 10) ; mais on peut seulement, en l’échangeant, avoir du capital pour de l’argent. C’est un être bien merveilleux que ce capital ! Le capital n’est que la partie de la fortune mise en réserve, qui n’est pas immédiatement employée, mais qui est accumulée, et pourtant le capital n’est jamais ce qui est réellement accumulé, mais toujours seulement ce qui est aussitôt dépensé et employé, jamais accumulé et mis en réserve par ceux auxquels nous prêtons cet argent (moyens d’existence, salaire de travail). — Mais, en même temps, il faut exactement s’en tenir à cela, que le capital n’est autre chose que ce qui est accumulé et mis en réserve ! ! !

Par saint Népomucène ! quel charmant faisceau de contradictions ! Là, il doit vous paraître mystérieux et inconcevable, — à vous et à Bastiat, que vous suivez fidèlement partout, sans avoir son habileté, de glisser sur les endroits faibles, — cet être qu’on appelle le Capital ! Je comprends le culte que vous lui vouez.

De tous temps, l’homme a eu des élans d’adoration pour ce qu’il ne comprenait pas !

Et si je ne prête pas du tout l’argent que je mets annuellement en réserve, mais si je fais ce que faisaient nos paysans il y a peu de temps, si je le mets dans des pots pour amasser un trésor, est-ce un capital ou non ? Si c’est un capital, votre définition, qu’une somme d’argent ne constitue jamais un capital, est fausse ; si ce n’est pas un capital, votre définition, que le capital est la partie de notre fortune mise en réserve pour notre existence future, est encore fausse.

Je vous fais grâce d’une douzaine d’autres contradictions, et je poursuis vos considérations sur l’idée du capital (page 22) :

« Partant de ce point de vue qui embrasse tout, — notamment du point de vue que le capital n’est que ce qui est accumulé pour une utilisation future, durable, — ce ne sont pas seulement les biens palpables, les choses matérielles, physiques, qui seront comptés comme capitaux, mais même les connaissances, l’expérience, l’habileté, la force de volonté, l’esprit d’entreprise et d’autres talents et avantages intellectuels et physiques, acquis ou développés par quelqu’un, par l’exercice et des efforts constants, et qui lui seront utiles pour la durée de son existence et dans son métier, toutes ces choses sont, dans un certain sens, du domaine du capital, parce qu’elles ne s’épuisent pas dans un usage momentané, mais concourent essentiellement à la satisfaction des besoins futurs. Il en est de même d’une grande découverte ou d’une invention, des résultats d’une expérience et de recherches pénibles, puisqu’elles prolongent leur effet bien avant dans l’avenir, et que, convenablement exploitées, elles procurent, à leur propriétaire, un revenu. »

Avec quelle générosité, vraiment royale, vous gratifiez le monde d’une masse de nouveaux capitaux[1], dont l’économie politique n’a rien su jusqu’à présent ! La récompense nationale de 45, 000 thalers, que les marchands et les fabricants vous ont offerte, n’est qu’une bagatelle en comparaison de cette générosité.

Vous connaissez le respect du travailleur allemand pour l’esprit et les connaissances. Voilà qu’aussitôt connaissances, expérience, talents, dons intellectuels, sont comptés dans la catégorie des capitaux ! Un professeur qui tire de ses connaissances un traitement convenable ou un revenu annuel n’est pas pour vous un travailleur intellectuel, jouissant d’un revenu de travail. Dieu vous en préserve ! c’est un capitaliste ! Schiller et Leasing, malgré leurs connaissances, leurs talents et leurs avantages intellectuels, malgré ces capitaux, sont, à peu près, morts de faim. Qu’est-ce que cela fait ? Ils n’en furent pas moins des capitalistes ! Probablement ils étaient ou des avares ou des extravagants qui n’ont pas voulu « échanger » leurs capitaux contre d’autres objets.

Et outre cela, le pont qui fait de nous tous des capitalistes, avec la différence peu importante du plus ou moins grand capital, n’est-il pas trouvé de cette manière ? En effet, si l’expérience et l’habileté, si les talents et les avantages intellectuels et physiques acquis ou développés par une personne, pour être employés selon les besoins de son existence et de sa vocation, sont des capitaux, quel travailleur n’aurait pas de l’expérience, de l’habileté, des avantages physiques acquis ou développés par l’exercice et les efforts continuels employés également selon les besoins de son existence et de sa vocation, ne s’épuisant pas dans un emploi momentané, mais lui assurant réellement, comme salaire du travail, un revenu constant ? Ainsi, embrassez-vous, millions d’hommes ! le grand lien fraternel est enfin formé ; nous sommes tous des capitalistes, les uns un peu plus, les autres un peu moins. Le salaire du travail, comme les dividendes des actions du chemin de fer de Cologne-Minden, tout est revenu du capital ! Comme la nuit tous les chats sont gris, de même, dans la nuit de votre ignorance, ô Schulze ! s’effacent toutes les distinctions, toutes les catégories économiques !

Ainsi, la discorde a disparu, la question sociale est résolue et il ne nous reste qu’à entonner l’hosanna. Et tout cela, c’est votre mérite, à vous, grand sauveur de l’humanité !

Mais, si les connaissances et les avantages du domaine purement intellectuel ne sont pas des capitaux, objectez-vous, au moins les grandes découvertes et les inventions du domaine matériel, technique, etc., le sont ? Les uns aussi peu que les autres, monsieur Schulze.

Une grande découverte et une invention peuvent être très avantageusement exploitées par un capitaliste, mais elles-mêmes, — vous vous rappelez, peut-être, le sort de Fulton, le grand inventeur de la navigation à vapeur, qui périt à cause de sa découverte, celui de Hargreave, l’inventeur de la Spinning-Jenny, qui mourut dans la plus affreuse misère, et celui d’une longue suite d’hommes que j’aurais pu vous énumérer ici, — elles sont aussi peu un capital qu’une idée philosophique de Hegel, ou que le génie poétique de Goethe.

Si vous appelez capital une chose parce qu’elle prolonge son effet bien avant dans l’avenir et que, dûment exploitée, elle assure à son possesseur un revenu, les charmes physiques d’une femme (du reste vous comptez très clairement les avantages physiques parmi les capitaux) sont aussi un capital, car ils prolongent également leur effet bien avant dans l’avenir, et, dûment exploités, ils assurent à leur propriétaire un revenu et souvent même très-brillant.

Bref, grand petit juge, vous interprétez le capital dans le même sens et avec la même précision scientifiques et économiques que ferait quelqu’un qui, vous pressant contre son cœur, suivant le langage usité, s’écrierait : Vous êtes un vrai trésor, une trouvaille, un drôle de capital : (kapitalkerl).

B) Origine du capital

« Examinons, dites-vous en commençant ce chapitre, l’origine du capital ; nous avons déjà parlé de la mise en réserve de l’accumulation, et nous avons indiqué de cette manière la voie par laquelle il se forme. Dans tous les cas, le capital est le résultat immédiat d’une épargne (!!) (Il est difficile de dire ce qu’on doit admirer le plus, monsieur Schulze, de votre étonnante audace ou de votre étonnante naïveté !)

« Il ne peut naître que quand quelqu’un ne dépense pas tout le produit net de son travail, tout son revenu, en dépenses improductives, pour la satisfaction des besoins momentanés, et en met en réserve une partie. Jamais les capitaux ne peuvent se réaliser d’une autre manière !!! »

Il faudrait écrire presque un livre pour montrer toutes les erreurs et tous les tours de passe-passe que vous réussissez à concentrer dans si peu de lignes ! D’abord une question : le capital ne peut donc naître que quand quelqu’un n’emploie pas tout le produit net de son travail, tout son revenu, en dépenses improductives. Mais c’est là, justement, toute la question. Il s’agit de savoir si jusqu’à présent, sous le règne du capital, le produit net du travail et le revenu de n’importe qui coïncident, en d’autres termes, s’ils sont identiques ; si réellement le revenu que quelqu’un touche aujourd’hui est le produit net de son travail ou s’il est le produit du travail d’autrui ? C’est justement ce qui forme aujourd’hui le point de controverse dans tous les débats sur le capital !

Avec une adresse sans pareille, en jouant, — on n’est pas sorcier pour jouer l’adresse, — vous videz le différend en associant simplement les mots tout le produit net de son travail et tout son revenu, en les collant l’un à côté de l’autre ! Ainsi ce qui était encore à démontrer est déjà admis, et par cette admission d’une chose qui était à démontrer vous considérez le tout comme démontré, et pour vous le débat est clos !

Comprenez donc, monsieur Schulze, que l’intérêt principal se concentre justement sur cette question.

Tant que nous avons existé tous les deux, j’ai pris sur moi, suivant votre expression (p. 29) la peine et la privation d’épargner le produit de votre travail, de ne pas le dépenser, de le laisser s’accumuler, et si je vous demandais aujourd’hui de me céder ce produit de votre travail, ou seulement les intérêts parce que je les ai épargnés ?

Vous comprendrez alors, monsieur Schulze, combien ce point est essentiellement important pour votre explication de l’origine du capital. Car, si vous deviez dire aux travailleurs : « Le capital se forme quand quelqu’un épargne le produit du travail d’autrui, ne l’emploie pas à ses besoins du moment », oh ! alors les travailleurs seraient en état de convoiter, d’après votre définition, tous les capitaux de l’univers, car il est réellement impossible de concevoir tout ce qu’ils n’ont pas consommé et en conséquence épargné, et dans une plus large mesure que vous et moi.

Mais je vous prouverai, en partie dans ce chapitre et en partie dans le chapitre suivant sur l’analyse objective du capital, que c’est le produit du travail d’autrui que les capitalistes « épargnent » sous le règne du capital.

Ici encore une autre question : tous les économistes déclarent le capital du travail accumulé (accumulated labour). Si c’est une définition qui n’embrasse pas toute la notion du capital, elle est au moins extérieurement juste.

Il ne peut pas exister de capital qui ne soit travail accumulé. Pourquoi changez-vous cette explication généralement usitée pour dire que le capital est le résultat de l’épargne, qu’il se forme quand quelqu’un n’emploie pas tout le produit de son travail, tout son revenu en dépenses improductives[2].

Au premier abord, cette définition parait être une circonlocution naïve, une variante innocente. Vous vous dites : Si le capital est du travail accumulé, ce travail pour être accumulé a dû ne pas être dépensé, par conséquent, il est le résultat d’une épargne, d’une mise en réserve du revenu.

