Texte établi par L’Auteur Éditeur (p. 88-92).

LA GRAND’PINIÈRE


Passé le bois prochain, vient la « Grand’Pinière » qui n’a plus de pins ; des champs de seigle ont remplacé les bois verts géants ; à gauche et à droite cette plaine fuit à perte de vue avant la côte sablonneuse, avant la savane. Le bon silence accompagne l’immense clairière, aux heures nocturnes. De loin en loin, une lueur de feu follet s’élève mystérieusement, tant que la neige ne couvre pas le sol. La légende, corroborée par certain vieillard que j’ai connu, veut que ces lumières dans l’ombre indiquent des trésors cachés par d’anciens soldats des armées françaises, avant la cession du pays (1763). Un bosquet de cyprès y renaît dans un coin de champ jadis labouré ; j’ai vu ces arbres naissants, longs comme les doigts de la main.

La maison du père Joessin était bâtie à quelques pas de la côte, habitation des plus simples : 18 pieds carrés, sans division, un banc des seaux, table, sofa, poêle et armoire, meublée à la manière de Saint-Joseph, je suppose : seulement Pierre Joessin, s’il ne manquait pas de bravoure n’avait pas le caractère conciliant de l’époux de Marie : il habituait ses enfants à se battre entre eux, de sorte que, plus tard, étant hommes faits, lorsqu’ils allèrent travailler en journée, soit à la construction ou au chargement des bateaux, Moïse et Pierre, fils, après un devoir ardu et bien rempli, se dépêchaient, le midi, d’expédier leur maigre dîner pour ensuite, au plus tôt faire l’appel à tous les compagnons de travail, étant donné que comme leur galant adversaire, parfois ami, Francis Grenier, une bonne demie heure de bataille les délassait, les rendait de bonne humeur et les mettait en train de faire un meilleur après-midi d’ouvrage, et cet après-midi se terminait alors à 7½ ou 8 heures du soir, le tout, bataille comprise, pour une trentaine de sous.

La moitié au moins de ces sous, était vite dépensée en boisson ; ces gens aux bras de fer, à l’endurance merveilleuse, imitaient les oiseaux du ciel en ce qui regarde leur avenir. Dire qu’ils ont atteint un âge avancé à ce régime sévère !

Un jour Madame Pierre Joessin Caisse dit à son mari d’aller à la sucrerie, à St-Henri, chercher son grand chaudron, lequel devait servir à la lessive. Quelques heures s’étaient écoulées et Pierre Joessin revenait à travers le bois : le chemin de ligne ne fut terminé qu’en 1834. D’une main il tenait son grand chaudron en équilibre sur sa tête, et de l’autre tenait son fusil.

Au détour d’un buisson, un petit ours noir, au nez rouge, venait folâtrer autour du bonhomme, un coup de feu l’abattit raide mort, après un petit grognement plaintif ; un bruit de pas se fit entendre, le chasseur jeta une poignée de poudre, une bourre dans son arme et quelques grains de plomb, il était temps, la mère d’ours, énorme, monstrueuse, s’élançait sur lui, la gueule ouverte ; mais cette gueule se refermait à l’instant sur le canon et le coup de fusil : la bête mourait, pendant que Joessin rechargeait son arme encore pour abattre, lentement cette fois, mais gardant encore sur sa tête pesante le gros chaudron de fer, pour tuer un dernier ourson grimpé au faite d’un sapin.

« Jésus mon maître, grommela le bonhomme, je vais monter la côte en deux voyages avec tout ce drigail, le chaudron aussi : mais je laisserai ça là ; petit Pierre et Moise les prendront là. »

Si, pour l’instant on tourne à gauche, au « seurouet », en montant, on trouvait deux maisons, à quinze et vingt arpents du chemin de ligne, au bord de la savane, encore celles du père Barthel et de Baptiste Frédéric Faust avant le retour de ceux-ci au village. Des ours, pas peureux, rendaient quelquefois visite, sans invitation aucune, incongrûment, à nos braves colons. Un soir Barthel accourait au cri de son cochon qu’un ours s’efforçait de convaincre à le suivre dans le bois en le tirant trop fort, à belle dent, par l’oreille : « Tondu, tondu, » s’écriait Barthel, « tu gagneras pas : on va toujours voir lequel de nous deux est maître ici, » en retirant à lui le pauvre animal qu’il engraissait depuis un mois, « tu ne l’auras pas encore. » Et l’ours découragé devant la ténacité du maître lâchait enfin sa proie.

Ô cette forêt, cette savane toute proche, avait ses mystères.

Voici la clairière, l’horizon s’élargit du sud au nord : une prairie naturelle se balance à la brise, prairie traversée de sa petite Rivière St-Jean.