Texte établi par L’Auteur Éditeur (p. 82-87).

LE CHEMIN DE LIGNE


De l’église au « cordon » de Saint-Henri, le chemin de ligne de Lanoraie a une longueur d’une lieue et douze arpents.

Avant l’invention des automobiles, je crois pouvoir affirmer qu’il n’y a eu que deux hommes qui ont connu ce chemin mieux que moi, soit Louis Durand et le postillon, celui-ci parce qu’il y passe quotidiennement, Louis Durand parce qu’il le remarquait à sa manière, mettant les arbres plus beaux d’un jour à l’autre, hiver comme été, il s’y promenait en pensée ou corporellement et même des deux façons à la fois, et moi parce que je l’ai aimé et étudié : je pourrais aller mourir en Chine ou au Japon, après y avoir demeuré quarante ans, que je posséderais encore dans ma tête la description de mon… « Chemin de ligne ». D’abord mon grand’père paternel possédait un terrain et sa maison qu’il a cédés à bon compte afin d’y bâtir la seconde église, le long du dit chemin, la maison voisine avait été construite et appartenait au vieux Laliberté, père de Francis, plus tard cette maison fut cédée à Pierre Delisle, dit Lazette : le troisième, voisin toujours à gauche, était mon grand oncle Pierre Doucet d’où le petit coteau qui suit, aux grands pins, tint longtemps son nom, ensuite, par ordre, la Fresnière, la Terre-Noire, au « Grand Fossé », le petit Bois de la Fabrique, la Grand’Pinière, la Côte, la Savane de la rivière Saint-Jean, et la rivière Saint-Jean elle-même, la petite Pinière, le Ruisseau-noir, les deux-Côtes, la Savane-Ponteuse, le Coteau de Saint-Henri et, enfin, le Cordon de Saint-Henri : si je me reprends en comptant à ma droite, en nommant les propriétaires anciens, j’ai : la terre d’Antoine Caisse dit Maguelle, de laquelle les terrains suivants ont été concédés : notaire T. D. Latour, Tit Zomme Desrosiers, Jean Chaussé, Basile Desrosiers, Zotique Goulet, Louis Quintal, Moïse Prud’homme, Picard (du coin), Alfred McKercher, la petite maison de ma tante Domithilde, Gibert Hervieux, dit Barthel, Joseph Stynk, Edmond Lippé, ancien bedeau, veuve Édouard Champagne, Charles Frédéric, (Faust) Pierre Mondor, Corbeau Perreault, Baptiste Frédéric (père de Charles), Cyprien Côté, Joseph Delisle, Pierre Nadeau, Joseph Vadenais, Garçon Vadenais, Camille Doucet, Alex Rondeau, et plus récemment construite, dernière du village, la maison de Dame veuve Cléophas Brazeau, et la terre de Maguelle se continuait jusqu’à la rivière Saint-Jean, ensuite Pierre Lachapelle, puis Jonas Coutin. Le chemin de ligne longe le nouveau cimetière comme il longeait l’ancien ; mais le nouveau a remonté le petit côteau de Pierre Doucet : ombragé de grands pins, ce nouveau dortoir de nos absents, semble sympathique aux nouveaux venus par son grand silence, son bon sable et la paix promise ou symbolisée par les vieux arbres d’où s’échappent, à intervalle éloigné, la prière nasillarde de quelques rares mais fidèles corneilles. Sans trop m’attarder dans des descriptions superflues ou l’historique du passé, il me tente de refaire encore une fois mon chemin afin d’en donner bénévolement une idée d’ensemble plus complète, ayant avoué déjà que les noms donnés précédemment étaient les plus anciens, à ma connaissance.

La Fresnière ou Petite Fresnière n’existe plus, les fresnes et les autres arbres ayant été abattus du temps de monsieur le curé Loranger ; plus tard, vers 1887, monsieur Allaire, vieux prêtre retiré qui aimait beaucoup l’agriculture, arracha de ses propres mains, avec de l’aide aussi, les souches, et ensemença cette terre neuve pour être, peu de temps après, remercié de ses services par monsieur le curé Ferdinand Corbeil, ce qui obligea le prêtre-colon à retourner à St-Roch, sur Richelieu, sa paroisse natale.

J’ai vu bûcher le bois de ce coin de terre par mon oncle et mon père, lorsque je n’avais que 4 ou 5 ans.

Il y avait alors, — c’était le printemps, il faut croire — de l’eau dans les trous, entre les racines et les corps d’arbres morts sur lesquels je passais, jetant dans l’eau que je croyais profonde, soit des pierres où des morceaux de bois, me plaisant à contempler les remous et les bouillons qui se faisaient, lorsque j’entendis une voix douce qui me disait : « N’as-tu pas peur de te noyer, mon petit homme ? Prends bien garde. » C’était le curé Clément-Alfred Loranger qui me parlait ainsi : Je lui dit que non. Et je pensai ceci : monsieur le curé ne prononce pas bien le mot nayer, un noyer, quand il dit noyer, c’est un arbre.

La pièce de terre suivante ne fait croître son grain qu’en orgueil, cette terre noire ne donne que de la paille, il n’y a d’intéressant pour les enfants que le grand fossé qui la traverse où les têtards et les grenouilles se jouent, comme au temps d’un simple et bon… La Fontaine.

À deux arpents du chemin de ligne, et parallèle à celui-ci, passe encore, mais inutile, l’ancien chemin de fer abandonné de l’Industrie, aujourd’hui Joliette. J’ai vu bien des fois une locomotive à la cheminée large de tête, et corcée du bas, traînant à sa suite un modeste train au bruit de ferraille : d’un sifflet à vapeur sortait un cri grêle et désuet ; d’une machinerie branlante, activée d’un feu de bois pleins d’étincelles, sortaient des pif paf secs comme des commandements de sectaires : c’était comme la voix d’un progrès sûr de lui-même, mais incertain d’être cru de la campagne qu’il traversait.

Et j’étais alors si jeune, si petit, que croyais que ce train criard suivait le chemin de ligne au lieu de sa voie ferrée.