Texte établi par L’Auteur Éditeur (p. 99-122).

LOUIS RONDEAU


Cheveux forts et rebelles, tranche de barbe au menton à la manière de l’Oncle Sam, mais plus courte ; plus tard cette tranche s’élargit en un collier de barbe blanche, la lèvre supérieure seule étant rasée : les yeux gris pâles ne voyaient pas très distinctement toute chose : tête énorme, ronde, nez droit, bouche droite, figure ronde, taille courte, ramassée et très robuste, démarche quelquefois hésitante comme sa vue, cœur d’or, santé de fer, franchise de caractère à toute épreuve, voilà Louis Rondeau sommairement esquissé.

Cet homme ne trouvait aucun détour dans l’expression franche et nette de sa pensée qu’il ne se gênait nullement de dire tout entière sur ce qu’il lui plaisait ou déplaisait, sans excuse comme sans précaution oratoire. Ce défaut abrupt devenait une qualité appréciable, quand on parvenait à connaître l’homme tout d’une pièce. Il n’insinuait jamais rien, il ne jouait pas sur les mots, car il leur donnait la seule signification qu’ils ont, sans détour aucun ; il n’affirmait que ce dont il était sûr avec une grande robustesse, il ne faisait jamais dire par d’autres ce qu’il avait à dire lui-même, alors on était sûr de lui, il ne pouvait y avoir de tricherie, ni de sous-entendu ; ce qu’il avait à dire, il le disait en avant, pas de cachettes inutiles, ni de confiance boiteuse ; rien que la vérité absolue, du moins dans l’intention.

S’il eut été doué d’une vue excellente et qu’il ne fut pas franc comme l’épée du Roi, Louis Rondeau eut été un des meilleurs maquignons de la terre, car jusqu’à sa fin il a songé aux chevaux, je l’ai même entendu parler un jour du paradis de la race percheronne ; il les aimait terriblement, je dis bien, terriblement, puisque c’était un peu à la manière des plus zélés inquisiteurs qui voulaient tellement voir se régénérer l’humanité, contemplée par eux d’avance comme leur propre image, qu’ils la brûlaient sur des bûchers de bois de corde.

Cet homme n’a jamais voulu comprendre qu’une qualité, chez le cheval comme chez l’homme, se développe au détriment d’une autre : il aurait voulu que la race forte sur la charge le fut aussi à la course, et qu’un vieux eut eu l’endurance d’un jeune ; ses bêtes recevaient autant de portions d’avoine et de foin qu’elles pouvaient en manger, mais en retour il leur fallait travailler doublement et sous n’importe quelle température et jusque sous les coups de fouet et de bâton : il les ruinait dans le cours de deux ans, au charroyage du bois de chauffage et de plançons qui entraient dans la construction des bateaux de ce temps-là. À travers les bises les plus polaires, par les chemins les plus mauvais, en compagnie de ses chevaux, il travaillait. Il se fut cru dégénéré s’il n’eût enlevé ses mitaines pour charger ses voitures.

Tandis que son bon voisin Durand se levait entre 6½ ou 7½ hrs, Rondeau était debout à 4 hrs ou 4½ hrs en toute saison, et sa journée se chiffrait par une somme de travail énorme, mais la fin de l’année n’accusait aucun surplus d’argent, puisque tout avait passé pour la nourriture en abondance, l’usure du roulant et des bêtes. L’excès de travail déterminait l’excès de dépenses : il faisait rougir le poêle en le remplissant de rondins précieux pour, ensuite, rouvrir les portes et même les fenêtres, par des froids insensés. Il disait à Durand :

— « Tu t’es gelé les babines sur les portes de ton fourneau ; ton feu ne brûle pas ; je serais heureux avec toi si tu devenais chauffeur du purgatoire ou de l’enfer. Je n’ai peur de rien si le diable ne met pas plus de bois que toi dans son four. »

Et Durand répondait : — « J’aime à garder mon sang froid. À quoi bon risquer d’attraper les fièvres tremblantes ? »

