Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 211-226).
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XXXVIII


Je ne tardai pas à prendre congé pour jamais de cet odieux théâtre de misères. Dans le premier moment d’une délivrance aussi inattendue, mon cœur était trop plein de joie et de surprise pour qu’aucune inquiétude sur l’avenir pût y trouver place. Je sortis de la ville. Je m’acheminai lentement d’un air pensif, sans savoir où j’allais, tantôt me laissant emporter à des exclamations involontaires, tantôt enseveli dans une profonde et indéfinissable rêverie. Le hasard me conduisit vers ces mêmes bruyères qui m’avaient fourni une retraite au moment où je venais de forcer ma prison. Je me mis à errer dans les cavités et les vallons de cette solitude. Tout était désert et inculte autour de moi. Je ne saurais dire combien de temps je demeurai dans cet endroit. À la fin, la nuit me surprit sans que je m’en fusse aperçu, et je me disposai alors à retourner pour l’instant à la ville que je venais de quitter.

Il était tout à fait nuit, lorsque deux hommes que je n’avais pas remarqués jusqu’à ce moment, sautèrent tout à coup sur moi par derrière. Ils me saisirent par le bras et me renversèrent par terre. Je n’eus le temps ni de la résistance ni de la réflexion. Cependant j’eus occasion de m’apercevoir que l’un d’eux était l’infernal Gines. Ils me bandèrent les yeux, me mirent un bâillon dans la bouche, et m’entraînèrent je ne sais où. Pendant qu’ils m’emmenaient avec eux, sans dire un mot, je cherchais à former des conjectures sur l’objet de cette violence extraordinaire. J’étais pénétré de l’idée qu’après l’événement du matin, les moments les plus durs et les plus douloureux de ma vie étaient passés, et je ne pouvais me résoudre à m’alarmer sérieusement de cette attaque imprévue, tout étrange qu’elle était. C’était peut-être, toutefois, quelque nouveau projet enfanté par la haine implacable et malfaisante du détestable Gines.

Je m’aperçus bientôt que nous étions retournés dans la ville d’où je venais de sortir. Ils me conduisirent dans une maison, et, aussitôt qu’ils s’y furent mis en possession d’une chambre, ils me délivrèrent des entraves qu’ils m’avaient mises. Alors Gines, avec un rire perfide, me dit qu’on ne voulait pas me faire de mal, et qu’en conséquence j’eusse à me montrer plus raisonnable en me tenant tranquille. Je reconnus que nous étions dans une auberge, j’entendis de la compagnie dans une chambre qui n’était pas loin de nous ; dès lors je demeurai tout aussi convaincu que Gines lui-même que je n’avais pour l’instant aucune espèce de violence à craindre, et je pensai qu’il serait toujours assez temps de faire résistance s’ils entreprenaient de m’emmener hors de cette auberge de la même manière qu’ils m’y avaient conduit. Je ne laissais pas que d’être curieux de voir quelle serait la suite d’un préliminaire aussi étrange.

Les dispositions dont je viens de parler étaient à peine terminées, que je vis entrer dans la chambre M. Falkland. Je me souviens que M. Collins, la première fois qu’il me fit part des détails de l’histoire de notre maître, m’avait dit que je le voyais bien différent de ce qu’il avait été autrefois. Je n’avais aucun moyen de m’assurer de la vérité de cette observation ; mais elle s’appliquait d’une manière frappante au spectacle qui s’offrit alors à mes yeux, quoique cependant, la dernière fois que j’avais vu cet infortuné, il était déjà la victime des mêmes passions, la proie des mêmes remords qui le déchiraient encore à présent. Dès lors l’empreinte du malheur se lisait dans tous ses traits. Mais maintenant à peine semblait-il avoir jamais eu la figure humaine : son air était hagard, son visage hâve et décharné ; la teinte livide, uniformément répandue sur toutes les parties de sa figure, suggérait l’idée qu’elle était brûlée et desséchée par le feu éternel qui le dévorait intérieurement. Ses yeux étaient étincelants, égarés, respirant le soupçon et la colère. Ses cheveux étaient négligés, pendants et épars. Toute sa personne était d’une maigreur qui donnait l’idée d’un squelette plutôt que d’un être vivant. Dans ce corps si épuisé et réduit presque à l’état d’un fantôme, le flambeau de la vie était éteint ; mais l’ardeur dévorante d’une passion exaltée en tenait la place.