Et pourtant avec cette circonlocution identique, en apparence, vous avez essentiellement défiguré et gâté cette définition même sous plusieurs rapports, et vous l'avez fait avec une intention arrêtée.

Écoutez, je vous le prouverai, monsieur Schulze.

Cette définition, « le capital, c’est du travail accumulé », est une expression tout à fait objective, et, justement à cause de cela, extérieurement juste. Elle ne dit pas si ce travail accumulé est le travail de celui à qui appartient l’accumulation[3]. Il a pu, par exemple, être produit dans un pays par des esclaves, de sorte que seulement, en vertu des institutions judiciaires positives, le travail accumulé appartient aux capitalistes, tandis que le travail proprement dit a été fait par les esclaves. La définition ordinairement usitée des économistes laisse indécis le point à débattre, si l’accumulation et le travail se rencontrent dans la même personne.

Mais, par votre circonlocution, suivant laquelle le capital est « le produit de l’épargne » de quelqu’un qui ne dépense pas tout le produit de son travail, tout son revenu, vous gagnez le point essentiel dont il s’agit pour vous, celui de mettre insensiblement, par cette définition, dans la tête des travailleurs la supposition que les capitalistes accumulent les produits de leur propre travail ; que celui qui fait des épargnes ne met en réserve qu’une partie du produit de son travail, de son revenu, que non seulement le capital lui-même, mais tout ce qui en résulte, lui appartient positivement, non seulement de droit, en vertu des lois existantes, mais aussi économiquement.

O rusé compère que vous êtes ! Mais personne n’a l’air plus bête qu’un rusé compère démasqué, qu’un escamoteur pris sur le fait.

2) Du moment que vous expliquez le capital, comme étant l’épargne d’une partie du revenu, et le revenu, comme provenant du capital ; du moment que vous déduisez le capital d’une chose qui se déduit plutôt de lui, de ce moment, l’absurdité logique, que je vous ai déjà suffisamment démontrée, plus haut, vous est absolument nécessaire, l’absurdité de déclarer que le capital estime partie de lui-même, une partie du revenu du capital ! L’expression usuelle des économistes que le capital est du travail accumulé ne contient rien de si absurde dans les mots, quoique au fond de l’âme les économistes l’admettent nécessairement partout. Elle ne parle pas de revenu ; elle nous montre exclusivement et justement le procédé de production comme étant la source de la formation du capital. Mais que vous fait un idiotisme de plus ou de moins ?

3) Il vous convient de découvrir tout à coup un nouvel agent des choses, par lequel vous vous mettez en contradiction directe avec vous-même. Depuis Adam Smith, l’idée que le travail est la source de toutes les valeurs a fait le tour du monde.

Vous le répétez aussi bien souvent dans votre livre, en paroles^ mais dans le fait, vous n’êtes jamais en état de vous en tenir là. Au lieu de dire comme les économistes : le capital, c’est du travail accumulé ; au lieu de présenter le travail positifs la production comme l’agent de la formation du capital, vous trouvez au capital un nouvel agent purement négatif : c’est l’épargne, la simple non-consommation d’une chose !

Cette fois la contradiction est si forte que par exception vous le sentez vous-même et vous continuez sous la pression de ce sentiment pénible :

« La seule épargne, la non-consommation d’une chose, n’est pas suffisante en elle-même pour la formation du capital. Un travail productif, une activité salariée doit nécessairement la précéder, comme cela s’entend de soi-même, car autrement les objets qui seraient mis en épargne pourraient venir à manquer. Les fonds et les valeurs qu’on veut accumuler et mettre en réserve doivent être préalablement créés, le revenu doit être gagné avant qu’on puisse en faire des économies. Pour cela, il n’y a qu’un moyen : le travail. Lui seul met à la disposition de l’homme tous les objets utiles et nécessaires ; lui seul produit toutes les valeurs : ainsi nous revenons de nouveau au travail comme source première de tout avoir, soit des objets de consommation destinés à être immédiatement consommés, soit de la part mise en réserve pour satisfaire nos besoins futurs, nos moyens d’acquisition, toutes choses que nous appelons capital. »

Avec quelle moquerie vous traitez les pauvres travailleurs ! comme vous les raillez, monsieur Schulze ! êtes-vous donc tout à fait privé de conscience ? Avec des phrases captieuses, artificiellement cousues comme celles-ci : « une activité salariée doit précéder ; le revenu doit être gagné avant qu’on puisse en mettre une partie en réserve ; il n’y a qu’un moyen pour cela : le travail, etc. » ; avec des phrases pareilles, dis-je, vous expliquez aux travailleurs la formation des capitaux européens, comme s’ils avaient été formés par des travailleurs salariés primitifs, par la mise en réserve de leurs salaires de travail !…

Ce n’est pas de cela que je veux parler ici, mais de cette contradiction qui fait que tantôt c’est le travail positif, et tantôt la non-consommation (chose toute négative) d’une chose qui est la source du capital. Ces contradictions sont-elles annulées, parce que vous avez l’audace de les mettre en regard l’une de l’autre ? Point du tout ! Les passages cités sont plutôt un hurlement et un gémissement continuels de contradictions, un hurlement semblable à celui de cent chiens battus ! D’abord, c’était l’épargne, « la simple non-consommation d’une chose qui était l’unique source du capital. Ensuite c’est l’épargne à elle seule qui ne suffit plus pour former le capital ». Il paraît ici que nous allons avoir deux agents de la formation du capital, l’épargne et le travail. Alors, en parlant du travail, pourquoi dites-vous : « Lui seul met toutes choses à la disposition de l’homme, lui seul produit toutes les valeurs » ! Il paraît que de nouveau le travail seul deviendra l’agent de la formation du capital. Puis, après, c’est de nouveau « la partie de notre avoir mise en réserve pour notre existence future que nous nommons capital ». Finalement nous retombons dans la première définition : c’est l’épargne, la mise en réserve, qui est la source unique de la formation du capital. Le travail peut, c’est bien le sens qui gît au fond obscur de ce galimatias, produire les choses séparément, mais elles ne deviendront capital que par leur accumulation, par leur non-consommation. Ainsi, la non-consommation, l’épargne, est l’unique source de la formation du capital. Et de cette manière la chose est définitivement résolue, et (p. 29) le capitaliste apparaît comme un homme qui s’est exposé à la peine et aux privations nécessaires pour l’accumulation d’un capital.

Ne voyez-vous donc pas que, même abstraction faite de toute histoire, il est absurde, en soi-même, de donner comme agent de la formation économique du capital une chose purement négative, comme l’épargne, la non-consommation, et qu’il est également absurde de la donner comme agent unique, ou agissant de concert avec le travail ?

Une petite remarque seulement pour vous rendre la chose plus claire. Regardez autour de vous, monsieur Schulze : quels sont donc les produits du travail qui peuvent, en général, être « consommés », et qui par conséquent peuvent ne pas être épargnés ? Le blé, la viande, le vin, etc., et ces choses consommables doivent, pour la plupart, être consommées par la société humaine, plus tôt ou plus tard, parce qu’elles ne supportent pas une longue conservation, une longue mise en réserve, et se gâtent inutilement. Jetez encore un coup d’œil sur les autres produits du travail qui forment réellement les richesses capitales de la société actuelle, par exemple : les machines à vapeur et les améliorations du sol, et les maisons, ou simplement les matières premières de tous genres acquises par le travail, les barres de fer, les blocs d’airain et de cuivre, les briques et les tuiles, les masses de pierre, etc., etc. Ceux-là, une fois acquis, se laissent-ils consommer, et par conséquent non épargner ? Ici il y a plutôt impossibilité de ne pas épargner, et le mérite que vous faites aux capitalistes glorifiés par vous, jusqu’à présent, et dans la suite, de ne pas avoir dévoré ces machines à vapeur, ces améliorations du sol, ces tuiles, ces masses de pierres, ces blocs d’airain et de cuivre, ce mérite-là me paraît assez médiocre. Certainement vous objecterez que les propriétaires pouvaient vendre tous ces objets et dissiper en jouissances le montant ! D’accord, monsieur Schulze. Mais quelle conséquence cela aurait-il pour la formation du capital ? Ces capitaux, ces machines à vapeur, ces améliorations du sol, ces tuiles et ces blocs d’airain, au lieu d’appartenir à Paul, appartenaient à Pierre, ce qui est également indifférent pour la société, pour la nation et pour l’existence du capital social. Je vous demande encore une fois : écrivez-vous des traités politico-économiques ? Monsieur Schulze, écrivez-vous, comme vous le dites, un cours populaire d’économie politique ou bien encore un cours d’economie privée, un abécédaire intitulé : l’Art de s’enrichir[4] ? Il est superflu de rappeler, ce que vous nous avez dit vous-même (page 57), que, lors même que les propriétaires des machines dépenseraient le montant en jouissances, cela aboutirait au même résultat, car ils commanderaient de nouveaux produits, feraient surgir de nouvelles productions, payeraient les salaires et feraient toutes sortes de choses auxquelles aboutissent tous les capitaux.

Je vous expliquerai, plus tard, en résumé, l’origine du capital relativement à sa répartition juriclique privée. Ici je n’ai voulu que vous montrer combien peu importe l’épargne à l’origine du capital économique. Ainsi la production, comme vous pouvez vous en convaincre, est l’unique source de toute formation du capital, et entre autres la direction déterminée prise par la production d’une société influe énormément sur le procédé de la formation du capital. Pour la situation économique d’une société, les conséquences sont évidemment de la plus grande importance, selon que le travail est dirigé à la production des moyens d’existence (l’agriculture), à la production des pyramides d’Égypte ou à la production de vaisseaux, de machines à vapeur, de chemins de fer, etc., etc.

Je vous l’expliquerai tantôt d’une manière plus détaillée. Cependant ce développement plus détaillé des différentes directions de la production n’a rien de commun avec l’épargne qui, comme j’ai voulu vous le démontrer ici, n’est d’aucune façon l’agent de la formation sociale du capital. Si les produits existent — et pour être épargnés ils doivent exister effectivement avant — l’épargne de quelques-uns de ces produits (objets de consommation) devient impossible par elle-même. Quant aux autres qui constituent réellement le fonds de notre richesse sociale (capital), leur consommation devient aussi impossible par elle-même, attendu qu’il ne se trouverait pas d’estomac capitaliste assez fort pour pouvoir les digérer.