Rondeau essuyait les sueurs habituelles de son front, fumait et chiquait avec un acharnement démonstratif : la pipe et la chique à la fois contentaient à peine sa bouche entre les repas, et, sans ôter sa chique, gloutonnement, à deux ou trois reprises dans une veillée, engloutissant de larges tassées d’eau qui roulaient en cascades murmurantes dans sa gorge vorace. Puis dès que la conversation tombait sur la race chevaline, cet homme devenait éloquent, son verbe, un peu enroué, trouvait des accents de béatitude communicative : on était heureux de l’entendre citer les exploits héroïques du cheval gris-cendré sous les pas duquel, un beau jour, à Sorel, la glace s’était traîtreusement brisée. Ah ! le bon petit et intelligent animal, au courage sans limite. Cette fois, fois glorieuse à la mémoire des Hippolytes présents et futurs, on transportait un mât de cent pieds de longueur, en beau pin d’Yamaska ; dix forts chevaux étaient attelés sur ce roi géant de nos forêts : tout à coup, patatras, la glace est défoncée, les chevaux se noient ; vite, on coupe les traits, et l’on s’efforce de tout sauver ; tout le monde ici : il faut tirer ceux qui paraissent trop s’affaiblir. Le gris-cendré se noiera, on te le paiera, tirons celui-ci, aveignons celui-là. La brunante tombait. Pourtant le petit gris-cendré ne l’entendait pas de cette oreille : pendant qu’on « hâlait les autres du gouffre comme des chiennes », le bon petit gris-cendré faisait tant de ses pieds « et de ses mains » qu’il brisait la glace par morceaux jusqu’au bord, et qu’il se sauvait tout seul, pendant qu’on arrachait les autres.

« Oui, oui, le gris-cendré — avait plus d’esprit que les autres de ses compagnons. Et c’est comme ça que j’aime à me réchapper moi-même », ajoutait-il, en rechargeant de tabac, « du Virgine fort », sa pipe avide, brûlante, et en prenant une seconde chique par dessus la première. « Boudine », apparemment ruinée, née on ne sait ni quand ni où, mais elle avait anciennement, bien anciennement, été entraînée sur un champ de course, puisqu’elle remontait, certain soir du temps des fêtes, de Berthier à Lanoraie en quelque quarante minutes, distance de trois lieues, course échevelée, en compagnie d’un trotteur émérite, le cheval de Pierre Delisle dit Lasette, et cela, cette brave Boudine, comme couronnement à une journée de travail atroce : « mais la glace était belle, « Sacrepochette » ; et deux ou trois coups de « harriées » sur les flancs l’avaient « émoustillée », lui avaient donné une bonne partance. Oui, « vieille viande », Boudine devait être une jument finie, parfaite, dans sa jeunesse ! » Elle mourut encore trop tôt. « Jenny » avait été bonne sous tous les rapports, pleine d’endurance à la charge et d’avance sur la route. Les voyages de poissons chargés aux Trois-Rivières, aller et retour à Lanoraie, formant une distance de trente lieues en vingt heures, sont une épreuve suffisante à offrir aux chevaux de la campagne. Jenny s’en chargeait avec bonne humeur.

« Le Noir dit le Nègre auquel j’avais cassé trois côtes l’hiver d’avant d’un coup de levier parce qu’il hésitait à tirer un plançon, dans le bois de Laventure, était de premier ordre. À la mort de ma femme, Hermine, j’ai couru chercher le docteur qui venait de quitter Lanoraie pour Lavaltrie, il faisait bien chaud : j’ai fait le tour par Lavaltrie et le Point-du-Jour, une distance de six lieues, chemin rustique, charrette désavantageuse, en une heure et quart. Des petits ruisseaux de sueur du corps du « Noir » coulaient sur le sable, devant la porte. Je l’avais mené en Rondeau ; c’était pour sauver Hermine qui est morte quand même ».

Il s’attendrissait un peu, à ce moment, sur le passé, parlait des qualités de la défunte, à qui il avait dit dès le commencement du ménage : — « Je suis trop bête pour me mêler des choses de la maison, mais ne te mêle pas, toi non plus, aux marchés de chevaux. Madame Rondeau, femme d’esprit, née Hermine Champagne, avait consenti à cette proposition et tout avait toujours bien été. Oh ! il avait bien pris quelques coups d’eau de vie, chose déplaisante en vérité, mais il n’y avait pas eu d’exagération de ce côté.

« Au marché de l’Industrie, (Joliette) il faisait froid, c’était un prétexte, car l’hiver avait peu de prise sur lui : pendant qu’il en prenait deux ou trois verres, elle ne prenait rien, elle ne voulait rien prendre, ni dîner, ni biscuits : pourtant la pauvre était fringaleuse. C’était sa manière à elle de toucher son mari et de lui faire éviter l’exagération.