Cette vue me surprit et me révolta au dernier point…

M. Falkland commanda d’un ton sévère à ceux qui m’avaient amené de nous laisser seuls :

« Eh bien, monsieur, me dit-il, j’ai réussi aujourd’hui par mes soins à vous sauver du gibet. Il y a quinze jours qu’il n’a pas tenu à vous que ma vie ne fût terminée par cette mort ignominieuse. Seriez-vous assez aveugle et assez stupide pour ne pas voir que la conservation de vos jours a été l’objet constant de mes efforts ? Ne vous ai-je pas aidé de tout mon pouvoir pendant votre prison ? N’ai-je pas fait ce que j’ai pu pour empêcher que vous n’y fussiez envoyé ? Dans l’offre de cent guinées qui a été faite pour votre capture, avez-vous pu vous méprendre au point de ne pas reconnaître l’opiniâtreté et l’exaltation de Forester ?

» Je ne vous ai pas perdu de vue au milieu de toutes vos courses différentes. Vous n’avez pas fait un pas dont je n’aie été instruit. Mon projet était de vous faire du bien. Je n’ai versé d’autre sang que celui de Tyrrel ; ce fut dans un accès de colères ; ah ! j’en ai été puni par des remords que rien ne peut apaiser et qui me déchirent à tous les instants de ma vie. Je n’ai participé à la sentence de mort de qui que ce soit, si ce n’est à celle des Hawkins ; il n’y avait d’autre moyen pour les sauver que de me faire reconnaître moi-même pour un assassin. Tout le reste de ma vie n’a été consacré qu’à la bienfaisance.

» Oui, je songeais à vous faire du bien. C’est pour cela que j’ai voulu vous mettre à l’épreuve. Vous aviez paru vouloir agir envers moi avec égard et modération. Si vous eussiez persisté jusqu’à la fin, j’aurais encore trouvé les moyens de vous en récompenser. Je vous ai laissé à votre propre discrétion. Vous pouviez montrer l’impuissante malignité de votre cœur ; mais, dans la position où vous étiez alors, je vous savais hors d’état de me nuire. Votre fausse modération envers moi a fini, comme je ne l’avais que trop soupçonné, par une lâcheté et une perfidie. Vous avez tenté de flétrir ma réputation. Vous avez cherché à dévoiler l’éternel et impénétrable secret de mon âme. Puisque vous en agissez ainsi, vous m’obtiendrez jamais grâce devant mes yeux. J’en garderai la mémoire jusqu’à mon dernier soupir. Le souvenir en pèsera encore sur vous-même quand je ne serai plus. Parce qu’une cour de justice vous a acquitté, vous flatteriez-vous d’être hors de la portée de mon pouvoir ? »

Pendant que M. Falkland parlait, il fut saisi d’une attaque soudaine ; un mouvement convulsif agita tout son corps, et il se laissa aller sur une chaise. Après trois minutes environ, il revint à lui.

« Oui, dit-il, je vis encore. Je puis vivre plusieurs jours, plusieurs mois, plusieurs années. Ma carrière sera-t-elle longue ? Il n’y a que le Dieu qui m’a créé, quel qu’il soit, qui puisse la terminer. Je vis pour être le gardien de ma réputation. C’est pour cela que je tiens à la vie, pour cela, et pour endurer des maux tels qu’aucune créature vivante n’en a jamais éprouvé. Mais, quand je ne serai plus, ma renommée me survivra ; ma mémoire passera sans tache à la postérité ; elle sera révérée dans l’immensité de l’avenir, et le nom de Falkland ne sera prononcé qu’avec respect dans les temps et les contrées les plus reculées du monde. »

Après ces mots, reprenant son premier sujet, il en revint à moi et à ma destinée :

« Il y a, dit-il, une condition sous laquelle vous pouvez obtenir quelque adoucissement à votre sort. C’est là l’objet pour lequel je vous ai envoyé chercher. Écoutez mes propositions avec sang-froid et avec prudence. Souvenez-vous que vouloir vous jouer avec une détermination arrêtée dans mon âme, serait une démence aussi forte que de vouloir repousser dans sa chute une avalanche prête à vous écraser.