Ici, j’ai voulu montrer seulement quelles suites d’odieuses interprétations, quelle corruption vous propagez en croyant, dans votre profonde ignorance, périphraser simplement la définition usitée parmi les économistes bourgeois, que le capital est du travail accumulé. Cette définition, je le répète, comprise par eux n’importe dans quel sens, ne contient dans les termes aucune trace de cette absurdité dont je vous accuse. Elle ne dit pas que quelque chose de purement négatif, comme l’épargne, soit la source de la formation du capital. Accumulation n’est pas épargne, monsieur Schulze, quoique vous considériez ces deux termes comme synonymes. L’épargne est l’accumulation de certaines choses, qui auraient pu ?2e pas être épargnées, mais être consommées. Vous le voyez, monsieur Schulze, vous manquez non seulement de toutes connaissances économiques, mais vous ne possédez pas même l’instruction élémentaire indispensable, l’indispensable connaissance de la signification 6 ?es mots. Je dois faire ressortir cette différence de sens entre accumulation et épargne, sans quoi vous m’affirmeriez prochainement que vous avez épargné le soleil, la lune et les astres. Car vous ne pouvez pas m’objecter de les avoir accumulés, par cette autre raison que l’accumulation nécessite une action positive. La définition de l’économie bourgeoise est donc aussi exempte, sinon dans le sens, au moins dans les termes, de cette troisième absurdité par laquelle vous l’avez gâtée, falsifiée, dans votre périphrase.

Personne n’exige de vous, et moi moins que tout autre, que vous produisiez, que vous apportiez dans la science quelque chose de nouveau, quelque insignifiant que cela puisse être. Le rôle le plus honorable des gens de votre espèce a toujours été d’aller colporter par le pays ce qui depuis cent ans fut connu et reconnu par la science, mais ce qu’on peut du moins exiger de vous, c’est de ne pas défigurer d’une manière si pitoyable ce qui depuis cent ans a été dit dans tous les abrégés, car il y a cent ans qu’Adam Smith a déclaré le capital du travail accumulé.

C’est justement pour cela que je vous dénonce particulièrement à votre patronne la Bourgeoisie, comme étant, ainsi que je l’ai démontré partout, un commis-voyageur impropre à son service, tout à fait incapable de représenter ses intérêts. Elle gagnerait vraiment à être défendue d’une tout autre manière, sinon par des raisons justes et convaincantes, du moins par des arguments plus intelligents et plus sérieux. Mais vous ne vous doutez pas même de ce que l’économie bourgeoise a réellement produit jusqu’ici ; vous ignorez même les couloirs de l’arsenal où vous deviez chercher vos armes, vous roi du monde social, comme MM. Georges Jung, Heinrich Bürgers et Hellwitz vous ont surnommé dans leurs discours publiés à Cologne. En outre, la chose par laquelle vous nuisez le plus aux intérêts de vos patrons et par laquelle vous trahissez le secret de leurs affaires, ce sont ces ruses cousues de fil blanc que vous employez pour les servir, ruses tellement grossières qu’elles dévoilent le secret de vos motifs et, par là, le fond de la cause que vous soutenez. Ces procédés-là ne peuvent inspirer à celui qui les comprend que la plus grande animosité contre cette cause que vous défendez de la sorte.

Je vous ai déjà montré le motif qui vous fait transformer le capital de travail accumulé en partie du revenu mise en épargne : mais vous aviez encore deux autres raisons pour cela. Si vous aviez défini devant les travailleurs le capital comme du travail accumulé, vous auriez pu craindre que cela ne fît naître cette question : Pourquoi nous travailleurs qui travaillons tant n accumulons-nous donc jamais ? tandis qu’en leur expliquant la chose comme une partie du revenu mise en réserve vous avez pensé : ils savent certainement qu’ils n’épargnent rien, par une bonne raison, et ne mettent jamais rien en réserve, et de la sorte ils supporteront mieux le désagrément de ne pas posséder de capitaux. —

Enfin vous aviez une troisième raison.

En Allemagne, il faut que tout soit moral. Le bourgeois allemand ne peut pas se contenter de posséder le capital juridiquement, il ne lui suffit pas non plus de considérer objectivement qu’il le possède aussi économiquement, d’une manière inattaquable ; non, il faut que ce soit encore un mérite moral pour lui de le posséder. Ce mérite moral doit être établi, le prix Montyon doit lui être décerné, et la théorie de l’épargne s’y prête parfaitement. Dans tous les cas le capital est le résultat direct d’une épargne. Généralement, les capitaux ne peuvent pas se former d’une autre manière, dites-vous (p. 25), et vous poursuivez d’une voix attendrie (p. 29), quel grand martyr est le capitaliste qui a pris sur lui la peine et les privations qu’entraîne incontestablement l’accumulation d’un capital.

Les voilà donc, nos capitalistes européens, voyez leurs faces pâles et blêmes, ils sont silencieux et consumés de chagrin ! Soucieux et les yeux baissés, ils ne pensent qu’à leur douloureuse carrière pleine de privations et ils rougissent presque de pudeur de ce que leurs grands mérites, qu’ils auraient volontiers cachés à tous les yeux, soient dévoilés avec tant d’éclat et devant l’univers entier !

Monsieur Schulze !… mais non ! Gardez encore une fois la parole. Reproduisons ici le dithyrambe que vous entonnez (p. 25) immédiatement après avoir dit que le capital est la partie mise en réserve pour notre existence future ;

« Seulement le produit du travail[5], le capital, comme nous l’avons vu, s’en va de nouveau aidant a l’obtention des buts divers du travail ; il reflue dans le sein du travail en le fécondant pour se renouveler dans la circulation permanente en de nouveaux produits de travail. Une merveilleuse corrélation, qui n’a pas d’autres exemples dans le monde, enchaîne indispensablement les intérêts des deux : du capital et du travail ! Il suffit de jeter un coup d’œil sur ce fait pour voir dans quelle activité et dans quel exercice constant y sont maintenues les qualités les plus élevées de la nature humaine. L’application, l’aptitude au travail, l’épargne, n’ont-elles pas leur racine dans les qualités morales et intellectuelles de notre nature ? Quelles connaissances, quelle expérience, ne sont-elles pas nécessaires pour travailler avec habileté, avec succès, n’importe à quelle spécialité ! Et de plus, pour bien mener son intérieur avec le produit de son travail, chacun doit songer à l’avenir, mettre en ligne de compte l’influence du capital sur l’épargne pour la satisfaction des besoins futurs et pour la bonne conduite de son établissement, et se résoudre à sacrifier le présent à l’avenir. Il s’agit alors de se gouverner, de régner sur ses passions, de se priver du charme momentané de la jouissance en faveur d’autres avantages plus durables dans l’avenir, de résister aux convoitises de toutes sortes et de pratiquer la sobriété et la tempérance. Ici prévalent surtout les devoirs et les liens sacrés de la famille, car il faut être pénétré d’amour et de dévouement pour les siens, pour ne pas reculer devant les peines et les privations, dont les fruits souvent seront recueillis par les enfants et les petits-enfants. Bref, de quelque côté que nous envisageons la chose, partout les aspirations économiques à la formation du capital ont leur source dans la partie la plus noble de la nature humaine. »

Jamais David n’a si admirablement chanté en s’accompagnant de sa harpe !

Glorifiez le Seigneur, le roi tout-puissant de la gloire.

Faudrait-il encore vous développer sérieusement que même sous le rapport de leur répartition juridique privée les capitaux européens ne sont pas le moins du monde un fruit de l’épargne, malgré l’interminable fatras que vous employez pour le prouver ?

N’avez-vous réellement aucune idée de l’origine des capitaux dans le passé et dans le présent ?

Je vais vous l’expliquer aussi succinctement que possible, monsieur Schulze. Au commencement de la civilisation, à l’avènement du christianisme, règne le travail esclave. Les travailleurs eux-mêmes, avec tout ce qu’ils produisent, constituent la propriété du maître. Sous le régime de l’esclavage, il peut être question de l’accumulation, mais non de l’épargne. Car, abstraction faite de ce que quelqu’un, possédant, par exemple, 100 esclaves, pouvait dissiper le produit du travail de 60 esclaves en bonne chère et en débauches (ce qui vraiment ne s’appelle pas épargner) et accumuler en outre le produit du travail des 40 autres, cette accumulation n’est pas encore l’épargne, prise dans votre sens, puisque ce n’est pas l’épargne du produit de son propre travail. L’épargne du produit du travail d’autrui s’appelle aujourd’hui rapine ou au moins exploitation. Si vous n’êtes pas de cet avis, souvenez-vous de ce que je vous ai dit, que depuis que nous existons j’ai toujours épargné votre pro- duit de travail, ingrat que vous êtes, avec une abstinence sans exemple, de même que celui de votre ami Reichenheim, et que prochainement je vais les réclamer, surtout au dernier !

Le christianisme n’apporte aucun changement appréciable. Car, au lieu de l’esclavage, il y eut le servage, où le soin du travail était dévolu aux hommes, qui à des degrés différents formaient la propriélé juridique de leur seigneur, dont l’accumulation se faisait aux dépens du travail d’autrui. Et cela ne se rapporte pas seulement au travail rural, car vous savez, monsieur Schulze, et d’ailleurs chaque enfant le sait, qu’au moyen âge, pendant des siècles entiers, le travail industriel dans les villes se faisait par les hommes liges qui dépendaient des familles nobles et patriciennes[6].

Tandis que le servage et la servitude duraient dans les campagnes jusqu’à la Révolution française, — ils furent remplacés dans les villes par les jurandes, dont vous êtes le grand adversaire et l’ennemi passionné, — votre progrès consiste justement en ce que vous combattez en théorie des choses qui sont abolies depuis soixante-quinze ans !

Vous devez donc savoir que les jurandes consistaient en institutions positives qui, sous cent formes différentes, par contrainte légale, faisaient travailler le pauvre peuple dans les villes pour des générations de patrons, afin de faire couler le produit de son travail dans les poches de ces derniers.

Enfin éclate le tonnerre de la Révolution française de 1789 ! Servages, servitude, jurandes, tout disparut, comme emporté par la foudre ! On était arrivé à la concurrence libre !

Le travail fut proclamé libre de jure ; et grande fut la joie !

Y avait-il réellement quelque chose de changé dans cet ancien état des choses, où les travailleurs devaient toujours laisser couler le produit de leur travail dans les poches des classes possédantes, privilégiées ? Était-il véritablement écarté, cet état d’exploitation de l’ancienne société, où les classes possédantes privilégiées accumulaient le produit du travail d’autrui — des travailleurs — comme leur propre propriété juridique ?