Et les enfants, il avait fallu les élever, les nourrir, les vêtir ; et tout était passé comme dans un rêve. Et le sujet des chevaux revenait de plus bel ; j’essaie à peine de traduire les mots brefs, les phrases écourtées, les exclamations méritoires, les onomatopées héroïques, les gestes absolus dont il se servait pour se souvenir.

— « J’avais hâte de revenir à la maison après une semaine de charroyage pour Poliquin. J’étais décidé en Rondeau, « sacrémilieu ». J’étais au Village (L’Assomption). La « Blonde » suivait comme un chien, elle était bonne ; mais il fallait me charger de l’autre qui était gesteuse et pas toujours disposée. Encore, les « harts liées » c’était bien utile, et zigne, zigne, zigne, toujours zigne, zigne, chaque zigne, zigne, correspondait à un coup sur les flancs de la bête, hélas ! Quand la jument lente vit que c’était aussi sérieux, elle prit un train d’enfer, une course échevelée, tant et tant, que l’autre qui suivait comme un chien, ne pouvait plus suffire. Les rencontres se faisaient en donnant la moitié du chemin, mais il faisait noir ; à un moment donné, en était déjà dans le « Grand-Point-du-Jour », des vociférations se firent entendre. Une voiture s’était accrochée, en arrière, et le diable avait emporté la berline légère de deux messieurs en « capot » de poil : des boîtes de remèdes brisées, peut être un médecin blessé ; la Blonde qui suivait comme un chien était coupable, mais elle s’était dégagée en brisant toute la « rencontre » avec sa grosse traîne. Quel malheur ! mais ça marchait toujours à l’épouvante, j’étais décidé en Rondeau ».

Quand il acheta la « Grand’Rouge » à un prix minime, pendant quelques mois ce fut pour lui un bon marché.

Il l’avait acquise d’un nommé Masse, de St-Thomas de Joliette, qui l’avait averti avec franchise que la bête était vicieuse, « malfaisante, mal intentionnée et même méchante en renégat ».

On la lui amena et lui livra qu’à ses risques et dépens. C’était une bête énorme, les yeux malins, les oreilles couchées dans le crin. Dès qu’ils la virent venir, dans un attirail monstrueux, un licou et un carcan dans le cou, une bride aux garde z-yeux dans la tête, le tout lié, entrecroisé de cordes et de chaînes, sans compter une enfarge dans les pattes, les gens de St-Henri, s’émurent pour la vie de Rondeau. Celui-ci enleva tout l’attirail, moins la bride qu’il tint solidement de la main gauche, et, comme les maquignons d’aujourd’hui, fit danser un peu la nouvelle venue en lui lançant de sa droite quelques coups de fouet dans les deux pattes de derrières lesquelles, songez-y, saluèrent l’air de leurs deux sabots. Rondeau dit : c’est bien, les reins comme le reste sont de première classe. Pendant un certain temps, la bête rendit un excellent service en charroyage de bois de corde, jusqu’à un certain dimanche du mois de juillet, cinq ou six mois après être tombée sous la direction du nouveau maître, où elle refusa net de traîner la voiture à la messe de l’église paroissiale de Lanoraie, bien que décidée de gagner du côté de Lavaltrie. Le jugement de la « Grand’rouge » faisait défaut après le repos de quinze jours qu’elle venait de prendre. Rétive, la bête était rétive ! Dans l’esprit du maître, se faire mordre ou se faire ruer ou même tuer et le reste, et reste, ce n’était rien au prix du déshonneur d’avoir entre les mains une jument rétive. « À dia, à dia », — il avait beau crier à dia, l’autre tournait à hue de plus bel. Et lui, fouettait fouaillait, pestait, sacrait. Nenni, rien n’y faisait. On tournait du côté de Lavaltrie. Louis Rondeau et sa fille, la Louise, tenaient à aller à la messe de Lanoraie, « Son père », dit Louise, « n’êtes-vous plus capable de vous faire écouter ? le temps se passe à rien, on n’avancera pas comme ça ! » La patience angélique de Louis était à bout. Vlin, vlan, mais la bête tournait en sens contraire ; le fouet aussi tourna de bout, et paf, l’œil droite de la rétive vola à dix pieds en l’air. Le Grand’rouge fut mise à l’herbe. Rondeau n’y retoucha plus, ne l’attela plus, il l’échangeait dans l’automne pour une jument de quêteux. Louis Rondeau était dur pour ses chevaux, mais le remords de les avoir blessés dans sa colère… ne s’effaçait plus. On eut dit qu’il voulut oublier ses victimes et se faire oublier d’elles. Le mauvais œil étant arraché, la bête était devenue parfaite : quinze ans après ça, le quêteux repassait avec elle : mais Rondeau ne voulut plus la revoir, ni même en parler.