» J’exige que vous signiez un écrit qui déclare de la manière la plus solennelle que je suis innocent du meurtre dont vous m’avez accusé, et que l’allégation que vous avez faite devant le magistrat de Bow-Street est fausse, calomnieuse et sans fondement. Peut-être le respect de la vérité vous fait hésiter. Mais la vérité mérite-t-elle notre hommage pour elle-même et non pour le bonheur qu’elle est faite pour répandre ? Un homme raisonnable ira-t-il sacrifier à la vérité stérile, quand la bienfaisance, l’humanité et tout ce qui doit être cher à son cœur exigent qu’elle soit un moment oubliée ? Il est probable que je ne serai jamais dans le cas de faire usage de ce papier ; mais je l’exige comme la seule réparation possible de l’atteinte que vous avez voulu porter à mon honneur. Voilà ma proposition ; j’attends votre réponse.

— Monsieur, lui dis-je, je vous ai écouté jusqu’au bout, et je n’ai pas besoin de réfléchir sur votre proposition pour vous faire une réponse négative. Vous m’avez pris avec vous lorsque j’étais encore dans la simplicité de la jeunesse et de l’inexpérience, tout disposé à recevoir la forme qu’il vous plaisait de m’imprimer. Mais, dans un espace de temps bien court, vous m’avez donné des siècles d’expérience. Vous ne me trouverez plus souple et irrésolu. Je ne sais ce que veut dire le pouvoir que vous prétendez avoir encore sur ma destinée. Vous pouvez m’exterminer ; mais vous ne pouvez plus me faire trembler. Je m’inquiète peu de savoir si c’est à dessein ou autrement que vous avez versé sur moi les maux que j’ai soufferts, si vous êtes l’auteur direct de mes malheurs, ou si vous n’avez fait qu’y participer. Tout ce que je sais, c’est que j’ai été trop cruellement tourmenté par rapport à vous, pour que je puisse vous reconnaître quelque droit à exiger de moi le moindre sacrifice volontaire.

» Vous dites que la bienveillance et l’humanité me demandent ce sacrifice. Non, monsieur. Ce serait sacrifier à votre aveugle et fol amour de renommée, à cette funeste passion qui a été la source de tous les maux qui vous affligent, des tragiques catastrophes dont d’autres ont été victimes, et de cet abîme d’infortunes où vous m’avez précipité. Je n’ai pas de modération à exercer envers une telle passion. Si vous n’êtes pas encore guéri de cette sanguinaire et affreuse démence, au moins ne ferai-je rien pour la nourrir. J’ignore si dès ma jeunesse j’étais destiné aux vertus héroïques ; mais je vous rends grâce de m’avoir appris à conserver une force d’âme inébranlable.

» Qu’exigez-vous de moi ? Que je signe ma honte pour flatter votre honneur ? Où est l’égalité d’un pareil traité ? Par où donc me trouvé-je jeté à une distance si immense au-dessous de vous que tout ce qui a rapport à moi ne mérite pas même d’entrer en considération ? Vous avez été nourri dans le préjugé de la naissance : c’est un préjugé que j’abhorre. Vous m’avez réduit au désespoir : je parle comme le désespoir m’inspire.

» Vous me direz peut-être que je n’ai pas de réputation à perdre ; que, tandis que vous jouissez au plus haut degré de l’estime universelle, je suis partout réputé pour un voleur, un fourbe, un calomniateur. Soit. Jamais je ne ferai rien qui puisse donner quelque fondement à ces imputations. Plus je serai dépouillé de l’estime des hommes, plus j’aurai soin de me conserver la mienne. Ni crainte, ni aucun autre sentiment malentendu ne me fera faire une démarche dont je puisse avoir à rougir.

