Texte établi par L’Auteur Éditeur (p. 93-98).

LA RIVIÈRE SAINT-JEAN


À Jos. St-Charles, artiste peintre


La rivière Saint-Jean, étroite et serpentante
Sur son lit d’humus noir qu’ombragent les foins verts
Et des talles d’osier où la brise, au travers,
Berce des nids légers qui palpitent, qui chantent,

La rivière Saint-Jean est noire. Et ses eaux lentes,
Au doux remous moiré, s’ornent de nénufars.
De loin en loin la foulque y chasse les têtards :
Quelque outarde et canard sauvages y fréquentent

Et, lorsque vient le soir, au couchant radieux.
Pensifs et recueillis sur le velours soyeux.
Tous ces beaux nénufars pieux, brillants et jaunes

Parmi des pleurs de lune et des rêves bénis,
Comme aux jours très lointains, au silence des aulnes.
Semblent des lampes d’or sur des deuils infinis.

Maintenant montez cette côte, c’est la Petite-Pinière, sur le bord d’un chemin nouveau pour vous, assises à votre droite, comme dans les psaumes de David, trois maisons regardent paisiblement la plaine qui se déroule à leur face, et semblent tourner le dos au bois prochain : leurs maîtres étaient Jean-Baptiste Brazeau, José Delisle et Pierre Lachapelle.

Suivez toujours votre chemin de Ligne, foncez dans le bois, sautez deux petites côtes encore, un autre chemin se dissimule, à votre gauche cette fois : saluez de loin, en les devinant, sans les voir, trois autres maisons, elles se cachent à une quarantaine d’arpents, ce sont celles de Lévi Martel, de Baptiste Beauparlant et du vieux Boisvert. (une plus récente appartient à Joseph Jammes.)

Avancez, et goûtez les senteurs aromatiques de la savane : vous y entendez cet oiseau à voix claire et charmante qui vous demande distinctement : Qui es-tu ? Fréderick, Fréderick !

Enfin, voici la dernière savane qu’on traverse avant de voir Saint-Henri : dès le milieu du bois, le chemin droit laisse deviner une clairière au pied d’un côteau, une pauvre source se répand sur un sable fin : les chevaux s’y désaltèrent en passant. Vous n’avez encore rien vu, la montée vous cache l’horizon espéré. Deux noires corneilles vous saluent de quelques cris sonores et réguliers ; un lièvre brun, il y a un instant, a tantôt pardessus les herbes plates l’angle droit de ses larges oreilles.

Montons cette pente qui n’est ni douce ni rebelle, vous voyez Saint-Henri. Depuis que l’énorme et gigantesque pin de Francis Laliberté s’est abattu avec le fracas des tempêtes, un autre plus modeste, mais de taille remarquable, attire les premiers regards du voyageur, c’est celui qui est resté le gardien de notre ancienne terre, le pin devenu gros, mais que mon père, et toute la famille, appela toujours le « Petit Pin », pour l’avoir vu grandir.

Vous êtes à Saint-Henri de Lanoraie : vous aviez une espérance en devinant la clairière. Vous espériez voir beaucoup, vous voyez peu de choses, quelques modestes maisons, deux blanches, deux brunes, une de briques rouges, tout droit devant vous, près d’une croix ; une quinzaine d’autres maisons cachées, par le bois, s’éparpillent vers votre gauche, sol uni, du bois à vingt arpents, à gauche et en face, une autre pointe de bois à votre gauche à quatre arpents, et c’est tout.

D’où venait donc l’espérance qui vous pénétrait tantôt, si votre vue se borne à quelques champs de terre médiocre, couverts de moissons grêles ?

Je ne puis l’expliquer d’une manière absolument sûre : les raisons physiques, si je puis dire, ne tendent pas immédiatement à prouver mon affirmation : mais l’impression d’une grande paix s’infiltre dans votre être ; vous vous dites que le silence est l’ami habituel de cette contrée, qu’une démarcation se produit sur ce sol entre la fuite et la lumière du fleuve que vous avez quitté à une lieue dernière vous et la marche en avant, vers les Laurentides bleues qui profilent, en se rapprochant un peu, leur dos houleux et rêveur, pour accrocher, de leurs arrêtes les plus hautes, les nuages du grand ciel. Ce plateau de Saint-Henri est ceinturé de forêts aux tons divers ; il est à la fois doux et sauvage ; le sol, de prime abord, est revêche à la haute culture, il se sent pauvre ; mais pour cela aussi, comme tout les revêches de ce monde, il est sensible aux égards de ceux qui l’aiment ; le moindre engraissement le réjouit ; il y répond presqu’à l’instant qu’on lui verse sa pitance : il rend au centuple les bontés, il est sans miséricorde à qui veut se rire de son épuisement.

Enfin si le sol de Saint-Henri brave quelque isolement sauvage par l’âpre, mais brève rébellion de sa surface, je le soupçonne de garder jalousement dans ses profondeurs des richesses inconnues ; ses boyaux ont des ruissellements. Et ses habitants peuvent avoir cet orgueil de jouir, dans la plus absolue sécurité, de la campagne vraie, sans être éloignés de l’avantage des villes ; le Saint-Laurent, Berthier, Joliette et L’Assomption sont ses amis de tous les jours.