Comme nous l’avons déjà dit, le travail était déclaré libre de jure ^ et rien n’empêchait personne d’acquérir, d’accumuler et d’épargner son propre produit de travail.

Rien qu’une petite difficulté.

« Avant de pouvoir entreprendre une occupation, un travail quelconque avec des buts d’acquisition, dites-vous (page 10 de votre Catéchisme), il faut se procurer les matières premières, les instruments de travail nécessaires, et enfin pourvoir à ses moyens d’existence ainsi qu’à ceux de ses compagnons pendant la durée du travail.

« Ces choses supposées indispensables à chaque travail dirigé vers la production d’objets, continuez-vous, ne peuvent être acquises que par des travaux des genres les plus différents, antérieurs à celui qu’on veut entreprendre ; ces choses indispensables, nous les nommons capital. »

Vous le savez donc vous-même, monsieur Schulze, qu’avant de pouvoir entreprendre un travail quelconque il faut avoir à sa disposition du travail précédent, c’est-à-dire du capital.

Soudainement tous ces serfs, membres de jurandes, et apprentis déclarés juridiquement libres, et qui, pendant des milliers d’années, eux et leurs devanciers avaient produit ce travail antérieur pour toutes sortes de privilégiés, se trouvèrent libres de jure et dépourvus de tous moyens de facto, les moyens étant restés entre les mains des propriétaires de capitaux.

Comme ces travailleurs ne possédaient pas ce qu’il faut pour entreprendre un travail quelconque, que leur restait-il, que leur reste-t-il à faire, malgré la liberté juridique et la déclaration de la concurrence libre, sinon de vendre leur vie pour les besoins de leur existence ?…

En d’autres termes : Que leur restait-il et que leur reste-t-il, s’ils ne veulent pas mourir de faim, sinon de chercher du travail chez ces mêmes entrepreneurs munis des résultats de la propre activité antérieure des travailleurs, c’est-à-dire des capitaux produits par leur propre travail de mille ans, et cela pour un salaire qui, tout à fait exceptionnellement et rarement, et jamais pendant longtemps, ne dépasse l’équivalent des moyens d’existence absolument indispensables ?

D’un côté un salaire réduit dès l’origine à l’équivalent des moyens d’existence indispensables usités chez le peuple met les travailleurs dans l’impossibilité d’épargner ; d’un autre côté, les frais indispensables à leur entretien étant prélevés, toute la plus-value du produit de leur travail en général, quelque considérable qu’elle soit, ou d’une branche de production en particulier, plus ou moins lucrative, coule inévitablement dans la poche de l’entrepreneur, qui de son côté en cède une part au capitaliste.

J’ai développé cette loi de salaires, avec les oscillations peu importantes auxquelles elle est soumise, dans ma Réponse publique[7].

Et si vous et la Coterie des gazettes (Zeitungs geschwister) m’aviez démenti, j’aurais pu me tenir pour suffisamment consolé par les paroles de Rodbertus adressées aux travailleurs[8] :

« Lassalle vous a exposé cette loi dans ses moindres modalités si suffisamment, qu’il n’y a plus à perdre un mot sur ce sujet. »

Toutefois, je l’ai démontré d’une manière encore plus détaillée dans mon Manuel des Travailleurs, tant par des arguments que par l’adoption de ce qu’ont dit sur ce point tous les économistes bourgeois (voir Manuel des Travailleurs et Impôts indirects et la situation de la classe ouvrière). Enfin, je vous en donnerai un résumé (chapitre IV), une preuve systématique encore plus convaincante ; quant à la plus-value, je prouverai que vous reconnaissez vous-même la vérité de cette loi.

La concurrence libre n’a donc changé en rien le fait ancien que le travailleur doit toujours donner au capitaliste, comme autrefois on la donnait au maître, la plus-value qui dépasse ses propres besoins. (Les esclaves, les serfs, les membres de jurandes et les apprentis ne devaient pas moins avoir de quoi satisfaire ces mêmes besoins.)

Oui, si le travail s’exerçait encore aujourd’hui dans sa forme primitive, naturelle, comme chez les Indiens dans les forets de l’Amérique, où le travail du jour (la chasse) donne l’entretien du jour, il n’y a aucun doute qu’alors la liberté juridique des travailleurs, proclamée en 1789, les aurait transformés en hommes libres de facto, et chacun aurait depuis chassé pour son propre compte, chacun aurait acquis ni plus ni moins que son produit individuel de chasse ou de travail.

Mais les progrès de la division du travail, cette cause de la civilisation européenne, ont donné une tout autre forme au travail. Chacun ne travaille qu’à une partie abstraite d’un produit, sans créer des moyens complets de consommation dont il aurait pu vivre. La conversion en argent de ce produit se réalise pendant des semaines, des mois, des années, et pendant ce temps pour vivre on a besoin d’une avance. Le travail partitif suppose encore un travail partitif antérieur d’autrui, par conséquent une avance pour se procurer les résultats pour l’acquisition des matières premières, des instruments de travail et des produits industriels. Le travail partitif ne s’accomplit enfin que par le concours de beaucoup de personnes pour le même résultat de travail, et suppose de nouveau des avances pour leur entretien, etc. Ainsi chaque note du concert de la production hurle inexorablement : avances, avances, avances ! Quand les travailleurs, en 1789, furent déclarés libres, ils ne purent pas aller chasser dans leurs domaines, comme le fier fils des forêts, car ils n’avaient plus de domaines pour la chasse, et le procédé de l’alimentation sociale s’accomplissait dans une autre forme plus artificielle.

Ce surplus, ce travail précédent qui était indispensable pour leur nourriture, ils l’avaient accumulé dans les mains des classes possédantes, juridiquement privilégiées. De ce même travail, leur propre travail antérieur, malgré, et précisément par la libre concurrence, ils durent positivement s’en faire les forçats, et, après comme avant, livrer le surplus de leur travail dépassant le strict nécessaire à leur entretien au maître, autrefois de jure et maintenant de facto.

Le travail antérieur, le capital, écrase le travail vivant dans une société qui produit dans les conditions de la division du travail, de la loi de la concurrence libre et de l'aide-toi. Les propres produits de son travail étranglent le travailleur ; son travail d'hier se soulève contre lui, le terrasse et le dépouille de son produit de travail d’aujourd’hui.

Et plus le travailleur produit, depuis 1789, plus il accumule de capitaux au service de la bourgeoisie dont il augmente la propriété, plus il facilite par là les progrès ultérieurs de la division du travail, plus il augmente le poids de sa chaîne, plus il rend déplorable la situation de sa classe[9]. Et c’est la raison pourquoi cette situation est plus pénible en Angleterre qu’en France et en Belgique, en France et en Belgique plus pénible qu’en Allemagne !

En tout cas, je crois vous avoir suffisamment prouvé, monsieur Schulze, que l’origine des capitaux, même par rapport à leur répartition juridique privée, n’a rien de commun avec l'épargne, et aussi peu avant 1789 qu'après, sous le règne de la concurrence libre et jusqu’à nos jours ! Je crois vous avoir prouvé qu’après comme avant 1789, les travailleurs ne pouvaient pas accumuler, et que ceux qui accumulent n’accumulent pas leur propre produit, mais le produit du travail d’autrui, par conséquent n’épargnent pas !

Mais, si vous êtes incapable, de vous faire vous-même ce court développement historique sur les rapports du travail européen, le simple bons sens ne vous dit-il pas qu’il est impossible, même à priori, de donner pour origine aux capitaux par l’épargne individuelle du propre produit de travail, comme vous le faites ?

Comment vous représentez-vous l’origine des premiers capitaux ?

Rappelez-vous encore une fois de la forme primitive du travail, de l’Indien sauvage chassant librement dans ses forêts. Pouvait-il mettre en réserve quelque chose de son revenu ? Son travail lui donnait-il un surplus sur ses moyens d’existence ? L’histoire vous donnera la réponse là-dessus, en vous montrant que des masses de tribus indiennes sont mortes de faim. En d’autres termes : il n’y a que la division du travail qui donne une plus-value sur les moyens d’existence.

Peut-être demanderez-vous : pourquoi ce pauvre diable d’Indien n’a-t-il pas joué le capitaliste, pourquoi n’a-t-il pas pris un certain nombre d’Indiens à son service et ne les a-t-il pas fait chasser avec lui pour son compte ?

Vous ne voyez donc pas, monsieur Schulze, que ces hommes libres ne s’y sont jamais prêtés ; car. tous ensemble ils n’auraient acquis que ce qu’ils gagnaient avant en pleine liberté, c’est-à-dire leurs moyens d’existence.

Et secondement : d’où cet Indien aurait-il pris l’avance pour l’entretien nécessaire des salariés, tandis qu’ils auraient chassé pour son compte ? A-t-il pu l’épargner de son propre produit de chasse, aux dépens de son estomac ? Il aurait pu devenir maigre comme un squelette avant de pouvoir amasser ce qui était nécessaire à l’entretien d’un certain nombre de chasseurs salariés pour son compte.

Mais, objecterez-vous peut-être, c’était la faute du pauvre diable lui-même. Pourquoi n’occupait-il pas plutôt ses travailleurs salariés aux travaux d’agriculture ou d’industrie qui donnent un entretien suffisant ?

Mais ne voyez-vous pas, monsieur Schulze, que l’obstacle dont nous venons de parler plus haut reparaît centuplé ici ?

Comment aurait-il pu épargner de son produit de chasse personnel les moyens d’existence nécessaires à la conservation de la vie de ces agriculteurs et de ces industriels pendant l’année ou les plusieurs mois qu’exigent l’agriculture et l’industrie pour donner un produit ?

Ceci nous prouve deux choses, monsieur Schulze :

I. La production par la division du travail, qui seule donne un excédant sur les besoins du jour, pour devenir possible, suppose toujours une mise préalable d’accumulation de capitaux, et en même temps toujours une division de travail antérieure, qui seule peut fournir ce surplus sur le besoin du jour impossible à atteindre dans le travail individuel.

IL C’est pourquoi les peuples qui partent d’une complète liberté individuelle, comme les tribus des chasseurs indiens, ne peuvent jamais arriver à une accumulation de capital, et par conséquent à un degré de culture quelconque.

C’est pourquoi, quand les blancs traversèrent pour la première fois le Grand lac salé, ils trouvèrent les Iroquois, les Delaware, les Chérokees, les Tchikasas, etc., exactement au même degré de culture où ils se trouvaient des milliers d’années auparavant, et les restes de ces tribus s’y trouvent encore aujourd’hui, en tant qu ils n’ont pas changé leur genre de vie et ne se sont pas européanisés.