» Vous êtes déterminé à être mon ennemi pour jamais. Je n’ai rien fait pour mériter de vous cette haine éternelle. J’ai toujours eu pour vous de l’estime et de la pitié. Pendant bien longtemps j’ai mieux aimé affronter toutes les espèces d’infortunes que de révéler le secret qui vous tient à cœur. Certes, ce n’étaient pas vos menaces qui me fermaient la bouche ! Qu’auriez-vous pu me faire souffrir au delà de ce que j’ai enduré ? C’est l’humanité qui m’a retenu, c’est mon propre cœur, ce cœur dans lequel vous auriez dû mettre votre confiance, plutôt que dans les mesures violentes que vous avez adoptées. Quelle est donc cette vengeance mystérieuse dont vous voulez m’épouvanter encore ? Vous m’avez autrefois menacé ; vous ne pouvez me menacer de rien de pire aujourd’hui. Vous avez usé les ressorts de la terreur. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Vous m’avez enseigné à vous entendre avec l’intrépidité du désespoir. Songez-y bien ; je ne me suis porté à la démarche que vous me reprochez que lorsque je me suis cru poussé à la dernière extrémité. J’avais enduré tout ce que peut souffrir la nature humaine. Une persécution sans relâche attachée à mes pas me tenait dans un état continuel d’inquiétude et d’angoisse. Deux fois le désespoir m’avait poussé au suicide. Cependant je suis fâché de m’être laissé entraîner à la démarche dont vous vous plaignez ; mais, exaspéré par la continuité de mes souffrances, je n’ai pas eu le temps de la réflexion. Même en ce moment je ne sens contre vous dans mon cœur aucun sentiment de vengeance. Tout ce qui est raisonnable, tout ce qui peut contribuer à votre tranquillité, je suis prêt à le faire ; mais je ne souscrirai point à un acte qui répugne à la raison, à l’honneur, à la justice. »

M. Falkland m’écouta avec étonnement et impatience. Il n’était pas préparé à tant de fermeté. Plusieurs fois la fureur qui le tourmentait intérieurement se manifesta par des convulsions ; plusieurs fois il laissa voir l’intention de m’interrompre ; mais il fut retenu par le ton ferme et mesuré de mon discours, peut-être aussi par le désir de mieux connaître la situation de mon âme. Quand il s’aperçut que j’avais fini, il garda un moment le silence ; sa colère semblait bouillonner par degrés, jusqu’à ce qu’enfin elle ne put plus se contenir.

« Bien ! bien ! dit-il en grinçant les dents et frappant du pied. Vous refusez l’accommodement que je vous offre ! Ah ! je n’ai pas le pouvoir de vous persuader ! Vous me défiez ! au moins j’ai encore sur vous un genre de pouvoir ; je l’exercerai, et ce pouvoir-là vous écrasera. Je n’entends plus descendre à aucune explication avec vous. Je sais ce que je suis et ce que je puis être. Et vous, je sais ce que vous êtes et quel est le sort qui vous attend. »

En disant ces mots, il sortit de la chambre.

Ainsi se passa cette scène mémorable. Elle a laissé dans mon esprit des traces ineffaçables. L’air et la figure de M. Falkland, son état de dépérissement, cette empreinte de mort sur toute sa personne, son énergie et sa fureur plus qu’humaines, les paroles qu’il m’avait adressées, les motifs qui les lui inspiraient, toutes ces imaginations réunies firent sur moi une impression qu’il m’est impossible de peindre par des paroles. L’idée de son désespoir agita tout mon être. Combien est faible en comparaison cet enfer imaginaire que le fatal ennemi du genre humain est représenté traînant partout avec lui !

De cette idée mon âme se porta aussitôt à celle des menaces qu’il avait exhalées contre moi. C’était un mystère indéfinissable. Il m’avait parlé de pouvoir, sans me faire entendre le moins du monde en quoi il imaginait le faire consister. Il avait parlé de peines à m’infliger, sans dire un mot qui pût m’expliquer la nature de ces peines.

Je demeurai assis pendant quelque temps à réfléchir. Personne ne paraissait, ni M. Falkland, ni personne autre, pour me troubler dans mes réflexions. Je me levai ; je sortis de la chambre, et de la chambre j’allai dans la rue. Personne ne se présenta pour m’arrêter, chose étrange ! Quel était donc la nature de ce pouvoir dont j’avais tant à craindre, et qui pourtant me laissait en parfaite liberté ? Je commençai à me persuader que tout ce que j’avais entendu de la bouche de mon terrible adversaire n’était que délire et extravagance, et que sa raison, qui n’avait été depuis si longtemps pour lui qu’un instrument de supplice, avait fini par l’abandonner tout à fait. Cependant, dans ce cas, était-il à croire qu’il lui eût été possible d’employer Gines et son adjoint, comme il venait de s’en servir, dans son dernier acte de violence ?