Les dernières années de Louis Rondeau s’écoulèrent au village, dans la maison de Joseph Stynk, chez sa fille Aurizie, berçant sur ses genoux ses petits fils, avec patience et douceur ; par bonne et grande volonté, résumant en lui-même, après la quatre-vingtième année révolue, une source de bonté qu’il n’avait pas toujours exploitée jusque là, il avait enfin décidé de modifier son caractère rustique ; l’âge, sans doute, était pour quelque chose, ensuite les occasions de s’impatienter lui étaient peut-être aussi moins fréquentes. D’ailleurs il avait toujours été un homme de cœur et de parole, sous des dehors assez rudes. Lorsque je revenais du collège de Joliette au village, passer mes vacances, j’étais heureux de causer avec lui. Il arrivait que la première rencontre se faisait comme ceci, après un an d’absence : l’un de ses petits-fils, ou l’un de mes petits cousins qui demeuraient tout près, disait : — « Pepère, connaissez-vous ce garçon-là ? »

— « S’il s’approche un peu, je le reconnaîtrai, mais ma vue fait défaut autant aujourd’hui que dans ma jeunesse ».

Dès que je prononçais un mot, il me reconnaissait en affirmant sur un ton ferme, et avec des mots qui voulaient être éclatants, sonores, en dépit de sa voix toujours un peu éraillée :

— « C’est Joseph à Petit Louis, je le connais comme mon Pater.

Quel âge que ça te fait à cette heure ? »

— Vingt-deux, — vingt-trois — « Boufre de boufre ! C’est pas vieux. Tu sais j’ai vu ton père pas plus haut que ça. Tu as vingt-deux, mais tu ne seras jamais de la taille de petit Louis ».

Je lui demandais s’il n’aimerait pas à retomber à mon âge.

— « Non, sacrémitieu », disait-il, « pour recommencer pareil : non, je ne donnerais pas un cheveu de ma tête, j’ai fait mon temps : je suis bien chez Aurizie, mais ma place aujourd’hui c’est dans la terre, à six bons pieds en dessous du friche ».

Il désirait la mort, mais sans la demander ardemment ; il se tenait prêt à mourir, il se confessait, communiait aux principales fêtes de l’année. Pourquoi aurait-il à regretter la vie, et pourquoi aurait-il peur de la quitter ? Monsieur le curé Loranger ne lui avait-il pas affirmer en toutes lettres qu’un homme ordinaire, un habitant comme lui Rondeau, qui tient, sa vie durant, une conduite ordinaire, une conduite qu’on appelle honnête, qui ne vole pas, qui ne tue pas, qui ne commet pas l’adultère, qui est moral : oui, enfin, celui qui est correct et qui se confesse et reçoit une bonne absolution avant de faire le grand voyage, est sauvé, absolument sauvé, dans le ciel, dans le paradis du bon Dieu ?…

Bien, quant à ça, Louis Rondeau était sur ses gardes.

J’affirme catégoriquement qu’il fut toujours l’homme droit qu’il voulut être ; sa rudesse naturelle n’était qu’un défaut contre la société délicate et non contre Dieu, ni le prochain, puisque le cœur était excellent. Il y avait bien la rancune de certains de ses chevaux qu’il pourrait redouter, mais quand un cheval est mort tout est mort en lui, et le curé affirme que les bêtes n’ont pas d’âme. C’était bien tant mieux, parce qu’il ne tenait pas à revoir le Noir, ni la Grand’Rouge, sacrémilieu de pochette. C’était son grand regret : avoir battu les vieux chevaux, si on le frappait aujourd’hui que ferait-il ? grand’Dieu !

Puis avant de le quitter, sur sa demande, je lui chantais une chanson, toujours la même, la seule qu’il aimait, qu’il s’était fait chanter cent fois par mon père.