Ainsi : le travail individuel ne peut pas faire d’épargnes.

Mais jetez un coup d’œil sur l’esclavage que vous trouvez au berceau des nations civilisées.

Le tableau change aussitôt !

Un seigneur a, par exemple, 100 esclaves. Il peut en employer 30 à la production de ses moyens de consommation personnels de tous genres ; et vous conviendrez avec moi que consommer le produit du travail de trente hommes ne s’appelle pas épargner. Il emploie 60 autres esclaves à l’agriculture, c’est-à-dire à la production des moyens d’existence nécessaires pour eux-mêmes, pour les 30 premiers et les 10 derniers qui lui restent. Il emploie les 10 derniers esclaves à la fabrication des instruments nécessaires aux 30 premiers et destinés à la production de ses consommations personnelles ainsi qu’aux 60 autres esclaves qui produisent les moyens d’existence pour les 100 esclaves.

Telle est la physionomie qu’avaient un jour les sociétés. Au moins, direz-vous, cet homme épargne le produit du travail des 10 esclaves qui produisent les instruments. Et quand même ce serait vrai, que l’accumulation du travail d’autrui n’est pas de l’épargne, il pouvait toujours, usant de son droit de maître, consommer aussi le produit de travail de ces 10 esclaves, et c’est une privation de sa part d’y avoir renoncé et de l’avoir accumulé en instruments de différents genres.

Vous êtes de nouveau dans l’erreur, monsieur Schulze !

Cet homme, en faisant produire par les 10 esclaves les instruments pour les 60 esclaves et pour les 30 occupés de la production de ses moyens de consommation personnels, gagnait par cette division du travail beaucoup plus de moyens de jouissance pour lui-même et sa maison qu’il n’en aurait eu, s’il avait fait travailler aussi ces 10 esclaves directement à la production des moyens d’existence. Par le travail continu de ces 10 qui fabriquent les instruments pour les 30 et les 60, ce propriétaire parvient bientôt à ce que, par suite de l’amélioration des instruments d’agriculture, 50 esclaves agriculteurs suffisent déjà à produire les moyens d’existence pour tous les 100. De ces 60 esclaves il en a à présent 10 de disponibles, et il les joint à l’équipe des esclaves qui fabriquent les instruments et qui maintenant sont au nombre de 20. Moyennant les instruments de travail de tout genre, perfectionnés et fonctionnant mieux, que produisent ces 20, la production des 30 esclaves, qui consiste en objets de luxe destinés aux besoins personnels du maître, ainsi que la production des moyens d’existence des 50 esclaves agriculteurs, devient beaucoup plus abondante. Il possède en surabondance dans les caisses, dans les coffres, dans les caves et dans les granges. Ses objets de luxe deviennent toujours de plus en plus raffinés ; la pourpre, la soie et la gaze sont à sa disposition, et il s’aperçoit que, grâce à l’amélioration des instruments d’agriculture et des méthodes, 40 esclaves suffiront pour produire les moyens d’existence des 100.

Quant aux 10 esclaves nouvellement disponibles, le maître les divise peut-être en en ajoutant 5 à l’équipe des 30 esclaves qui produisent les objets do luxe à son usage, en y adjoignant une section de joueuses de luth et de danseuses, et en renforçant par les autres 5 l’équipe des esclaves producteurs des outils et des instruments de travail, dont le nombre primitif de 10 est déjà monté à 25. Mais les instruments toujours plus compliqués et plus productifs que ceux-ci fabriquent font que les moyens de luxe que produisent les 35 à l’usage personnel du maître abondent maintenant, et il voit qu’il peut encore augmenter et raffiner ses moyens de luxe en séparant 10 esclaves des 35 destinés à la production des objets de luxe, et en les ajoutant à l’équipe des producteurs d’instruments, afin de les faire produire par cette voie indirecte des moyens de jouissance en quantité encore plus grande pour lui-même. Cette équipe qui comptait primitivement 10 esclaves en compte déjà 35 ; le maître fait forer, marteler, aplanir, construire des machines sans relâche, et il acquiert par ce travail, toujours de plus en plus lucratif, une plus grande somme de jouissances de plus en plus délicates et une plus grande somme de moyens d’existence nécessaires, — abstraction faite de ce que par ces augmentations il parvient aussi à faire augmenter considérablement le nombre des esclaves par la procréation, et à ajouter ce nombre toujours croissant d’esclaves aux trois équipes.

Ainsi le rapport numérique des 100 esclaves, dont 30 produisaient primitivement des articles de luxe, 60 des moyens d’existence et 10 des instruments de travail, s’est modifié ainsi : 25 pour les articles de luxe directs, 40 pour les moyens d’existence directs et 35 pour la production d’instruments.

Vous voyez donc, monsieur Schulze, que ce que le maître a fait ne s’appelle pas « épargner », mais changer continuellement la direction de la production, en introduisant toujours une nouvelle division de travail, en employant toujours plus de forces actives, ôtées à la production directe des moyens de luxe et d’existence, à leur production indirecte, c’est-à-dire à la production d’instruments, de machines, en un mot, au capital fixe de tout genre, et plus il le faisait — ce qui vous paraît être « épargne, » — plus les moyens de jouissance affluaient vers lui.

Il en était de cet homme comme de l’amour de Juliette pour Roméo : « Plus je donne, dit-elle, plus j’en ai. « Plus il donnait d’esclaves à la troisième équipe destinée à la production du capital fixe, plus il avait de moyens de jouissance, plus il en consommait et pouvait en consommer !

Ce maître nous offre, monsieur Schulze, le tableau réel du développement de la société européenne et de ses capitaux.

Vous voyez vous-même maintenant qu’il n’était question là ni de privations, ni d’épargne même du produit de travail d’autrui.

Vous voyez en même temps, monsieur Schulze, que quiconque dit division du travail dit en même temps, ce qu’on oublie trop : — travail associé, et que ce travail associé ainsi que la culture et la formation du capital qui en dépendent n’étaient possibles, et en tout cas pendant longtemps, que dans la forme de l’esclavage, dans la forme d’un assujettissement et d’une association forcés, et par l’accumulation du produit de travail d’autrui.

C’est donc un bien que l’esclavage se soit trouvé au berceau des nations civilisées[10].

Mais ne trouvez-vous pas, monsieur Schulze, qu’il serait temps de mettre enfin un terme dans ses différentes formes et dans ses différents degrés à l’esclavage qui, dans le fond, existe après comme avant dans les choses ; ne trouvez-vous pas qu’il serait temps de mettre une fin à cette appropriation du produit du travail d’autrui ?

Je dis y mettre une fin ? Hélas, non ! La voie qui y mène est trop longue ; la transformation ne sera que successive ! Mais il est d’autant plus temps de se mettre de suite à faire le commencement de la fin.

En tout cas, vous avez vu combien peu l’épargne est pour quelque chose dans l’origine et dans l’accroissement des capitaux.

Voulez-vous savoir comment se forment les nouveaux capitaux dans une société aussi compliquée que celle d’aujourd’hui ?

Prenons des exemples concrets, monsieur Schulze ! J’ai acheté un bien-fonds pour 100 000 thalers. Je reçois annuellement 5 0/0 de mon capital placé dans ce bien-fonds, et je les dépense à mesure. Je « n’épargne » donc rien ; bien plus, je dépense même annuellement 2000 thal, au delà de mes revenus ; je dissipe, je m’endette, par conséquent. Dix ans après, je vends ma propriété et, par suite de l’accroissement de la population, de la hausse du prix des grains et des terres elles-mêmes, je retire de la vente de ce bien-fonds 200 000 thal. Je paie les 20 000 thal, de dettes contractées pendant ces dix ans, et j’ai en plus de mes 100 000 thal. un nouveau capital de 80 000 thal., et ce capital a été formé par les liens sociaux. Il a été formé parce qu’une population plus dense et plus nombreuse s’est groupée sur la même surface. Il s’est formé peut-être parce qu’à présent, pour produire le quantum des moyens d’existence nécessaires à la nation, il faut entreprendre la culture plus coûteuse des champs stériles, et qu’en conséquence le prix des grains du marché (vu les frais de production plus élevés sur ces champs stériles) doit être plus élevé pour être rémunérateur, ce qui me met en état de vendre aussi mon blé à ce prix plus élevé.

Ce capital a été formé, peut-être parce que la richesse augmentée d’une autre population donne, par une recherche plus active des produits du sol, à la population dont je fais partie, les moyens de hausser le prix de ses produits ; peut-être encore la hausse dont j’ai bénéficié vient-elle de l’abolition du droit d’entrée pour les grains, qui eut lieu dans un autre pays ; le résultat s’en est fait sentir autour de moi.

Bref, cette augmentation de capital a pu avoir toutes sortes de causes, — excepté mon travail et mon épargne.

Ou bien je suppose le cas qu’à la fondation du chemin de fer de Cologne-Minden j’aie signé pour 100 000 thaï, d’actions au pair Sans me soucier davantage de ce chemin de fer, j’ai touché pendant longtemps, pendant des années, d’abord 5, puis 8, ensuite 10, 12, 13 0/0 de cette mise de capital, un dividende vraiment énorme, et je l’ai dépensé jusqu’au dernier liard. Je vends maintenant ces actions de Cologne-Minden, qui valent, suivant le cours, 175 thal., et je gagne un nouveau capital de 75 000 thal. sans jamais avoir ni accumulé ni rpargné un denier de mon revenu.

Ce nouveau capital, comment s’est-il formé ? Par les liens sociaux, monsieur Schulze. Le mouvement des voyageurs, le transport des marchandises, ont augmenté ; l’invention d’un ingénieur anglais a peut être amoindri les frais d’exploitation ; bref, tous ces liens sociaux, mais nullement mon travail et mon épargne, font que le grand capital appelé Chemin de fer de Cologne-Minden, et par conséquent chaque action de ce capital, représente maintenant une valeur d’autant plus grande.

Et remarquez bien, monsieur Schulze, que, si par les actions du chemin de fer deCologne-Minden on gagne, sans rien faire, de nouveaux capitaux, — vous deviez le savoir ! Tous vos amis se sont enrichis par les actions de Cologne-Minden, les Hautes-Silésies, lettre A, les Hautes-Silésies, lettre B, et par celles de Magdeburg, Halberstadt et une foule d’autres. Quoique en économie politique vous sachiez moins qu’un enfant nouveau-né, vous deviez pourtant savoir cela, vous en avez entendu parler cent fois dans le cercle de vos connaissances.