Je marchai le long des rues avec une extrême précaution. Je regardais devant et derrière moi, autant que l’obscurité pouvait me le permettre, afin de ne pas me trouver encore surpris par quelque violence ou par quelque stratagème imprévu. Je ne quittais pas pourtant l’enceinte de la ville, comme la première fois, car je regardais en quelque sorte les rues, les maisons et les habitants comme des garants de ma sûreté. J’étais toujours à marcher dans cet état de soupçon et de prévoyance, quand j’aperçus Thomas, ce domestique de M. Falkland dont j’ai déjà eu occasion de parler plusieurs fois. Il vint droit à moi, et avec un air trop ouvert pour que je pusse croire qu’il y eût rien d’insidieux dans son dessein, d’autant moins que Thomas, quoique grossier et sans éducation, m’avait toujours paru mériter, par sa droiture et sa bonté naturelles, une estime particulière.

« Thomas, lui dis-je, comme il approchait, j’espère que vous allez me féliciter de ce que je suis enfin délivré du danger affreux dont je me suis vu si impitoyablement menacé pendant plusieurs mois.

— Non, ma foi, répondit durement Thomas, je ne vous en félicite pas. En vérité, je ne sais que dire de moi dans cette affaire. Pendant que vous étiez dans cette prison si tristement enfermé, je me sentais presque comme si j’avais eu du tendre pour vous, et, à présent que tout cela est fini et que vous voilà libre d’aller et de venir par le monde à suivre vos vicieux penchants, le sang me bout, rien seulement que de vous voir. À vous regarder, il me semble que vous êtes encore ce petit Williams que j’aimais tant et pour qui j’aurais de bon cœur donné ma vie, et pourtant sous ce visage riant sont la trahison, le mensonge et tout ce qu’il y a de plus dangereux et de plus abominable au monde. Votre dernière action est encore pire que tout le reste. Comment avez-vous bien pu avoir le cœur d’aller faire revivre cette vilaine histoire de M. Tyrrel, dont tout le monde est convenu de ne jamais reparler, par égard pour notre maître, et dont vous savez tout aussi bien que moi qu’il est innocent comme l’enfant à la mamelle ? C’est pour tout cela que je voudrais de toute mon âme ne vous avoir jamais retrouvé devant mes yeux.

— Vous persistez donc, Thomas, à penser toujours aussi mal de moi ?

— Pire ! pire ! cent fois pire que jamais ! Avant cela, je vous croyais déjà aussi mauvais qu’il fût possible. Je ne peux pas, en vérité, m’imaginer à présent ce que vous deviendrez un jour. Mais, ma foi, vous vérifiez bien le proverbe : « Quand une fois le diable s’est emparé de nous, on ne sait plus où l’on s’arrêtera. »

— Et je ne verrai donc jamais de terme à mes malheurs ? Qu’est-ce que M. Falkland peut inventer de pire contre moi que cette mauvaise opinion et cette haine de tous mes semblables ?

M. Falkland inventer ! C’est encore le meilleur ami que vous ayez dans le monde, quoique vous ayez été un traître à son égard. Le pauvre homme ! le cœur me saigne seulement de le regarder ; c’est le chagrin et le malheur en personne, et, en vérité, Caleb, je crois que c’est à vous seul qu’il doit cela. Au moins vous lui donnez le coup de grâce, et c’est vous qui achèverez l’ouvrage de la maladie qui le mine depuis longtemps. Il y a eu un train du diable entre lui et le squire Forester. Celui-ci s’est mis avec raison dans une fureur de possédé contre mon maître, de ce qu’il l’a attrapé dans l’affaire du procès et de ce qu’il vous a sauvé la vie. Il jure ses grands dieux qu’il vous fera reprendre et rejuger de plus belle aux assises prochaines. Mais mon maître est si généreux en votre faveur, que je crois bien qu’il le ramènera à son avis. Le voir ainsi tout arranger pour votre bien et votre avantage, et prendre toutes vos méchancetés avec la douceur d’un agneau, et puis songer à vos infâmes procédés contre lui !! vraiment c’est ce qui ne se reverra jamais une seconde fois, quand on ferait le tour du monde. Allons, pour l’amour de Dieu, repentez-vous un peu de vos vilaines inventions de réprouvé, et faites-lui seulement la petite réparation qui est en votre pouvoir ! Allons donc, pensez à votre pauvre âme avant qu’il vous arrive de vous réveiller dans un déluge éternel de feu et de soufre, comme cela ne peut pas manquer de vous arriver un de ces jours. »