Louis Rondeau était napoléonien, sans pouvoir analyser ses sentiments intérieurs sur ce point, il aimait beaucoup entendre parler de Napoléon I, et sa chanson était celle-ci :



I

Roi Georges d’Angleterre,
Ici décidez-vous !
Me faut la paix sur terre.
Et sinon, tappons-nous !
Cessez vos arrogances.
Car vous paierez la dance,
La flûte et le tambour ! (bis)

II

Napoléon tu veux ma couronne,
Mais tu ne l’auras pas.
Ma marine est trop bonne.
Avec mes bons soldats,
Mes côtes sont garnies
De tant d’artilleries
De toute façon ;
Et les Français à Londres.
Voulant venir me tondre.
Couleront tous à fonds ! (bis)


III

Tous vos faux préambules
Ne me feront pas peur ;
Vous ferez la bascule
Sur ma foi d’Empereur.


Cette chanson lui mettait la joie au cœur. Cet ancien, bien qu’illettré, avait l’intuition et les souvenirs vagues des misères absolues d’autrefois endurées sous des régimes ennemis : il était évident que les paroles prêtées à Bonaparte lui était une consolation, lorsqu’elles s’adressaient à un personnage qui n’avait pas l’heur d’attirer ses sympathies. Il ne se doutait pas que la perte du Canada par la France avait précipité la perte des États-Unis par l’Angleterre ; la punition s’il l’eût sue, ne lui suffirait pas : il pardonnait au conquérant pour ses paroles sévères et hautaines à l’endroit de Georges III.

En tous cas, cette chanson fut la seule qui l’émût profondément.

La nature ne fut pas trop ingrate pourtant envers cet homme ; sa vue n’était pas très bonne, il est vrai, mais voyez la prévoyance de la vie, qui lui avait donné un amour passionné du travail rustique en même temps qu’une robustesse extraordinaire, afin de satisfaire à son activité inlassable. Louis Rondeau ne s’est jamais plu à contempler les beautés de l’azur des beaux jours, ni les rayons sidéraux des nuits, mais son rêve intérieur était de travailler beaucoup, comme deux hommes, et son rêve s’est accompli.

Son voisin Louis Durand, avec de bons yeux, a pu jouir d’une double contemplation : intérieure et extérieure, mais probablement moins intense. Il en va ainsi pour beaucoup dans la vie : la vie est un métier qu’il faut apprendre, c’est aussi une pénitence aimable, mais combien de gâte-métiers ici-bas ? Combien de pénitences aimables ont été maladroitement mises hors de service !

J’ai vu Louis Rondeau pleurer en écoutant la lecture d’un beau livre, qui parlait des malheurs des autres, je l’ai vu redressant fièrement sa tête blanche, en même temps que les plis, que les nerfs de sa vieille figure se contractaient dans l’orgueil des mots d’une chanson qui avait le don de l’émouvoir : mais je ne l’ai jamais vu pleurer sur ses propres malheurs.

À l’âge de 87 ans, il eut encore des paroles de force et de courage par lesquelles il réconforta sa fille malade qui venait d’apprendre que l’avant dernier de ses fils, âgé de 17 ans, s’était noyé.

Lui-même est mort il y a une douzaine d’années en bon chrétien, mais ses dernières paroles dans son agonie exprimèrent l’idée qu’il avait de changer de chevaux pour celui de Ponce Pilate, m’a-t-on dit, évocation, sans doute, d’une image du chemin de la croix où la cavalerie romaine accompagne la soldatesque marchant vers le Golgotha.


Si le bon Dieu donne à chacun sa tâche
Aux champs divins : Charger en tombereau
Des pans d’azur, abattre à coups de hache
La Grande Ourse et le Capricorne, le Taureau
Et le Lion, souhaitons qu’Il les donne
Au vieux Rondeau, du rang de Saint-Henri,
Qui charrierait l’hiver, l’été, l’automne,
Et sans se plaindre, avec son cheval gris,
La terre au ciel ; même il se ferait gloire.
Des coteaux clairs à la savane noire,
De charroyer le bois des purgatoires,
Comme celui des paradis !

Et son traîneau sur les neiges célestes
Glissant, criant dans les silences clairs,
En souvenir des froidures agrestes.
Lui sourirait aux rayons dans les airs ;
À Nicodème empêtré dans la lune
Il crierait : Pouille ! ne veux-tu pas
Changer mon « Gris » pour ta carcasse brune ?…
Au moins, viens t’en te réchauffer là-bas ;
Nous goberons un coup ou deux, blasphème !
Quitte-moi donc tes sapins rabougris.
Le vin est bon contre les faces blêmes…
Comme celui des paradis !