Ainsi quand vous dites (p. 25) :

« Dans tous tes cas, le capital est le résultat direct de l’épargne. Il ne peut naître que quand quelqu’un ne dépense pas tout son produit net de travail, tout son revenu, pour la satisfaction de ses besoins momentanés, mais e7i met une partie en réserve » ; et quand vous continuez en accentuant : « Autrement les capitaux ne « peuvent généralement pas se former ».

Vous vous ôtez par là sans ressource toute prétention d’avoir été de bonne foi !

Il n’est pas à la portée de tout le monde, de se faire une idée claire du capital dans sa signification d’économie politique et dans sa signification d’économie privée, il est encore plus difficile de ne pas perdre de vue cette différence dans les recherches ultérieures et dans les cas spéciaux.

Il n’est pas à la portée de tout le monde de comprendre une question de ce genre qui est plus embrouillée encore : pourquoi même un épicier à Delitsch, lequel, sur son profit annuel de 1000 thal., met 500 thaï, en réserve, accumule par là le produit du travail d’autrui, puisque toute la productivité actuelle du capital est fondée précisément sur ce que, dans toute entreprise de production, le produit de travail du travailleur est accumulé par l’entrepreneur, et puis, si le capital est productif en général, il doit nécessairement conserver dans toutes les autres mises de capitaux nécessaires à la société cette même productivité que dans l’entreprise productive, et il doit également rapporter un profit, puisque autrement il ne se trouverait plus de capitaux pour les autres entreprises.

Pour tout cela et beaucoup d’autres choses, vous pouvez trouver une excuse dans voire ignorance. Mais quant aux actions du Cologne-Minden, etc., vous saviez sans contredit à quoi vous en tenir. Quant aux milliards gagnés en Europe de cette manière, pendant ces vingt dernières années, vous en saviez aussi quelque chose !

Et si même dans votre cerveau trouble vous vous imaginiez que les capitaux pouvaient naître de l’épargne, vous saviez en tout cas qu’ils se forment aussi d’une autre manière.

Et cependant, si, pour inspirer au travailleur la vénération nécessaire devant ce martyr silencieux^ le capitaliste, si, pour le pénétrer de la foi religieuse en la légitimité des conditions économiques d’aujourd’hui, et pour éviter cette question embarrassante de sa part : combien de capital se forme de telle manière, et combien de telle autre manière ? — si c’est pour cela que —vous dites que le capital ne peut naître dans tous les cas que lorsque quelqu’un n’emploie pas tout son revenu à la salisfaction de ses besoins, mais en met en réserve une partie, et que vous ajoutez encore : autrement les capitaux ne peuvent pas se former généralement, vous avez, ii faut bien que je vous le dise, monsieur Schulze — la vérité avant tout ! — vous en avez sciemment menti !

Mais en mentant devant les travailleurs, devant un public dont les intérêts vitaux communs dépendent de cette question, et qui n’a pas l’instruction nécessaire pour voir clair dans vos sophismes et pour les réfuter, vous vous qualifiez vous-même de B…[11] tout à fait conscient. Je ne veux pas écrire tout le mot, monsieur Schulze, mais uniquement parce que je veux avoir la satisfaction devons voir donner par la conscience publique elle-même la dénomination qui vous convient !

Et remarquez-le bien, monsieur Schulze, dans les deux cas que je vous ai cités, qui vous sont bien connus et qui se passent tous les jours, dans le cas relatif au bien-fonds ainsi qu’aux actions de Cologne-Minden, il n’y avait pas de ces transmissions du capital dont vous parlez (p. 26 et 27) dans le chapitre Transmissibilité du capital.

Pour mieux abêtir les travailleurs vous dites là :

« Il est vrai qu’on voit souvent des gens qui n’ont jamais travaillé, jamais épargné, en possession de grands capitaux.

« Mais cela ne contredit en rien notre explication du capital ; car ces capitaux leur ont été transmis par d’autres. »

Vous énumérez tous les genres de transmission : l’héritage, le don, le jeu, la tromperie, le pillage et le vol, et vous ajoutez, (p. 27) :

« Mais après tout ce qui a été dit, il sera clair pour chacun que par tous ces moyens licites et illicites, seulement le capital déjà produit passe de mains en mains, mais que jamais un capital, ou en général une fortune, ne peuvent être formés, et qu’une fois pour toutes ils ne sont que le résultat possible de l’épargne et du travail. »

Et après cette phrase triomphante vous êtes sûr d’avoir bouché dans le cerveau de vos travailleurs le dernier soupirail par lequel un souffle de jugement sain pouvait pénétrer jusqu’à eux ! Mais, monsieur Schulze, dans l’exemple cité du nouveau capital de 75.000 th. que j’ai gagné sur les actions de Cologne-Minden, je n’ai ni travaillé, ni épargné. Je n’ai également ni trompé, ni pillé, ni volé ; je suis en général tout à fait inattaquable de ce côté devant le procureur du roi. Je ne l’ai reçu ni en héritage, ni en don de personne. Je n’ai pas non plus joué, monsieur Schulze, et je ne me suis pas approprié une valeur qu’un autre possédait déjà avant moi juridiquement. Distinguez bien, monsieur Schulze, je n’ai parlé ni d’agiotage, ni de jeu de bourse. Mais il s’est formé réellement et effectivement une nouvelle valeur de capital. Par suite de l’augmentation du mouvement des voyageurs, de la diminution des frais d’exploitation, etc., etc., tout le chemin de fer de Cologne-Minden, et chaque action qui en représente une partie, a maintenant une plus grande valeur réelle. Personne n’a possédé avant moi juridiquement cette nouvelle valeur de capital ; par conséquent, personne aussi ne me l’a transmise, je ne l’ai également ni épargnée ni produite. D’où vient donc cette nouvelle valeur de capital ? La chose est vraiment étonnante ! C’est comme si elle était tombée du ciel !

Mais ici, monsieur Schulze, vous vous écrierez peut-être plein de fureur contre moi : Imbécile que vous êtes ! Ne voyez-vous pas que cette valeur de capital a été produite et vous a été transmise, comme au propriétaire de ces actions de chemin de fer, par les travailleurs du chemin de Cologne-Minden et par tous les autres groupes de travailleurs qui ont coopéré au même résultat ?

Certainement que je le vois, monsieur Schulze ! Et je me tue précisément dans tout cet écrit à vous le prouver ! Mais si vous le savez aussi, alors vous êtes trois fois démasqué.

Car alors vous saviez tout ce que je vous démontre ! Vous saviez alors que cette transmission n’est pas une transmission libre — car ces travailleurs n’ont rien voulu me transmettre — que surtout ce n’est pas une transmission juridique, car cette valeur de capital n’a été possédée juridiquement par personne avant moi, — comme c’est le cas dans le pillage, le vol, le jeu, — mais que c’est justement la transmission économique du procédé de production d’aujourd’hui qui consiste en ce que le surplus de travail du travailleur revient au capitaliste.

Alors vous savez tout, tout ce que nous discutons ! Alors vous savez le contraire de tout, de tout ce que vous avez dit aux travailleurs !

Maintenant je vous ai démontré trois ou quatre fois de quelle épargne et de quelles privations de nos capitalistes les capitaux européens se sont formés.

Mais je ne peux pas terminer ce chapitre sans admirer le classicisme avec lequel un de vos disciples plein de talents a résumé votre théorie du capital ! Puisque nous vous avons déjà admiré comme psalmiste et soliste, nous ne voulons pas nous priver du piaisir d’entendre aussi un petit duo chanté par vous et ce disciple, tout en l’accompagnant de notre voix pour le transformer en un trio énergique.

Ce duo eut lieu pendant la séance de votre réunion des travailleurs à Berlin, le 4 décembre 1863.

Plusieurs travailleurs avaient émis l’opinion que la réunion ouvrière devait passer de l’instruction pour laquelle le Catéchisme de Schulze avait déjà beaucoup fait, à la question de l’amélioration de la situation matérielle du travailleur et en même temps du salaire de travail.

Votre disciple et aide de camp, le député progressiste M. Faucher, se précipite alors à la tribune (tout ce qui suit est pris mot pour mot de la Réforme de Berlin du 6 décembre 1863, — feuille on ne peut plus sympathique à M. Schulze), et s’écrie :

« A côté du salaire de travail qui est dans le droit, li y a un autre agent qui est également dans son droit ; c’est le capital-intérêt ; cet intérêt n’est ni plus ni moins que le salaire pour l’abstinence exercée ; quiconque accumule un capital s’impose des privations ; il ne dépense pas les moyens qu’il a acquis, mais les accumule en instruments perfectionnés, en provisions, etc. 11 arrive par là à la possession de capitaux qui sont utiles à la communauté ; en cédant sa provision, le fruit de sa modération, il mérite une récompense qu’il reçoit par le payement de la rente ; car ces privations valent autant et souvent davantage que le travail lui-même. C’est pourquoi il n’est pas possible que le salaire de travail soit haussé aux dépens du salaire des privations. »

A-t-on jamais entendu chose pareille !  ! Ainsi le profit du capital (car, entre parenthèse, monsieur Faucher, quand le travailleur exige une augmentation de salaire, il ne s’oppose pas directement à la rente du capital comme telle, mais au profit, du capital entier — au profit d’entreprise — dont la rente du capital n’est qu’une partie bien modeste), ainsi le profit du capital est le salaire des privations !

Aussitôt après, M. Schulze-Delitsch en personne monte à la tribune :

« Il résulte du discours de M. Faucher que nous venons d’entendre qu’une organisation méthodique doit être admise dans les discours. Ce qui vient de vous être dit est l’A, B, C de ce que j’ai cru vous avoir expliqué dans mes conférences d’une manière claire et détaillée. »

Oui, monsieur Schulze, c’est comme vous le dites ! Le salaire de « privations » n’est, comme nous l’avons vu de l’examen détaillé de vos discours, que le résumé drastique de votre enseignement. Mais justement à cause de cela — c’est inouï, c’est inouï !  !  !

Le profit du capital est le salaire des privations ! Mot heureux, impayable ! Les millionnaires européens sont des ascètes, des pénitents indiens, des stylites qui un pied sur une colonne, le visage blême, les bras et le corps penchés en avant, tendent leur assiette au peuple pour recueillir le salaire de leurs privations ! Du milieu du groupe saint s’élève très-haut au-dessus de ses copénitents, comme premier ascète et martyr, la maison Rothschild ! Voilà l’état de la société ! Comment ai-je pu le méconnaître à ce point ?