En disant ceci il me tendit la main et se saisit d’une des miennes. Cette démonstration me parut étrange, mais je la regardai d’abord comme un mouvement involontaire, suite de la ferveur et du zèle de sa pieuse exhortation. Je sentis ensuite qu’il me glissait quelque chose dans la main, puis il me lâcha bien vite et partit comme un éclair. Ce qu’il venait de me donner était un billet de banque de 20 livres sterling, et je ne doutai pas qu’il n’eût été chargé de cette mission par M. Falkland.

Que devais-je en inférer ? quelle lumière cette circonstance jetait-elle sur les intentions de mon persécuteur ? Son animosité contre moi était aussi forte que jamais, je venais d’en avoir l’assurance de sa propre bouche. Cependant quelques restes d’humanité semblaient encore tempérer sa passion. Il prescrivait à cette passion des bornes assez vastes pour y embrasser tout ce qui pouvait servir à satisfaire ses vues ; mais c’était la ligne à laquelle il s’arrêtait. Toutefois, cette découverte n’apportait à mon âme aucune consolation. Je ne pouvais deviner quelle portion d’infortune j’étais destiné à endurer, avant que sa farouche jalousie et son insatiable soif de réputation pussent se trouver satisfaites.

Il se présentait une autre question. Devais-je recevoir l’argent qui venait d’être remis dans mes mains, l’argent d’un homme qui m’avait causé des maux moins cruels sans doute que ceux qu’il s’était faits à lui-même, mais enfin les plus grands qu’un homme pût infliger à un autre, l’argent d’un homme qui avait flétri toutes les espérances de ma jeunesse, qui avait anéanti mon repos, qui m’avait rendu un objet d’exécration pour tous les hommes et avait fait de moi un malheureux proscrit sur la face de la terre, qui avait fabriqué contre moi les plus basses et les plus noires impostures, et qui les avait soutenues avec une constance qui leur avait donné universellement toute la force de la vérité ; qui m’avait voué, il n’y avait qu’une heure, une haine implacable, et avait juré de ne mettre aucun terme à sa persécution ? Une telle conduite de ma part ne supposerait-elle pas une âme abjecte et lâche ? Ne semblerais-je pas ramper devant mon tyran et baiser une main toute fumante de mon sang ?

Si ces raisons me paraissaient fortes, il ne laissait pas que d’y en avoir d’autres pour y répondre. J’avais besoin d’argent, non pas pour contenter quelque vice ou quelque fantaisie, mais pour satisfaire les exigences impérieuses de la vie. Sans doute l’homme, quelque part qu’il soit placé, doit chercher en lui-même les moyens de se procurer sa subsistance ; mais il fallait que je m’ouvrisse une carrière nouvelle, que je me retirasse dans quelque endroit éloigné, que je me fisse d’avance un rempart contre la malveillance des hommes et contre les projets inconnus de mon redoutable ennemi. Les moyens actuels d’existence sont la propriété de tous. Qui m’empêcherait donc de prendre ce dont j’avais un besoin réel, quand je le pouvais prendre sans exercer aucune violence, sans m’exposer à aucun risque ? La somme en question me procurait un véritable avantage, et elle passait dans mes mains sans que le dernier propriétaire en reçût le moindre dommage ; quelles autres conditions pourrais-je exiger pour légitimer l’usage que j’en voulais faire ? Celui qui l’a possédée avant moi m’a offensé. Que fait cette circonstance ? Change-t-elle la valeur qu’a cette propriété comme moyen d’échange ? Peut-être celui-ci se targuera-t-il du service que je reçois de lui ! Certes, il n’y a qu’une sotte et lâche timidité qui, sur une telle appréhension, irait s’abstenir d’une chose juste en elle-même.