Encore si c’était un autre qui l’eût dit, un banquier pour le moins ! Mais quel débauché et quel libertin vous avez dû être pendant toute votre vie, monsieur Faucher ! Car mes amis me disent que vous n’avez point de capitaux et qu’un banquier médiocrement riche n’échangerait pas les frais qu’il est habitué à dépenser pour un repas convenable contre le salaire de privations (revenu du capital) que vous touchez !

Quels débauchés et quels libertins doivent être ces travailleurs, à moins qu’ils n’aient secrètement des maîtresses, des villas et des maisons de campagne où ils fêtent leurs orgies, puisqu’ils ne touchent aucun salaire de privations !

Mais, plaisanteries à part, car il n’est plus possible de plaisanter ici, et la plaisanterie la plus amère éclate involontairement en révolte ouverte ! il est temps, il est bien temps d’interrompre les voix de ces castrats par le grondement d’une rude basse ! Est-il possible — tandis qu’il en est du profit du capital, comme nous l’avons déjà suffisamment démontré et le démontrerons encore plus complètement, tandis que le capital est l’éponge qui suce tout le surplus du travail et toute la sueur du travailleur, ne lui laissant que l’indispensable pour son existence — est-il possible qu’on ait le courage de qualifier devant les travailleurs le profit du capital de salaire de privations de capitalistes qui se macèrent ? On a le courage de jeter publiquement à la face des travailleurs, de ces infortunés prolétaires, cette dérision, ce sarcasme inqualifiable ! La conscience n’existe donc plus du tout et la honte a-t-elle fui chez les bêtes ?

Et on a déjà poussé si loin l’abrutissement et la castration du peuple, que les travailleurs eux-mêmes, au lieu d’éclater dans une tempête d’indignation, écoutent patiemment cette raillerie publique ? Pourquoi la loi n’a-t-elle pas de châtiment pour les choses de ce genre ? l’abrutissement systématique de l’esprit populaire n’est-il pas un crime ? L’histoire universelle ne connaît pas d’hypocrisie de prêtres aussi misérable que celle-là ! Les prêtres du moyen âge donnaient au moins au peuple, en discutant sur l’inégalité des richesses, la douce consolation et l’espérance que cette inégalité serait aplanie et récompensée là-haut. Ils reconnaissaient au moins l’existence de cette inégalité accablante et la légitimité d’espérer un redressement futur ! Mais vous, hypocrites inaccessibles aux choses justes, vous surpassez tout ce qu’a jamais inventé l’hypocrisie cléricale du moyen âge ! Pour vous, la fortune et les avantages des riches ne sont (contrairement au bon sens) que la récompense légitime des privations que ces riches s’imposent déjà dans cette vie !  !

Mais, monsieur Schulze, toute chose a son temps, tout se venge, tôt ou tard, et le jour viendra où la conscience publique vous flétrira, vous, votre hypocrisie et vos complices, comme vous le méritez î On vous stigmatisera en vous gravant sur le front, avec un fer chaud, ces mots : « Salaire de privations ».


d) CRÉDIT ET RENTE DU CAPITAL

Je peux et je dois me hâter maintenant avec vous, monsieur Schulze. Je le peux, car nous avons suffisamment appris vos connaissances politico-économiques ; et tout ce qui suit chez vous n’est que la répétition plus étendue du même verbiage. Je le dois pour ne pas sortir du cadre de cet écrit. Je le peux, parce que ceux qui l’ont lu jusqu’ici avec attention et discernement sont déjà en état, s’ils veulent continuer la lecture de votre livre pour leur amusement, de faire eux-mêmes justice du fatras sous lequel vous déguisez votre ignorance et votre manque de jugement.

J’examine donc aussi brièvement que possible les points principaux.

Dans ce chapitre vous voulez expliquer économiquement la rente du capital, c’est-à-dire la productivité du capital.

Vous le faites (à l’exemple de Bastiat) en expliquant ainsi, p. 29, l’intérêt du capital : « L’intérêt du capital n’est autre chose que le prix de l’achat pour l’utilisation ou l’emploi d’une chose pendant un temps déterminé. »

En d’autres termes : vous traitez cette question de travers, comme si la chose se passait entre capitaliste et capitaliste, entre entrepreneur et entrepreneur, ce qui n’est pas du tout le cas, car c’est plutôt exclusivement entre le capitaliste et l’ouvrier que les choses se passent.

Il suffit de s’en tenir là, et ce n’est pas un mérite d’entrer en d’autres détails ; car Rodbertus en a déjà donné il y a 13 ans (1851) dans sa troisième lettre sociale à MM. Bastiat, Thiers et autres, un développement détaillé et complet que chacun peut lire[12].

Mais, ou vous ne l’avez pas lu, ou vous ne l’avez pas compris — quoique je connaisse des travailleurs qui l’ont parfaitement bien compris — ainsi vous ne prenez pas la moindre connaissance du contenu de cette brillante critique qui a fait époque, et vous regardez comme plus simple et évidemment plus sur de ne pas lui accorder un seul mot de réfutation.

L’intérêt du capital, monsieur Schulze, légitime ou non, ne peut pas en général être expliqué comme vous essayez de le faire, comme étant un phénomène primaire autonome. C’est un phénomène secondaire déduit, comme vous paraissez le comprendre vous-même, de temps à autre ; mais avec votre irréflexion habituelle vous le perdez de vue ; l’intérêt du capital est déduit du profit que le capital rapporte entre les mains d’un entrepreneur direct. Comme le capital dans les mains d’un entrepreneur est productif, comme 1000 th. de plus dans ses mains rapportent un nouveau profit de capital, je peux, si je le préfère, m’éviter les soucis des affaires, ne pas produire directement, mais par l’intermédiaire d’un entrepreneur, en lui donnant mes 1000 th., et lui, en raison de la productivité que ce capital a entre ses mains, m’en donnera une part.

Cette part est l’intérêt, et si le capital est devenu productif et rapporte des intérêts en général, il doit en rapporter aussi pour chaque placement particulier, sans quoi les capitaux nécessaires ne se trouveraient pas.

Les économistes bourgeois le savent depuis longtemps, et ils ont expliqué non-seulement l’intérêt comme partie déduite du profit d’entreprise, mais ils ont même défini les lois qui dans notre société règlent la hausse et la baisse de l’intérêt en raison de la hausse et de la baisse des profits d’entreprise. Ainsi, pour expliquer l’intérêt, vous deviez avant tout critiquer et analyser le capital dans les mains de l’entrepreneur, ce que, comme nous l’avons vu, vous n’avez pas fait.

Au lieu de cela, vous voulez démontrer la légitimité de l’intérêt du capital par des exemples « frappants ».

« Pour que cela puisse être prouvé par des exemples frappants^ dites-vous page 29, il ne faut jamais perdre de vue que le capital doit être pris dans son sens juste et non comme une somme d’argent. Ainsi, le propriétaire d’un champ le prête ou l’afferme à un autre avec la récolte (son capital) pour un an, à la condition que le fermier le lui restituera l’année suivante, également avec une récolte. Chacun voit que cette restitution du champ avec la récolte de l’année prochaine n’est pas une indemnisation pour le propriétaire du champ, qu’il exigera de bon droit encore un intérêt de fermage, puisqu’il perd la récolte d’une année de fermage. Cette récolte transmise au fermier lui assure non seulement les semences pour la récolte prochaine qu’il doit restituer et le prix peu important du labour, mais une quantité considérable de grains que le fermier emploie à sa propre consommation ou qu’il convertit en argent par la vente. »

Je trouve également cet exemple très frappant, monsieur Schuize ! Il vous frappe au visage et prouve que vous ne savez pas penser !

Prendre l’exemple particulier d’un champ qui produit des grains, pour justifier l’intérêt, c’est se servir d’une preuve particulière pour justifier un fait général. Un champ produit du grain, mais est-ce qu’un monceau d’or ou une quantité de marchandises, de n’importe quel genre, produisent également quelque chose et doivent par conséquent rapporter un intérêt ? Ce n’est guère probable ; vous auriez dû vous expliquer là-dessus. Mais vous agissez plus simplement ! Vous supposez que le monceau d’or ou l’amas de marchandises sont également productifs comme le champ, et, triomphant, vous posez cette question : ce monceau d’or ne doit-il pas également rapporter une récolte, quoiqu’il n’en rapporte pas ?

Ou, pour faire abstraction de la forme agricole et pour illustrer par un seul trait tous les autres ennuyeux exemples que vous citez : vous supposez que le capital dont vous voulez expliquer la productivité est productif dans les mains de Pierre et vous demandez fièrement : ne sera-t-il pas également productif chez Paul, et n’est-il pas juste que Paul donne à Pierre une partie de cette productivité cédée ? Certes, monsieur Schulze, on n’a pas deux poids et deux mesures. Si le capital est productif dans les mains de Pierre, il l’est également dans celles de Paul, et tout est dans l’ordre.

Il n’y a que ceci à expliquer : d’où provient la productivité du capital en général, d’où provient-elle dans les mains de Pierre ? Ensuite il faut analyser la nature de cette faculté génératrice d’un objet mort, privé de toutes forces naturelles. Au lieu de cela vous supposez tout simplement comme un fait existant ce que vous deviez expliquer, et par votre supposition vous croyez l’avoir démontré !

Cette brillante méthode de penser se révèle tout le long de votre livre et chaque page est remplie d’exemples de ce genre. Mais votre puissante faculté de penser atteint son apogée immédiatement après les passages que nous venons d’examiner.

En parlant de l’intérêt vous vous adressez aux socialistes, aux déraisonnables qui veulent supprimer l’intérêt, et vous vous écriez : « Oui, l’intérêt est onéreux ! Mais supprimez l’intérêt, et le crédit n’existe plus ; et, quand vous en aurez le plus besoin, il vous manquera. »

Abstraction faite de ce que personne n’a encore proposé chez nous — l’abolition de l’intérêt — ne voyez-vous réellement pas l’incroyable absurdité logique que vous concentrez si admirablement dans cette courte phrase ?

Tous les socialistes qui, comme Proudhon, ont voulu supprimer l’intérêt, n’ont jamais voulu dire qu’un individu ne devait pas du tout prêter à un autre, ou que, par amour du prochain, il devait prêter sans intérêts, comme l’exigeaient la loi canonique et la loi de Moïse (concernant les Juifs dans leurs rapports entre eux), mais ils ont voulu arriver à la gratuité du crédit en fondant des banques populaires, des banques d’État, etc., etc., bref, en organisant la gratuité du crédit moyennant des institutions sociales positives, c’est-à-dire en réalisant un état de choses où chacun pourrait gratuitement emprunter les capitaux nécessaires. Proudhon l’a clairement exprimé en nommant cette abolition de l’intérêt la gratuité du crédit. Vous devez le savoir, car vous avez au moins lu les abécédaires de Bastiat, et la discussion entre Bastiat et Proudhon traite ce sujet dont elle porte le titre.

On peut même à bon droit vouloir contester que ce résultat puisse jamais être atteint par les moyens proposés par le bourgeois Proudhon.

On pourrait même aller encore plus loin et observer qu’il est impossible d’arriver à la gratuité du crédit.

Vous ne faites rien de tout cela, monsieur Schulze, mais vous vous écriez : Supprimez l’intérêt — et vous admettez dans cette proposition la possibilité d’une pareille suppression, au moins pour un moment. Vous la supposez avec intention, pour montrer quelles suites funestes aurait cette suppression. Et pour répondre aux socialistes, pour attaquer l’unique signification que peut avoir à notre époque l’idée de la suppression de l’intérêt, vous ne savez que trouver cette phrase glorieuse :

« Oui, l’intérêt est onéreux ! Mais supprimez l’intérêt (c’est-à-dire faites que le crédit soit gratuit et que chacun, en tout temps, puisse avoir gratuitement les capitaux nécessaires), et le crédit n’existe plus, et, quand vous en aurez le plus besoin, il vous manquera ! »

Comprenez-vous maintenant l’incroyable idiotisme de cette phrase ? Est-il permis, monsieur Schulze, d’écrire une proposition de deux lignes qui dans ses prémisses annule ses conséquences et qui dans ses conséquences annule ses prémisses ! Agréable penseur que vous êtes ! Dans cette manière de dissimuler aux travailleurs le sens réel de la formule de l’abolition de l’intérêt chez les socialistes et dans toutes les discussions soulevées à ce sujet au dix-neuvième siècle gît la misérable et grossière duperie dont vous vous servez pour persuader aux travailleurs que l’abolition de l’intérêt aurait des suites pernicieuses.

Êtes-vous réellement assez imbécile pour écrire une pareille chose sans en voir les contradictions, ou bien faites-vous ainsi pour duper votre monde ?

— Que le lecteur décide !

Ce qui précède fait croire plutôt à la seconde supposition.

Vous dites, p. 32 :

« C’est encore plus grave pour le travailleur peu aisé, soit qu’il vive de l’industrie de son petit établissement, soit qu’il soit payé par d’autres pour ses services. Que deviendrait-il, si, voulant se retirer dans sa vieillesse pour vivre de ses modiques épargnes, celles-ci ne lui assuraient aucun revenu ? Quelles sommes énormes devraient accumuler les gens pour avoir des moyens d’existence dans la vieillesse, si cette fortune accumulée ne rapportait aucune rente, ne s’accroissait pas par les intérêts des intérêts, dans le courant des années, mais devait être purement consommée ! Cette pénible épargne suffirait-elle pour longtemps au travailleur ? Soit qu’il la plaçât dans un établissement lucratif qui, sous la direction d’un autre travailleur, devrait lui assurer les moyens d’existence pour le reste de ses jours, soit qu’il la plaçât par petites sommes dans une des caisses d’invalides ou d’hospices pour les vieillards, — sans la rente qui fait que les placements des années précédentes, grands ou petits, doublent d’eux-mêmes avec le temps, — elle ne suffirait jamais, même approximativement, aux besoins les plus modérés. Des milliers de thalers répartis sur une suite d’années ne donneraient pas plus qu’à présent des centaines à intérêt pour couvrir les frais d’une existence même misérable. C’est précisément la rente du capital si calomniée par tous les gens déraisonnables, c’est l’intérêt qui est la bénédiction génératrice, qui dans ses résultats profite à tout le monde, et dont le petit capital du travailleur a le plus besoin même pour suffire aux plus modestes prétentions. »

Pour démontrer au travailleur la nécessité de la rente du capital dans son intérêt, vous savez lui retracer sa situation avec tant de charme, mais d’une manière tout à fait opposée à ce qu’elle est en réalité !

Selon vous, le travailleur européen dans sa vieillesse est un petit rentier ! C’est un participant tranquille, un commanditaire, sinon de Breest et Uelpkc ci de l’a. Société commanditaire d’Escompte, du moins d’un autre établissement lucratif quelconque ! Ici, monsieur Schulze, vous ne trouvez plus d’excuse dans votre ignorance et votre bêtise, car vous savez bien que ce n’est pas le cas, et que l’agréable tableau du travailleur percevant des rentes dans sa vieillesse est la plus mensongère tromperie qu’on puisse trouver dans l’histoire de la littérature ! Mais ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que les travailleurs qui doivent connaître leur propre situation et celle des vieux travailleurs, leurs parents et connaissances, permettent qu’on leur dise en face dépareilles choses ! Mais il paraît que les gens, en écoutant l’attrayante description de ce charmant Eldorado, oublient la faim et la soif et perdent le souvenir et la mémoire.

En outre, si, comme vous l’avez momentanément supposé, la productivité du capital, la rente du capital disparaît, où tomberait alors ce surplus qui jusqu’à présent revient toujours au capital et forme son profit ? Peut-être dans l’eau ! Ou dans la lune ! Il tomberait évidemment dans les poches des travailleurs !

Cela, vous deviez le savoir aussi, et vous ne pouviez dans aucun cas de la situation présente des travailleurs déduire la conséquence d’un état de choses où toute la productivité du travail, où tout le surplus qui revient aujourd’hui au capital, serait versé dans les poches des travailleurs !

De ces misérables duperies se compose, comme nous l’avons tant de fois montré, tout votre bel ouvrage. Quiconque est en état de vaincre son dégoût et de fouiller jusqu’au bout cet amas de mensonges et de stupidité s’en rendra compte ! Sur ces grossiers tours de passe-passe, par lesquels vous tuez la raison chez les travailleurs, leur ôtez le jugement et obscurcissez en eux toute idée claire à laquelle ils pourraient être parvenus eux-mêmes, — sur cette tromperie systématique, dis-je, sur cet abrutissement prémédité des masses, vous fondez — quel blasphème ! vos prétentions au titre d’éducateur des travailleurs !

Monsieur Schulze ! Il n’y aura plus de justice dans l’histoire, et plus de force dans mon bras, si votre nom^ celui de votre précurseur littéraire (Bastiat) et celui de tous ceux qui marchent dans de pareilles voies, ne deviennent un jour un symbole de honte parmi les travailleurs.

Et non pas seulement parmi les travailleurs ! Car il y a encore dans toutes les classes de la société des hommes qui comptent pour un crime l’abrutissement systématique de l’esprit populaire et la tromperie préméditée des masses pour les rendre plus favorables aux intérêts des capitalistes.

  1. Ces nouveaux capitaux, aussi souvent qu’on a essayé de les introduire dans l’économie, en ont toujours été rejetés par la science. Voir Hermann, Staats Untersuchungen. Munich, 1832, p. 50-59. Quarterly Review, Bd. 14, S. 52. Rau Grundsetze, etc., Bd I, § 130 et d’autres.
  2. Toujours fidèle à Bastiat, qui (Harm. écon., p. 216) fait créer les capitaux des capitalistes par leurs privations. Mais quant à la base de cette illusion, elle se trouve dans toute l’économie libérale ; elle lui est propre et nécessaire, et se rencontre déjà chez Adam Smith et ses successeurs. Elle ne fait que s’accuser davantage chez MM. Bastiat et Schulze et, pour cela même, elle est plus grotesque.
  3. Il est vrai que chez Adam Smith et dans toute l’économie libérale, cette naïve supposition constitue la base qui, précisément, caractérise cette économie libérale. Smith et Ricardo ne s’occupaient pas encore du socialisme. Mais chez MM. Bastiat et Schulze, cette supposition tacite apparaît sous forme de polémique ; si les grands fondateurs de l’économie bourgeoise n’ont pas examiné ce point, et, suivant l’apparence matérielle, ils l’ont supposé comme évident par soi-même, les épigones (comme cela se voit d’ailleurs dans toutes sciences) ont érigé ce défaut en chose essentielle et ils ont concentré là-dessus leur accentuation !
    Cette remarque est, en résumé, l’essence de l’histoire de l’économie libérale, depuis Ricardo.
  4. Les plus perspicaces parmi les économistes bourgeois ont reconnu cette différence depuis longtemps, quoiqu’ils ne l’aient jamais soutenue : Malthus, Princ. d’économie politique (je cite d’après la grande édition générale des économistes, t. VIII, p. 358), définit la richesse nationale : « la somme de la richesse nationale se compose de ce qui est produit et consomme, et non pas de l’excédant des produits par de la consommation.
  5. Certes le capital est aussi un produit dit travail, monsieur Schulze, comme beaucoup d’autres choses qui ne sont pas capital ; mais c’est précisément pour cela que sa signification distinctive n’est pas d’être produit du travail. Sa signification distinctive consiste plutôt exclusivement en ce qu’il est une forme du travail, ce que vous ne comprenez pas encore ici, mais vous le comprendrez dans la suite, après mes explications.
  6. Voir sur la transition, outre les œuvres plus anciennes, Barthold (Histoire des villes allemandes, 1850) et d’autres, ainsi que les nouvelles et excellentes recherches d’Arnold, Histoire de la propriété dans les villes allemandes. Bâle, 1861.
  7. Voir ma Réponse publique au Comité central de Leipzig.
  8. Rodbertus, lettre publique au comité de la société des travailleurs allemands, 1863, p. 4.
  9. Les économistes bourgeois le savent très-bien, et de temps à autre en conviennent ; voir, par exemple, le professeur Rocher, Considérations sur l'économie politique, 1861, p. 217 : « Presque avec chaque nouveau degré de perfectionnement le travailleur devient plus dépendant de son maître. »
  10. La division du travail n’aurait-ellc pas pu naitre sans l’esclavage ? C’est au moins à démontrer. Lassalle tombe ici dans un défaut qui ne lui est pas habituel. Il tranche par une affirmation sommaire une question à traiter, ou plutôt il s’en rapporte ici au fatalisme historique de Hégel, son premier maître en philosophie. (Note du traducteur.)
  11. Probablement Betrüger, trompeur. (Note du traducteur.)
  12. Troisième lettre sociale, de Rodbertus. Berlin, 1801, p. 101, 111.